Chapitre V. Le semi-formalisme
p. 105-130
Texte intégral
Se montrer attentif ou non (à nouveau) ?
1Dans le dernier chapitre, j’ai proposé un compte rendu des propriétés pertinentes du point de vue esthétique. Prêter attention aux propriétés pertinentes du point de vue esthétique produit une différence esthétique. En d’autres termes, les propriétés pertinentes du point de vue esthétique sont importantes à un degré incroyable : ce sont les propriétés auxquelles nous devrions prêter attention, celles que nous ne devrions pas laisser passer.
2Mais je n’ai rien dit dans le dernier chapitre sur la manière d’identifier ces propriétés. Supposons de nouveau que nous soyons assis dans une galerie d’art, en train de regarder un tableau. Cela ne vous aidera pas beaucoup si l’on vous dit que vous devriez accorder toute votre attention aux propriétés pertinentes du point de vue esthétique. Pour revenir à l’exemple de Klee, à quelles propriétés devrais-je ici faire attention ? La croix verte (X) ? Sans doute que oui car il est clair que c’était aussi l’idée de l’artiste, sinon il n’aurait pas donné ce titre à l’œuvre. Mais qu’en est-il de cette croix verte (X) à laquelle vous devriez faire attention ? Et quoi d’autre ? Est-ce que je suis censé rechercher une forme d’équilibre dans la composition (ici encore, certains des écrits de Klee, en particulier son Pädagogisches Skizzenbuch [Klee, 1925] semblent suggérer que c’est un pari à faire). Mais est-ce tout ? Existe-t-il une méthode de principe pour isoler les propriétés pertinentes du point de vue esthétique ?
3L’objectif de ce chapitre est d’examiner une conception, le formalisme esthétique, qui vise à restreindre les propriétés pertinentes du point de vue esthétique des œuvres d’art d’une manière tout à fait radicale. Si j’examine le formalisme esthétique, ce n’est pas en vue de l’écarter ou de m’en moquer, mais parce que je pense que nous pouvons sauver quelque chose de ses aperçus généraux et que cela nous fournit au moins un guide pour sélectionner les propriétés d’une œuvre d’art qui comptent comme des propriétés pertinentes du point de vue esthétique.
4J’ai noté dans le dernier chapitre qu’à peu près n’importe quelle propriété peut être pertinente du point de vue esthétique. Ce chapitre porte sur la manière d’interpréter cet « à peu près ». Le formalisme restreint radicalement l’ensemble des propriétés pertinentes du point de vue esthétique. Je soutiendrai que nous devrions être moins radicaux, et de fait beaucoup moins, mais une restriction s’impose néanmoins.
5Dans le chapitre iii, j’ai traité la question de l’appréciation esthétique des images et j’ai isolé une variété de propriété, la propriété de scène en image, dont je soutiens qu’elle joue un rôle important dans notre appréciation esthétique des images. Mais je n’ai pas donné un compte rendu complet de l’appréciation esthétique des images. Les propriétés de scène en image semblent très importantes mais ce ne sont pas les seules propriétés pertinentes pour notre évaluation esthétique des images. Le but de ce chapitre est de proposer un compte rendu plus détaillé précisant quelles propriétés des images sont pertinentes du point de vue esthétique.
6Le chapitre iii portait entièrement sur les images (et il en sera encore beaucoup question au chapitre vii). Ce chapitre porte sur les évaluations esthétiques envisagées de manière plus générale (bien que le principal exemple utilisé soit ici encore l’évaluation esthétique des images). Étant donné que la question de savoir quelles propriétés d’une œuvre d’art sont pertinentes pour notre évaluation esthétique a surtout été soulevée dans le contexte des débats variés relatifs au formalisme esthétique, je le ferai également entrer dans la discussion, et cette décision est de plus justifiée par le fait qu’on pourrait interpréter mon propre compte rendu comme une version (peut-être une version atténuée) de formalisme esthétique, que j’appelle « semi-formalisme ».
Le formalisme
7Il existe de nombreuses versions du formalisme (voir notamment Wollheim, 2001 et Curtin, 1982 pour deux typologies détaillées différentes). Mais voici un bon candidat pour l’affirmation fondamentale que ces différentes versions de formalisme ont toutes en commun1 :
(F) Les seules propriétés d’une œuvre d’art pertinentes du point de vue esthétique sont ses propriétés formelles2.
8En d’autres termes, selon le formaliste, ce sont les propriétés formelles et seulement les propriétés formelles des œuvres d’art qui requièrent toute notre attention lorsque nous entreprenons d’évaluer une œuvre d’art du point de vue esthétique. Nous pouvons ignorer toutes les autres propriétés. Si nous ne parvenons pas à les prendre en considération, nous ne manquons rien d’important du point de vue esthétique.
9Certains formalistes (tout particulièrement Bell, 1914) font d’autres déclarations (bien plus fortes et plus problématiques) au sujet des propriétés formelles, par exemple que prêter attention aux propriétés formelles est la bonne manière d’apprécier le (grand) art ou qu’on peut se servir des propriétés formelles pour définir ce qu’est l’art. L’affirmation formaliste que je tiens pour intéressante sur le plan théorique est celle qui est bien plus faible (F) et je ne tiendrai donc pas compte d’hypothèses formalistes supplémentaires du style de celles que fait Bell.
10Le formalisme a été durement critiqué pendant plusieurs décennies (voir not. Wollheim, 2001, p. 127 ; Budd, 1995, p. 49 ; Lopes, 2005, p. 120) ; mais le simple fait qu’il soit toujours présent (et qu’il provoque toujours de nouvelles attaques) semble suggérer qu’on ne devrait pas l’écarter sans une discussion approfondie.
11Pour estimer la plausibilité de (F), il nous faut une définition exacte de ce qu’on entend par « propriétés formelles ». Et une part significative de ce qu’on a écrit sur le formalisme s’attaque précisément à cela, trouver une définition de « propriétés formelles » qui ne rende pas les revendications du formalisme désespérément fortes. Je considérerai d’abord deux candidats importants qui conduisent à deux versions très différentes de formalisme. Étant donné que la discussion du formalisme, tant en philosophie qu’en histoire de l’art, a été surtout axée sur les propriétés formelles des images, j’en ferai moi aussi le point central de la discussion (j’envisagerai le formalisme non iconique dans la dernière section de ce chapitre). L’affirmation formaliste restreinte aux images serait donc celle-ci :
(FI) Les seules propriétés pertinentes du point de vue esthétique d’une image sont ses propriétés formelles.
12Et la question plus spécifique devient : que sont les propriétés formelles des images ?
Les propriétés formelles en tant que propriétés intrinsèques de la surface de l’image
13La manière traditionnelle de définir les propriétés formelles est de les restreindre aux propriétés intrinsèques et visuellement saillantes de la surface bidimensionnelle de l’image. Comme l’écrit Clive Bell, ces propriétés seraient « les lignes et les couleurs combinées d’une manière particulière » (Bell, 1914, p. 17). Ou, selon Denman Ross, elles se restreignent à « l’harmonie, l’équilibre et le rythme dans les lignes et les taches de peinture, dans les tons, les mesures et les formes » (Ross, 1907, p. 5).
14Ainsi, pour les formalistes classiques, les propriétés formelles sont limitées aux lignes, formes, couleurs ainsi qu’aux relations entre ces éléments, bref aux propriétés intrinsèques visuellement saillantes de la surface de l’image3. J’appellerai ces propriétés visuellement saillantes et intrinsèques de la surface de l’image des « propriétés de surface ». Notez que la température de surface ou sa composition chimique ne compte pas comme « propriété de surface ». Une « propriété de surface » est toujours visuellement saillante.
15Cette manière d’interpréter les propriétés formelles déboucherait sur la version suivante de formalisme appliqué aux images (où FC désigne le formalisme classique) :
(FCI) Les seules propriétés pertinentes du point de vue esthétique d’une image sont ses propriétés de surface.
16Pour le dire simplement, selon cette version du formalisme classique, les seules propriétés auxquelles il faut accorder son attention lorsqu’on évalue une image du point de vue esthétique sont ses propriétés de surface. Nous devrions nous sentir libres d’ignorer toute autre propriété. Un conseil parfaitement simple pour les visiteurs de musée.
17Une conséquence directe de cette version du formalisme est que les « propriétés représentationnelles » des images sont exclues de l’ensemble privilégié des propriétés formelles. Comme l’écrit Bell : « il peut arriver que l’élément représentatif dans une œuvre d’art soit gênant ou non ; il est toujours dénué d’importance » (Bell, 1914, p. 27).
18Mais ce trait du formalisme classique a fait l’objet d’attaques sévères. Richard Wollheim observe que lorsque nous regardons une image représentationnelle, il n’est pas possible d’être conscient de ses propriétés formelles sans être également conscient de ses propriétés représentationnelles (Wollheim, 2001, p. 130-131. J’analyserai plus longuement l’argument de Wollheim dans l’avant-dernière section de ce chapitre). Ainsi, nous ne disposons d’aucune méthode pour départager les propriétés formelles d’une image de ses propriétés non formelles.
