Chapitre III. Les images
p. 49-77
Texte intégral
Percevoir une image
1Les images possèdent l’étrange pouvoir de montrer quelque chose qui n’est pas présent. Si vous regardez la photographie de votre grand-mère, vous la voyez ou vous semblez la voir, même si elle est très loin (et même si elle est décédée). À cet égard, les images sont assez semblables aux phrases. Les phrases peuvent aussi renvoyer à quelque chose qui n’est pas présent. La phrase « Le pont du Golden Gate est rouge » renvoie au pont du Golden Gate. Et même si cette phrase est écrite bien loin de San Francisco, elle parvient à renvoyer à quelque chose distant de milliers de kilomètres. La même chose vaut pour une image (que ce soit une photo ou un tableau) du pont du Golden Gate.
2Le cliché du pont du Golden Gate ainsi que la phrase « Le pont du Golden Gate est rouge » représentent tous deux que cette grande construction est rouge. Mais ils le font de façon très différente. Se pose alors la question : quelle est exactement la différence entre ces deux manières de représenter ? Une différence qui vient immédiatement à l’esprit est celle de la spécificité. Si je lis la phrase « Le pont du Golden Gate est rouge » et que je ne l’ai jamais vu ni vu aucune photographie de lui, je n’aurai aucune idée de la nuance exacte de sa couleur. Tout au contraire, si je vois un cliché du pont, j’aurai une information très spécifique sur sa teinte exacte. Comme l’on dit, une image vaut mille mots.
3Bien qu’il puisse sembler que ceci soit une manière intuitive de marquer la différence entre les images et les phrases, il est probable que ce n’est pas une très bonne façon de procéder. Je pourrais vous donner une phrase beaucoup plus complexe relative à la couleur du pont du Golden Gate, en la comparant à la couleur des tomates, des cerises, des véhicules de pompiers, etc. Lire cette phrase vous donnerait une assez bonne approximation de la nuance exacte de la couleur du pont, pourvu que vous ayez connaissance des tomates, des cerises et des véhicules de pompiers. Et je peux vous montrer un cliché du pont dans la lumière de l’aube, lorsque sa couleur paraît très inhabituelle. Ou bien je peux vous montrer une photo en noir et blanc. En ce cas, la phrase vous fournira des informations plus spécifiques sur la couleur que l’image. Ainsi rien de ce qui touche à la nature de ces deux espèces différentes de représentation ne garantit que la manière dont les phrases représentent soit déficiente alors que la manière dont les images représentent serait surchargée de détails. Mais alors quelle est la différence ? Qu’est-ce qui rend spéciales les images ?
4Il existe plusieurs manières d’envisager cette question qui se ramènent à trois grandes catégories. Nous pourrions essayer de situer cette différence dans la manière dont phrases et images sont structurées. Une façon très grossière de le faire serait de dire que les phrases possèdent des sujets et des prédicats tandis que les images ne possèdent ni sujets ni prédicats. Une manière plus complexe (beaucoup plus complexe) d’élaborer la différence syntaxique entre les phrases et les images est celle de Langages de l’art, le livre byzantin de Nelson Goodman (Goodman, 1968 ; voir aussi Kulvicki, 2006 pour une approche semblable).
5Une autre méthode pour situer la différence entre les phrases et les images se concentre sur les relations qu’elles ont avec ce qu’elles représentent. Un exemple très simple serait de dire qu’alors que les images ressemblent (peut-être pas parfaitement mais dans une certaine mesure) à ce qu’elles dépeignent, les phrases elles-mêmes ne ressemblent pas à ce dont elles traitent. La photographie du pont du Golden Gate ressemblera en quelque façon au pont lui-même – peut-être pas dans la couleur mais dans la forme, ou la « forme de contour », etc. Mais la phrase « Le pont du Golden Gate est rouge » ne ressemble au pont en aucun sens pertinent du terme. La phrase (une fois mise par écrit) et la photographie sont toutes deux des marques sur le papier, mais seule la dernière et non pas la première manifeste une quelconque ressemblance avec le pont du Golden Gate (voir Peacocke, 1987 ; Hopkins, 1998 ; Abell, 2009 pour des versions très – je veux dire vraiment – différentes de cette affirmation, voir aussi Greenberg, 2013 pour une critique).
