Chapitre VI. Unicité
p. 131-149
Texte intégral
Quelle unicité ? L’unicité de quoi ?
1Pourquoi les gens vont-ils dans les musées ? Pourquoi font-ils la queue pendant des heures pour voir des expositions en dépensant beaucoup d’argent ? Pour le montant du billet d’entrée, ils pourraient acheter des reproductions de très bonne qualité des œuvres d’art exposées. Pourquoi vont-ils au concert ? Ici aussi, pour le prix du billet, ils pourraient acheter des dizaines d’enregistrements différents de la musique qui est jouée, quelle qu’elle soit. Pour expliquer ces curieux phénomènes, il nous faut examiner le concept d’unicité dans le domaine esthétique.
2Le concept d’unicité ne cesse de surgir dans les écrits sur l’art et l’esthétique, non pas simplement ni essentiellement sous la plume de théoriciens et de philosophes, mais tout particulièrement sous celle d’artistes et de critiques, de Constable à Rauschenberg et de Greenberg à Rosenbaum. Voici quelques citations représentatives (on n’a pas besoin de se livrer à une enquête très minutieuse, elles sont partout) : Oscar Wilde « Une œuvre d’art est le résultat unique d’un tempérament unique » (Wilde, 1891/2002, p. 261). Francis Ford Coppola : « en théorie, toute œuvre d’art est unique1 ». John Constable : « Il n’y a pas deux jours qui sont semblables, ni même deux heures, et il n’y a pas eu non plus deux feuilles d’un arbre semblables depuis la création du monde : et les productions authentiques de l’art, comme celles de la nature, se distinguent toutes l’une de l’autre » (cité dans Leslie, 1843/2006, p. 240). Je pourrais remplir tout un chapitre avec des citations de cette sorte.
3Il n’est pas surprenant que le concept d’unicité ait été d’importance cruciale pour une bonne partie de l’histoire de l’esthétique. Comme l’écrit Mary Mothersill, l’importance de l’unicité en esthétique « était un lieu commun déjà au milieu du xviiie siècle, a été réaffirmée par les critiques romantiques et apparaît mot pour mot dans les pages de Dewey, Santayana, Croce, Prall, et d’innombrables critiques littéraires » (Mothersill, 1961, p. 422). Au moins si l’on suit certaines interprétations, la théorie que Kant donne des jugements portant sur la beauté libre demande de s’engager envers l’unicité de l’objet du jugement (Lorand, 1989, p. 39). Et le concept d’unicité a même acquis une importance encore plus grande lors de la naissance de l’esthétique analytique au milieu du xxe siècle, comme nous le verrons.
4En quel sens l’unicité est-elle donc un trait important du domaine esthétique ? Je veux écarter deux interprétations importantes de l’unicité en esthétique qui ont eu une énorme influence depuis les débuts de l’esthétique analytique et me tourner ensuite vers la proposition positive que je fais sur la manière de comprendre l’unicité dans le domaine de l’esthétique. Ma proposition positive aura beaucoup à voir avec l’attention distribuée, thème que j’ai introduit dans le chapitre ii.
5Selon la première interprétation, ce sont les œuvres d’art elles-mêmes qui sont uniques ; l’unicité est un phénomène ontologique. La console IKEA dans mon salon n’est pas unique, mais la sculpture posée dessus est unique. Le résultat est qu’il existe une différence ontologique réelle entre les œuvres d’art et d’autres artefacts qui est due à leur unicité.
6Selon la seconde interprétation influente, le sens dans lequel l’unicité est un trait important de l’art est qu’il n’existe pas de principes esthétiques permettant de relier les propriétés évaluatives et non évaluatives. L’interprétation ne relève pas essentiellement de l’ontologie mais du mode de fonctionnement de l’évaluation esthétique : elle devrait traiter chaque œuvre d’art (et sa valeur esthétique) comme unique. Ce qui est affirmé est qu’on ne peut déduire des affirmations évaluatives au sujet des œuvres d’art d’affirmations non évaluatives au sujet de cette œuvre d’art et d’un principe esthétique. L’évaluation esthétique est non déductive. Elle doit procéder au cas par cas.
7Ces deux manières de penser l’unicité sont souvent (en fait, presque toujours) combinées (voir not. Macdonald, 1949 ; Hampshire, 1954). Si quelqu’un pense que les œuvres d’art ont une sorte de statut ontologique spécial, il tend aussi à penser que leur évaluation esthétique n’est pas possible à l’aide de principes esthétiques. Et si quelqu’un pense qu’il n’y a pas de principes esthétiques, il pense souvent qu’il y a des raisons ontologiques à cela.
8Je soutiens qu’il s’agit de voies trompeuses pour essayer d’expliquer l’importance de l’unicité dans le domaine de l’esthétique. Au lieu de cela, je suggérerai que ce qui fait de l’unicité un trait important dans le domaine esthétique a à voir avec des caractéristiques de certaines espèces d’expériences esthétiques, l’espèce sur laquelle je me suis concentré au chapitre ii. Lorsque nous avons une expérience esthétique de cette sorte, cette expérience ressemble beaucoup à l’expérience de traiter quelque chose comme unique, au sens où toutes les deux comportent une mise en jeu de l’attention distribuée.
9Bien que parler d’unicité soit omniprésent en esthétique et en critique d’art, on pourrait néanmoins se montrer sceptique sur le point de savoir si l’unicité est réellement « quelque chose ». Peut-être est-ce tout simplement une sorte de legs romantique. Ou peut-être que le mot « unique » est utilisé de façon très approximative ici, comme un vague synonyme de « spécial » ou simplement comme un mot honorifique sans grande signification. Ces sceptiques devraient probablement sauter ce chapitre. Je ne soutiendrai pas que l’unicité est un trait important du domaine esthétique. Ce que je soutiens, c’est ceci : si vous pensez que l’unicité est un trait important du domaine esthétique, alors l’accent mis sur l’attention distribuée qui nous est familière depuis le chapitre ii peut nous aider à comprendre pourquoi. Mais si vous ne pensez pas que l’unicité est importante ou intéressante, vous perdrez très peu en passant directement au chapitre vii (encore que vous puissiez vouloir faire une pause pour la citation de de Chirico et la discussion de « l’œil non sollicité » à la fin de ce chapitre).