19En outre, nous pourrions avoir raison de douter que (FCI) appréhende bien l’esprit du formalisme relatif aux images en tant qu’images. Comme le remarque Malcolm Budd, « le formalisme [ne devrait] pas exiger que les images soient vues comme si elles n’étaient pas des images, comme si elles étaient des structures non représentationnelles » (Budd, 1995, p. 51). Bien qu’on trouve dans l’œuvre de Clive Bell des passages d’allure programmatique dans lesquels il semble affirmer que les propriétés de surface importent seules dans les évaluations esthétiques, ses écrits critiques accordent toujours une extrême considération à ce qui est dépeint. Si même le plus radical des formalistes ne peut s’empêcher de parler des propriétés représentationnelles des images, nous pouvons nous demander si c’est une demande raisonnable que de les exclure du cercle privilégié des propriétés formelles.
Les propriétés formelles comme volumes plastiques
20Une version plus faible de formalisme admet que certaines propriétés représentationnelles des images soient pertinentes pour nos évaluations esthétiques. Budd résume la proposition ainsi : « la valeur d’une image en tant qu’art dépend entièrement du fait qu’elle est une dépiction d’une scène qui, considérée du point de vue de la disposition des masses colorées dans l’espace, constitue un tout harmonieux ou impressionnant – c’est-à-dire possède une “forme significative” » (Budd, 1995, p. 52, j’ai rajouté les italiques).
21Il est important que la scène dépeinte soit « considérée du point de vue de la disposition des masses colorées dans l’espace » et non pas du point de vue des concepts dont relèvent ces « volumes plastiques », soit des concepts comme arbres, chiens ou femmes. Budd précise que « selon la revendication du Formaliste, il est nécessaire de faire abstraction de ces concepts dans le jugement esthétique et de ne considérer la scène dépeinte que dans son aspect spatio-coloré » (Budd, 1995, p. 52)4.
22Il existe deux versions de cette proposition. La première assimilerait les « propriétés formelles » uniquement à ces « volumes plastiques ». Wollheim critique cette version en remarquant que n’importe quel arrangement de volumes spatiaux pourrait être dépeint par un nombre indéfini de peintures, certaines bonnes, certaines mauvaises (Wollheim, 2001, p. 132). Il doit donc y avoir des propriétés autres que ces « volumes plastiques » qui sont pertinentes du point de vue esthétique.
23La seconde version de cette proposition relative aux « volumes plastiques » est que l’ensemble des propriétés formelles est la réunion de deux sous-ensembles : le sous-ensemble des propriétés intrinsèques des « volumes plastiques » dépeints et les propriétés intrinsèques de la surface (Budd, 1995, p. 53). De fait, la version du formalisme soutenue par Roger Fry semble suggérer quelque chose de ce genre (Fry, 1920, 1926). Le problème avec cette proposition est qu’elle ne tient pas compte des propriétés qui relient les propriétés de surface et les propriétés de l’objet dépeint, autrement dit comment l’objet dépeint est dépeint (Wollheim, 2001, p. 132 ; Budd, 1995, p. 54). Elle ne tient pas compte des propriétés de scène en image.
24Cette typologie des versions diverses de formalisme n’est pas censée être exhaustive. Wollheim envisage très brièvement une version encore plus faible de formalisme selon laquelle « la forme d’un tableau réside, non pas dans la forme de ce qu’il représente, mais dans la manière dont il représente cette forme. La forme n’est pas relative au Quoi, mais au Comment » (Wollheim, 2001, p. 132). Bien que Wollheim n’attribue pas lui-même cette conception à quelqu’un en particulier, la similitude avec la sentence célèbre d’Emerson que « le Quoi n’est d’aucune importance comparé au Comment » (Emerson, 1837/1926, p. 108) est facile à repérer. Cette proposition pourrait étendre l’ensemble des propriétés formelles à des propriétés qui relient les propriétés de surface et les propriétés de l’objet dépeint. Le concept de « formalisme sophistiqué » de Marie Devereaux, approche qui « se concentre sur la relation (formelle) entre forme et contenu » (Devereaux, 2001, p. 245) est mieux décrit comme une version de cette version de formalisme (Devereaux elle-même n’approuve pas cette version du formalisme)5. Je tiens cette version du formalisme comme un cas particulier de semi-formalisme, conception que je défends dans le reste de ce chapitre.
25Nous verrons plus loin qu’en plus de ces objections plus spécifiques, il existe nombre d’arguments qui peuvent être soulevés contre toutes les versions de formalisme. Au lieu d’essayer de sauver le formalisme en soi, je défendrai une conception semi-formaliste qui est dans une mesure significative plus faible que le formalisme classique. Mais avant de faire cela, je veux consacrer un peu de temps à la question de savoir pour quelle raison nous aurions même à considérer que le formalisme est une conception sérieuse pour ce qui touche à l’évaluation esthétique des images.
Pourquoi le formalisme ?
26Pourquoi devrions-nous être tentés de prendre le formalisme au sérieux ? Pourquoi les propriétés formelles seraient-elles si importantes pour nos évaluations esthétiques ? On rencontre tellement d’arguments peu concluants ou tout simplement mauvais en faveur du formalisme (voir Lopes, 2005, p. 120-125 ; Budd, 1995, p. 49-61 ; Carroll, 1985, 1989, 2005 pour démystifier quelques-uns d’entre eux) qu’on peut se demander pourquoi cette conception a eu autant d’influence. Je soutiendrai qu’elle a eu autant d’influence parce qu’elle parvient à appréhender certains aspects importants de notre engagement envers les œuvres d’art. Le dessein de ce chapitre est de dégager une position intermédiaire entre le formalisme et l’anti-formalisme. D’où l’appellation que je donne à ma propre conception, celle de semi-formalisme.
27On pourrait considérer que le formalisme attaque deux conceptions en même temps. Tout d’abord il nie que ce qui est dépeint dans une image (son contenu) est pertinent pour nos évaluations esthétiques – voyez la phrase de Bell déjà citée : « il peut arriver que l’élément représentatif dans une œuvre d’art soit gênant ou non ; il est toujours dénué d’importance » (Bell, 1914, p. 27). Ou comme l’écrit Oscar Wilde, « Qu’est-ce qu’une image ? Une image est pour l’essentiel une surface admirablement colorée, tout simplement, sans plus de message spirituel ou de signification personnelle qu’un fragment exquis de verre vénitien ou qu’une tuile bleue provenant du rempart de Damas. C’est essentiellement une chose purement décorative, un régal pour les yeux » (Wilde, 1879, p. 112). En second lieu, il nie aussi que les propriétés non observables d’une image (telles que l’intention de l’artiste ou son contexte social) soient pertinentes pour nos évaluations esthétiques. Citons encore Bell qui pose la question : « à ceux qui ont le sens de ce que signifie la forme et qui s’y tiennent, est-ce qu’il importe de savoir si les formes ont été créées à Paris avant-hier ou à Babylone il y a cinquante siècles ? » (Bell, 1914, p. 34).
28Étant donné que le formalisme attaque ces deux vues à la fois, ou pourrait aussi diviser les intuitions formalistes en deux espèces différentes, celles qui vont à l’encontre de l’importance de ce qui est dépeint dans l’image et celles vont à l’encontre de l’importance des propriétés non observables des images. Je commence par les premières6.
29Certaines images sont abstraites, elles ne dépeignent rien7. Il en découle que les propriétés de ce qui est dépeint dans ces images ne peut être pertinent pour l’évaluation esthétique de ces images (puisque rien n’est dépeint en elles). Mais alors nous ne devrions pas surestimer l’importance de ce qui est dépeint dans les images. Notez que ce n’est pas un argument en faveur du formalisme (ou, si on le tient pour tel, il n’est pas spécialement bon, voir Budd, 1995, p. 49-51). C’est seulement une intuition qui questionne l’importance globale de ce qui est dépeint dans une image pour nos évaluations esthétiques en général.
30Une autre intuition favorable au formalisme provient de l’observation suivante. Tout objet ou événement pris individuellement peut être dépeint par de multiples images et ces images peuvent varier radicalement en termes de leur valeur esthétique. Une image dépeignant x peut être un chef-d’œuvre, alors qu’une autre image dépeignant x peut être horrible. Par conséquent les propriétés qui sont cruciales dans l’évaluation de ces images ne se limitent pas aux propriétés de l’objet dépeint, x. Les propriétés de l’objet dépeint, x, ne sont pas si importantes dans notre évaluation esthétique. Comme tout à l’heure, cette considération n’est pas censée être un argument en faveur du formalisme, mais plutôt une intuition qui milite contre le fait de surestimer l’importance de ce qui est dépeint dans une image pour nos évaluations esthétiques.