6Sans exclure les versions relevant de ces deux grandes sortes d’approches pour situer la différence entre les phrases et les images, je veux me concentrer sur une troisième approche qui – ce ne sera sans doute pas une surprise dans le contexte de ce livre – met l’accent sur la perception. L’idée générale est que les images et les phrases sont perçues différemment. Une manière simple d’indiquer cette différence est que, lorsque nous regardons le cliché du pont du Golden Gate, nous voyons le pont en quelque manière, puisque nous voyons le pont du Golden Gate dans la photographie. Mais lorsque nous regardons un morceau de papier où figure la phrase « Le pont du Golden Gate est rouge », nous ne voyons pas pour cela le pont. Nous pouvons imaginer le pont, ou la lecture de cette phrase peut déclencher une puissante imagerie visuelle, mais nous ne voyons pas le pont dans ce morceau de papier.
7Je me suis concentré sur les similitudes et plus particulièrement sur les différences entre les images et les phrases. Mais il y a à l’arrière-plan une question encore plus fondamentale portant sur ce que sont les images et ce qui les rend différentes de tous les autres objets du monde (phrases comprises). Si nous adoptons la première approche, les images sont des objets dotés d’une sorte spécifique de structure syntaxique. Si nous adoptons la seconde approche, les images sont des objets qui ont une certaine relation (relation qui a sans doute à voir avec la ressemblance) avec les choses qu’elles représentent. Et si nous adoptons la troisième approche, les images sont des objets qui sont (ou sont censés être) perçus d’une certaine manière.
8C’est la troisième de ces approches qui m’attire, mais je ne la défendrai pas directement ici. La troisième approche remplace la question portant sur ce que sont les images par la question portant sur la manière dont nous percevons les images. Si nous comprenons ce qui rend spéciale la perception d’une image, nous obtenons une réponse automatique (disons, presque automatique) à ce qui rend les images spéciales : le fait qu’elles sont perçues d’une manière qui leur est propre.
9Mais la question relative à la perception d’une image est, envisagée en elle-même, une question intéressante et importante, indépendamment de l’usage qu’on fait ensuite de ce concept pour définir ce que sont les images. Même si l’on est convaincu qu’un scénario relatif à la syntaxe des images ou à leur relation avec l’objet dépeint est ce qui les rend spéciales, il n’en reste pas moins important de comprendre ce qui se passe lorsque nous percevons ces images (c’est en tout cas l’unique manière dont nous pouvons prendre conscience de leur syntaxe ou de ce à quoi elles ressemblent).
10Nous pouvons faire ressortir davantage ce point en considérant les deux espèces inhabituelles suivantes : les stéréogrammes (ou images dites Magic Eye) et les images anamorphiques. À première vue, les stéréogrammes ne ressemblent pas du tout à des images ; ils ressemblent à des motifs denses et variés sur un papier et semblent ne rien dépeindre du tout. Mais si vous les regardez à une distance de 20 centimètres environ et si vous défocalisez vos yeux, vous voyez en eux une scène tridimensionnelle. Ces images dépeignent une scène tridimensionnelle mais vous ne pouvez la voir que si vous regardez l’image d’une façon spécifique. Les images anamorphiques ne ressemblent pas non plus à première vue à des images, elles ressemblent à des marques non figuratives. L’exemple le plus célèbre est le crâne anamorphique qui figure au premier plan des Ambassadeurs de Hans Holbein. Vous ne pouvez voir le crâne si vous regardez l’image de face. Vous devez regarder la toile depuis un angle oblique pour voir ce que l’image anamorphique dépeint (voir Topper, 2000 pour un résumé).
