Chapitre IV. Les propriétés pertinentes du point de vue esthétique
p. 79-103
Texte intégral
Se montrer attentif ou non ?
1Quelles propriétés sont pertinentes pour des évaluations esthétiques ? Cette question a de l’importance non seulement pour les philosophes académiques et les historiens d’art, mais pour tout un chacun. Supposez que vous soyez assis dans un musée, vous efforçant de donner un sens à l’œuvre d’art qui est en face de vous. À quoi êtes-vous censé prêter attention ? L’œuvre qui est en face de vous possède une foule de propriétés et elle a été faite par un artiste qui, à n’en pas douter, a une foule de choses à dire à son sujet. Êtes-vous censé prêter attention aux propriétés de l’œuvre d’art que l’artiste trouvait importantes ? Ou bien êtes-vous seulement censé prêter attention à ce à quoi l’audio-guide vous dit de prêter attention ?
2Or ce à quoi vous prêtez attention peut influencer dans une mesure considérable la manière dont vous voyez l’œuvre d’art. Nous avons déjà vu, dans le contexte des expériences sur la cécité non attentionnelle, les changements radicaux que l’attention peut produire dans notre expérience perceptuelle (par exemple qu’un gorille se manifeste dans notre expérience). Mais le rôle de l’attention est tout aussi significatif lorsque nous regardons des œuvres d’art. Prenez une des premières peintures abstraites de Paul Klee datant de 1915 : une composition à base de taches de couleur rectangulaires, principalement dans les nuances d’orangé, bleu, gris et violet (voir figure 3). Le titre de la peinture est Croix verte en haut à gauche. Et il y a effectivement un petit élément vert en forme de croix (X) sur le côté gauche de la peinture. Après avoir lu le titre, il est à peu impossible de ne pas voir les autres traits de la composition comme en relation avec cette croix verte à gauche. La croix verte sur la gauche est le point d’ancrage de l’attention et le reste de la peinture est vu comme centré autour de cette croix verte. C’est un changement radical dans notre expérience car, avant de lire le titre, il y avait de fortes chances que notre expérience de cette croix verte aurait tenu une place très marginale. Ceci démontre bien l’importance que revêt la propriété des œuvres d’art à laquelle nous prêtons attention1. Prêter attention à une propriété non pertinente peut faire dérailler notre expérience.
3Lorsque nous nous engageons vis-à-vis d’une œuvre d’art, nous ignorons invariablement certains de ses traits et concentrons notre attention sur d’autres. En admirant Portrait de jeune fille de Petrus Christus, nous ignorons les craquelures de la peinture et concentrons notre attention sur d’autres traits de la surface du tableau. Nous faisons abstraction des craquelures. En regardant une église romane qui a été rebâtie à l’époque baroque, nous pouvons tenter d’ignorer les éléments baroques afin de pouvoir admirer la structure médiévale. De nouveau, nous cherchons à faire abstraction de certains éléments de l’œuvre.
4Comment savons-nous à quelles propriétés d’une œuvre d’art nous devrions prêter attention et quelles propriétés nous devrions ignorer ou dont il faudrait faire abstraction ? Une manière de régler cette question serait de dire que nous devrions ignorer toutes les propriétés dont ce n’était pas l’intention de l’artiste que nous y prêtions attention. À l’évidence, Petrus Christus ne voulait pas que quiconque regardant son portrait se concentre sur les craquelures de la peinture, puisqu’elles n’étaient pas là lorsqu’il a peint ce petit tableau. Une autre manière de séparer les propriétés auxquelles il faut faire attention de celles qu’il faut ignorer serait de demander ce qui nous fournirait le plus haut degré d’expérience esthétique, de plaisir, ou toute autre mesure de notre appréciation, et peut-être sans faire plus de cas de ce que l’artiste visait.
5J’ai soutenu dans un article portant sur l’expérience multimodale de l’art qu’il n’existe aucune manière simple de régler cette question (Nanay, 2012c). Comme notre expérience des œuvres d’art (à l’image de nos expériences perceptuelles en général, voir Spence et Driver, 2004 ; O’Callaghan, 2008) est multimodale, nous devrions, par exemple, ne pas ignorer automatiquement des propriétés dont nous faisons l’expérience selon une modalité sensorielle différente de la modalité sensorielle primaire dans laquelle est effectuée l’expérience de l’œuvre. Un raccourci tentant pour déterminer quelles propriétés ignorer est d’éliminer toutes les modalités sensorielles qui ne sont pas celles « censées » nous faire apprécier l’œuvre. Dans le public d’un concert, les personnes qui ferment les yeux pendant le concert, et souvent même pendant une représentation d’opéra, fourniraient un exemple paradigmatique de cette stratégie. Mais s’il est vrai que notre expérience des œuvres d’art est authentiquement multimodale, alors c’est une erreur. Les propriétés d’une œuvre d’art pertinentes du point de vue esthétique peuvent s’étendre sur plusieurs modalités sensorielles.
6J’ai parlé de propriétés qui sont pertinentes du point de vue esthétique. Des propriétés sont pertinentes du point de vue esthétique si le fait de prêter attention à elles constitue une différence esthétique (voir aussi O’Callaghan ms.). « Constitue une différence esthétique » peut signifier plusieurs choses : prêter attention à des propriétés pertinentes du point de vue esthétique peut affecter nos évaluations esthétiques générales de l’œuvre d’art, fortifier (ou affaiblir) notre identification avec un personnage fictionnel, déclencher une expérience esthétique de nature proustienne, nous faire apprécier un rebondissement narratif, et ainsi de suite. Mon dessein est d’en dire davantage sur ce que sont les propriétés pertinentes du point de vue esthétique et sur l’importance qu’elles peuvent avoir pour comprendre une diversité de débats en esthétique.
7Mais on ne doit pas confondre ce que j’appelle des « propriétés pertinentes du point de vue esthétique » avec des « propriétés esthétiques », concept qui s’est imposé comme un des concepts centraux de l’esthétique durant le dernier demi-siècle. Des foules de propriétés qui sont pertinentes du point de vue esthétique ne font pas partie de l’ensemble plus restreint des propriétés esthétiques. L’objectif de ce chapitre est d’encourager à se détourner du concept de « propriétés esthétiques » au profit de celui de « propriétés pertinentes du point de vue esthétique ». Mais tout d’abord voyons ce que sont censées être les propriétés esthétiques.
Les propriétés esthétiques
8Les objets possèdent des propriétés. La tasse de café sur mon bureau a une multitude de propriétés, de forme, taille, couleur, position spatiale, et ainsi de suite. Elle a aussi des propriétés un peu moins évidentes, comme la propriété d’avoir été fabriquée en Angleterre ou celle d’être sur une planète largement recouverte d’eau. Et elle peut avoir certaines propriétés encore plus originales, comme celle d’être gracieuse ou d’être laide. Être gracieux ou être laid sont des propriétés esthétiques, tout comme être beau, probablement la plus paradigmatique de toutes les propriétés esthétiques.
9J’ai donné trois exemples de propriétés esthétiques, mais je n’ai donné aucune définition de ce qui fait qu’une propriété est esthétique. Frank Sibley a établi une liste de propriétés esthétiques qu’il a réunies parce que ce sont les propriétés exprimées par des adjectifs caractéristiques du « discours évaluatif et critique au sujet des œuvres d’art » (Sibley, 1959, p. 422). Bien d’autres ont enrichi la liste (Goldman, 1995 ; Zangwill, 2001 ; Levinson, 2005 ; voir aussi De Clerq, 2008 pour un résumé). Des exemples centraux supplémentaires incluent être équilibré, être serein, être délicat, émouvant, etc.
10C’est un ensemble disparate de propriétés et ce fut un défi de leur trouver un commun dénominateur ou un genre de critère précis pour tracer la frontière entre les propriétés esthétiques et celles qui ne le sont pas. J’ai mentionné deux ou trois propriétés esthétiques paradigmatiques et Sibley soutient qu’identifier ces exemples centraux suffit pour tenir un discours au sujet des propriétés esthétiques. Mais d’autres sont plus sceptiques. Étant donné que les propriétés esthétiques ont joué un rôle si important dans nombre de débats clé en esthétique, le fait que ce concept central soit resté non défini peut faire froncer les sourcils dans d’autres parties, plus formalisées, de la philosophie.
11Ceci peut nous inciter à penser que si nous pouvons pratiquer l’esthétique sans faire fond sur le concept de propriétés esthétiques, nous devrions tenter de le faire. L’objectif de ce chapitre est de soutenir que c’est exactement cela que nous devrions essayer de faire. Il y a une foule de questions qu’on peut poser au sujet des propriétés esthétiques et je veux en mentionner quelques-unes. Plus loin dans ce chapitre, je soutiendrai que nous pouvons reformuler ces questions en termes de « propriétés pertinentes du point de vue esthétique », et cette reformulation peut nous aider à faire progresser ces débats.