L’unicité comme affirmation ontologique
10La première manière traditionnelle de comprendre l’unicité dans le domaine esthétique est que les œuvres d’art sont des entités uniques (Macdonald, 1949, p. 192 ; Hampshire, 1954, p. 166 ; voir aussi Elton, 1954). La version la plus célèbre de cette affirmation vient de John Dewey :
« L’identité du mode de production définit l’œuvre d’une machine, dont la contrepartie esthétique est l’académisme. La qualité d’une œuvre d’art est sui generis » (Dewey, 1934, p. 108 ; éd. fr. p. 139).
11À la différence d’autres entités (les artefacts, peut-être les actions morales – j’en dirai davantage sur elles plus loin), les œuvres d’art sont non répétables. Si x et y sont des artefacts produits en masse et tout juste sortis de la chaîne de production, ils partagent toutes leurs propriétés intrinsèques et observables et ils sont substituables l’un à l’autre. Mais les œuvres d’art ne sont pas substituables à des entités avec lesquelles elles partagent toutes leurs propriétés intrinsèques et observables (voir la défense explicite de cette affirmation dans l’article de Macdonald, 1949).
12Il existe deux versions très différentes de cette manière ontologique d’expliquer le concept d’unicité en esthétique. Supposez que x soit une œuvre d’art. Si y possède toutes les propriétés intrinsèques et observables que x possède, alors (a) y n’est pas une œuvre d’art (Macdonald, Hampshire)2 ou bien (b) y n’est pas une bonne œuvre d’art (Dewey).
13Mais ni (a) ni (b) ne semble spécialement convaincant à la lumière de l’expérience de pensée de Danto sur La Galerie des Indiscernables. Imaginez une galerie de toiles indiscernables qui sont toutes des monochromes rouges de la même nuance et de la même taille. Bien que les propriétés observables de toutes ces œuvres d’art soient les mêmes, leur « signification » et leur valeur esthétique peuvent être très différentes. Si l’un des tableaux, réalisé par un émigré russe contre-révolutionnaire est dénommé « Place Rouge » et que l’autre est dénommé « La traversée de la Mer Rouge par les Hébreux », alors ces deux tableaux, en dépit du fait qu’on ne peut les distinguer, auront une « signification » et une valeur esthétique très différente (Danto, 1964, 1981, 1999).
14On ne s’accorde pas sur ce qu’est censé montrer l’expérience de pensée de Danto sur La Galerie des Indiscernables (et personnellement je ne pense pas qu’elle montre certaines des choses qu’elle essaie de montrer [Nanay, 2015d, voir aussi Wollheim, 1993 ; Margolis, 1998, 2000 ; Lamarque, 2010]), mais elle nous fournit une raison forte de nier que deux objets différents qui ont les mêmes propriétés intrinsèques et observables, mais qui ont été créés par des personnes très différentes ayant des intentions différentes et dans des contextes historiques différents, ne pourraient pas compter tous deux comme de bonnes œuvres d’art.
15Mais il y a un autre problème important que pose l’interprétation ontologique de l’unicité. Il semble que la discussion de l’unicité dans les années 1950 ait tenu pour acquis que les œuvres d’art sont des entités particulières, des tokens. Mais une bonne partie des recherches en esthétique analytique dans les décennies suivantes a été consacrée à clarifier le statut ontologique des œuvres d’art et s’il y a une leçon à tirer de ces discussions, c’est que nous ne devrions pas tenir pour acquis que toutes les œuvres d’art sont des tokens (voir Wollheim, 1980 pour un résumé classique, mais voir aussi Currie, 1988 pour une vue dissidente). Mais si nous avons une bonne raison de considérer que certaines œuvres d’art sont des types (ou des ensembles, ou des sommes, etc.) et non pas des particuliers concrets, alors il n’est pas du tout évident de savoir comment nous pourrions comprendre les affirmations et les arguments originaux relatifs à l’unicité des œuvres d’art. Les tokens ou les particuliers concrets peuvent être répétables ou non, mais il n’est pas évident de voir ce que pourrait même signifier de dire qu’un type ou un ensemble est non répétable. En un sens, un type est toujours « répétable » dans la mesure où deux tokens identiques du même type sont substituables l’un à l’autre. Ainsi, il est difficile de ne pas être d’accord avec la conclusion que tire Mary Mothersill de la discussion approfondie et foncièrement négative qu’elle fait de l’affirmation que les œuvres d’art sont uniques :
« Sous certaines interprétations [l’affirmation que les œuvres d’art sont uniques] est vraie et […] sous d’autres interprétations […] elle est intéressante, mais je ne peux trouver aucune interprétation pour laquelle elle est à la fois intéressante et vraie » (Mothersill, 1961, p. 436).
16Il est donc peu probable qu’on puisse faire remonter le sens qui fait de l’unicité un aspect important du domaine esthétique à des affirmations ontologiques relatives à l’unicité des œuvres d’art. Il nous reste l’autre interprétation traditionnelle de l’unicité en art : le défaut de principes esthétiques.
Unicité et particularisme esthétique
17La seconde version classique de l’affirmation d’unicité a été défendue par les mêmes philosophes et dans les mêmes articles que l’affirmation ontologique que j’ai discutée dans la précédente section (Macdonald, 1949/1954, p. 116 ; Hampshire, 1954, p. 165 ; voir aussi Yoos, 1967). Mais il s’agit d’une affirmation différente. Elle ne porte pas sur l’ontologie des œuvres d’art, mais sur ce que les critiques devraient faire ou, plus généralement, sur le fonctionnement de l’évaluation esthétique. Comme l’écrit Stuart Hampshire, « le dessein [des critiques] est de conduire les gens […] à ne pas voir l’objet comme un exemplaire au sein d’une espèce, mais à le voir comme individuel et non répétable » (Hampshire, 1954, p. 165). Et ce qui est suggéré est que les évaluations esthétiques ne devraient pas faire appel à des principes esthétiques, parce qu’il n’y a pas de principes esthétiques. Ce qu’il y a d’unique dans le domaine esthétique est que notre évaluation esthétique devrait traiter les œuvres d’art et leur valeur esthétique comme étant uniques : nous ne devrions pas les subsumer sous des principes généraux3.
18Mais que sont censés être les principes esthétiques ? Les principes esthétiques sont des généralisations universelles qui relient les concepts non évaluatifs et évaluatifs. Ils sont de la forme « tous les F sont G », où F est un concept non évaluatif et G un concept évaluatif4. Une manière de procéder lors d’une évaluation esthétique serait d’identifier une œuvre d’art comme un F et ensuite, utilisant ce principe esthétique, déduire que cette œuvre d’art est G. Pour me servir d’un exemple simplifié, si c’est un principe esthétique que tout objet symétrique est beau, alors le critique peut conclure de ce qu’il voit un objet symétrique qu’il est beau (je laisse de côté le caractère réaliste de ce compte rendu, eu égard à ce que les critiques font ou devraient faire ; mais voir chapitre iv).