11Il ne fait aucun doute que les deux approches, syntaxique et par ressemblance, auraient beaucoup à dire pour justifier que ces images sont des images (encore qu’elles puissent trouver les images anamorphiques plus faciles à expliquer que les stéréogrammes). Mais, indépendamment de la manière dont elles s’y prennent, elles ne peuvent ignorer l’élément central du puzzle : la manière dont il faut regarder l’image pour qu’elle soit vue comme une image. En ce sens, la question relative à la perception de l’image précède logiquement la question relative à ce que sont les images.
12Disposer d’une explication convaincante de la perception de l’image peut ou non livrer une explication convaincante de ce que sont les images. Même si nous empruntons la troisième voie, on rencontre quelques plis supplémentaires à faire disparaître : les images sont-elles ces objets qu’on perçoit d’une certaine manière ? Ou bien ces objets perçus de cette manière par un « spectateur disposant de l’information appropriée » ? En certaines circonstances ? Et ainsi de suite. Et si nous empruntons la première voie (syntaxique) ou la seconde (par ressemblance), quand bien même nous disposerions d’une explication complète de la manière de percevoir les images, il reste encore beaucoup à faire pour arriver à une explication de ce que sont les images. Mais cela paraît être une bonne idée de commencer en essayant de comprendre la perception de l’image.
13La question relative à la perception de l’image est importante et présente un intérêt en dehors du fait de savoir si nous pouvons mettre un tel compte rendu de la perception d’image en connexion avec une explication de ce que sont les images. Voir une pomme en réalité et voir la photographie d’une pomme sont deux épisodes perceptuels différents. Ils ont manifestement quelque chose en commun car j’ai, me semble-t-il, une expérience perceptuelle de cette pomme dans les deux cas. Mais ils sont aussi très différents.
14Une différence entre voir une pomme en réalité et voir une image de la pomme est que dans le premier cas il est nécessaire que la pomme soit là pour que je puisse vraiment la voir en réalité (par opposition à en avoir une hallucination). Mais dans le cas de voir la pomme dans l’image, la pomme n’a pas besoin d’être là (et dans la grande majorité des cas, elle n’est de fait pas là). Certains philosophes de la perception seraient réticents à utiliser le terme pour décrire cet état perceptuel comme un cas d’authentique « vision » ; c’est qu’ils présupposent que, pour voir quelque chose, il faut que cette chose existe et qu’elle soit présente. Il se peut qu’ils ne soient nullement ravis de suivre la terminologie en usage dans les écrits sur la dépiction qui parlent de voir la pomme dans l’image. En fait la question fait débat dans ces écrits de savoir si voir une pomme dans l’image est réellement une sous-catégorie de voir la pomme (d’une certaine façon, à savoir dans l’image) ou simplement un cas de sembler la voir (voir Hopkins, 2012b pour un résumé). Dans mon texte, je suivrai la terminologie en usage qui glose la perception d’image comme le fait de voir quelque chose dans une image. Ceux qui souhaitent un usage plus raffiné du terme « voir » peuvent le lire comme « sembler voir ».
15Mais la remarque que ce qui est dépeint dans l’image n’a pas à être présent ni même à exister est importante pour mettre de côté un autre sujet qui pointe à l’arrière-plan, celui de la fictionalité. Je peux dessiner une sirène et l’image dépeindra quelque chose qui n’existe pas. Lorsque vous regardez ce dessin, vous verrez une sirène dans l’image, vous verrez quelque chose qui n’existe pas. Bien que ce pouvoir des images (ou d’autres représentations) de représenter des choses non existantes, fictionnelles, soit une question importante en esthétique, je l’ignorerai dans ce chapitre (voir cependant Nanay ms.).
Toile ou nature ?
16La question qui se pose alors est celle-ci : comment fonctionne mon esprit si je vois une pomme dans une image ? Et comment cet état mental diffère-t-il de mon état mental lorsque je vois une pomme en réalité ?