31En voilà assez sur les intuitions concernant l’importance des propriétés de ce qui est dépeint dans l’image. Mais, nous l’avons vu, le formalisme nie également l’importance des propriétés non observables de l’image, comme son contexte social ou l’intention de l’artiste. La principale intuition formaliste ici est que ces propriétés non observables peuvent enrichir notre compréhension et l’évaluation non esthétique de l’image, mais qu’elles sont dénuées de pertinence lorsqu’on en vient à l’évaluation esthétique au sens strict. Il est clair que la force de cette intuition dépendra de la manière dont on opère la démarcation entre l’esthétique et le non esthétique.
32Je soupçonne qu’au moins certaines des intuitions formalistes de ce type sont alimentées par un degré déterminé d’antiélitisme, je veux dire la pensée que tout ce dont nous avons besoin pour évaluer une image du point de vue esthétique, c’est de notre sensibilité esthétique que tout le monde peut posséder. Ce n’est pas seulement le petit nombre de privilégiés possédant des diplômes en histoire de l’art qui peuvent évaluer correctement les images du point de vue esthétique. Nous sommes tous capables de le faire.
33Il importe de voir que la raison pour laquelle j’ai parlé de ces considérations favorables au formalisme n’est pas de vouloir apporter des arguments indiscutables en faveur du formalisme (ou de l’une de ses versions). Mon unique intention était de montrer que le formalisme appréhende certaines intuitions très répandues au sujet de la nature des images et de l’art en général (voir aussi Isenberg, 1973). Il vaut la peine de le prendre au sérieux et de rechercher des façons de rendre compte de l’évaluation esthétique des images qui conservent au moins certaines de ces intuitions.
Le semi-formalisme
34J’ai affirmé que si nous remplaçons le concept de « propriétés formelles » par un concept plus libéral, nous pouvons conserver un équivalent structural de l’affirmation formaliste originelle, qui était la suivante :
(F) Les seules propriétés d’une œuvre d’art pertinentes du point de vue esthétique sont ses propriétés formelles.
35Je propose de remplacer le concept de « propriétés formelles » ici par celui de « propriétés semi-formelles ». Les propriétés semi-formelles sont des propriétés de l’image qui dépendent de façon constitutive des propriétés formelles de l’image (ou sont identiques à elles). Pour être plus précis, P est une propriété semi-formelle d’une œuvre d’art particulière, x, si P dépend de manière constitutive des propriétés formelles de x (ou est identique à elles). Sans entrer dans les détails de l’énorme littérature sur la dépendance constitutive (versus causale), je supposerai, par souci de simplicité, que si la propriété P de x dépend de façon constitutive des propriétés formelles de x, le fait que x possède la propriété P impose des restrictions sur la gamme de propriétés formelles que x peut posséder.
36C’est une condition nécessaire, non pas une condition suffisante, pour la dépendance constitutive. Les propriétés microphysiques exactes d’une œuvre d’art restreignent aussi (en fait, elles déterminent sans doute aussi) la gamme de propriétés formelles qu’elle a. Mais cela ne veut pas dire que les propriétés microphysiques d’une œuvre d’art sont des propriétés semi-formelles (ou qu’elles dépendent de façon constitutive de ses propriétés formelles). La dépendance constitutive est une relation qui comporte un poids ontologique très fort qu’il n’est pas très facile de cerner avec précision (voir les écrits labyrinthiques sur diverses méthodes de fondation en métaphysique). Mais l’idée générale est que si p dépend de façon constitutive de q, alors q fait de p ce qu’il est. Ma proposition est de même que ce sont les propriétés formelles de x qui font des propriétés semi-formelles de x ce qu’elles sont. Ceci explique pourquoi les propriétés microphysiques de l’œuvre d’art ne sont pas semi-formelles. Mais, par exemple, la relation entre les propriétés formelles de x et quelque chose d’autre est une propriété semi-formelle (étant donné que les propriétés relationnelles dépendent sans doute de façon constitutive des éléments qu’elles relient).
37Bref, nous obtenons l’affirmation semi-formaliste suivante (où SF désigne le semi-formalisme) :
(SF) Les seules propriétés d’une œuvre d’art pertinentes du point de vue esthétique sont ses propriétés semi-formelles.
38Dans le cas plus spécifique des images, l’affirmation semi-formaliste sera la suivante :
(SFI) Les seules propriétés d’une image pertinentes du point de vue esthétique sont ses propriétés semi-formelles.
39Comme nous l’avons vu, il n’y a pas d’accord sur ce que les propriétés formelles d’une image sont censées être. Une proposition était que ce sont ses propriétés de surface, c’est-à-dire les propriétés intrinsèques visuellement saillantes de la surface de l’image. Une autre proposition était qu’elles incluent des propriétés représentationnelles du type « être la dépiction d’une scène […] considérée du point de vue de la disposition des masses colorées dans l’espace » (Budd, 1995, p. 52). Selon le concept de propriétés formelles qu’on utilise, on aboutit à différents concepts de propriétés semi-formelles.
40En référence au modèle de triple perception utilisé dans notre appréciation esthétique des images au chapitre iii, dans lequel A, B et C (la surface de l’image, l’objet tridimensionnel qui y est encodé et l’objet tridimensionnel dépeint) interviennent tous trois dans notre perception de l’image, la version classique du formalisme en termes de « propriétés de surface » reviendrait à ne prêter attention qu’aux seules propriétés de A. La version plus sophistiquée du formalisme classique en termes de « volumes plastiques » reviendrait à prêter attention à B. Selon le semi-formalisme, tout ce qui suit comptera comme propriétés semi-formelles (et peut donc compter comme propriétés pertinentes du point de vue esthétique) : les propriétés de A, les propriétés de B, la relation entre A et B, la relation entre B et C, la relation entre A et C. En fait, l’unique sorte de propriétés qui ne comptera pas comme des propriétés semi-formelles dans cette typologie, ce sont les propriétés intrinsèques de C. Étant donné que les propriétés de A et de B comptent toutes deux comme des propriétés formelles, pourvu qu’une propriété dépende de façon constitutive de A ou de B, elle comptera comme propriété semi-formelle.
41Dans un souci de simplicité, je considérerai dans ce qui suit que les « propriétés formelles des images » sont ses « propriétés de surface » car ceci simplifiera considérablement les choses. Mais il se peut qu’une conception semi-formaliste complète requière qu’on accorde son attention à la version des propriétés formelles en termes de volumes plastiques. J’indiquerai ci-dessous à quels endroits ceci pourrait faire une différence.
42Le concept de propriétés semi-formelles est beaucoup plus inclusif que celui de propriétés formelles. Tout ce qui compte comme propriétés formelles comptera automatiquement comme propriétés semi-formelles, mais le point important est que de nombreuses autres propriétés compteront aussi comme semi-formelles. Je vais en donner quelques exemples.
43Prenez la propriété d’une image de dépeindre un chat. Ce n’est une propriété formelle selon aucune des définitions classiques. Est-elle une propriété semi-formelle ? La réponse est que cela dépend. La propriété de « dépeindre un chat » ne comptera pas comme semi-formelle puisqu’elle ne dépend pas de façon constitutive des propriétés formelles de l’image. Les propriétés formelles d’une image peuvent être radicalement différentes et pourtant elle peut toujours dépeindre un chat ; posséder la propriété de dépeindre un chat n’impose pas de restrictions sur la gamme des propriétés formelles que peut posséder l’image. Mais la propriété de « dépeindre un chat en raccourci » ou de « dépeindre un chat par de violentes marques de pinceau » comptera comme semi-formelle, parce que ces propriétés dépendent bien de façon constitutive des propriétés formelles de l’image ; la propriété de dépeindre un chat par de violentes marques de pinceau impose de sérieuses restrictions sur la gamme de propriétés formelles que l’image peut posséder, surtout lorsqu’on en vient à la propriété formelle de violentes marques de pinceau. Au moins certaines propriétés représentationnelles compteront donc comme propriétés semi-formelles.
44On peut s’interroger sur la relation entre des propriétés comme « dépeindre un chat » qui ne compte pas comme semi-formelle et des propriétés comme « dépeindre un chat par de violentes marques de pinceau » qui compte comme semi-formelle. La propriété « dépeindre un chat » est l’aspect déterminable de la propriété plus déterminée « dépeindre un chat par de violentes marques de pinceau ». Comment est-il alors possible que l’une soit semi-formelle et l’autre pas ?
45Voici un rapide arrière-plan de la distinction entre propriétés déterminables et déterminées (qui reviendra dans le chapitre vi) : être rouge est un caractère déterminé d’être coloré mais un caractère déterminable d’être écarlate. Il y a bien des manières d’être rouge et être écarlate est l’une d’entre elles ; être écarlate, c’est pour quelque chose être rouge, d’une manière spécifique. Si quelque chose est rouge, ce doit être aussi d’une certaine nuance spécifique de rouge, car il n’y a aucun moyen d’être tout simplement rouge (Johnson, 1921 ; Funckhouser, 2006).