12Premièrement, les propriétés esthétiques sont-elles « objectives » ou « subjectives » ? Existe-t-il un fait (indépendant de l’esprit) permettant de dire si un objet possède une propriété esthétique ? Il existe un fait (indépendant de l’esprit) permettant de dire si un morceau de papier est triangulaire. Mais il n’existe aucun fait (indépendant de l’esprit) permettant de dire si un morceau de papier a une importance sentimentale particulière pour ma grand-mère. Qu’en est-il des propriétés esthétiques ? S’apparentent-elles davantage à des propriétés comme être triangulaire ou à des propriétés comme avoir une valeur sentimentale particulière pour quelqu’un (voir Levinson, 2005 et Matravers, 2005 pour une bonne vue d’ensemble de ces questions) ? Alors qu’on pourrait soutenir que cette question est une question métaphysique de bon aloi (et qu’il est difficile d’aborder sans faire intervenir l’artillerie lourde de la métaphysique), de nombreuses personnes (en particulier à l’extérieur de l’esthétique) considèrent que c’est la question la plus importante qui se pose en esthétique. Si nous ne pouvons parler du débat entre réalisme esthétique et antiréalisme esthétique qu’en termes de propriétés esthétiques, alors nous avons une excellente raison de tenir à ce concept. Je soutiendrai que nous pouvons donner une formulation parallèle du débat sur le réalisme versus l’antiréalisme esthétique en termes de « propriétés pertinentes du point de vue esthétique ».
13Deuxièmement, les propriétés esthétiques sont-elles nécessairement évaluatives (Levinson, 2001) ? Sur la base des exemples que j’ai donnés jusque-là, il peut sembler que ce soit le cas : être beau et être gracieux semblent comporter une valeur positive ; attribuer la propriété d’être laid à quelque chose (ou à quelqu’un) équivaut semble-t-il à une évaluation négative (De Clercq, 2002). Mais peut-être que toutes les propriétés esthétiques ne sont pas évaluatives (Zangwill, 2001). Un des exemples standard que j’ai mentionnés ci-dessus, la propriété d’être équilibré, est un candidat possible. Mais il y a d’autres problèmes : on pourrait soutenir que même si nous considérons que la propriété esthétique d’être équilibré comporte une valeur positive dans certains contextes (ainsi les peintures de la Renaissance), elle peut néanmoins comporter une valeur négative dans d’autres (comme les peintures expressionnistes ou baroques). Et la même chose est vraie de toutes les propriétés esthétiques, y compris la beauté2. Je soutiendrai dans la section suivante que concentrer son attention sur les propriétés pertinentes du point de vue esthétique et non sur les propriétés esthétiques est une manière de sortir de ce casse-tête, étant donné qu’il est bien clair que les propriétés pertinentes du point de vue esthétique ne sont pas nécessairement évaluatives.
14Enfin, voici une question qu’un philosophe de la perception trouverait naturel de poser au sujet des propriétés esthétiques : comment sont-elles attribuées aux objets ? Ceci constitue une manière très directe et presque évidente de mettre en relation les questions en esthétique et les questions en philosophie de la perception3. Certaines propriétés des objets sont perçues4. D’autres ne le sont pas. Et il n’est pas aisé de tracer la frontière entre ces deux ensembles de propriétés. La couleur, la forme et l’emplacement spatial sont de bons candidats pour des propriétés qui sont perçues : lorsque nous regardons un objet, nous percevons littéralement sa couleur et n’inférons pas simplement qu’il a telle couleur. Et la propriété d’avoir été fabriqué en Angleterre ou celle d’être sur une planète largement recouverte d’eau sont de bons candidats pour des propriétés qui sont représentées de façon non perceptuelle. Mais est-ce le cas de propriétés sortales comme être une chaise ? Et encore de propriétés comme comestible ? Qu’en est-il de propriétés dispositionnelles comme fragile ? La réponse n’est pas claire (Siegel, 2005, 2006, 2007, 2009 ; Scholl et Tremoulet, 2000 ; Kelly, 2010 ; Matthen, 2010 ; Kriegel, 2007 ; Nanay, 2011a, 2011b, 2012a, 2012b).
15Maintenant, est-ce que les propriétés esthétiques sont perçues ? C’est une question évidente à poser à quiconque s’intéresse à la fois à l’esthétique et à la philosophie de la perception. Est-ce que nous voyons littéralement les choses comme belles ou comme gracieuses ou est-ce que nous inférons simplement (peut-être parce que nous voyons qu’elles ont d’autres propriétés [forme, couleur, etc.]) qu’elles le sont ? Je soutiendrai plus loin que nous ne disposons d’aucune méthode fournissant une réponse de principe à cette question. Mais on peut facilement répondre à la question correspondante de savoir si les propriétés pertinentes du point de vue esthétique sont perçues.
16Je suis sceptique sur l’importance des propriétés esthétiques en esthétique et je soutiendrai dans la suite du chapitre qu’il est possible de soulever nombre des questions classiques au sujet des propriétés esthétiques d’une manière qui est beaucoup plus directe et plus féconde au sujet des propriétés pertinentes du point de vue esthétique. Mais il devrait être clair que ceci ne signifie pas que le concept de propriété esthétique est inutile ou que je mène une croisade contre lui. Le concept de beauté est à l’évidence crucial pour les philosophes autant que pour les non philosophes. Simplement je ne pense pas que des millénaires de pensée laborieuse sur la nature de la beauté et d’autres propriétés esthétiques nous ont vraiment fait avancer. Le temps est peut-être venu d’essayer un autre angle, avec l’aide du concept de propriétés pertinentes du point de vue esthétique.
Les propriétés pertinentes du point de vue esthétique
17J’ai besoin d’en dire plus au sujet de ce que je considère comme des propriétés pertinentes du point de vue esthétique et de préciser pourquoi je pense que c’est un concept moins problématique que celui de propriétés esthétiques. Comme nous l’avons vu, une propriété est pertinente du point de vue esthétique si le fait d’y prêter attention fait une différence esthétique, n’importe quelle différence esthétique, une différence esthétique de n’importe quelle sorte.
18Ceci pourrait signifier que faire attention à cette propriété renforce (ou affaiblit) mon identification avec un des protagonistes. Il pourrait aussi signifier que j’apprécie davantage un rebondissement narratif dans une histoire. Ou il pourrait signifier que faire attention à cette propriété me permet de mieux apprécier la composition de l’image. Je tiens toutes ces situations (et bien d’autres) pour des espèces diverses de différences esthétiques. Si prêter attention à une propriété conduit à une différence esthétique de cette sorte, c’est une propriété pertinente du point de vue esthétique.
19Nous avons vu que déplacer son attention d’une propriété d’un objet vers une autre modifie la phénoménologie de l’expérience qu’on fait. Si j’étais en train de faire attention à la couleur de mon ordinateur portable et que soudain je déplace mon attention vers sa forme, la phénoménologie de mon expérience en sera changée. Mais alors on peut se demander si le concept de propriétés pertinentes du point de vue esthétique ne deviendrait pas trop bon marché, si toutes les propriétés ne compteraient pas comme pertinentes du point de vue esthétique d’après cette définition.
20C’est bien la raison pour laquelle j’ai souligné que prêter attention à une propriété esthétique devait engendrer une différence esthétique dans notre expérience. Non pas n’importe quelle différence, mais une différence esthétique. Prêter attention à chaque propriété, fut-ce la moindre d’entre elles, engendrerait une différence dans notre expérience, mais non pas une différence esthétique caractéristique. Lorsque je déplace mon attention de la couleur de mon portable vers sa forme, il n’en résultera pas, peut-on penser, de différence esthétique. Et si je prête attention à la distance entre le tableau et le plafond (une propriété à coup sûr relationnelle du tableau), il est peu probable que ceci engendrera une différence esthétique5. Ceci engendrera une différence dans la phénoménologie de mon expérience, mais non pas une différence esthétique.
21Inversement, je ne veux pas me montrer trop restrictif au sujet de ce qui compte comme une différence esthétique ; je ne veux pas la restreindre, par exemple, à une différence dans notre expérience esthétique (au sens proustien que nous avons considéré au chapitre ii). Et je ne veux pas non plus lier le concept de différences esthétiques au concept de beauté. Un changement dans la manière de s’identifier à un protagoniste peut faire une différence esthétique, mais il n’entretient aucun rapport ni avec la beauté ni avec le sens proustien de l’expérience esthétique. Je considère néanmoins qu’il s’agit d’une différence esthétique. Un petit exemple : dans L’année dernière à Marienbad (1962) d’Alain Resnais, le principal personnage masculin parle avec un accent italien. C’est quelque chose que je n’ai pas remarqué la première fois que j’ai vu ce film. En le voyant une seconde fois, je l’ai remarqué et ceci a produit une différence esthétique, ceci a changé la manière dont je m’identifiais à ce personnage. Mais ce changement n’était pas un changement qui portait sur ce que je pensais être la beauté du film et pas même un changement dans mon expérience esthétique proustienne du film.