17Il semble que lorsque nous regardons une image, nous ne voyons pas une chose mais deux : la pomme dépeinte et l’image de la pomme. La surface bidimensionnelle de l’image (c’est-à-dire l’objet effectif qui est devant moi) et l’objet tridimensionnel dépeint dans l’image. Ainsi une question cruciale que toute explication de la perception d’image a besoin de clarifier est de savoir si nous voyons réellement ces deux choses et, si c’est le cas, comment il est possible de voir deux choses en même temps (dans la même région de mon champ visuel).
18Il semble qu’en la matière il n’y ait que trois options :
- nous ne voyons que la surface de l’image, non l’objet dépeint ;
- nous ne voyons que l’objet dépeint, non la surface de l’image ;
- nous voyons à la fois la surface de l’image et l’objet dépeint.
19L’option (iii) se présente quant à elle sous deux formes très différentes :
- a) nous voyons à la fois la surface de l’image et l’objet dépeint mais il y a alternance entre voir la surface et voir l’objet dépeint ;
- b) nous voyons à la fois la surface de l’image et l’objet dépeint et nous les voyons de façon simultanée.
20Selon l’option (i), nous ne voyons pas réellement l’objet dépeint. Étant donné qu’il n’est pas présent, peut-être imaginons-nous seulement qu’il est là. Ou peut-être imaginons-nous que notre expérience de la surface de l’image est une expérience de l’objet dépeint (c’est le compte rendu que propose Walton en 1990). Mais nous ne voyons pas, à strictement parler, l’objet dépeint. Tenter de préciser ce que veut dire « imaginer que l’expérience qu’on a de la surface est celle de l’objet dépeint » soulève de nombreux défis. De plus, il n’est pas du tout clair de décider si nous disposons vraiment, en tant qu’êtres humains, de ce mécanisme imaginatif extrêmement complexe, pour ne rien dire de ces animaux non humains qui sont en apparence capables de percevoir des images. Il faut ajouter qu’en empruntant cette route, nous ne pouvons plus dire que voir une pomme dans une image est l’une des manières de voir une pomme (ou qu’avoir une expérience perceptuelle de la pomme en tant que vue dans l’image est l’une des manières d’avoir une expérience perceptuelle de la pomme). Au lieu de tout cela, on a une manière d’imaginer voir la pomme.
21L’option (ii) nie que nous voyons réellement la surface de l’image. C’est une conception bizarre et quelque peu désespérée puisque la surface de l’image est juste devant nous et que c’est elle que nous regardons. Il existe toutefois un exemple important de vision d’images dans lequel la surface ne semble pas figurer dans notre expérience perceptuelle, c’est la manière dont nous sommes censés percevoir les images en trompe-l’œil, au moins durant une fraction de seconde. Les peintures en trompe-l’œil trompent l’œil (d’où leur nom) : elles nous dupent en nous incitant à penser que nous voyons l’objet dépeint en réalité, avant que nous réalisions que nous voyons une image. Mais il s’en faut que toutes les images soient des images en trompe-l’œil. Donc, même s’il est vrai qu’on voit seulement l’objet dépeint mais non la surface lorsqu’on regarde (et qu’on est dupé par) des images en trompe-l’œil, ceci n’est à l’évidence pas vrai en général.
22D’ordinaire, on attribue (à bon droit ou à tort) l’option (iii [a]) à Ernst Gombrich. Il rend compte de la perception d’image en disant que nous voyons à la fois la surface et l’objet dépeint mais que nous ne voyons jamais les deux en même temps. Nous oscillons entre voir la toile et voir la scène dépeinte. Bien que j’aie décrit cette conception comme un cas où nous voyons à la fois la surface de l’image et la scène dépeinte, il se peut qu’il soit plus approprié de la décrire comme une façon de combiner (i) et (ii). Plus spécifiquement, la proposition est que notre état perceptuel oscille entre (i) et (ii). Mais alors cette conception va hériter de certains problèmes au moins des options (i) et (ii).