19La seconde suggestion influente sur l’importance de l’unicité dans le domaine esthétique est donc qu’il n’y a pas de tels principes esthétiques : les œuvres d’art sont uniques au sens où on ne peut les subsumer sous des principes esthétiques (Goldman, 1990). Nous avons à évaluer les œuvres d’art uniques de façon non déductive (voir aussi Meager, 1958-1959)5.
20Ce débat sur l’existence de principes esthétiques et sur leur usage dans les évaluations esthétiques est connu comme le débat opposant particularisme et généralisme esthétiques (où le généraliste affirme qu’il y a des principes esthétiques, ce que nie le particulariste). Le débat entre le particulariste et le généraliste est loin d’être résolu (voir Bender, 1995 ; Dickie, 2006 ; Goldman, 2006 ; Shelley, 2002 ; Davies, 2005, not. p. 202). Mais, et c’est ce qui importe de notre point de vue, il est à strictement parler dénué de pertinence pour la question de l’unicité. Les partisans de l’unicité esthétique tiennent le particularisme pour une version de l’affirmation d’unicité, mais en réalité aucune affirmation d’unicité ne découle du particularisme. Quand bien même le particularisme serait correct, cela ne nous aiderait pas encore à comprendre l’importance de l’unicité dans le domaine esthétique.
21L’argument clé d’Arnold Isenberg pour appuyer ce que nous appelons maintenant le particularisme (le terme lui-même a été introduit des décennies après l’article d’Isenberg) est le suivant (Isenberg, 1949, voir surtout p. 332-333) : s’il existe des principes esthétiques qui relient les termes non évaluatifs et évaluatifs, ils sont si limités et si sensibles au contexte qu’on ne peut pas les appliquer à des œuvres d’art différentes. Mais notez que cet argument ne dit rien de l’unicité (bien qu’Isenberg fasse usage de ce terme) : si deux œuvres d’art, x et y, devaient partager toutes leurs propriétés intrinsèques et observables, il existerait encore un principe esthétique (limité et sensible au contexte) qui serait applicable aux deux. En ce sens elles seraient substituables l’une à l’autre.
22La contribution de Frank Sibley à ce débat démontre subtilement ce point. Sibley soutient qu’il n’y a pas de principes esthétiques qui relieraient des propriétés déterminables non évaluatives et évaluatives. Il y a (ou du moins il pourrait y avoir) des principes esthétiques qui relient des propriétés déterminées non évaluatives et évaluatives (Sibley, 1974, et voir aussi l’analyse approfondie que Budd, 1999 fait de l’argument de Sibley).
23Comme nous l’avons vu au chapitre v, une manière de caractériser la relation entre propriétés est la relation déterminable-déterminé (Johnston, 1921 ; Funkhauser, 2006 ; Nanay, 2010a) : être rouge est le déterminé d’être coloré, mais le déterminable d’être écarlate. Les propriétés que rien ne vient déterminer davantage, s’il en existe, sont qualifiées de surdéterminées. On pourrait reformuler en conséquence l’affirmation de Sibley : les principes esthétiques relient des propriétés surdéterminées et non pas des propriétés qui ont un moindre degré de détermination.
24Supposez que Sibley ait raison et qu’il n’existe pas de principes esthétiques en mesure de relier des propriétés déterminables non évaluatives et évaluatives6. Que dit cette affirmation de l’unicité dans le domaine esthétique ? La réponse est qu’elle n’en dit rien. Les types de propriétés surdéterminées sont encore des types de propriétés, et des tokens différents peuvent les instantier. Il en découle que s’il existe deux œuvres d’art, x et y, qui partagent toutes leurs propriétés intrinsèques et observables (surdéterminées), le principe esthétique de Sibley s’appliquerait encore aux deux, elles ne compteraient toujours pas comme uniques.
Unicité et expériences esthétiques
25Jusqu’ici j’ai été entièrement négatif dans ce chapitre : l’interprétation ontologique de l’affirmation d’unicité se révèle être intenable et l’interprétation particulariste qu’on en donne se révèle orthogonale à la question de l’unicité. Nous en restons avec la question que pose Mothersill à la fin de son article de savoir « pourquoi la notion que les œuvres d’art sont uniques aurait dû être prise au sérieux par tant d’esthéticiens et de critiques compétents » (Mothersill, 1961, p. 437).
26J’affirme pour ma part que l’importance du concept d’unicité dans le domaine de l’esthétique n’est pas à trouver dans l’ontologie des œuvres d’art ou dans la nature des principes critiques, mais qu’il a à voir avec la manière dont fonctionne notre esprit lorsque nous avons certaines sortes d’expériences esthétiques. Ainsi l’unicité en esthétique ne porte pas à strictement parler sur l’unicité de l’art et, comme nous l’avons vu, les expériences qu’on fait de l’art sont distinctes des expériences esthétiques. Si nous détachons les questions relatives à l’art des questions relatives à l’esthétique, le concept d’unicité sera un de ceux qui s’expliquent par les secondes. Mais il existe bien des manières de justifier cette proposition.
27Il est probable que la manière la plus directe de relier l’importance de l’unicité dans le domaine de l’esthétique et les expériences esthétiques est de dire que ce sont les expériences esthétiques elles-mêmes qui sont uniques. Non pas les œuvres d’art dont on fait l’expérience, mais les expériences elles-mêmes. C’est ainsi que j’interprète le point de vue de Robert Musil sur ce qui fait l’unicité dans le domaine esthétique. Voici ce qu’il écrit :
« Chaque œuvre d’art n’offre pas simplement une expérience immédiate mais une expérience qui ne peut jamais être complètement répétée, qu’on ne peut fixer mais qui est individuelle, et même anarchique. [C’est de là qu’] elle tire son unicité et sa qualité momentanée » (Musil, 1925/1990, p. 205).
28Mais que signifie de dire que nos expériences esthétiques sont uniques ? Si c’est une affirmation portant sur des types d’expériences, il est alors difficile de voir comment on pourrait même formuler l’affirmation d’unicité ; savoir en quel sens on peut considérer qu’un type (même un type d’expériences) est unique n’est pas évident (comme nous l’avons vu ci-dessus). Et si c’est une affirmation portant sur les expériences-tokens, il y a un sens dans lequel il est clair qu’ils sont uniques puisqu’ils sont des tokens d’expériences, mais alors nous devons en dire davantage sur ce qui les rend non répétables ou non substituables.