22Jusqu’à présent je me suis borné à indiquer ce qui constituerait une différence esthétique, mais je n’ai fourni aucune définition. Et ce n’est pas, à proprement parler, l’objectif de ce chapitre que de fournir une définition impeccable d’une différence esthétique (et du même coup des propriétés pertinentes du point de vue esthétique). L’objectif est d’ébaucher les grandes lignes d’un cadre théorique dans lequel on puisse débattre de la manière de définir avec exactitude les propriétés pertinentes du point de vue esthétique. Mais toute définition de cette sorte devrait éviter la circularité (si l’on exprime la différence esthétique en termes de propriétés pertinentes du point de vue esthétique) et l’effondrement qui ramène au concept de propriétés esthétiques (si l’on exprime la différence esthétique en termes de propriétés esthétiques). Voici ma définition (assez libérale) qui, encore une fois, devrait être considérée comme une définition de travail : si prêter attention à une propriété d’un particulier modifie la valence de l’expérience qu’on fait de ce particulier, c’est une propriété pertinente du point de vue esthétique6. En d’autres termes, si prêter attention à P me conduit à apprécier davantage (ou moins) mon expérience, P est une propriété pertinente du point de vue esthétique. Il est important que si prêter attention à P lui-même dans un particulier me conduit à apprécier davantage (ou moins) ce particulier, ceci ne nous fournisse aucune raison de penser que P est une propriété pertinente du point de vue esthétique ; ce qui est requis pour que P soit une propriété pertinente du point de vue esthétique est que lui prêter attention me fasse apprécier davantage (ou moins) mon expérience7. Il est besoin de souligner que cette définition n’est pas circulaire : je n’ai pas défini quelque chose d’esthétique à l’aide de quelque chose d’autre qui est esthétique, car ce n’est pas l’appréciation esthétique qui était utilisée pour définir les propriétés pertinentes du point de vue esthétique mais l’appréciation qu’on fait de sa propre expérience. Et j’ai également résisté à la tentation d’adhérer à un compte rendu ou un autre de l’expérience esthétique en définissant les propriétés pertinentes du point de vue esthétique8.
23Il devrait être clair que la même propriété peut être pertinente du point de vue esthétique dans un contexte et totalement non pertinente du point de vue esthétique dans un autre. Pour en revenir à l’exemple de Klee, la croix verte (X) est ici pertinente du point de vue esthétique mais il existe une multitude d’œuvres d’art qu’on peut imaginer où faire attention à une croix verte sur la toile ne produit pas la moindre différence esthétique.
24C’est une différence importante avec la manière dont sont caractérisées les propriétés esthétiques : la beauté est une propriété esthétique, sans considération de ce dont elle est la propriété, tandis qu’une propriété de forme peut être pertinente du point de vue esthétique dans un contexte mais non dans un autre. Et il n’existe aucune raison de principe en vertu de laquelle n’importe quelle propriété, ou du moins n’importe quelle propriété susceptible de retenir attention, ne pourrait pas être rendue pertinente du point de vue esthétique, étant donné le contexte pertinent et l’œuvre d’art pertinente. De fait, on pourrait interpréter certaines tentatives dans l’art conceptuel comme des manières de rendre certaines propriétés inattendues pertinentes du point de vue esthétique (comme nous le verrons à la fin du chapitre v).
25J’en dirai davantage sur la relation entre les propriétés pertinentes du point de vue esthétique et les propriétés esthétiques dans la section suivante. Mais il importe de souligner qu’aucun des concepts n’implique l’autre. Il y a de bonnes chances que les propriétés esthétiques soient pertinentes du point de vue esthétique dans certains contextes, mais pas dans d’autres. Il se peut qu’en nous engageant vis-à-vis de certaines pièces d’art conceptuel, par exemple, la beauté (propriété esthétique paradigmatique) ne soit pas une propriété pertinente du point de vue esthétique (voir Costello, 2013, qui discute ce point) : prêter attention à la beauté de l’objet ne produirait aucune différence esthétique intéressante (au moins selon l’artiste conceptuel). Et il existe une foule de propriétés qui peuvent être pertinentes du point de vue esthétique sans être des propriétés esthétiques, comme l’exemple de Klee en fournit une belle démonstration.
26On peut aussi être tenté de considérer que les propriétés pertinentes du point de vue esthétique sont ces propriétés non esthétiques sur lesquelles surviennent les propriétés esthétiques9. L’idée générale serait alors que les propriétés esthétiques sont les propriétés survenantes et que les propriétés pertinentes du point de vue esthétique fournissent la base de cette survenance. Il n’y aurait aucun changement dans les propriétés esthétiques survenantes sans un changement dans les propriétés de la base, c’est-à-dire dans les propriétés pertinentes du point de vue esthétique. Je pense que c’est la manière erronée de penser au sujet de la relation entre les propriétés esthétiques et les propriétés pertinentes du point de vue esthétique. Une foule de propriétés pertinentes du point de vue esthétique ne fournissent pas la base pour quelque propriété esthétique survenante que ce soit. Ainsi l’exemple tiré du film de Resnais ne le fait sans doute pas.
27En bref, se concentrer sur les propriétés esthétiques nous donne une voie d’accès pour penser le domaine esthétique et se concentrer sur les propriétés pertinentes du point de vue esthétique nous en donne une autre. Selon la première image, il existe un ensemble spécial de propriétés (être beau, être gracieux, etc.) qui peuvent être mises à part du reste des propriétés et qui devraient l’être. Selon la seconde image, à peu près n’importe quel exemple de propriété peut compter comme une propriété pertinente du point de vue esthétique, mais que ce soit ou non le cas dépend du contexte. Mon but est de soutenir que la seconde image peut être plus prometteuse que la première pour aborder nombre des problèmes traditionnels qui se posent en esthétique.
Propriétés pertinentes du point de vue esthétique versus propriétés esthétiques
28J’espère montrer que le remplacement du concept de propriétés esthétiques par celui de propriétés pertinentes du point de vue esthétique peut être une idée fertile, au moins dans certains débats classiques. Les philosophes des sciences parlent souvent de programmes de recherche scientifiques progressistes et dégénérescents (Lakatos, 1970 ; Lakatos, 1974). Un programme de recherche scientifique est une séquence temporelle d’un ensemble de théories scientifiques. Un programme de recherche progressiste ne contredit pas de données nouvelles et il effectue de nouvelles prédictions et de nouvelles explications. Un programme dégénérescent contredit parfois des données nouvelles et n’effectue pas (ou presque pas) de nouvelles prédictions et de nouvelles explications. Si un programme de recherche dégénérescent contredit de nouvelles données, ceci ne réfute pas le programme de recherche ; il existe en effet de nombreuses manières de modifier le programme de recherche pour faire disparaître la contradiction. Toutefois ces modifications comportent l’ajout d’hypothèses supplémentaires, ad hoc, au « noyau » du programme de recherche, et elles n’ont qu’un seul but : trouver des justifications à la contradiction. Ces hypothèses supplémentaires constituent la « ceinture protectrice » d’un programme de recherche dégénérescent. Plus épaisse est cette ceinture protectrice, plus il est probable qu’il s’agit d’un programme de recherche dégénérescent. Plus un programme de recherche apporte de nouvelles prédictions et explications, plus il est probable qu’il soit progressiste. Imre Lakatos soutient qu’il vaut souvent la peine d’être loyal envers un programme de recherche dégénérescent pendant un certain temps (puisqu’il peut réussir à se redresser), mais s’il existe une alternative, un programme de recherche progressiste à l’horizon, la décision rationnelle à prendre est de sauter le pas et de rejoindre le programme progressiste.
29On peut faire une distinction semblable entre programmes de recherche philosophiques progressistes et dégénérescents, y compris dans des programmes de recherche philosophiques en esthétique. Un programme de recherche philosophique, comme un programme de recherche scientifique, n’est pas une théorie mais une séquence temporelle de théories qui partagent certaines hypothèses centrales importantes. Le physicalisme ou l’utilitarisme sont des exemples possibles de programmes de recherche philosophiques. Un programme de recherche philosophique progressiste devrait être en mesure d’expliquer et de prédire de nouvelles données, mais en la matière pas nécessairement des données empiriques. Si on peut, par exemple, appliquer avec succès un programme de recherche philosophique à une sous-discipline nouvelle, négligée jusque-là, ou s’il peut expliquer un nouveau phénomène, négligé jusque-là, il est probable qu’il est progressiste. S’il rencontre des objections nombreuses qu’il ne peut écarter qu’en postulant des hypothèses ad hoc, dont le seul dessein est de fournir une justification à ces objections, alors il est probable qu’il s’agit d’un programme de recherche philosophique en voie de dégénérescence.
30Je considère que se servir des propriétés esthétiques pour aborder des problèmes en esthétique est un programme de recherche et que se servir des propriétés pertinentes du point de vue esthétique est un autre programme de recherche. Souvenez-vous qu’un programme de recherche n’est pas une théorie, c’est une séquence temporelle de diverses théories maintenues ensemble par un noyau commun. En même façon, des théories qui ont des conceptions très différentes sur ce que sont les propriétés esthétiques et qui se demandent, par exemple, si elles sont nécessairement évaluatives, peuvent encore faire partie du même programme de recherche, le programme de recherche qui a pour base la « propriété esthétique ».
31J’essaierai de montrer que le programme de recherche qui a pour base la « propriété esthétique » montre par des signes typiques que c’est un programme de recherche en voie de dégénérescence tandis que l’approche qui a pour base la propriété pertinente du point de vue esthétique est un programme de recherche progressiste.