23En définitive, la manière de penser la plus largement discutée au sujet de la perception d’image est (iii [b]) : nous voyons simultanément à la fois la surface bidimensionnelle de l’image et la scène dépeinte tridimensionnelle. On désigne souvent l’option (iii [b]) comme la Théorie de la Double Perception. Lorsque nous voyons quelque chose dans une image, nous sommes dans un état perceptuel double : nous voyons la surface et l’objet dépeint simultanément (voir Wollheim, 1980, 1987, 1998 ; Walton, 1990, p. 300-301 ; Walton, 2002, p. 33 ; Nanay, 2004, 2005 ; Feagin, 1998 ; Levinson, 1998 ; voir aussi Hopkins, 1998, not. p. 15-17 ; Maynard, 1994, not. p. 158-159 ; voir aussi Lopes, 1996, 2005, chapitre i ; et Kulvicki, 2006, p. 172-173 pour des vues d’ensemble assez critiques).
La Théorie de la Double Perception
24Je le répète, la Théorie de la Double Perception, c’est-à-dire l’option (iii [b]), affirme que lorsque nous voyons quelque chose dans une image, nous sommes dans un état perceptuel double : nous voyons la surface et l’objet dépeint simultanément. En l’état, la Théorie de la Double Perception présente quelque chose de bizarre car si nous voyons ces deux choses très différentes simultanément, comment est-il possible que notre expérience visuelle ne soit pas disjointe (ou confuse) [Hopkins, 2012b] ? Il peut y avoir d’autres manières de contourner cette difficulté, mais je veux suggérer que le recours à la philosophie de la perception peut nous y aider quelque peu.
25En passant en revue les quatre options ci-dessus, j’ai assimilé implicitement « voir » avec « avoir une expérience perceptuelle consciente de » ou « faire visuellement attention à ». Or la difficulté relative au caractère disjoint dans la Théorie de la Double Perception n’est une difficulté que si « voir » est interprété de cette manière. Mais la philosophie de la perception – ainsi que des centaines d’expériences d’amorçage subliminal – nous apprennent qu’il y a bien des manières de voir quelque chose. En premier lieu, voir peut être conscient ou inconscient (Marcel, 1983 ; Weiskrantz, 1997). En second lieu, nous prêtons attention à certains des objets et propriétés que nous voyons et non pas tous (Mack et Rock, 1998 ; Simons et Chabris, 1999). La relation entre ces deux distinctions est compliquée parce que la relation entre l’attention et la conscience est compliquée ; par exemple, il n’est pas clair de savoir si l’attention est nécessairement consciente (probablement pas, voir Cohen et al., 2012 ; Jiang et al., 2006 ; Kentridge et al., 1999, 2008).
26Afin de surmonter ces difficultés, je me concentrerai sur la distinction entre faire attention à quelque chose que nous voyons et ne pas y faire attention (en partie à cause de l’accent mis sur le concept d’attention tout au long de ce livre)1.
27Nous ne prêtons pas attention à la plupart des choses qui sont dans notre champ visuel. En fait, nous prêtons attention à très peu de propriétés de très peu de choses la plupart du temps. Et, comme le montrent les expériences sur la cécité non attentionnelle, ce à quoi nous prêtons attention et ce à quoi nous ne prêtons pas attention a un impact important sur notre expérience perceptuelle (Mack et Rock, 1998). Voici probablement la plus célèbre des expériences sur la cécité non attentionnelle (Simons et Chabris, 1999). Vous voyez une vidéo dans lequel des gens font circuler un ballon de basket. Vous êtes censé compter le nombre de fois dont les membres de l’équipe habillés en blanc échangent la balle entre eux. La plupart des participants qui suivent la consigne ne remarquent pas qu’un homme vêtu en gorille traverse tranquillement l’écran et occupe une partie significative de l’écran pendant un long intervalle de temps. Étant donné que leur attention est dirigée ailleurs (sur les passes du ballon de basket), de nombreux sujets sont totalement inconscients de sa présence. S’il n’y a pas de tâche de comptage à réaliser, tout le monde remarque immédiatement le gorille.