29On peut aussi se demander pourquoi nous devrions penser que les expériences esthétiques-tokens sont non répétables ; bien que (comme nous l’avons vu au chapitre ii) voir la même œuvre d’art en deux occasions différentes ne garantisse pas que nous aurons les mêmes expériences esthétiques (ou, en fait, que nous aurons des expériences esthétiques dans les deux occasions), ceci peut néanmoins arriver et arrive souvent, auquel cas nous aurions deux expériences esthétiques-tokens interchangeables et substituables. Or, il y a un sens dans lequel ces deux expériences esthétiques-tokens sont différentes, c’est que je suis différent, je suis plus vieux d’un jour, j’ai vu, entendu et pensé bien des choses depuis la précédente expérience esthétique-token. Mais ceci serait vrai de n’importe quel couple d’expériences et pas seulement d’expériences esthétiques ; mes expériences-tokens d’être irrité par les encombrements aujourd’hui et hier compteraient aussi comme non répétables en ce sens faible. Si nous voulons transformer les brèves remarques de Musil en une explication véritable de l’unicité en esthétique, nous devons chercher ailleurs.
30Une autre manière de justifier l’affirmation que les expériences esthétiques sont uniques serait de faire intervenir l’artillerie lourde métaphysique, à travers la distinction entre les tropes et les universaux. Les universaux sont des propriétés qui peuvent être présentes dans plus d’un individu distinct en même temps. Par opposition, les tropes sont des particuliers abstraits qui sont logiquement incapables d’être présents dans deux individus distincts (ou plus) en même temps (Williams, 1953 ; Campbell, 1981, 1990 ; Bacon, 1995 ; Schaffer, 2001). La couleur de mes deux chaussettes assorties serait des instantiations du même universel, mais ce serait deux tropes numériquement distincts (parce que deux tropes sont deux particuliers abstraits différents). Les millions de canards en caoutchouc produits à la chaîne qui tous partagent la totalité de leurs propriétés intrinsèques possèdent tous néanmoins des tropes de couleur, des tropes de forme, des tropes de taille, etc., très différents. Les tropes sont par définition uniques.
31Attribuer un trope et attribuer une propriété-type sont deux processus mentaux très différents qui donneront naissance à des états mentaux très différents. Et une manière de justifier l’affirmation que nos expériences esthétiques sont uniques est de dire que, lorsque nous avons une expérience esthétique d’un objet, nous lui attribuons des tropes. Ainsi, les propriétés que nous attribuons à un objet x et les propriétés que nous attribuons à un objet y qui partage toutes ses propriétés intrinsèques et observables avec x seront des propriétés différentes, à savoir des tropes différents. Les propriétés qui se manifestent dans le contenu des expériences esthétiques sont des tropes7.
32Quand bien même j’apprécie cette proposition de lier les tropes et les expériences esthétiques, je ne veux pas m’y engager pour deux raisons. La première est que tout le monde n’est pas aussi enthousiaste au sujet des tropes que moi (voir Armstrong, 1989 ; Daly, 1997 ; Levinson, 2006 ; mais voir Nanay, 2009a, 2010h, 2012d). Et à coup sûr je ne veux pas fonder une affirmation relative à l’importance de l’unicité en esthétique sur une contribution métaphysique contestée, tout particulièrement dans un livre qui est censé souligner l’importance de la philosophie de la perception pour aborder les problèmes de l’esthétique. Comme nous le verrons, ce que je tiens pour l’indice véritable de l’importance de l’unicité en esthétique est fourni par des considérations empruntées à la philosophie de la perception (comme on pouvait s’y attendre).
33Ma seconde raison de ne pas adhérer au scénario des tropes est la suivante. On a soutenu que les états perceptuels attribuaient des tropes (Campbell, 1981, p. 481, voir aussi Campbell, 1990 ; Lowe, 2008, Mulligan et al., 1984 ; Mulligan, 1999 ; voir aussi Kriegel, 2004 pour une affirmation apparentée mais différente). De fait, j’ai moi-même défendu une telle affirmation (Nanay, 2012d), non pas appliquée seulement aux expériences esthétiques, mais à tous les états perceptuels.
34Mais s’il en est ainsi, nous rencontrons un problème. S’il est vrai que les états perceptuels attribuent des tropes, alors en quoi l’expérience esthétique présente-t-elle une particularité ? En quoi est-elle différente de tous les autres états perceptuels ? Si non seulement l’expérience esthétique mais chaque état perceptuel sans exception attribue des tropes, cela ne rendrait-il pas unique la totalité de notre vie perceptuelle ? Si l’attribution de tropes est un phénomène si largement répandu, ne perdrions-nous pas de vue ce qui fait l’importance de l’unicité en esthétique, par opposition à d’autres domaines de la vie ?
35Un moyen de sauver la proposition originelle au sujet des tropes et de l’unicité serait d’insister sur le fait que, lorsque nous avons une expérience esthétique, nous faisons l’expérience que l’objet possède des tropes. Les tropes se manifestent dans le contenu de ces états mentaux de manière consciente. Affirmer que la perception attribue toujours des tropes, ce n’est pas affirmer quelque chose sur notre manière de faire l’expérience consciente du monde mais affirmer quelque chose sur la nature de la perception. Alors que tous les états perceptuels attribuent des tropes aux objets, il est donc possible que l’expérience esthétique soit différente dans la mesure où en ayant une expérience esthétique nous faisons aussi l’expérience que les objets possèdent des tropes. Nous obtiendrions ainsi l’image suivante : tous nos états perceptuels attribuent des tropes aux objets, mais nous faisons rarement l’expérience de ces tropes en tant que tropes, en tant qu’instances de propriétés qui ne peuvent pas être présentes dans un autre individu. Bien que la perception soit toujours la perception de tropes, nous sommes rarement conscients de ce fait. Mais dans ces moments rares où nous avons une expérience esthétique, nous en devenons conscients.
36Bien que cette réponse semble valable, elle devrait aussi nous alerter sur le caractère incomplet de l’explication que fournit le scénario des tropes. Même si nous acceptons d’expliquer l’importance de l’unicité dans le domaine esthétique en référence aux tropes attribués dans l’expérience esthétique, cette explication a besoin d’être complétée en rendant compte de ce que cela signifie que d’attribuer consciemment un trope à un objet. Et cette explication ne sera pas d’ordre métaphysique mais relèvera plutôt de la philosophie de la perception.