32Premier exemple : que peuvent dire ces deux programmes de recherche sur l’art conceptuel ? Une manière très répandue de décrire le mouvement de l’art conceptuel consiste à dire qu’il ôte toute pertinence aux considérations relatives aux propriétés esthétiques. L’art conceptuel n’essaie pas d’être beau mais il n’essaie pas non plus d’être laid. La question de la beauté ou de la laideur n’a tout simplement plus de pertinence (au moins dans un certain art conceptuel, voir Sircello, 2013 pour une distinction entre un art fortement et faiblement non perceptuel, où il soutient que cela n’est vrai que de l’art fortement non perceptuel). Comment le programme de recherche qui a pour base la « propriété esthétique » peut-il alors traiter de l’art conceptuel ?
33Une approche possible que peut adopter ce programme de recherche est de viser les propriétés esthétiques non pas de l’objet physique en face de nous mais des idées qui sont exprimées dans l’objet physique (Goldie et Schellekens, 2009). Bien que ce soit une avancée admissible (et astucieuse), il est difficile de ne pas la voir comme une manière d’ajouter des hypothèses supplémentaires, ad hoc, au « noyau » du programme de recherche, et ayant pour seul dessein de fournir une justification à la contradiction. Ces hypothèses supplémentaires relatives aux propriétés esthétiques des idées sont bien près d’être une parfaite illustration de ce qui constitue la « ceinture protectrice » d’un programme de recherche dégénérescent.
34Mettez cela en contraste avec le programme de recherche qui a pour base la « propriété pertinente du point de vue esthétique ». Une manière dont ce programme de recherche peut décrire l’art conceptuel est qu’il s’agit d’une tentative de rendre pertinentes des propriétés qui sont en apparence dénuées de pertinence esthétique. En fait, nous pouvons même décrire l’attrait de l’art conceptuel en disant que les artistes conceptuels attirent notre attention sur des propriétés pertinentes du point de vue esthétique qui ne sont pas des propriétés esthétiques. Le programme de recherche qui a pour base la « propriété pertinente du point de vue esthétique » peut faire de nouvelles prédictions et fournir de nouvelles explications, ce qui constitue la marque des programmes de recherche progressifs.
35Deux exemples rapides : La Joconde Rasée de Marcel Duchamp est une image qu’il est impossible de distinguer par la perception d’une reproduction fidèle de La Joconde de Léonard. Mais Duchamp avait réalisé auparavant une autre image (L.H.O.O.Q.) où il avait dessiné une moustache et une barbe sur l’image de La Joconde. La Joconde Rasée de Duchamp fait référence à cette image antérieure et nous la voyons sans doute différemment de la manière dont nous voyons l’original de Léonard : la moustache et la barbe manquantes font partie de notre expérience alors que ce n’est pas le cas lorsque nous regardons l’original de Léonard. Le second exemple est Dessin de de Kooning effacé de Robert Rauschenberg qui n’est rien de plus que ce qu’il dit être : tout ce que nous voyons est une feuille de papier vierge (avec dessus des traces à peine visibles du dessin effacé).
36Dans le cas de la pièce de Rauschenberg, la propriété d’avoir été produite en effaçant un dessin de de Kooning est une propriété pertinente du point de vue esthétique. Et une propriété pertinente du point de vue esthétique surprenante puisque ce n’est pas une propriété observable. Mais ce n’est une propriété esthétique selon aucune définition d’une propriété esthétique. Elle est pourtant extrêmement significative pour comprendre cette œuvre. Et dans le cas de La Joconde Rasée, la propriété de se rattacher à une œuvre antérieure, L.H.O.O.Q., est une propriété pertinente du point de vue esthétique mais elle n’est pas une propriété esthétique. Lorsqu’il est question d’art conceptuel, les propriétés pertinentes du point de vue esthétique (et tout spécialement les propriétés pertinentes du point de vue esthétique qui sont improbables) semblent extrêmement importantes10.
37Second exemple : le cadre original de Lakatos portait sur les programmes de recherche scientifiques et dans ce contexte il est assez facile de voir ce qui constituerait les « données », à savoir des observations empiriques. Lorsque nous adaptons le cadre de Lakatos pour traiter des programmes de recherche philosophiques, il est beaucoup moins clair de savoir ce qui serait l’équivalent des « données » : nous avons vu qu’il n’est pas nécessaire que ce soit quelque chose d’empirique (et dans certains cas, disons lorsque nous traitons de programmes de recherche métaphysiques, il est difficile de voir ce que pourrait même signifier « données empiriques »). Mais alors comment allons-nous comprendre une des plus importantes distinctions entre programmes de recherche progressistes et en voie de dégénérescence, à savoir le fait que, tandis que les premiers sont en cohérence avec de nouvelles données et peuvent les expliquer, les seconds manquent souvent de cohérence et ne peuvent expliquer les données ? Que sont les « données » de l’esthétique en ce sens ?
38Sans essayer de caractériser en détail ce que peuvent être de telles données, un ensemble de phénomènes qui jouerait le rôle de « données » dans ce contexte est notre pratique évaluative et critique. Il va de soi qu’il existe d’autres sites de données en plus de celui-ci mais notre pratique évaluative et critique est un tel site de données. Par conséquent, si un programme de recherche en esthétique est en cohérence avec notre pratique évaluative et critique et peut l’expliquer, nous avons une raison (qui n’est pas nécessairement concluante) de considérer qu’il est progressiste. S’il ne peut réaliser cela, il y a toutes chances qu’il soit dégénérescent. Et sur ce point, il peut sembler que le programme de recherche qui a pour base la « propriété esthétique » dispose d’un réel avantage puisque l’idée de propriétés esthétiques est tout entière liée à nos pratiques évaluatives et critiques – du moins est-ce le critère proposé par Sibley pour distinguer les propriétés esthétiques et non esthétiques. Rappelez-vous comment Sibley a introduit le concept de propriétés esthétiques : il a rassemblé des propriétés exprimées par des adjectifs dans « le discours évaluatif et critique sur les œuvres d’art » (Sibley, 1959, p. 422). Mais pour être en mesure de choisir entre les deux programmes de recherche, celui qui a pour base la « propriété esthétique » et celui qui a pour base la « propriété pertinente du point de vue esthétique », nous devrions alors demander ce que le « discours évaluatif et critique sur les œuvres d’art » est supposé faire. Qu’est-ce que les critiques sont censés faire ?
39Il devrait devenir clair ici que le discours évaluatif et critique sur les œuvres d’art n’est pas du côté de l’approche basée sur la « propriété esthétique », en dépit des affirmations de Sibley. Encore une fois, qu’est-ce que les critiques sont censés faire ? Ma réponse est que l’une des choses réellement importantes que les critiques sont censés faire est de montrer des propriétés de l’œuvre d’art qui modifient la manière dont nous en faisons l’expérience (et le font d’une manière qui produit une différence esthétique). Mais cela veut dire montrer des propriétés pertinentes du point de vue esthétique. Pas des propriétés esthétiques, des propriétés pertinentes du point de vue esthétique. Si un critique pointe l’accent italien du principal personnage masculin dans le film de Resnais, ceci pourrait modifier mon expérience entière du film ; je peux le voir davantage comme un étranger dont les actions prennent plus (ou moins) de sens. Mais ce n’est pas une propriété esthétique. Ainsi les propriétés pertinentes du point de vue esthétique jouent un rôle central dans le discours critique, bien davantage que les propriétés esthétiques. Si nous suivons la méthodologie même de Sibley, nous devrions nous focaliser sur les propriétés pertinentes du point de vue esthétique, non pas sur les propriétés esthétiques. Le critique n’accomplirait pas sa tâche s’il se contentait de montrer comme est beau et équilibré un tableau de Corot. Mais il accomplirait pleinement sa tâche s’il montrait comment les petites touches de rouge contribuent à la composition de la peinture.
40Mais alors le discours évaluatif et critique sur les œuvres d’art est du côté du programme de recherche qui a pour base la « propriété pertinente du point de vue esthétique ». C’est la seconde raison pour laquelle nous pouvons vouloir abandonner le programme de recherche qui a pour base la « propriété esthétique » et sauter le pas en faveur de celui qui a pour base la « propriété pertinente du point de vue esthétique11 ».
41Je dois souligner à nouveau que je ne cherche pas à exorciser les propriétés esthétiques. En fait, je pense qu’une des choses que devraient faire les critiques c’est de dire quelque chose sur la manière dont les propriétés pertinentes du point de vue esthétique s’associent aux propriétés esthétiques, comment les minuscules touches rouges contribuent à l’équilibre du tableau. Mais je pense que trop d’attention a été portée à l’extrémité propriété esthétique de cette relation et trop peu à l’extrémité propriété pertinente du point de vue esthétique. Le programme de recherche qui a pour base la « propriété pertinente du point de vue esthétique » aurait beaucoup à dire sur les propriétés esthétiques et sur la relation entre les deux sortes de propriétés. Mais leur concept central serait des propriétés pertinentes du point de vue esthétique.