46De même, il y a bien des manières de dépeindre un chat, et dépeindre un chat par de violentes marques de pinceau est l’une d’elles. Mais si une image dépeint un chat, elle doit aussi le faire d’une certaine manière déterminée, ou bien avec de violentes marques de pinceau, ou bien avec des marques moins violentes, etc. Nous pouvons faire attention soit à la propriété déterminable (rouge, dépeindre un chat), soit à la propriété déterminée (écarlate, dépeindre un chat par de violentes marques de pinceau). Chaque fois qu’une propriété déterminable est instantiée, il doit y avoir quelque chose de déterminé qui est également instantié car il n’existe pas d’instance de rouge qui ne soit aussi une nuance spécifique de rouge. Mais nous pouvons néanmoins représenter (par exemple, avoir des pensées au sujet de) quelque chose comme rouge sans représenter qu’il a une nuance spécifique quelconque de rouge. Et lorsque nous regardons un objet rouge, nous pouvons prêter attention au fait qu’il est rouge ou au fait qu’il est écarlate, et il en résultera deux expériences très différentes. De même, représenter ou faire attention à la propriété de dépeindre un chat (ce qui n’est pas une propriété semi-formelle) est également très différent de représenter ou faire attention à la propriété de dépeindre un chat avec de violentes marques de pinceau (ce qui est une propriété semi-formelle).
47Le fait que certaines propriétés représentationnelles comptent comme « semi-formelles » selon ma définition peut faire naître des inquiétudes chez des formalistes classiques qui peuvent considérer que la condition sine qua non de toute version du formalisme est d’exclure les propriétés représentationnelles de l’ensemble privilégié des propriétés formelles. Notez cependant que la version de formalisme classique en termes de « volumes plastiques » traite clairement certaines propriétés représentationnelles comme formelles, et personne ne nierait que Roger Fry était un authentique formaliste. En outre, bien qu’on rencontre dans l’œuvre de Clive Bell des passages programmatiques où il semble exclure toute possibilité que des propriétés représentationnelles fassent une différence pour nos évaluations esthétiques (voir la phrase célèbre déjà citée), ses écrits critiques considèrent très souvent que des propriétés représentationnelles sont pertinentes du point de vue esthétique. Pour prendre un exemple non visuel, il écrit à propos de Proust qu’« il savait que contrôler les mots, c’est contrôler le sens ; que modifier la forme et la sonorité d’une phrase, c’est modifier sa signification » (Bell, 1928, p. 20, voir aussi Bell, 1928, p. 56-57 où il affirme explicitement que le livre de Proust est un chef-d’œuvre en dépit du fait qu’il ne possède pas de « forme significative », voir aussi Nanay, 2015c sur le formalisme de Bell). Si même le plus puriste des formalistes traite certaines propriétés représentationnelles comme pertinentes du point de vue esthétique, le semi-formaliste devrait être en droit de le faire. Il faut également se souvenir que mon dessein n’est pas de défendre le formalisme mais de défendre le semi-formalisme, conception qui est sur des points importants semblable au formalisme bien que sensiblement différent de lui. En tout cas, le semi-formalisme n’exclut pas la possibilité que les propriétés représentationnelles aient une pertinence esthétique.
48Un ensemble important de propriétés qui compteront également comme semi-formelles est précisément celui des propriétés d’une scène en image sur lesquelles s’est concentré le chapitre iii. Les propriétés d’une scène en image sont des propriétés relationnelles qui dépendent de façon constitutive à la fois de la surface de l’image et de la scène dépeinte. Les propriétés d’une scène en image se qualifient automatiquement comme propriétés semi-formelles puisque par définition elles dépendent de façon constitutive de la surface de l’image. Mais il s’en faut que toutes les propriétés semi-formelles soient des propriétés d’une scène en image8.
49Traduisons cette conception en termes pratiques : le résultat d’ensemble est que lorsque nous voulons évaluer une image du point de vue esthétique, il nous faut prêter attention à ses propriétés semi-formelles, c’est-à-dire aux propriétés qui dépendent de manière constitutive des propriétés liées à la surface de l’image. Quelquefois, cela signifie prêter attention à ses propriétés d’une scène en image, mais pas toujours. Nous pouvons ignorer toutes ses propriétés qui ne sont pas semi-formelles. Je soutiendrai dans le reste du chapitre que cette vue n’est pas totalement désespérée et qu’elle est préférable aux versions classiques de formalisme.
50Un aspect de cette conception qui mériterait d’être souligné est qu’il s’agit d’une autre manière d’introduire l’idée générale d’attention distribuée dans un débat important en esthétique. Faire attention à une propriété semi-formelle implique très souvent de mettre en jeu l’attention distribuée ; c’est clairement le cas, par exemple, avec les propriétés d’une scène en image. Il se peut que certaines propriétés semi-formelles (par exemple, les propriétés strictement formelles, qui comptent aussi comme semi-formelles selon ma définition) ne comportent pas d’attention distribuée, mais comme nous le verrons en discutant divers exemples importants pour les propriétés semi-formelles, la plupart des propriétés semi-formelles comportent bien une attention distribuée, à savoir distribuée entre les propriétés formelles et d’autres propriétés (par exemple l’intention de l’artiste, le contexte social, certains traits représentationnels).
Les avantages du semi-formalisme
51Le semi-formalisme est une conception bien plus faible que le formalisme. Si c’est une conception à prendre au sérieux, il me faut alors défendre trois affirmations :
- le semi-formalisme satisfait au moins certaines des intuitions formalistes ;
- le semi-formalisme n’est pas manifestement faux ;
- le semi-formalisme n’est pas manifestement vide.
52J’examinerai ces affirmations l’une après l’autre.
Le semi-formalisme conserve au moins certaines intuitions formalistes
53J’ai considéré ci-dessus certaines intuitions formalistes. L’objectif de cette sous-section est de montrer que le semi-formalisme est en mesure d’appréhender au moins certaines des intuitions qui ont inspiré à l’origine le formalisme.
54Nous avons vu que le formalisme nie que ce qui est dépeint dans une image (son contenu) soit pertinent pour nos évaluations esthétiques et qu’il nie aussi que les propriétés non observables de l’image (telles que l’intention de l’artiste ou son contexte social) soient pertinentes pour nos évaluations esthétiques.
55La première intuition en faveur du formalisme portait sur la valeur esthétique des peintures abstraites. Étant donné que ces images ne dépeignent rien, il n’y a pas de propriétés représentationnelles qui peuvent être pertinentes ici du point de vue esthétique. Mais alors nous ne devrions pas surestimer l’importance de ce qui est dépeint dans les images. Ce n’est pas un argument en faveur du formalisme, mais davantage qu’une motivation. Cet appel aux peintures abstraites, intuitif et favorable au formalisme, est préservé dans la conception semi-formaliste. Les propriétés pertinentes du point de vue esthétique des peintures abstraites comptent comme formelles selon les définitions classiques et elles comptent aussi comme semi-formelles selon ma définition (beaucoup plus faible).
56En fait, le semi-formalisme peut éviter un problème qui se pose aux conceptions formalistes classiques, en raison du traitement qu’elles font des peintures abstraites. Comme nous l’avons vu, une des remarques critiques récurrentes au sujet du formalisme est que « le formalisme […] exige que les images soient vues comme si elles n’étaient pas des images, comme si elles étaient des structures non représentationnelles » (Budd, 1995, p. 51). En d’autres termes, les formalistes classiques utilisent exactement la même approche évaluative dans le cas de toutes les images, abstraites ou non. Cela n’est pas vrai du semi-formalisme car les peintures qui ne sont pas abstraites ont manifestement des propriétés semi-formelles que n’ont pas les peintures abstraites.
57La seconde considération en faveur du formalisme était la suivante. Différentes images, de qualité esthétique différente, peuvent dépeindre exactement le même objet. Ainsi la valeur esthétique n’est pas complètement déterminée par l’objet dépeint et nous ne devrions pas surestimer les propriétés représentationnelles. Mais ce qui découle de cette considération est que la différence de valeur entre ces deux images ne peut être uniquement due à l’objet dépeint. Elle est souvent due aux propriétés formelles. Mais elle peut également être due à des propriétés comme l’interrelation entre les propriétés formelles et l’objet dépeint, qui sont des propriétés semi-formelles. Si l’intuition « un objet/de multiples images » compte en faveur de la pertinence esthétique des propriétés formelles, elle devrait compter en faveur de la pertinence esthétique des propriétés semi-formelles encore plus fortement.
58Le formalisme nie également l’importance des propriétés non observables d’une image, comme son contexte social ou l’intention de l’artiste car tout ce dont nous avons besoin pour évaluer une image du point de vue esthétique est notre sensibilité esthétique, non pas un diplôme en histoire de l’art. Selon le compte rendu semi-formaliste, la connaissance de faits non observables au sujet d’une œuvre d’art peut réellement enrichir l’attribution de propriétés semi-formelles à l’œuvre d’art, et par conséquent elle peut aussi enrichir l’évaluation esthétique qu’on en fait. Mais ces faits non observables ne sont pertinents pour notre évaluation esthétique de l’image que dans la mesure où ils sont connectés aux propriétés formelles observables, et tout le monde y a accès.