37En résumé, si vous aimez le scénario des tropes, il reste encore à le compléter par une explication de la manière dont nous faisons l’expérience des tropes. Si vous n’aimez pas le scénario des tropes (et beaucoup ne l’aimeront pas), alors considérez que cette manière d’interpréter comment les expériences esthétiques ont quelque chose à voir avec l’unicité est une impasse. La question réelle est de savoir comment, lorsque nous avons une expérience esthétique, nous faisons l’expérience d’objets de manière à faire naître un sentiment d’unicité. On peut soulever cette question indépendamment de tout scénario métaphysique au sujet des tropes et c’est vers elle que je me tourne maintenant.
Unicité et attention distribuée
38Ma proposition est que, lorsque nous avons une expérience esthétique (de l’espèce discutée au chapitre ii), cette expérience est très semblable à l’expérience de traiter un objet comme unique, parce que toutes deux exigent de mettre en jeu l’attention distribuée. Traiter quelque chose comme unique dans le cas des arts visuels signifie le traiter visuellement comme unique, le regarder de la manière dont nous regarderions des objets que nous considérons comme uniques. Et ceci, à son tour, implique l’attention distribuée.
39Si nous rencontrons un objet qui est unique, nous ne savons pas réellement comment faire attention à lui : auxquelles de ses propriétés devrions-nous prêter attention et lesquelles devrions-nous ignorer ? Nous ne disposons d’aucun précédent pour le faire puisque l’objet est unique et que nous ne pouvions donc pas l’avoir rencontré avant. Ainsi nous n’avons pas de méthode à suivre, nous tâchons de prêter attention à toutes sortes de propriétés de l’objet, c’est-à-dire que notre attention est distribuée. En d’autres termes, si nous rencontrons un objet unique (dont nous considérons aussi qu’il est unique), nous tendons à l’approcher au moyen d’une attention distribuée.
40Tel est le sens dans lequel l’unicité est un trait saillant du domaine esthétique. Considérer que quelque chose est unique tend à faire intervenir l’usage de l’attention distribuée et, sous réserve que l’argumentation que j’ai développée au chapitre ii soit correcte, avoir une expérience esthétique d’une espèce déterminée tend aussi à faire intervenir l’usage de l’attention distribuée. L’unicité est une part importante du domaine esthétique parce que considérer que des choses sont uniques est semblable à avoir certaines sortes d’expériences esthétiques, au moins eu égard à la sorte d’attention distribuée qui est investie dans ces processus.
41Cette manière de rendre compte de l’importance de l’unicité en esthétique est en cohérence avec le scénario métaphysique relatif à l’attribution des tropes ; mais nous avons vu que même si nous acceptons que l’unicité en esthétique s’explique par l’attribution de tropes dans les expériences esthétiques, cette explication ne sera que partielle. Il restera encore à expliquer comment nous attribuons consciemment les tropes, comment nous faisons l’expérience des tropes. Et une des manières de mener à bien ce projet est d’en appeler à l’attention distribuée. Mais l’explication en termes d’attention distribuée fonctionne également sans le scénario métaphysique relatif aux tropes : indépendamment de la métaphysique des propriétés attribuées, lorsque nous avons une expérience esthétique d’une espèce déterminée, nous faisons attention sur un mode distribué. Et comme c’est également la manière dont nous faisons attention aux objets que nous considérons comme uniques, ceci explique pourquoi le phénomène de l’unicité est souvent associé à l’esthétique (indépendamment de l’image métaphysique que nous adoptons).
42Mais attendez. L’aperçu général sur l’importance de l’unicité en esthétique était que l’esthétique est à certains égards différente de tous les autres domaines de notre vie. Comme nous l’avons vu, on met souvent en contraste l’unicité en esthétique avec l’absence d’unicité ailleurs, par exemple dans le domaine moral. Mais on pourrait faire valoir qu’une part de ce qui constitue le comportement moral consiste à traiter l’autre personne comme unique ou comme non interchangeable ; en fait, telle était la conception explicite de Robert Musil qui nous a servi de point de départ dans notre approche générale des expériences esthétiques (voir Nanay, 2014b sur Musil, voir aussi Velleman, 1999 pour un compte rendu apparenté).
43Sans entériner l’affirmation qu’une part de ce qui constitue le comportement moral est de traiter l’autre personne comme non interchangeable ou comme unique (affirmation qui n’est en rien nouvelle, voir Sartre, 1943/2003), on doit faire remarquer que nous disposons d’une bonne méthode pour distinguer l’unicité en esthétique et dans le domaine moral. Bien que traiter quelque chose (l’autre personne ou l’objet de notre expérience esthétique) comme unique puisse être un commun dénominateur entre les deux, il existe une différence cruciale, à savoir que nous n’avons aucune raison de supposer que nous approchons l’objet de notre comportement moral (lorsque nous le/la traitons comme unique) avec l’attention distribuée. Même si la moralité a beaucoup à voir avec l’unicité (affirmation qu’à coup sûr beaucoup de gens nieront), elle est unique d’une manière très différente de la manière dont le domaine esthétique est unique.
44Une ultime motivation pour affirmer que faire une expérience esthétique a beaucoup en commun avec le fait de traiter (sur un mode perceptuel) quelque chose comme unique est que cela convient parfaitement à des comptes rendus influents d’une expérience esthétique. Voici par exemple une citation célèbre de Giorgio de Chirico :
« Par une claire après-midi d’automne, j’étais assis sur un banc au milieu de la Piazza Santa Croce à Florence. Bien sûr, ce n’était pas la première fois que je voyais cette place. […] Il me semblait que la totalité du monde, jusqu’au marbre des maisons et aux fontaines, était convalescent. Au milieu de la place, s’élève une statue de Dante drapé dans un long manteau et serrant contre lui ses œuvres, sa tête portant une couronne de laurier pensivement inclinée vers le sol. La statue est de marbre blanc mais le temps l’a recouverte d’une patine grise, très agréable à l’œil. Le soleil automnal, chaud et dénué de tendresse, éclairait la statue et la façade de l’église. J’ai alors eu l’impression étrange que je regardais toutes ces choses pour la première fois8. »
45En d’autres termes, ce qui distingue la variété d’expérience esthétique dont j’ai parlé au chapitre ii est que c’est une expérience qui ressemble beaucoup à rencontrer quelque chose pour la toute première fois. Comme rencontrer quelque chose pour la toute première fois semble impliquer une version d’attention distribuée (étant donné que nous ne disposons pas de précédent à suivre pour approcher l’objet visuellement), ces vues semblent en cohérence avec la ligne générale d’argumentation que je propose ici.