42Parvenus à ce point, on pourrait objecter que la manière dont j’ai présenté le programme de recherche qui a pour base la « propriété esthétique » et le programme de recherche qui a pour base la « propriété pertinente du point de vue esthétique » est injuste car ces deux programmes de recherche ne s’occupent pas des mêmes problèmes et on ne devrait donc pas les considérer comme des concurrents directs. Afin de terminer l’argumentaire sur les avantages du programme de recherche qui a pour base la « propriété pertinente du point de vue esthétique » sur le programme de recherche qui a pour base la « propriété esthétique », je dois donc montrer que les débats et controverses les plus importants en esthétique qu’on aborde à l’aide du concept de propriétés esthétiques pourraient aussi être abordés à l’aide du concept de propriétés pertinentes du point de vue esthétique. En fait, on pourrait même soutenir qu’il est possible de réaliser certaines avancées si nous réinterprétons ces débats comme relatifs à des propriétés pertinentes du point de vue esthétique et non à des propriétés esthétiques.
43Considérez d’abord le débat opposant réalisme esthétique et antiréalisme esthétique. À première vue, ce débat porte strictement sur les propriétés esthétiques : est-ce que la beauté est dans l’œil du regardeur ou bien est-elle « là devant nous », attendant que nous la découvrions ? En langage moins fleuri, il s’agit de savoir s’il existe un fait (indépendant de l’esprit) en vertu duquel un particulier possède une propriété esthétique. Les réalistes esthétiques disent que c’est le cas ; les antiréalistes esthétiques disent que non12.
44Le dessein de ce livre n’est pas de résoudre le débat opposant réalisme et antiréalisme esthétique ou d’ailleurs d’en dire davantage à ce sujet. Comme nous l’avons vu, on pourrait faire valoir que ce débat relève réellement de la métaphysique appliquée. Ce qui est plus important, dans le contexte du livre, est qu’il est difficile de dire en quoi les considérations issues de la philosophie de la perception pourraient produire une différence ici. Il se peut donc que ce débat constitue un parfait exemple des limitations de l’approche que je recommande dans ce livre13.
45Ce qui est important du point de vue de ce chapitre, c’est ce qui suit. On peut s’inquiéter que le simple fait de formuler cette question cruciale en esthétique ne présuppose le concept de propriétés esthétiques. Nous serions alors en mauvaise posture pour élargir la portée explicative des propriétés pertinentes du point de vue esthétique lorsqu’on en vient au débat opposant réalisme et antiréalisme esthétique.
46Mais nous pouvons aussi formuler une version du débat opposant réalisme et antiréalisme esthétique à l’aide du concept de propriétés pertinentes du point de vue esthétique (et sans faire appel aux propriétés esthétiques). La question devient alors celle-ci : existe-t-il un fait (indépendant de l’esprit) en vertu duquel des propriétés d’un objet sont pertinentes du point de vue esthétique ? Les réalistes esthétiques diraient que c’est le cas ; les antiréalistes esthétiques diraient que non. Et il n’y a nul besoin de parler de propriétés esthétiques. La définition des propriétés pertinentes du point de vue esthétique ne nous engage pas dans un sens ou dans l’autre ; tout ce qu’elle dit est qu’une propriété est pertinente du point de vue esthétique si le fait d’y prêter attention produit une différence esthétique dans notre expérience.
47La question cruciale alors du point de vue du débat opposant réalisme et antiréalisme esthétique sera de savoir pourquoi le fait de prêter attention à ces propriétés pertinentes du point de vue esthétique fait une différence esthétique (et pourquoi le fait de prêter attention à des propriétés qui ne sont pas pertinentes du point de vue esthétique n’en fait pas). Existe-t-il un fait supplémentaire indépendant de l’esprit au sujet de ces propriétés qui rendrait spécial le fait d’y prêter attention (ce serait l’option réaliste) ? Ou bien est-ce tout ce que nous pouvons dire au sujet des propriétés pertinentes du point de vue esthétique, à savoir que le fait d’y prêter attention induit cet effet bizarre (ce serait l’option antiréaliste esthétique) ? Je ne vais pas prétendre qu’il est plus facile de répondre à ces questions qu’aux questions traditionnelles formulées lorsqu’on adopte pour base la « propriété esthétique » dans le cadre du débat opposant réalisme et antiréalisme esthétique14. Mais au moins ce sont des questions différentes.
48Une autre question majeure et largement discutée au sujet des propriétés esthétiques est de savoir si elles sont nécessairement évaluatives et si c’est le cas de quoi dépend leur valeur. Ici, de nouveau, mettre l’accent sur les propriétés pertinentes du point de vue esthétique semble faciliter les choses car il est clair que les propriétés pertinentes du point de vue esthétique peuvent être non évaluatives. Par exemple, la croix verte (X) sur le tableau de Klee n’est pas évaluative.
49En outre, nous avons vu que la même propriété esthétique peut porter une valeur positive dans un contexte et une valeur négative dans un autre ; par exemple, la grâce peut être à sa place dans certaines œuvres d’art mais pas dans d’autres. Si nous nous concentrons sur les propriétés pertinentes du point de vue esthétique, cette dépendance à l’égard du contexte est dès lors intégrée dans le concept lui-même ; la même propriété exactement peut être pertinente du point de vue esthétique dans un contexte mais totalement non pertinente dans un autre.
50On pourrait allonger la liste. Mais heureusement ces exemples étaient suffisants pour démontrer que le déplacement d’un programme de recherche qui a pour base la « propriété esthétique » vers un autre qui a pour base la « propriété pertinente du point de vue esthétique » n’équivaudrait pas à changer de question : les grands débats qui ont été pensés en termes de propriétés esthétiques peuvent aussi être pensés en termes de propriétés pertinentes du point de vue esthétique. Et, de façon cruciale, le fait de mettre l’accent sur des propriétés pertinentes du point de vue esthétique pourrait ouvrir la voie à des questions et des directions de recherche nouvelles et donc inexplorées jusqu’ici. Nous avons vu que l’une des marques à quoi se reconnaît un programme de recherche progressiste est qu’il peut effectuer de nouvelles prédictions et fournir de nouvelles explications. Je vais consacrer le reste de ce chapitre à montrer comment l’accent mis sur les propriétés pertinentes du point de vue esthétique pourrait ouvrir la voie à un sujet nouveau très important qui semble bloqué tant que nous nous en tenons à un programme de recherche qui a pour base la « propriété esthétique » : l’exploration de la relation entre l’esthétique et le perceptuel.
Percevoir les propriétés pertinentes du point de vue esthétique
51J’ai soutenu dans la dernière section que le programme de recherche qui se concentre sur les propriétés pertinentes du point de vue esthétique dispose d’un réel avantage sur le programme de recherche qui se concentre sur les propriétés esthétiques. J’ai donné deux raisons de penser cela. Je veux maintenant en ajouter une troisième, qui est une raison un peu plus compliquée. Un programme de recherche a toutes chances d’être progressiste et non dégénérescent s’il peut expliquer de nouveaux phénomènes et ouvrir la voie à de nouvelles directions de recherche. Et je soutiendrai que c’est exactement ce que fait le programme de recherche qui se concentre sur les propriétés pertinentes du point de vue esthétique : il peut donner une image beaucoup plus nuancée de la relation compliquée entre l’esthétique et le perceptuel que ne peut le faire le programme de recherche qui se concentre sur les propriétés esthétiques.
52Un bon point de départ pour cette discussion est le débat qui porte sur le fait de savoir si les propriétés esthétiques sont perçues. Je soutiens que nous n’avons aucune manière de répondre par principe à cette question. Mais si nous posons une question parallèle au sujet des propriétés pertinentes du point de vue esthétique, la réponse sera alors simple, directe, et elle ouvre la voie à la possibilité de répondre à des questions encore plus fondamentales au sujet de l’importance de la perception dans le domaine esthétique. Ceci fournirait une étude de cas pour pointer les avantages potentiels qu’il y a à recourir aux propriétés pertinentes du point de vue esthétique (plutôt qu’aux propriétés esthétiques) comme concept crucial en esthétique.
53Une question majeure en philosophie de la perception est celle de savoir quelles propriétés sont perçues et lesquelles sont inférées ou représentées sur un mode non perceptuel. Des croyances peuvent représenter que leurs objets possèdent n’importe quelle propriété. Dans le cas des états perceptuels, par contraste, l’ensemble des propriétés qui représentent que leurs objets les ont est limité. La question se pose du degré de limitation de cet ensemble de propriétés. La couleur est un bon candidat pour une propriété perçue, tandis qu’être fabriqué en Angleterre est un bon candidat pour une propriété représentée sur un mode non perceptuel. Mais il existe dans l’intervalle de nombreuses espèces de propriétés qu’il est plus difficile de catégoriser.
54Soit quelques candidats potentiels : on a soutenu que nous percevons les objets comme des arbres et des tables (Siegel, 2006), comme étant causalement efficaces (Siegel, 2005, 2009), comme comestibles, escaladables ou plus généralement Q-ables (Nanay, 2011a, 2012a), comme des agents (Scholl et Tremoullet, 2000), comme dotés d’une sorte de caractère normatif ou valeur (Kelly, 2010 ; Matthen, 2010), comme possédant des propriétés dispositionnelles (Nanay, 2011b), et comme ayant une valeur morale (Kriegel, 2007).
55Il est quelque peu surprenant qu’on n’ait pas tellement consacré d’analyses à un ensemble de candidats qui semble beaucoup plus plausible s’agissant de propriétés perçues : les propriétés esthétiques. Est-ce que nous voyons littéralement des choses comme belles ou comme gracieuses ou bien est-ce que nous inférons simplement qu’elles le sont (peut-être parce que nous voyons qu’elles ont d’autres propriétés, par exemple de forme et de couleur) ?