59Enfin, il vaut la peine de noter que le semi-formalisme est pleinement compatible avec certains des manifestes formalistes les plus influents. Susan Sontag, dans « Contre l’interprétation », nous conseille vivement d’accorder « plus d’attention à la forme dans l’art » : « si une insistance excessive mise sur le contenu provoque l’arrogance de l’interprétation, des descriptions plus étendues et plus minutieuses de la forme devraient la réduire au silence » (Sontag, 1964, p. 12). Le positionnement énergique de Sontag contre la primauté de l’interprétation devrait être interprété comme une invitation à déplacer l’accent du « contenu » vers la « forme ». Si nous appliquons l’argument général de Sontag dans le cas des images, le problème avec ce qu’elle appelle « l’arrogance de l’interprétation » ne tient pas à ce qu’elle n’est pas limitée à l’attention aux propriétés formelles mais qu’elle ignore totalement les propriétés formelles. Ainsi la version du formalisme soutenue par Sontag est-elle en fait plus proche du semi-formalisme que des versions classiques du formalisme.
60Et voici comment Rosalind Krauss caractérise la méthodologie moderniste (par quoi elle entend la méthodologie formaliste) :
« ce fut précisément sa méthodologie qui a été importante pour nombre d’entre nous qui avons commencé d’écrire sur l’art au début des années 1960. Cette méthode réclamait de la lucidité. Elle réclamait qu’on ne parle pas de quoi que ce soit dans une œuvre d’art qu’on ne pourrait pas montrer. Cela demandait de relier les perceptions qu’on avait sur l’art dans le présent à ce qu’on savait sur l’art du passé » (Krauss, 1972/1992, p. 955).
61Encore une fois, il devrait être clair à partir de la dernière phrase que cette manière d’écrire sur l’art est une forme de semi-formalisme. Et le principe de « ne pas parler de quoi que ce soit dans une œuvre d’art qu’on ne pourrait pas montrer » est ce que je tiens pour le résumé le plus puissant de ce qui fait l’attrait du formalisme. C’est quelque chose qui place le semi-formalisme à part d’autres manières de parler des œuvres d’art (comme nous le verrons à la fin de cette section).
62Il vaut également la peine de noter que lorsque les historiens d’art ont utilisé la méthodologie formaliste (et ne se contentaient pas d’en parler), cette méthodologie formaliste équivalait à ce que j’appelle semi-formalisme (voir not. Wölfflin, 1915/1932 et Riegl, 1901/1985, voir aussi Rose, 2014 pour une vue d’ensemble approfondie). J’en fournirai quelques exemples au chapitre vii. En outre, et c’est assez curieux, même les opposants les plus farouches du formalisme, comme Wollheim ou Budd, ont presque invariablement recours à la méthodologie semi-formaliste quand ils pratiquent pour elle-même la critique d’art (voir, par exemple, Wollheim, 2002, spécialement p. 10 ; voir aussi Summers, 2003 et Davies, 2011 pour des versions de « post-formalisme » qui compteraient comme semi-formalisme selon ma définition).
Le semi-formalisme n’est pas manifestement faux
63Il me faut montrer que le semi-formalisme présente des avantages en matière d’explication par rapport à d’autres versions de formalisme. En remplaçant les propriétés formelles par des propriétés semi-formelles, nous pouvons en effet désamorcer certains arguments anti-formalistes. Et nous pouvons vraiment désamorcer la plupart des arguments anti-formalistes classiques, sinon tous. Je m’intéresserai ici aux trois arguments anti-formalistes les plus influents.
64Le premier argument est que si nous admettons, comme nous le devrions, que certaines propriétés représentationnelles comptent comme des propriétés formelles, il sera très difficile de tracer la frontière entre ces propriétés représentationnelles qu’on devrait faire entrer dans la forme et celles qui entrent dans le contenu. Une manière de s’en apercevoir serait de souligner l’importance des connaissances d’arrière-plan dans l’évaluation (et même la perception) des images. Le fait de voir un objet ou un autre dans la surface bidimensionnelle de l’image dépend de nos connaissances d’arrière-plan, comme le démontre l’illusion du lapin-canard. Étant donné que des propriétés formelles différentes de cette image deviendront saillantes selon qu’on la voit comme un canard ou comme un lapin, nos connaissances d’arrière-plan semblent déterminer en partie quelles propriétés formelles sont pertinentes pour notre évaluation esthétique (voir Wollheim, 2001, p. 132-133, pour un argument semblable).
65En outre, dans de nombreux cas, nos connaissances d’arrière-plan font qu’il nous est possible d’être attentifs à certaines propriétés formelles ; ainsi des traits qui entrent dans la composition des tableaux de la Renaissance sont déterminés par la direction du regard de certaines des personnes dépeintes. Mais comme la direction du regard n’est ni une propriété de surface, ni un « volume plastique » (ou l’interaction entre les deux), il semble que des propriétés authentiquement formelles ne nous sont accessibles que si nous attribuons aussi des propriétés non formelles à l’image (Budd, 1995, p. 55-56, développe un argument semblable ; voir aussi Miller, 1979).
66Comment le semi-formaliste peut-il tenir compte du fait que ce que nous voyons dans une image dépend de notre information d’arrière-plan et que parfois nous n’avons accès à des propriétés formelles que si nous prenons en considération une partie de cette information d’arrière-plan ? Si nous acceptons le compte rendu semi-formaliste, ces arguments tirés des connaissances d’arrière-plan échouent à s’appliquer. La perception (et l’évaluation esthétique) d’une image dépend bien de notre information d’arrière-plan, l’anti-formaliste a raison là-dessus. Mais elle dépend aussi des propriétés formelles de l’image. Et une propriété qui dépend en partie de notre information d’arrière-plan et en partie de propriétés formelles comptera comme propriété semi-formelle. Mais alors le fait que des propriétés de cette sorte soient pertinentes pour notre évaluation esthétique des images est compatible avec les affirmations semi-formalistes.
67Prenez l’exemple de la direction du regard. Comme nous l’avons vu, reconnaître que certaines propriétés entrent dans la composition d’images dépend de ce qu’on reconnaît la direction du regard de certains des personnages dans l’image, ce qui n’est pas une propriété formelle selon la version classique du formalisme. Mais la propriété d’avoir une composition en triangle délimitée par la direction du regard de trois personnages est une propriété semi-formelle selon ma définition ; c’est une propriété qui dépend de façon constitutive des propriétés formelles de l’image9.
68Le premier argument anti-formaliste que je viens de discuter était centré sur le premier précepte du formalisme, c’est-à-dire sur l’affirmation que ce qui est dépeint dans une image (son contenu) est sans pertinence pour nos évaluations esthétiques. Mais la discussion de l’importance de notre information d’arrière-plan dans les évaluations esthétiques nous conduit au second précepte du formalisme, soit l’affirmation que les propriétés non observables de l’image (telles que son contexte social ou l’intention de l’artiste) sont sans pertinence pour nos évaluations esthétiques. En plus de la citation de Bell ci-dessus concernant la non-pertinence de savoir où et quand une œuvre d’art a été produite, le témoignage le plus important ici est la fameuse méthode d’évaluation esthétique du « impressionne-moi » pratiquée par Clement Greenberg, méthode que nous avons déjà rencontrée au chapitre ii : se tenir debout au milieu d’une pièce sombre sans rien savoir concernant l’œuvre d’art qu’on est sur le point de voir et allumer à ce moment la lumière (Greenberg, 1961, voir aussi Danto, 1996)10. L’idée générale qui sous-tend la méthode de Greenberg consiste à éliminer toute espèce d’information (pour lui dénuée de pertinence) relative à l’intention de l’artiste ou au contexte social, et en fait à tout ce qui n’est pas visible.
69Il est probable que l’argument le plus connu contre le second précepte du formalisme vient de Kendall Walton (Walton, 1970). Walton soutient que nous percevons toujours une image (ou n’importe quelle œuvre d’art) comme appartenant à une catégorie déterminée. Mais savoir à quelle catégorie on devrait percevoir qu’une image appartient dépend de nombre de traits non observables de l’image (tels que l’intention de l’artiste, les circonstances de sa production ou les catégories institutionnalisées de la forme d’art). Il en découle que les propriétés non observables ont de fait une pertinence, quoique de façon indirecte, pour notre évaluation esthétique des images (voir aussi Levinson, 2007 pour un bon résumé et Zangwill, 2000a pour une réfutation formaliste [modérée]).
70Voici la manière semi-formaliste de traiter l’argument de Walton. Selon Walton, il existe une propriété, celle d’« appartenir à une catégorie déterminée d’art » qui est pertinente pour notre évaluation esthétique des images. Est-ce qu’elle compte comme propriété semi-formelle ? La réponse est que, parmi de telles propriétés, certaines comptent, d’autres pas. Cela dépend de la manière dont nous identifions ces catégories d’art. Plus précisément, cela dépend de savoir si ces catégories d’art sont identifiées d’une manière qui dépend de façon constitutive des propriétés formelles des œuvres d’art appartenant à cette catégorie. Si elles le sont, alors la propriété d’« appartenir à cette catégorie d’art » est une propriété semi-formelle. Si ce n’est pas le cas, alors elle ne l’est pas.