46Mais davantage de prudence s’impose puisqu’il est facile de confondre cette vue générale avec un recours à l’« œil innocent », qui a une très mauvaise réputation parmi les historiens d’art du dernier demi-siècle (et à bon droit). La différence entre des conceptions de l’expérience esthétique qui insistent sur l’aspect de cette expérience « comme si vous rencontriez [quelque chose] pour la toute première fois » et le recours à l’« œil innocent » est le sujet vers lequel je me tourne maintenant.
Œil innocent versus œil non sollicité
47J’ai déjà mentionné l’une des manières influentes d’interpréter l’idée générale que certaines expériences esthétiques sont très semblables à des expériences de rencontrer quelque chose pour la toute première fois. C’est le concept de défamiliarisation que nous avons rencontré à la fin du chapitre ii et que les formalistes russes ont popularisé au début du xxe siècle. Voici à nouveau un énoncé paradigmatique de Victor Chklovski : « Le but de l’art est de délivrer une sensation de l’objet, comme vision et non pas comme identification de quelque chose de déjà connu ; le procédé de l’art est le procédé « d’étrangisation » des objets, un procédé qui consiste à compliquer la forme, qui accroît la difficulté et la durée de la perception, car en art, le processus perceptif est une fin en soi et doit être prolongé » (Chklovski, 1917/1965, p. 11-12 [version française citée p. 23-24], voir aussi Thompson, 1988, p. 10-11 pour une analyse). Les formalistes russes ont mis l’accent sur le non familier, ils décrivent l’expérience esthétique comme semblable à l’expérience du non familier. Mais, étant donné que rencontrer quelque chose qui est non familier semble exclure la possibilité de faire usage de ressources attentionnelles bien rodées pour les approcher, il y a des chances que rencontrer un objet non familier incite à faire attention à lui d’une manière qui est distribuée.
48Il n’est pas difficile de trouver des comptes rendus de l’expérience esthétique qui suivent le même type d’argumentation. Voici un énoncé bien connu de Stan Brakhage, cinéaste d’avant-garde par excellence :
« Imaginez un œil qui n’est pas gouverné par les lois humaines de la perspective, un œil non soumis aux préjugés de la logique compositionnelle, un œil qui n’est pas en mesure de donner le nom de tout mais qui doit connaître chaque objet rencontré dans la vie à travers une aventure de perception. Combien existe-t-il de couleurs dans un champ d’herbe pour le bébé qui rampe et qui ignore le “Vert” ? Combien d’arcs-en-ciel la lumière peut-elle créer pour l’œil inexercé ? » (Brakhage, 1963, p. 25, voir aussi Sitney, 1974.)
49Brakhage parle d’œil inexercé et ceci présente des résonances dangereuses avec le concept d’« œil innocent ». De manière générale, l’insistance mise par Brakhage sur le fait de voir quelque chose sans employer de concepts (tel le concept de « vert ») – insistance qu’il partage avec Aldous Huxley et bien d’autres9 – laisse ouverte la tentation de subsumer cette approche globale de l’expérience esthétique sous la rubrique traditionnelle de l’« œil innocent ». Je soutiens que l’image dont de Chirico, Chklovski, Brakhage et beaucoup d’autres, sont en quête est très différente du concept de l’« œil innocent » (en dépit d’énoncés malencontreux qui brouillent les pistes). Mais pour le montrer, il me faut dire quelques mots sur le concept de l’œil innocent.
50Une proportion significative des écrits en histoire de l’art et en esthétique de la seconde moitié du xxe siècle peut être décrite comme un long combat contre le concept de l’« œil innocent » (voir Carrier, 1991 pour un résumé). L’idée courante de l’œil innocent vient de John Ruskin, dont chacun sait qu’il a dit :
« Tout le pouvoir technique de la peinture dépend de notre capacité à recouvrer ce qu’on peut appeler l’innocence de l’œil, ce qui veut dire une sorte de perception enfantine de ces taches plates de couleur, prises en tant que telles, sans conscience de ce qu’elles signifient, comme un aveugle les verrait si on le dotait soudain de la vue » (Ruskin, 1857, p. 22).
51Énormément de choses se jouent dans cette citation célèbre. Il est aisé d’y repérer les présupposés formalistes dont j’ai parlé au chapitre v : ce à quoi nous devrions prêter attention, c’est aux propriétés formelles des tableaux (par exemple, les taches plates de couleur) et non à ce qu’elles signifient. Mais il y a aussi une allusion à voir les choses pour la première fois, idée que je veux préserver. Ce qui rend les choses plus complexes encore est la discussion qui suit où Ruskin aborde la manière dont notre œil non innocent voit verte l’herbe verte quand bien même elle paraîtrait jaune si l’on devait ne s’en tenir qu’à son apparence, ce qui soulève diverses questions relatives à la constance de la couleur. Ce que je considère malgré tout comme le cœur de la position de Ruskin est que ce qu’il identifie comme l’« œil innocent », c’est une vision non affectée par notre connaissance du monde, par exemple ce que nous savons de la couleur de l’herbe en général.
52Telle est la conception contre laquelle Gombrich et Goodman (entre autres) ont réagi. Voici ce qu’écrit Gombrich : « L’œil innocent est un mythe. […] voir n’est jamais simplement enregistrer » (Gombrich, 1959/1972, p. 298). Et « nous devons d’autant plus douter que l’esprit humain soit réellement en mesure de réaliser une telle passivité innocente » (Gombrich, 1959/1972, p. 297). Et encore : « Lire une image, comme recevoir n’importe quel autre message, dépend d’une connaissance préalable des possibilités ; nous ne pouvons reconnaître que ce que nous savons » (Gombrich, 1982, p. 255). Nelson Goodman n’en fait pas davantage de cas lorsqu’il écrit que « l’œil innocent est aveugle » (Goodman, 1968/1976, p. 8). Cette position n’est pas exactement nouvelle, elle remonte au moins au début du xviiie siècle, à la Théorie de la Peinture de Jonathan Richardson où il écrit : « Car on trouve une certaine maxime selon laquelle aucun homme ne voit quelles choses il y a quand il ne sait pas ce qu’elles doivent être » (Richardson, 1715/1725, p. 147). Picasso le résume ainsi : « notre savoir influence notre vision10 ».