56Avant de nous tourner vers les manières d’aborder la question relative à la perception des propriétés esthétiques, nous devons repérer une ambiguïté dans la manière dont on a posé la question de savoir quelles propriétés sont perçues. La perception peut être consciente ou inconsciente. Par conséquent, les propriétés peuvent être perçues de manière consciente ou inconsciente. Comme l’ont montré de nombreuses expériences d’amorçage subliminal, on peut percevoir une propriété sans qu’on en soit conscient. Ainsi l’ensemble de propriétés qui est perçu consciemment sera, peut-on penser, plus étroit que l’ensemble de propriétés qui est perçu (consciemment ou inconsciemment). Les deux projets sont importants, mais je supposerai que ce qui importe dans le présent contexte n’est pas la représentation inconsciente, mais le fait de savoir si nous faisons l’expérience des propriétés esthétiques sur un mode perceptuel, c’est-à-dire de savoir si les propriétés esthétiques se manifestent dans notre phénoménologie perceptuelle ou dans notre phénoménologie non perceptuelle.
57Mais comment pouvons-nous aborder la question de savoir si on a une expérience des propriétés esthétiques de façon perceptuelle ? Comment tracer la frontière entre la phénoménologie perceptuelle et celle qui n’est pas perceptuelle ? Ce sont des questions fondamentales au sein de la philosophie de la perception telle qu’on la pratique, mais la méthodologie n’en est pas claire du tout.
58La plupart des arguments utilisés en philosophie de la perception pour et contre les affirmations que telle et telle propriété fait partie de notre phénoménologie perceptuelle se fondent sur ce qu’on a appelé la méthodologie des cas contrastés (voir Masrour, 2011 ; Siewert, 2002 ; Siegel, 2007 ; Kriegel, 2007 et Bayne, 2009). Le résultat est celui-ci : si nous trouvons que deux expériences (à titre de tokens) qui ne diffèrent que par le fait que la propriété P se manifeste dans l’une mais non dans l’autre et si les deux expériences diffèrent dans leur phénoménologie perceptuelle, alors la propriété P fait partie de notre phénoménologie perceptuelle. Voici un exemple. Lors d’un dîner, je suis en train de manger un morceau de viande que je prends pour du poulet lorsque mon hôte me dit que c’est en fait un morceau de viande de rat (ou de pigeon, etc. ; choisissez l’animal favori qui vous dégoûte). Mon expérience avant qu’il m’ait dit cela est E1 ; mon expérience après cela est E2. La seule différence entre E1 et E2 est qu’il existe une unique propriété, la propriété d’être un rat, qui se manifeste dans E2 mais non dans E1, E1 et E2 étant semblables à tous autres égards. Si je suis réellement dégoûté par les rats, alors on peut déduire que la phénoménologie de E1 et E2 est différente et que la viande aura un goût différent. Mais alors nous pouvons conclure que la propriété d’être de la viande de rat fait partie de notre phénoménologie perceptuelle (étant donné que c’est la seule différence entre E1 et E2).
59Le problème avec la méthodologie des cas contrastés est qu’il est difficile de régler les désaccords portant sur la phénoménologie. Si je dis que E1 et E2 diffèrent dans leur phénoménologie perceptuelle et si vous niez cela, savoir comment régler la question ne va pas de soi. Les intuitions diffèrent énormément en ce qui concerne le fait de compter un caractère phénoménal comme perceptuel. Est-ce que l’exemple de la viande de rat montre vraiment que la propriété d’être de la viande de rat fait partie de notre phénoménologie perceptuelle ? Si quelqu’un venait à prétendre que cette propriété fait partie de notre phénoménologie non perceptuelle, il est difficile de voir comment nous pourrions régler ce désaccord.
60Et ce problème se pose aussi lorsque nous essayons d’appliquer la méthodologie des cas contrastés à la question de la perception des propriétés esthétiques. Un exemple qui suivrait la structure générale de la méthodologie des cas contrastés se présenterait ainsi : supposez que je regarde une œuvre d’art mais que j’échoue néanmoins à voir sa beauté. Voilà E1. Maintenant, brusquement (ou peut-être pas de façon si soudaine, mais après avoir échangé avec un ami à son sujet), je regarde la même œuvre d’art et désormais je vois sa beauté. Voilà E2. En supposant que la seule différence entre les deux expériences est que la propriété esthétique d’être belle est représentée dans l’une mais non dans l’autre (hypothèse qui serait elle-même facile à mettre en doute), il nous faudrait encore la prémisse supplémentaire que les deux expériences diffèrent dans leur phénoménologie perceptuelle. Il semble évident que la phénoménologie (perceptuelle ou non perceptuelle) des deux expériences est différente. Mais ce dont on a besoin pour compléter l’argument serait de montrer que leur phénoménologie perceptuelle est également différente. Et ici nous butons de nouveau contre le problème du désaccord qu’on ne peut résoudre : si vous dites que la différence phénoménologique entre E1 et E2 est perceptuelle mais que je dise qu’elle est non perceptuelle, comment pouvons-nous décider qui a raison et qui se trompe ? La méthodologie des cas contrastés ne nous aidera pas à décider si les propriétés esthétiques font partie de notre phénoménologie perceptuelle.
61Désespérant de la méthodologie des cas contrastés, j’ai proposé une méthodologie différente qui semble fonctionner au moins dans le cas de certaines propriétés (Nanay, 2012b). J’ai suggéré qu’au lieu d’essayer de décider dans son fauteuil quelles propriétés sont perçues, il nous faut rechercher des données empiriques. Si nous rencontrons des patients avec des lésions cérébrales qui (a) voient consciemment l’objet x, (b) font l’expérience de la propriété P de x, mais (c) ne font pas l’expérience des propriétés de x de niveau inférieur, telles que forme, taille ou couleur, alors nous avons une bonne raison de conclure que la propriété P fait partie de notre phénoménologie perceptuelle. J’ai utilisé une étude de cas de patients souffrant de négligence unilatérale qui (a) voient consciemment l’objet x, (b) font l’expérience de la propriété d’action de x (la propriété de ce à quoi il peut servir), mais (c) ne font pas l’expérience des propriétés de x de niveau inférieur, telles que forme, taille ou couleur. Et j’ai soutenu que nous avons une bonne raison de conclure que les propriétés d’action font partie de notre phénoménologie perceptuelle, non seulement chez ces patients mais également chez les personnes qui n’ont pas de lésions cérébrales. Le squelette de l’argument est le suivant : supposons, à travers un raisonnement par l’absurde, que les propriétés d’action fassent partie de la phénoménologie non perceptuelle des patients. Qu’en est-il de leur phénoménologie perceptuelle ? Nous sommes forcés de conclure que ces patients manquent de toute phénoménologie perceptuelle pendant qu’ils accomplissent cette tâche de recherche visuelle. Les seules propriétés dont ils sont conscients sont des propriétés d’action, mais ces propriétés, selon la supposition du raisonnement par l’absurde, ne font pas partie de leur phénoménologie perceptuelle. C’est une conclusion très problématique, étant donné que ces personnes regardent des objets, accomplissent des tâches visuelles sur ce qu’elles voient, parlent de ce qu’elles voient, manipulent ce qu’elles voient et, ce qui est le plus important, affirment faire consciemment l’expérience de ce qu’elles voient. Si vous voulez éviter la conclusion qu’elles manquent complètement de phénoménologie perceptuelle (qu’il n’y a pour elles rien qui ressemble à voir ces objets), il nous faut nier la supposition du raisonnement par l’absurde, c’est-à-dire déclarer que c’est de façon perceptuelle qu’on fait l’expérience des propriétés d’action.
62Sans nous prononcer sur le point de savoir si c’est une méthodologie effective pour tracer en général la frontière entre les propriétés dont on fait et dont on ne fait pas l’expérience perceptuelle, il est tout à fait improbable de penser qu’elle fonctionnerait dans le cas des propriétés esthétiques. Pour pouvoir être en mesure d’appliquer cette méthodologie, il nous faudrait être capable de trouver des patients avec des lésions cérébrales qui présentent tout ce qui suit : a) ils voient consciemment l’objet x, b) ils font l’expérience de certaines des propriétés esthétiques de x, mais c) ils ne font pas l’expérience des propriétés de x de niveau inférieur, telles que forme, taille ou couleur. Eh bien, il serait agréable de disposer de patients de cette sorte (bien que pas si agréable pour eux), mais je n’en connais pas. Donc même si cette méthodologie de maintenir séparées la phénoménologie perceptuelle et celle qui ne l’est pas est viable quand il s’agit de propriétés d’action, elle ne sera d’aucun secours avec les propriétés esthétiques.