71Il est important que Walton soutienne que la catégorie à laquelle appartient une image particulière dépend de certaines propriétés non observables. Il ne soutient pas que la catégorie à laquelle elle appartient est totalement déterminée par des propriétés non observables. Il en résulte que savoir à quelle catégorie cette image appartient dépend à la fois de propriétés non observables et de propriétés observables.
72En d’autres termes, au moins certaines des propriétés de l’espèce « appartenir à une catégorie déterminée d’art » compteront comme des propriétés semi-formelles selon ma proposition, aussi longtemps que cette propriété ne dépend pas seulement de propriétés non observables, mais aussi de certaines des propriétés formelles de l’image.
73Mais d’autres propriétés de l’espèce « appartenir à une catégorie déterminée d’art » ne compteront pas comme des propriétés semi-formelles. La propriété d’« appartenir à la catégorie des “images de couchers de soleil” » ne comptera pas comme semi-formelle, car elle ne dépend pas de façon constitutive des propriétés formelles de l’image. Être l’image d’un coucher de soleil n’impose pas de restrictions sur la gamme des propriétés formelles de cette image (il n’est pas nécessaire que les images de couchers de soleil soient orangé-rougeâtre !).
74Chose intéressante, les exemples réels que donne Walton pour des propriétés de l’espèce « appartenir à une catégorie déterminée d’art » semblent toutes être des propriétés semi-formelles. Voici une courte liste : « peintures, peintures cubistes, architecture gothique, sonates classiques, peintures dans le style de Cézanne, et musique dans le style tardif de Beethoven » (Walton, 1970, p. 339). Les propriétés d’« appartenir à la catégorie des peintures dans le style de Cézanne » et d’« appartenir à la catégorie des peintures cubistes » dépendent bien de façon constitutive des propriétés formelles du tableau. Si Walton a raison, elles dépendent aussi de façon constitutive de propriétés non formelles (et non observables), mais ces deux affirmations ne se contredisent pas l’une l’autre car il peut se faire que ces propriétés dépendent de façon constitutive des deux.
75La troisième objection (ou plutôt le troisième groupe d’objections) contre le formalisme provient de la différence patente dans notre évaluation esthétique d’objets indiscernables. Il est impossible de distinguer Fontaine de Marcel Duchamp de dizaines d’urinoirs datant des années 1910, et pourtant l’évaluation esthétique qu’on en fait est très différente (Danto, 1964, 1981). Les faux ne se distinguent pas des originaux, et pourtant ils ont des propriétés pertinentes du point de vue esthétique très différentes (Goodman, 1968/1976, chapitre iii ; Sagoff, 1976 ; Irwin, 2007). Étant donné que les objets indiscernables partagent par définition toutes leurs propriétés observables, ces considérations suggèrent fortement que les propriétés formelles ne sont pas les seules à être pertinentes pour nos évaluations esthétiques.
76Bien que ceci puisse constituer un bon argument contre les versions classiques du formalisme, il est inopérant contre le semi-formalisme. Si deux objets sont indiscernables, il est plausible de supposer qu’ils partagent la totalité de leurs propriétés formelles. Mais il ne s’ensuit pas qu’ils partagent aussi la totalité de leurs propriétés semi-formelles. Rappelez-vous : les propriétés semi-formelles sont des propriétés qui dépendent de façon constitutive des propriétés formelles de l’image. Donc, même si deux images partagent toutes leurs propriétés observables et, partant, toutes leurs propriétés formelles, elles peuvent différer dans leurs propriétés semi-formelles. Fontaine de Duchamp et les autres urinoirs datant des années 1910 ont des propriétés semi-formelles très différentes. L’objection tirée des indiscernables, l’une des plus importantes objections aux versions classiques du formalisme, ne fonctionne pas contre le semi-formalisme (voir Nanay, 2015d pour une discussion plus poussée sur ce que montrent et ne montrent pas les considérations sur les œuvres d’art indiscernables).
Le semi-formalisme n’est pas vide
77Il me faut également faire remarquer que le semi-formalisme n’est pas vrai par définition. En d’autres termes, j’ai à montrer que le semi-formalisme peut avoir des adversaires et qu’il en a, mais qu’ils seront moins nombreux que les adversaires du formalisme.
78Pour montrer cela, il nous faut demander quelles propriétés d’une image sont exclues par la définition semi-formaliste comme manquant de pertinence du point de vue esthétique. Étant donné que les propriétés semi-formelles sont celles qui dépendent de façon constitutive des propriétés formelles de l’image, les seules propriétés qui compteront comme n’étant pas semi-formelles seront celles qui ne dépendent pas de façon constitutive des propriétés formelles de l’image. Selon le semi-formalisme, ces propriétés sont dénuées de pertinence dans l’évaluation esthétique des images. La question est de savoir si quelqu’un pourrait être en désaccord avec ces affirmations.
79La réponse est oui. Prenez deux des propriétés non observables les plus couramment analysées et qu’on choisit pour démontrer la faiblesse des conceptions formalistes classiques : celles qui ont à voir avec l’intention de l’artiste et avec le contexte social dans lequel l’œuvre a été créée. Aucune de ces deux sortes de propriétés ne compte comme formelle selon les versions classiques du formalisme. Pourtant toutes deux, poursuit l’argument, peuvent être pertinentes pour notre évaluation esthétique. Que peut dire le compte rendu semi-formaliste au sujet de ces propriétés ?
80La première question qu’il faut poser est de savoir ce que sont censées être exactement les propriétés en question. L’intention de l’artiste n’est pas une propriété de l’image, et le contexte social non plus. Une image a pour propriété d’avoir été créée par tel et tel artiste avec telle et telle intention. Et une image a aussi pour propriété d’avoir été créée dans tel et tel contexte social. Est-ce que ces propriétés (à savoir, la propriété d’avoir été créée dans tel et tel contexte social et la propriété d’avoir été créée par tel et tel artiste avec telle et telle intention) sont des propriétés semi-formelles ?
81La réponse est que cela dépend. Certaines propriétés de l’espèce « avoir été créé par tel et tel artiste avec telle et telle intention » compteront comme semi-formelles mais d’autres non. Si l’intention de l’artiste porte, au moins en partie, sur les propriétés formelles de l’image, par exemple le choix des couleurs, alors la propriété d’« avoir été créé par tel et tel artiste avec telle et telle intention » comptera de fait comme semi-formelle puisqu’elle dépend de façon constitutive des propriétés formelles de l’image11. Mais si l’intention de l’artiste concerne le choix du sujet ou le message d’ensemble de l’œuvre d’art et non ses propriétés formelles, la propriété d’« avoir été créé par tel et tel artiste avec telle et telle intention » ne comptera pas alors comme semi-formelle, puisqu’elle ne dépend pas de façon constitutive des propriétés formelles de l’image. Ces intentions de l’artiste seront strictement dénuées de pertinence pour notre évaluation esthétique selon le compte rendu semi-formaliste.
82Des considérations similaires s’appliquent dans le cas de l’importance du contexte social. La question ici est de savoir si la propriété d’« avoir été créée dans tel et tel contexte social » est semi-formelle. Et, de nouveau, la réponse est qu’elle l’est quelquefois et quelquefois non. Si le choix des matériaux utilisés sur la toile ou le système de perspective était rendu nécessaire – ou même seulement possible – par le contexte social, alors cette propriété comptera comme semi-formelle car elle dépend de façon constitutive des propriétés formelles de l’image. Dans ce cas, le contexte social sera en conséquence très important dans notre évaluation esthétique de l’image. Mais dans d’autres cas, la propriété d’« avoir été créée dans tel et tel contexte social » ne dépend pas de façon constitutive des propriétés formelles de l’image. Dans ces cas-là, cette propriété ne comptera pas comme semi-formelle ; pris indépendamment de toutes les propriétés formelles, le contexte social est dénué de pertinence pour notre évaluation esthétique.
83Le même argument s’applique dans le cas du contexte historique (par opposition au contexte social) d’une œuvre d’art. Jerrold Levinson soutient qu’on ne peut comprendre (ou évaluer) les œuvres d’art en les séparant du contexte d’histoire de l’art qui est le leur (Levinson, 1979, 2007). Et la manière dont une œuvre d’art se situe dans l’histoire de l’art n’est pas une propriété formelle selon les versions classiques du formalisme. Mais est-ce une propriété semi-formelle aux yeux du semi-formaliste ? Prenez un des exemples de Levinson, la propriété d’« être influencé par Cézanne ». Comme auparavant, savoir si cette propriété compte comme semi-formelle dépend des détails de l’exemple. Si les marques de pinceau du tableau en question sont ce qu’ils sont à cause de l’influence de Cézanne, alors cette propriété est semi-formelle, car elle dépend de façon constitutive des propriétés formelles de l’image. Mais si l’influence se limite à ce que le peintre du tableau en question a parcouru la Provence pour peindre des paysages, la propriété d’« être influencé par Cézanne » ne sera pas une propriété semi-formelle. La vérité est que le contexte de l’histoire de l’art est parfois pertinent (mais non toujours) pour notre évaluation esthétique des images.