53Lorsqu’on adopte le point de vue de la philosophie de la perception, il devrait être évident que le débat autour de l’« œil innocent » porte sur la pénétrabilité cognitive de la vision. Il devrait également être évident que la position qui fait consensus aujourd’hui est que les choses ne se présentent pas bien pour les partisans de l’« œil innocent » de ce point de vue-là. La conception selon laquelle la perception n’est pas cognitivement pénétrable, c’est-à-dire celle qui soutient que notre œil est innocent, semble manifestement fausse (Goldstone, 1995 ; Hansen et al., 2006 ; Lupyan et Ward, 2013 ; Nanay, 2013a, 2013b, mais voir aussi Firestone et Scholl, 2014, 2016 pour une analyse critique). Il existe des processus descendants qui influencent le traitement perceptuel dès le cortex visuel primaire (Gandhi et al., 1999) ou le thalamus (O’Connor et al., 2002). Et ces effets descendants ne cessent de se multiplier et de se diversifier à mesure que le traitement perceptuel avance.
54Nous avons déjà rencontré plus haut au chapitre iii l’expérience ancienne (Delk et Fillenbaum, 1965) dans laquelle, si nous devons faire correspondre la couleur du cœur d’une orange sur une image à des échantillons de couleur, nous l’apparions différemment (plus près de l’extrémité rouge du spectre) de la manière dont nous apparions la couleur sur une image d’autres formes orange. Dans une expérience plus récente (Levin et Banaji, 2006), on montre à des sujets deux images de visages identiques (métissés), la seule différence entre elles étant que sous l’une les sujets lisent le mot « blanc » et sous l’autre ils lisent « noir ». Lorsqu’ils avaient à apparier la couleur du visage, les sujets choisissaient une couleur significativement plus sombre pour le visage portant l’inscription « noir11 ». En général, l’expérience de quelqu’un n’est pas déterminée d’une manière ascendante par le stimulus perceptuel, elle dépend du langage, de l’attention, des classes mises en contraste, et des attentes qu’on a (voir Hansen et al., 2006, Lupyan et Ward, 2013).
55Je dois ajouter que le concept de « pénétrabilité cognitive » a fait l’objet de débats animés lors des dernières décennies et selon la manière dont on définit ce concept (voir Siegel, 2011 ; Macpherson, 2012 pour des résumés), il peut n’être pas totalement tiré par les cheveux de retenir un sens pour lequel les expériences perceptuelles ne sont pas cognitivement pénétrables, et alors peut-être nous pouvons encore parler de l’« œil innocent ». Mais il est important de souligner que, pour nier l’innocence de l’œil, il suffit d’adhérer à un sens très faible de la pénétrabilité cognitive, tellement faible qu’il ne compterait même pas comme pénétrabilité cognitive d’après de nombreuses formulations de cette notion12, parce que tout ce que cela implique est que notre expérience perceptuelle soit soumise à des influences attentionnelles descendantes, quelque chose que même ceux qui nient la pénétrabilité cognitive de la perception accepteraient (voir Pylyshyn, 1999). Même ceux qui (comme Pylyshyn) maintiennent que la perception n’est pas cognitivement pénétrable tiennent compte d’influences descendantes avant et après « le stade précoce de vision ». Mais du point de vue du débat sur l’« œil innocent », il est sans importance qu’il y ait une partie très brève du traitement perceptuel qui est protégée vis-à-vis d’influences descendantes. Partisans et adversaires de la « pénétration cognitive » s’accordent pour dire que notre œil n’est pas innocent.
56Cela a des conséquences importantes pour le dilemme présenté à la fin du chapitre iv. J’y ai soutenu que les questions relatives au fait de savoir si prêter attention à des propriétés pertinentes du point de vue esthétique qui sont représentées de façon non perceptuelle produit une différence perceptuelle est quelque chose qu’on ne peut aborder qu’en faisant appel au débat sur la pénétrabilité cognitive. S’il est vrai que la perception est cognitivement pénétrable, même au sens très faible que j’ai considéré ici, alors nous pouvons maintenir (avec Wollheim et Goodman et contre Danto) que prêter attention à des propriétés pertinentes du point de vue esthétique qui sont représentées de façon non perceptuelle peut produire une différence perceptuelle. Et ceci restaurerait le lien étroit et subtil entre la perception et les propriétés pertinentes du point de vue esthétique (tout en reconnaissant que ce n’est pas la totalité des propriétés pertinentes du point de vue esthétique qui sont représentées de façon perceptuelle). J’indiquerai au chapitre vii quelques conséquences supplémentaires qui découlent de la conception de la pénétrabilité cognitive sur un autre débat en esthétique, le débat sur l’histoire de la vision.
57Encore une fois, il n’existe rien de tel qu’un « œil innocent ». Mais l’affirmation de l’« œil innocent » est très différente de ce que j’aimerais préserver, le point de vue qui apparente les expériences esthétiques au fait de voir les choses pour la toute première fois. Pour simplifier, je désignerai cette conception comme l’« œil non sollicité » et je la mets en opposition avec le concept d’« œil innocent ». Même si nous supposons, comme nous devrions le faire, que l’œil n’est jamais innocent – que notre vision est toujours influencée en profondeur par nos croyances, nos expériences antérieures et nos attentes – il est encore possible de revendiquer que lorsque nous avons des expériences esthétiques d’une certaine sorte, nous voyons quelque chose comme si nous le voyions pour la toute première fois.
58Mais cette distinction entre l’œil innocent et l’œil non sollicité restera mystérieuse tant que nous ne spécifions pas ce qui rend non sollicité l’œil non sollicité. J’ai soutenu que c’est l’exercice de l’attention distribuée car si nos yeux sont « sollicités », nous disposons d’idées préconçues fixes sur la manière dont nous devrions regarder quelque chose. Supposez que vous ayez faim et que vous ouvriez votre frigo. Il est probable que vous verrez l’objet qui s’y trouve comme relevant de deux catégories différentes : comestible et non comestible. La manière dont vous prêtez attention à ces objets est très fortement déterminée, vous vous focalisez sur des propriétés très spécifiques des objets (en gros, leur caractère comestible ou leur valeur nutritionnelle) et vous ignorerez délibérément toutes leurs autres propriétés. En d’autres termes, votre perception est sollicitée c’est-à-dire que vous ferez l’expérience des objets d’une manière qui est déterminée par des facteurs qui préexistent (ici votre recherche de nourriture).
59Cela est en opposition avec les expériences esthétiques d’une certaine sorte où il n’y a nulle semblable sollicitation de l’œil et où vous n’avez aucune manière préconçue et fixe d’approcher visuellement l’objet que vous regardez. Dans ce cas, votre curiosité visuelle ne se focalise pas sur un ensemble fixe et prédéterminé de propriétés, quel qu’il soit ; il n’existe pas de guidage préétabli. Vous essayez de comprendre l’objet en tentant de mobiliser votre attention sur une grande variété de ses propriétés, exactement comme vous le feriez avec un objet que vous n’avez jamais rencontré auparavant.