28Une manière d’interpréter cette expérience est de dire que nous ne sommes pas conscients de ces objets ou propriétés auxquels nous ne prêtons pas attention ; nous ne sommes pas conscients du gorille parce que nous n’y prêtions pas attention. La conscience requiert l’attention : si nous ne faisons pas attention à quelque chose, nous n’en deviendrons pas conscients. Bien que pour ma part je tienne cette interprétation pour fondamentalement correcte, je ne m’appuierai pas sur elle ici, car il existe une interprétation alternative selon laquelle vous êtes conscient du gorille mais vous l’oubliez immédiatement. D’après cette conception, nous pourrions parler d’amnésie non attentionnelle mais non pas de cécité non attentionnelle (voir Wolfe, 1999). Pour mes desseins présents, tout ce que j’ai besoin de présupposer est que l’allocation de l’attention influence significativement notre expérience des objets perçus. De manière cruciale, les études sur l’amorçage montrent que même les objets qui ne retiennent pas notre attention (comme le gorille) peuvent fonctionner comme amorce (c’est-à-dire que cela nous prépare à reconnaître plus rapidement les stimuli qui ont un rapport avec les gorilles [Mack et Rock, 1998]). Cela montre que, soit qu’on ne fasse pas l’expérience de l’objet auquel on ne prête pas attention, soit qu’on en fasse l’expérience très brièvement et qu’on l’oublie immédiatement, il est néanmoins perçu (sans doute de façon inconsciente), et que c’est la raison pour laquelle il peut avoir un effet d’amorçage. En bref, nous pouvons voir des objets, que nous prêtions attention à eux ou non.
29Comment ces considérations s’appliquent-elles lorsque nous nous tournons vers la perception d’image ? Si nous tenons compte des différentes manières de voir quelque chose, nous aurons alors plus d’options que les quatre que j’ai résumées ci-dessus. Nous pouvons voir la surface de l’image en faisant attention à elle ou sans le faire, et il en va de même de la vision de la scène dépeinte. Une interprétation plausible de la Théorie de la Double Perception serait que normalement on ne prête pas attention à la surface de l’image lorsqu’on voit des choses dans des images. Nous faisons attention à la scène dépeinte. Nous pouvons cependant prêter attention à la surface de l’image et cette façon de faire attention jouera un rôle important quand nous tenterons de comprendre l’appréciation esthétique des images (voir Clark, 1960, p. 17, p. 26-27). Mais normalement nous prêtons seulement attention à la scène dépeinte et non pas à la surface de l’image2.
30Souvenez-vous du souci relatif à la Théorie de la Double Perception, le fait qu’elle pourrait engendrer une sorte d’expérience disjointe ou confuse dans laquelle les propriétés de la scène dépeinte sont livrées en vrac avec les propriétés de la surface de l’image. Cette difficulté disparaît si nous considérons que la surface de l’image ne retient pas l’attention. Tout comme le gorille qui ne retient pas l’attention échoue à apparaître dans notre expérience du jeu de basket, les propriétés de la surface de l’image (dans les cas normaux) échoueront aussi à apparaître dans notre expérience de l’image. Il en résulte que ces propriétés ne sont pas en position de rendre cette expérience disjointe3.
31On peut s’inquiéter que cette manière d’envisager la perception d’image qui s’arrange pour éviter l’objection de la disjointure n’y parvient qu’en assumant une autre supposition problématique portant elle aussi sur la phénoménologie de la perception d’image. Cette nouvelle supposition problématique est que voir quelque chose dans une image est très semblable à voir quelque chose en réalité, voire qu’il n’est pas possible de les distinguer. Si la surface ne retient pas l’attention alors que l’objet dépeint le fait, alors c’est sans doute l’objet dépeint et non la surface qui apparaîtra dans notre phénoménologie. Mais bien qu’il puisse en aller ainsi dans les images en trompe-l’œil (ou peut-être même les images naturalistes), ce n’est clairement pas le cas lorsque nous regardons des images impressionnistes, expressionnistes, cubistes, ou pratiquement toutes les dépictions qui ne sont pas hyper-naturalistes. Je pense que c’est un problème important que toutes les explications de la perception d’image doivent aborder, et je le ferai à la fin de ce chapitre (lorsque toutes les ressources conceptuelles pour le faire seront à notre disposition). Je soutiendrai qu’il est possible de préserver la force de certaines des considérations en faveur de la double perception sans faire face à certains des problèmes de la Théorie de la Double Perception si nous ajoutons en supplément un troisième pli. Mais avant de transformer la double perception en triple perception, il me faut clarifier une confusion potentielle sur le concept de double perception, confusion qui vient de ce qu’on mélange des questions sur la perception d’image à des questions sur l’appréciation esthétique des images.