84Les affirmations que j’ai soutenues dans cette sous-section sont toutes sujettes à controverse. L’analyse marxiste attribue de fait une grande importance au contexte social de l’œuvre d’art, indépendamment de ses propriétés formelles. Et les analyses psychanalytiques considèrent que les intentions de l’artiste, de concert avec sa vie sexuelle et sa santé mentale, sont pertinentes du point de vue esthétique, même s’il n’existe qu’un lien très ténu voire aucun entre ces faits non observables et les propriétés formelles de l’image. Le compte rendu semi-formaliste nie la pertinence de ces deux facteurs, à moins bien sûr qu’ils soient en lien direct avec les propriétés formelles de l’image. Chose digne d’intérêt, certains des plus importants critiques marxistes ou psychanalytiques (par exemple, T. J. Clark ou Wollheim) ont à nouveau suivi cette méthodologie semi-formaliste et toujours (disons, presque toujours) relié les affirmations relatives à l’importance du contexte social et de la vie mentale de l’artiste à une analyse minutieuse des aspects formels de l’image.
85Mais souvenez-vous de la manière dont Rosalind Krauss caractérisait la méthodologie moderniste qui, comme nous l’avons vu, équivaut vraiment à la méthodologie semi-formaliste : « ne pas parler de quoi que ce soit dans une œuvre d’art qu’on ne pourrait pas montrer » (Krauss, 1972/1992, p. 955). Cela est vrai de la méthodologie semi-formaliste, mais la raison pour laquelle Krauss parle de cette méthodologie est qu’à l’évidence cela n’est pas vrai d’autres manières d’écrire au sujet des œuvres d’art (y compris, sans doute, certains des écrits postérieurs de Krauss). Les approches marxiste et psychanalytique parlent à coup sûr d’aspects des œuvres d’art qu’elles ne pourraient pas montrer. Ces approches ne sont donc pas semi-formalistes.
86En d’autres termes, le semi-formalisme n’est pas vrai par définition, il a ses adversaires. Et il est en mesure d’échapper à certains des arguments anti-formalistes les plus importants. Néanmoins, il hérite au moins de certaines des intuitions favorables au formalisme. Il semble retenir le meilleur des deux mondes.
Le semi-formalisme dans l’art non iconique
87Une bonne partie des discussions dans ce chapitre ont porté sur les images et la manière dont nous pouvons donner un compte rendu semi-formaliste plausible de l’évaluation esthétique des images qui soit plus plausible que les compte rendus formalistes classiques mais qui recueille aussi quelque chose de ce qui fait l’attrait de ces compte rendus formalistes classiques. Mais la formulation d’ensemble du semi-formalisme donnée précédemment ne portait pas sur les images, elle portait sur les œuvres d’art en général. Les propriétés semi-formelles sont des propriétés qui dépendent de façon constitutive des propriétés formelles de l’œuvre d’art. J’ai examiné de quelles propriétés formelles il pouvait s’agir dans le cas des images et envisagé des arguments anti-formalistes dans ce contexte, principalement parce qu’ils ont été soulevés dans ce contexte, celui du formalisme au sujet des images.
88Dans cette section finale du chapitre, je voudrais revenir brièvement à la question plus générale qui porte sur l’évaluation esthétique des œuvres d’art et fournir au moins une esquisse de la manière dont une conception semi-formaliste fonctionnerait dans le cas des arts non iconiques. Encore une fois, la définition du semi-formalisme était que les seules propriétés pertinentes d’une œuvre d’art du point de vue esthétique sont ses propriétés semi-formelles, propriétés qui dépendent de façon constitutive des propriétés formelles de l’œuvre d’art. En conséquence, tout compte rendu semi-formaliste devrait faire fond sur les propriétés d’une œuvre d’art qu’on considère comme formelles (non pas parce qu’elles vont se révéler les seules propriétés pertinentes du point de vue esthétique mais parce que les seules propriétés pertinentes du point de vue esthétique dépendent de façon constitutive de celles-là).
89Comment cela fonctionnerait-il dans le cas de la musique ? La musique a toujours constitué un lieu naturel pour le formalisme ; et en fait nombre des versions classiques du formalisme ont tenté de nous inciter à nous engager vis-à-vis des arts iconiques ou de la littérature sur le modèle de notre engagement envers la musique, c’est-à-dire sans tenir aucun compte du contenu représentationnel. Mais il est loin d’être évident que le formalisme classique se justifie même dans le cas de la musique. Il y a eu de très nombreux débats sur le rôle des émotions dans notre engagement envers la musique. L’ultra-formaliste Eduard Hanslick est célèbre pour avoir proclamé que les émotions ne jouent aucun rôle (ou tout au moins ne devraient jouer aucun rôle) dans l’appréciation esthétique de la musique (Hanslick, 1854/1986, voir aussi Zangwill, 2004). Mais cette affirmation a fait l’objet de vives controverses, de nombreux philosophes et psychologues insistant sur l’importance (esthétique) de nos émotions lors de l’écoute musicale (Robinson, 2005, voir Davies, 1994 et 2003 pour des résumés du débat).
90Sans essayer de trancher ici ce débat, il est important de noter que si nous nous inscrivons dans le cadre semi-formaliste, c’est le débat lui-même qui apparaîtra différent. En admettant que les propriétés formelles de la musique sont des propriétés comme les tons, les hauteurs et les timbres, la question qui se pose dans le cadre semi-formaliste est celle-ci : quelles sont les propriétés qui sont semi-formelles, c’est-à-dire celles qui dépendent de façon constitutive de ces propriétés (de ton, de hauteur et de timbre) ? Et est-il possible qu’au moins certaines propriétés chargées en émotion comptent comme semi-formelles en ce sens ? Mon avis personnel (que je ne défendrai pas ici) est qu’au moins certaines propriétés musicales chargées en émotion compteraient à coup sûr comme semi-formelles en ce sens car elles dépendent de façon constitutive des propriétés formelles (de ton, hauteur et timbre) mais ceci n’exclut pas la possibilité que ces propriétés soient chargées en émotion. La tristesse du mouvement lent de la Septième de Beethoven est-elle une propriété pertinente pour notre évaluation esthétique de cette œuvre ? Pour le semi-formaliste, la tristesse en elle-même (à savoir le fait qu’écouter cette musique tend à nous rendre triste) n’est pas une propriété qui est pertinente pour notre évaluation esthétique. Mais la propriété par laquelle le premier accord dissonant (une propriété formelle) distille aussitôt de la tristesse (une propriété émotionnelle) est une propriété semi-formelle, et il serait difficile de nier que c’est une propriété pertinente du point de vue esthétique. En fait, nous pouvons faire un gros plan sur un cas particulier de propriétés semi-formelles en musique qui serait l’équivalent structural dans ce contexte des propriétés de scène en image, des propriétés qui dépendent de façon constitutive à la fois des propriétés formelles (à savoir, ton, hauteur et timbre) et des émotions. Elles compteraient comme propriétés semi-formelles et elles semblent jouer un rôle d’importance semblable dans notre appréciation esthétique de la musique à celle que jouent les propriétés de scène en image dans notre appréciation esthétique des images.
91Sans parcourir la totalité des arts non iconiques (ce qui impliquerait d’identifier les propriétés formelles de ces arts et de définir ensuite les propriétés semi-formelles en termes de ces propriétés formelles), je veux consacrer un peu de temps à l’art conceptuel. Le semi-formalisme définit les propriétés semi-formelles des œuvres d’art en termes de leurs propriétés formelles. Mais que sont les propriétés formelles de l’art conceptuel ? Je ne suis pas sûr qu’il y en ait. Au moins dans certaines œuvres d’art conceptuel, le medium n’a pas de pertinence : la seule chose qui compte et que nous devrions apprécier du point de vue esthétique, c’est l’idée et – de la manière la plus explicite – pas le medium. Même lorsque la pièce d’art conceptuel en question est réalisée dans une forme d’art spécifique, cette forme d’art est censée être accidentelle et dénuée de pertinence du point de vue esthétique car ce qui importe vraiment ici, c’est l’idée.
92Prenez les deux exemples évoqués au chapitre iv, La Joconde Rasée de Marcel Duchamp et Dessin de de Kooning effacé de Robert Rauschenberg. Les propriétés formelles de ces deux images semblent totalement dénuées de pertinence pour nos évaluations esthétiques. Et même les propriétés semi-formelles, qui dépendent de façon constitutive des propriétés formelles de l’image, semblent dénuées de pertinence. Ceci montre-t-il que le semi-formalisme se trompe ?