60Pour être parfaitement clair, nous avons des raisons très fortes (empiriques mais aussi en provenance de la philosophie de la perception et bien sûr de l’esthétique) de soutenir que ces deux espèces d’expériences sont toutes deux non innocentes au sens de Gombrich ; tant l’expérience d’explorer le contenu de mon réfrigérateur que l’expérience esthétique sont influencées sur un mode descendant par divers facteurs, tels que ma première rencontre avec la nourriture et l’art, mes croyances envers les valeurs nutritionnelles et l’exposition que je visite, et mes attentes en matière de valeur culinaire et artistique. Mais le seul fait que les deux expériences sont cognitivement pénétrables ne signifie pas qu’elles sont toutes deux sollicitées. La distinction « sollicité versus non sollicité » passe à l’intérieur de la catégorie de l’œil non innocent (parce que c’est la seule sorte d’œil qui existe).
61Mais alors nous pouvons relier l’idée d’unicité en esthétique avec l’idée d’œil non sollicité sans devenir la proie des problèmes qui ont rendu obsolète l’idée même de l’œil innocent. Lorsque nous avons une expérience esthétique de l’espèce que j’ai examinée au chapitre ii, notre vision est non sollicitée et notre attention est distribuée, exactement comme lorsque nous rencontrons quelque chose dont nous considérons qu’il est unique ou lorsque nous rencontrons un objet pour la toute première fois.
Notes de bas de page
1 Interview avec Rebecca Winters Keegan, Time, 14 août 2006.
2 Pour être juste, l’affirmation de Hampshire est bien plus faible que celle de Macdonald qui semble être tenue de dire qu’il est logiquement impossible pour y d’être une œuvre d’art (Macdonald, 1949, p. 192). Il se peut que Hampshire concède la possibilité que y soit parfois une œuvre d’art (mais pas « généralement » et pas « nécessairement »).
3 On pourrait également interpréter comme une version de cette affirmation la conception que Jerrold Levinson se fait de l’unicité esthétique (une connexion nomologique entre la structure et le contenu esthétique de l’œuvre d’art : « les œuvres d’art qui diffèrent structurellement diffèrent esthétiquement » [Levinson, 1980, p. 435]). Et peut-être aussi celle de Robert Stecker qui parle de l’unicité de la valeur des œuvres d’art, non pas des œuvres d’art elles-mêmes (Stecker, 2005, p. 309).
4 À strictement parler, il n’y a pas de raison qui imposerait à F d’être une propriété non évaluative. Bien qu’une bonne partie de la littérature spécialisée traite les principes esthétiques comme des généralisations reliant des propriétés non évaluatives et évaluatives, il ne serait pas impossible de considérer que les principes esthétiques relient deux espèces différentes de propriétés évaluatives.
5 On ajoute souvent à ces affirmations que c’est le sens dans lequel le domaine de l’esthétique diffère du domaine de la moralité où il existe de tels principes (voir not. Hampshire, 1954, Wilkerson, 1983). Savoir si cette affirmation est vraie dépend à l’évidence de savoir si l’on pense qu’il existe des principes moraux et beaucoup nieraient qu’il en existe (voir not. Hare, 1954/1955, Tanner, 1998, Tanner, 2003, aussi bien que Dancy, 2004).
6 Il vaut la peine de noter que l’interprétation charitable de l’affirmation principale de Sibley est que la propriété non évaluative dans le principe esthétique est surdéterminée. Il n’est pas nécessaire que la propriété évaluative soit surdéterminée. Les principes esthétiques sont de la forme « tous les F sont G » où F est la propriété non évaluative et G la propriété évaluative. Mais si « tous les F sont G » est vrai et si G est surdéterminée, alors il existe nombre de propriétés déterminables, G*, G**, etc., telles que « tous les F sont G* », « tous les F sont G** », etc. se révèlent également vrais.
7 On trouve des traces de cette conception dans la manière dont Peter Strawson comprend le phénomène de l’unicité dans le domaine de l’esthétique (bien qu’il traite d’évaluation ou d’appréciation esthétique et non d’expérience esthétique). Il écrit : « Lorsque vous attirez l’attention sur un trait à partir duquel il est possible de choisir des termes d’évaluation esthétique, vous attirez l’attention, non pas sur une propriété que peuvent partager des œuvres d’art individuelles différentes, mais sur une partie ou un aspect d’une œuvre d’art individuelle » (Strawson, 1974, p. 186). Si nous supposons que ce que Strawson veut dire par « propriétés » est ce que nous décrivons maintenant comme des propriétés-types et que ce qu’il veut dire par « traits ou aspects d’un individu » est semblable à ce que nous appelons maintenant des tropes (voir par exemple Strawson, 1959), alors la conception de Strawson est un précurseur précoce de l’explication qui rend compte de l’unicité en esthétique en interprétant les propriétés attribuées dans l’expérience esthétique comme des tropes.
8 Giorgio de Chirico, « Méditations d’un peintre », 1912, cité d’après Herschel B. Chipp (éd.), 1968, Theories of Modern Art, Berkeley, University of California Press, p. 397-398.
9 Voici une citation représentative de Huxley : « Il nous faut conserver, et au besoin intensifier, notre aptitude à regarder directement le monde, et non à travers ce milieu à demi-opaque de concepts, qui déforme chaque fait donné à la ressemblance, hélas trop familière, de quelque étiquette générique ou abstraction explicative » (Huxley, 1954, p. 74 [éd. fr. citée, p. 94]).
10 Brassaï, 2002, Conversations with Picasso, Chicago, University of Chicago Press, p. 273.
11 Une polémique s’est développée autour des résultats obtenus par Levin et Banaji, 2014, en particulier au sujet de leur première expérience (voir Firestone et Scholl, 2014, 2016). Mais l’expérience que je veux utiliser ici n’est pas leur première mais leur seconde expérience (où deux visages sont identiques à tous égards, sauf pour l’inscription qui est en dessous).
12 Non, par exemple, selon la définition influente de Susanna Siegel pour qui « si l’expérience visuelle est cognitivement pénétrable, alors il est possible sur un mode nomologique pour deux sujets (ou pour un sujet dans des circonstances contrefactuelles différentes, ou à des temps différents) d’avoir des expériences visuelles avec des contenus différents alors qu’ils voient et font attention aux mêmes stimuli distaux sous les mêmes conditions externes, en tant que résultat de différences dans d’autres états cognitifs (y compris des états affectifs) » (Siegel, 2011, p. 204).
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