63Bref, nous ne disposons d’aucune méthode principielle pour répondre à la question de savoir si les propriétés esthétiques sont perçues. Qu’en est-il des propriétés pertinentes du point de vue esthétique ? Ici la réponse est simple car nous avons vu que certaines propriétés pertinentes du point de vue esthétique sont des propriétés toutes simples de forme ou de couleur. Les petites touches de rouge sur les tableaux de Corot sont pertinentes du point de vue esthétique ; faire attention à elles peut transformer complètement votre expérience esthétique et votre évaluation esthétique du tableau. Et même les participants les plus prudents aux débats sur « quelles propriétés esthétiques sont perçues » admettraient que les propriétés de forme, de couleur et de taille sont au nombre des propriétés représentées de façon perceptuelle. Mais alors certaines propriétés pertinentes du point de vue esthétique sont perçues (comme la croix X dans l’aquarelle de Klee ou les marques rouges sur les tableaux de Corot).
64Il semble donc incontestable que certaines propriétés pertinentes du point de vue esthétique sont représentées de façon perceptuelle. Mais il est tout aussi incontestable que certaines autres ne le sont pas. Être réalisé par tel artiste, par exemple, peut être une propriété pertinente du point de vue esthétique mais il est très improbable que ce soit une propriété représentée de façon perceptuelle. L’un des principaux avantages de se concentrer sur les propriétés pertinentes du point de vue esthétique plutôt que sur les propriétés esthétiques est que nous pouvons poser des questions tout en nuances sur les manières dont les propriétés pertinentes du point de vue esthétique se rapportent à nos expériences perceptuelles. C’est le sujet vers lequel je me tourne maintenant.
L’impact perceptuel des propriétés pertinentes du point de vue esthétique
65Nous avons vu que certaines propriétés pertinentes du point de vue esthétique sont représentées de façon perceptuelle. Ceci suggère qu’il existe un lien puissant entre certaines propriétés pertinentes du point de vue esthétique et les expériences perceptuelles. Mais certaines propriétés pertinentes du point de vue esthétique ne sont pas représentées de façon perceptuelle.
66Certaines propriétés pertinentes du point de vue esthétique sont sans doute représentées en imagination (ou par l’imagerie mentale). Il est bien connu que Degas situait des parties cruciales de la scène dépeinte hors du cadre du tableau ; en ce cas, au moins certaines propriétés pertinentes du point de vue esthétique sont imaginées. Dans Derrière la gare Saint-Lazare (Paris, 1932) d’Henri Cartier-Bresson, nous voyons un homme sauter par-dessus une flaque, avec un succès mitigé. Ce que nous voyons dans l’image est un homme en l’air. Mais il ne fait guère de doute que la représentation imaginaire de son atterrissage dans la flaque est également pertinente du point de vue esthétique (voir Nanay, 2009b). Dernier exemple, quelque peu différent : prenez l’installation suivante conçue par l’artiste conceptuel Jan Fabre (Sanguis/Mantis, 2001, Collection Angelos bvba) comprenant dix marteaux rouillés, cinq éprouvettes en verre remplies de sang, et trois pinceaux soigneusement rangés sur un plateau de table en verre. Une fois de plus, ce qui est ici pertinent du point de vue esthétique au-delà de ce que nous voyons est ce que nous imaginons (ou ce que nous procure l’imagerie). Dans chacun de ces trois exemples, on pourrait soutenir que, bien que les propriétés pertinentes du point de vue esthétique ne soient pas perçues, elles sont représentées de façon quasi perceptuelle ; après tout, l’imagination est censée être un processus quasi perceptuel. Mais au moins certaines propriétés pertinentes du point de vue esthétique ne sont pas même représentées de façon quasi perceptuelle.
67Prenez la propriété d’avoir été peint par Cézanne. Voici sans doute une propriété pertinente du point de vue esthétique : si nous prêtons attention à cette propriété, ceci peut entraîner une différence dans notre expérience (peut-être qu’alors nous accordons une attention plus grande à certains traits du tableau que nous considérons comme atypiques pour Cézanne). Mais avoir été peint par Cézanne n’est aucunement une propriété représentée de façon perceptuelle (ni davantage une propriété représentée de façon quasi perceptuelle). Aussi je tiens pour incontestable que certaines propriétés pertinentes du point de vue esthétique ne sont pas représentées de façon perceptuelle : nous regardons le tableau mais la propriété pertinente du point de vue esthétique à laquelle nous prêtons attention est une propriété représentée de façon non perceptuelle de cet objet (perçu).
68La question est alors de savoir si le fait de prêter attention à une propriété pertinente du point de vue esthétique même représentée de façon non perceptuelle modifie notre expérience perceptuelle. Certaines propriétés pertinentes du point de vue esthétique peuvent n’être pas représentées de façon perceptuelle. Ainsi prêter attention à au moins certaines propriétés pertinentes du point de vue esthétique peut ne pas être un cas d’attention perceptuelle. Mais même dans de tels cas, la question se pose : l’attention non perceptuelle à une propriété pertinente du point de vue esthétique représentée de façon non perceptuelle modifie-t-elle notre expérience perceptuelle ?
69Une réponse simple et directe à cette question serait de dire que, quand bien même l’attribution de propriétés pertinentes du point de vue esthétique n’a pas besoin d’être une attribution perceptuelle, elle peut modifier et elle modifie l’expérience perceptuelle qu’on fait ; s’il existe une différence dans l’attribution de propriétés pertinentes du point de vue esthétique, il peut y avoir et normalement il y a une différence dans l’expérience perceptuelle qu’on fait15. Ceci restaurerait le lien étroit entre les propriétés pertinentes du point de vue esthétique et la perception : alors que ce ne sont pas toutes les propriétés pertinentes du point de vue esthétique qui sont perçues, elles peuvent avoir et normalement elles ont des conséquences perceptuelles très importantes.
70Est-ce que les propriétés pertinentes du point de vue esthétique représentées de façon non perceptuelle ont quelque impact perceptuel ? J’ai défini les propriétés pertinentes du point de vue esthétique comme des propriétés telles que le fait d’y prêter attention produit une différence esthétique. Mais ceci laisse ouverte la question de savoir si le fait d’y prêter attention produit une différence perceptuelle, s’il modifie notre expérience perceptuelle.
71Pour régler la question, nous pouvons ici nous servir de considérations plus générales tirées de publications en philosophie de la perception relatives à la pénétration cognitive. Si la perception est un processus encapsulé sous forme informationnelle, comme l’ont pensé Danto et Fodor (voir notamment Danto, 2001a, 2001b, voir aussi Fodor, 1993), il est alors vraisemblable de conclure que les propriétés pertinentes du point de vue esthétique représentées de façon non perceptuelle n’ont aucun impact perceptuel. Pour utiliser la distinction de Danto (tirée de Danto, 2001a), les propriétés pertinentes du point de vue esthétique représentées de façon non perceptuelle peuvent modifier notre interprétation de ce que nous voyons. Mais cela ne pourrait pas modifier ce que nous voyons.
72Supposez à l’inverse que nous acceptions ces arguments (empiriques et conceptuels) qui visent à montrer que la perception est dans une grande mesure cognitivement pénétrable, qu’elle est sensible à l’influence de traitements descendants variés (voir Wollheim, 1993 ; Margolis, 1998, 2000 ; Lamarque, 2010 ; Stokes, 2014 sur la pénétration cognitive dans le contexte de l’esthétique, voir aussi Gandhi et al., 1999 ; Delk et Fillenbaum, 1965 ; Levin et Banaji, 2006 pour des raisons empiriques ainsi que Siegel, 2011 et Macpherson, 2012 pour des résumés philosophiques de ces débats). Alors nous pouvons maintenir que les propriétés pertinentes du point de vue esthétique représentées de façon non perceptuelle peuvent avoir et ont très souvent un impact perceptuel significatif (je reviendrai sur cette question à la fin du chapitre vi après avoir discuté plus en détail de la pénétration cognitive).
73Dans l’optique de ce chapitre, le point crucial est que cette question de la relation entre la perception et le domaine de l’esthétique peut seulement être soulevée en termes de propriétés pertinentes du point de vue esthétique et non en termes de propriétés esthétiques. Nous focaliser sur les propriétés pertinentes du point de vue esthétique ouvre ce nouveau et important domaine de recherche auquel faisait obstacle toute approche qui a pour base la « propriété esthétique ». Déplacer l’accent des propriétés esthétiques vers les propriétés pertinentes du point de vue esthétique présente l’avantage de nous rendre capables de poser ces questions autour de la relation entre la perception et l’esthétique plus en nuances et de commencer à s’en occuper, ce qui est exactement ce qu’on attendrait d’un programme de recherche progressiste.
Notes de bas de page
1 Voir aussi l’analyse de Michael Baxandall montrant l’importance de faire attention au clou dans Violon et Cruche de Braque, 1910 (Baxandall, 1994).
2 Comme le dit Oscar Wilde, « aucun objet n’est si laid que, sous certaines conditions de lumière et d’ombre, ou à proximité d’autres choses, il ne paraîtra pas beau ; aucun objet n’est si beau que dans certaines conditions il ne paraîtra pas laid » (Wilde, 1879, p. 111).
3 Une autre manière directe de mettre en relation les questions en esthétique et les questions en philosophie de la perception porte sur ce qu’il y a de différent entre la perception des photographies et la perception des images réalisées à la main, sujet que je n’aborderai pas dans ce livre (mais voir Walton, 1984 ; Currie, 1995 ; Carroll, 1995 ; Lopes, 2003 ; Cohen et Meskin, 2004 ; Abell, 2010 ; Nanay, 2010f ; Kulvicki, 2014).