93Il existe nombre de stratégies qui sont à la disposition du semi-formaliste. Une stratégie consiste à dire que, lorsque nous apprécions des œuvres d’art conceptuel, nous ne nous engageons pas dans une appréciation esthétique de ces œuvres d’art (mais peut-être dans une sorte d’appréciation intellectuelle, bien que pour ma part je serais réticent à tracer une frontière trop nette entre ces deux sortes différentes d’appréciation). Une autre stratégie est de soutenir que dans ces cas, nous ne nous engageons pas dans une appréciation esthétique des œuvres (mais plutôt des idées sur lesquelles porte l’œuvre d’art). Mais la manière semi-formaliste la moins sujette à controverse pour traiter ces exemples est d’admettre qu’il existe des exceptions. Et cela ne nous met peut-être pas dans l’obligation de faire trop de concessions.
94Il est important de remarquer, en suivant une suggestion de Costello (2013), que l’art conceptuel n’est pas une catégorie monolithique et que nous pouvons faire une distinction entre l’art non perceptuel au sens fort et l’art non perceptuel au sens faible. Dans le cas de l’art non perceptuel au sens fort, il n’existe pas de propriétés perceptibles de l’œuvre d’art qui soient pertinentes pour son appréciation en tant qu’art. En d’autres termes, les propriétés pertinentes du point de vue esthétique doivent être dépourvues de tout composant formel ; elles ne peuvent pas être des propriétés semi-formelles. Dans le cas de l’art non perceptuel au sens faible, par contraste, au moins certaines des propriétés pertinentes du point de vue esthétique sont perceptibles, alors que d’autres ne sont pas perceptibles. Costello soutient que les exemples standard d’art conceptuel, y compris ceux que j’ai mentionnés dans cette section, sont non perceptuels en un sens faible. Avec raison, Il met l’accent sur la pertinence esthétique des surfaces brillantes, dans le style de Brancusi, de Fontaine de Duchamp, ce qui fait dépendre les propriétés pertinentes du point de vue esthétique à la fois de propriétés relatives au medium perceptibles et d’idées non perceptibles ; dans ma terminologie, cela rend semi-formelles les propriétés pertinentes du point de vue esthétique. Et la même analyse vaut pour Dessin de de Kooning effacé de Robert Rauschenberg, où les traces de dessin, soutient-il, font partie de ce qui rend l’œuvre pertinente du point de vue esthétique, ce qui fait ici aussi des propriétés pertinentes du point de vue esthétique des propriétés semi-formelles.
95Mais bien que la plupart des exemples connus d’art conceptuel soient non perceptuels en un sens faible, il y en a qui sont non perceptuels au sens fort. Voici l’exemple que donne Costello : Toutes les choses que je sais de Robert Barry qui n’est rien d’autre que la phrase suivante écrite sur le mur de la galerie en lettres majuscules : « Toutes les choses que je sais mais auxquelles je ne pense pas à ce moment – 13 : 36 ; 15 juin 1969. » Il serait difficile de soutenir que dans cet exemple une quelconque propriété formelle ou semi-formelle serait, même de loin, pertinente du point de vue esthétique. Je pense que devant des exemples de cette sorte la bonne solution pour le semi-formaliste est simplement d’admettre une exemption : dans le cas des œuvres d’art où il n’y a pas de medium (au sens où le medium n’est pas significatif de façon flagrante), il n’y a pas de propriétés formelles et par conséquent il n’y a pas non plus de propriétés semi-formelles. Estimer la rareté de ces œuvres d’art totalement dépourvues de medium (Costello pense qu’elles sont très rares) est une question que je veux laisser ouverte. Ceux qui sont émus par des exemples comme ceux de Robert Barry pourraient lire toute la discussion menée dans ce chapitre comme portant sur des œuvres d’art où il y a un medium. Et on affirmerait alors que les propriétés pertinentes du point de vue esthétique des œuvres où il y a un medium sont leurs propriétés semi-formelles.
96S’agit-il d’une concession significative et, ce qui est plus important, est-elle ad hoc ? Je ne le pense pas. Rappelez-vous la manière dont j’ai motivé la question des propriétés pertinentes du point de vue esthétique : quelles sont les propriétés de l’œuvre d’art auxquelles nous devrions accorder notre attention ? Le point décisif pour moi est que cette question n’a pas beaucoup de sens dans le contexte de l’art non perceptuel en un sens fort. À quoi faisons-nous attention lorsque nous nous engageons envers l’art non perceptuel au sens fort ? Quelle que soit la réponse, il n’est pas clair pour moi que nous accordons notre attention (ou que nous sommes invités à le faire) à des propriétés de l’œuvre d’art (même lorsque nous considérons que l’œuvre d’art est une « idée »). Nous pouvons nous concentrer sur la relation fascinante entre savoir et penser ou quelque chose de ce genre. Mais il est loin d’être évident que c’est une propriété de l’œuvre d’art (et non pas de mon propre esprit, sans doute mis en branle par l’œuvre d’art). Bref, nous pouvons restreindre la portée de mon affirmation principale dans ce chapitre de la façon suivante : si une œuvre d’art possède des propriétés auxquelles on peut faire attention, celles d’entre elles qui sont pertinentes du point de vue esthétique sont les propriétés semi-formelles.
Notes de bas de page
1 Certains formalistes (et certains critiques du formalisme) se concentrent sur une affirmation métaphysique portant sur la relation entre les propriétés esthétiques et les propriétés formelles au lieu de s’intéresser à la pertinence de propriétés diverses pour les évaluations esthétiques (voir, par exemple, Zangwill, 1999, p. 612 ; Zangwill, 2000a, p. 478 ; Zangwill, 2000b, p. 376, Zangwill, 2013 ; voir aussi Parsons, 2004 pour une analyse critique). La position formaliste dans ce contexte serait de dire que les propriétés esthétiques surviennent sur des propriétés formelles.
2 Notez que, en accord avec l’esprit général du chapitre iv, j’ai utilisé les propriétés pertinentes du point de vue esthétique et non les propriétés esthétiques dans la formulation du formalisme.
3 Bell supposait que la couleur était une propriété intrinsèque (voir Bell, 1914, p. 19-20), mais cela serait loin de faire l’unanimité aujourd’hui. Ceux qui considèrent que la couleur est une propriété relationnelle devraient ajuster en conséquence la caractérisation ci-dessus.
4 Notez que c’est quelque chose d’assez ressemblant à ce que Christopher Peacocke appelle « contenu de scénario » dans le contexte de la perception visuelle (Peacocke, 1992).
5 Voir aussi Eldridge, 1985, p. 308, qui attribue des vues semblables à Wordsworth et Hegel (p. 309).
6 Je ne présuppose en aucune manière que nos intuitions au sujet d’un phénomène sont toujours un bon guide pour approfondir la nature de ce phénomène (voyez l’abondance de publications récentes sur le rôle des intuitions en philosophie). Mais si le formalisme en appelle à des raisons, il serait préférable que le semi-formalisme puisse retenir quelque chose de cet appel (sans faire face à certains des problèmes que rencontre le formalisme). Pour citer Paul Klee, « L’intuition est une bonne chose. Vous pouvez faire beaucoup sans elle, mais non pas tout » (Paul Klee, « Les expériences exactes dans le domaine de l’art », 1928).
7 Elles peuvent néanmoins, bien sûr, représenter diverses choses ; voir Wollheim, 1987.
8 Une autre propriété qui compte comme semi-formelle est la « convenance de la forme au contenu », propriété centrale du « néo-formalisme » de Noel Carroll qu’il ne faut pas confondre avec mon semi-formalisme pour nombre de raisons dont la plus importante est qu’il utilise son néo-formalisme pour donner une définition de ce qu’est une œuvre d’art alors que mon semi-formalisme n’a rien à voir avec la définition de l’art (Carroll, 1999, p. 126). Mais la « convenance de la forme au contenu », je le répète, n’est qu’un sous-ensemble des propriétés semi-formelles.
9 C’est un point sur lequel la manière de comprendre « propriétés formelles » dans la définition des propriétés semi-formelles (propriétés qui dépendent de façon constitutive des propriétés formelles de l’image) peut faire une différence. On pourrait soutenir qu’une composition en triangle ne dépend pas de façon constitutive des propriétés de surface. Mais même s’il en est ainsi, elle dépend de façon constitutive soit des propriétés de surface, soit des propriétés de « volume plastique ».
10 Remarquez la ressemblance entre la méthode de Greenberg et celle de Cézanne : « Fermez les yeux, attendez ; ne pensez plus à rien. Ouvrez-les… N’est-ce pas ?… On ne perçoit qu’une grande ondulation colorée, hein ? Une irisation, des couleurs, une richesse de couleurs. C’est ça que doit nous donner d’abord le tableau » (cité par Gasquet, 1926/1991, p. 306 ; édition française, P. M. Doran (éd.), 1978, Conversations avec Cézanne, Paris, Macula, p. 132).
11 Notez que ce n’est pas l’intention qui dépend de façon constitutive des propriétés formelles de l’image, mais la propriété de l’image d’avoir été créée par tel et tel artiste avec telle et telle intention.
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