4 Il m’arrivera d’écrire que ces propriétés sont représentées de façon perceptuelle. Comme nous l’avons vu, tout le monde ne pense pas que percevoir une propriété équivaut à la représenter de façon perceptuelle, étant donné que tout le monde ne pense pas que les états perceptuels sont des représentations. Mais c’est mon cas. Ceux qui sont d’un autre avis peuvent lire « percevoir des propriétés » lorsque (de temps à autre) j’écris « propriétés qui représentent de façon perceptuelle » dans ce qui suit.
5 Je dis « peu probable » parce qu’il est aisé d’imaginer une pièce d’art conceptuel dans laquelle cette propriété (ou tout autre propriété) devient pertinente du point de vue esthétique.
6 Prêter attention à une propriété non pertinente du point de vue esthétique peut modifier l’intensité de l’expérience qu’on fait (en supprimant des ressources) mais elle ne modifierait sans doute pas la valence de l’expérience qu’on fait.
7 Cette distinction, hélas, n’est pas toujours aussi claire qu’il semble : parfois prêter attention à une propriété de x nous fait apprécier davantage notre expérience parce qu’elle nous fait apprécier davantage x. Mais nous n’avons aucune raison de considérer que cette propriété est pertinente du point de vue esthétique, il peut simplement se faire que je remarque une propriété de x dont je n’avais pas conscience. Ainsi, à strictement parler, il serait nécessaire que nous élargissions la définition de la façon suivante (l’addition est mise en italiques) : si prêter attention à une propriété d’un particulier me conduit à apprécier davantage (ou moins) mon expérience de ce particulier, et non comme résultat de me faire apprécier davantage (ou moins) le particulier lui-même, c’est une propriété pertinente du point de vue esthétique.
8 Sans aucun doute, il existe d’autres manières d’exprimer ce qu’on devrait entendre par faire une différence esthétique et qui peuvent être préférables à celle que je viens d’esquisser ; encore une fois, l’objectif de ce chapitre n’est pas de défendre cette manière spécifique de penser au sujet des différences esthétiques. Il se peut que ceux qui traitent des propriétés esthétiques en esthétique donnent des définitions très différentes des propriétés esthétiques (s’ils en donnent). Dans une veine semblable, je ne veux pas lier l’argument utilisé dans ce chapitre au sujet de l’importance des propriétés pertinentes du point de vue esthétique à une manière spécifique et une seule de définir une différence esthétique (pourvu qu’elle soit non circulaire et évite l’effondrement qui ramène au concept de propriétés esthétiques).
9 Il vaut la peine de remarquer que tout le monde ne considère pas que les propriétés esthétiques sont des propriétés survenantes (voir Eaton, 1994).
10 On peut se demander si nous sommes en droit d’appeler ces propriétés des propriétés pertinentes du point de vue esthétique et il est important de souligner que c’est bien le cas : faire attention à elles produit une énorme différence esthétique (bien que cela puisse ne pas produire une différence s’il s’agit de trouver l’œuvre d’art belle, laide ou gracieuse ; il se peut que cela n’implique aucune différence dans les propriétés esthétiques attribuées). J’en dirai davantage sur le point de savoir si cette différence esthétique peut entraîner une différence perceptuelle à la fin de ce chapitre.
11 Ce n’est pas un déplacement si radical qu’il peut sembler car de nombreuses questions influentes en esthétique font déjà usage de concepts qui entretiennent des liens étroits avec les « propriétés pertinentes du point de vue esthétique » (ou au moins des liens plus étroits qu’avec les « propriétés esthétiques »). Un exemple est le concept de « catégories de l’art » (Walton, 1970). Savoir dans quelle « catégorie de l’art » faire entrer une œuvre d’art – c’était le point clé de Walton – influence énormément l’évaluation esthétique qu’on en fait. Dans ma terminologie, ceci impliquerait que l’appartenance à une catégorie de l’art est une propriété pertinente du point de vue esthétique. Ce n’est pas une propriété esthétique.
12 Ceci est une simplification quelque peu grossière du débat assez complexe entre réalisme et antiréalisme. Chose très importante, il faudrait en dire davantage sur le concept d’être indépendant de l’esprit. Certains partisans du réalisme esthétique, par exemple, soutiennent que les propriétés esthétiques sont dépendantes-de-la-réponse (une affirmation relative à la nature des propriétés esthétiques : x possède une propriété esthétique si et seulement si x provoquerait une certaine réponse dans des sujets d’une certaine sorte dans certaines circonstances), mais elles sont néanmoins indépendantes de l’esprit au sens où la possession de la propriété par l’objet ne présuppose pas que quelqu’un y réponde (voir Levinson, 2005 ; Matravers, 2005 ; Zangwill, 2001 pour des vues d’ensemble de ce déplacement.
13 Je ne peux résister à ajouter une note (assez développée) sur la manière dont la philosophie de la perception pourrait néanmoins, en dépit de tout, avoir sa pertinence même pour ce débat. Un des arguments les plus déterminants en faveur du réalisme esthétique est que c’est la seule conception qui puisse expliquer pourquoi nous avons tendance à trouver au moins un degré déterminé d’accord esthétique (voir Hume, 1757/1985 ; Goldman, 1993, 1995). Si l’on est un réaliste esthétique, il est facile d’expliquer cela : les œuvres d’art possèdent des propriétés esthétiques indépendamment de nous si bien que personne ne devrait être surpris que nous soyons d’accord à leur sujet. La propriété d’être circulaire est aussi une propriété qui existe indépendamment de nous et, comme on peut s’y attendre, il n’existe pas de débats piégés pour décider quels objets sont circulaires et lesquels ne le sont pas. L’argument en faveur du réalisme est que les antiréalistes esthétiques ne peuvent fournir une explication pour ce phénomène (voir Bender, 1996 ; Schellekens, 2006 ; Young, 1997 pour des résumés). Et voici l’enjeu décisif où l’appel à la philosophie de la perception, plus précisément à l’« effet de simple exposition », pourrait fournir une telle explication antiréaliste. Nous savons que l’exposition antérieure à un stimulus rend plus probable l’appréciation de ce stimulus (Fechner, 1876 ; Zajonc, 1968, 2001 ; Bornstein et D’Agostino, 1992) et ceci reste vrai si l’exposition antérieure n’a jamais été remarquée (Kunst-Wilson et Zajonc, 1980, Elliott et Dolan, 1998 ; Monahan et al., 2000). Le même effet a également été observé dans le contexte esthétique (Cutting, 2003, 2006a, 2006b, 2007) : au cours d’une leçon sur la perception visuelle, James Cutting a montré des images de tableaux pendant deux ou trois secondes, sans aucune explication ou commentaire tout au long du semestre, et à la fin du semestre il demanda aux étudiants de juger les tableaux. Ces jugements ont montré une corrélation claire avec la fréquence d’exposition. Cutting lui-même considère que ces résultats impliquent une version de l’antiréalisme esthétique (la raison pour laquelle nous aimons certaines œuvres d’art est que nous avons été exposés à elles, non parce qu’elles possèdent quelque propriété esthétique indépendante de l’esprit). Je pense que cette conclusion est bien trop hâtivement tirée, et il y a des tentatives pour montrer que le même effet n’est pas présent si on montre aux étudiants des images vraiment affreuses (Meskin et al., 2013). Il y a d’autres problèmes, comme le fait que les expériences de Cutting (mais également celles de Meskin et al., 2013) font usage d’une version de l’effet de simple exposition qu’on pourrait dénommer un « effet de simple exposition à un token » : l’exposition à un objet token rend plus probable l’appréciation positive de ce même objet token. Mais ce dont on aurait besoin pour se rapprocher d’une explication antiréaliste pour l’accord esthétique est la démonstration d’un « effet de simple exposition à un type » : l’effet que l’exposition à un objet d’un type rend plus probable l’appréciation d’autres tokens du type. J’explore les possibilités d’établir cette conclusion dans un article (Nanay, 2016), mais il est important de noter que ni les expériences de Cutting ni les expériences de Meskin et al. ne disent quelque chose sur cette option qui serait celle pertinente du point de vue du débat opposant réalisme et antiréalisme esthétique. Et même si l’on pouvait démontrer clairement qu’un tel « effet de simple exposition à un type » existe dans le contexte esthétique, ceci ne constituerait pas encore une raison positive d’approuver l’antiréalisme esthétique mais il fournirait une parade à l’un des arguments les plus déterminants en faveur du réalisme. Bref, il se pourrait que les considérations issues de la philosophie de la perception jouent, après tout, un rôle étonnamment important pour aborder le débat opposant réalisme et antiréalisme esthétique.
14 On pourrait soutenir que le réalisme au sujet des propriétés pertinentes du point de vue esthétique est plus facile à accepter que le réalisme au sujet des propriétés esthétiques, pour le même genre de raisons qui fait que le dispositionnalisme en philosophie de la couleur est plus facile à accepter que l’objectivisme fondé sur la réduction. Je ne développerai pas cette argumentation ici.
15 Un point semblable a été soulevé par Hopkins en 2005, encore qu’il parle de « traits significatifs du point de vue esthétique », ce qui peut être une simple variante notionnelle des « propriétés pertinentes du point de vue esthétique ».
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