Perception de l’image versus appréciation esthétique des images
32Il est très facile de confondre le débat philosophique sur la perception d’image avec le débat philosophique sur l’appréciation esthétique des images. De fait, il n’y a guère de doute que deux des pères fondateurs des études sur la dépiction, Ernst Gombrich et Richard Wollheim, n’ont cessé d’osciller l’un et l’autre entre ces deux questions très différentes.
33On caractérise souvent l’appréciation esthétique des images comme l’appréciation des images en tant qu’images. L’appréciation esthétique des images est clairement une sous-catégorie de la perception d’image. Ce ne sont pas tous les cas de perception d’image qui comptent comme appréciation esthétique de l’image perçue. Le plus souvent, en fait dans la grande majorité des cas, nous voyons quelque chose dans une image mais nous n’apprécions pas l’image de façon esthétique, nous n’apprécions pas l’image en tant qu’image. Quand vous regardez une série ou des publicités à la télévision, lorsque vous feuilletez le magazine présent dans les avions ou que vous regardez les dessins figurant sur le dépliant des consignes de sécurité, vous voyez des choses dans les images. Mais il est peu probable que vous appréciez ces images de façon esthétique (encore qu’il ne soit pas impossible, bien sûr, de le faire). On peut apprécier ce qui est dépeint dans une image sans apprécier l’image en tant qu’image.
34Il y a donc vraiment deux questions différentes concernant la perception d’image : que se passe-t-il dans notre esprit lorsque nous voyons des choses dans des images et que se passe-t-il dans notre esprit lorsque nous voyons des images de manière à les apprécier aussi de façon esthétique. La réponse à ces deux questions différentes va à coup sûr être très différente.
35Comment est-il alors possible que tant Gombrich que Wollheim semblent avoir donné la même réponse à ces questions ? Étaient-ils confus au point d’échouer à faire cette distinction toute simple ? Ou bien avaient-ils une intellectualité si forte qu’ils étaient dans l’incapacité de regarder des images sans les apprécier de façon esthétique ? Une manière plus naturelle de lire ces philosophes (je me concentrerai ici sur Wollheim) est de comprendre qu’ils proposaient deux réponses indépendantes : une au sujet de la perception d’image en général et une au sujet de l’appréciation esthétique des images, et qu’ils oscillaient (fort à propos pour Gombrich) entre les deux sans le remarquer.
36Richard Wollheim considérait que voir la surface de l’image et l’objet dépeint simultanément était un trait crucial à la fois de la perception d’image en général et de l’appréciation esthétique des images. Encore une fois, pour que ceci n’engendre pas de paradoxe, il fallait que par « voir » il ait voulu dire des choses différentes dans voir la surface et l’objet dépeint simultanément lorsqu’il aborde les deux questions. Et nous pouvons – en fait nous devrions – maintenir séparées ces deux affirmations très différentes, tant que nous nous servons du concept approprié de voir. Nous avons vu qu’une manière de rendre opératoire la proposition relative à la vision simultanée lorsqu’on en vient à comprendre la perception d’image (non l’appréciation) est de faire intervenir le concept d’attention et de soutenir que, bien que nous voyions simultanément la surface et la scène dépeinte, nous ne prêtons pas simultanément attention aux deux, nous ne prêtons attention qu’à la dernière. Mais ces cas spéciaux dans lesquels nous apprécions les images de façon esthétique sont différents. Ici, en plus de voir simultanément l’image et la scène dépeinte, nous prêtons aussi attention simultanément à la surface et à la scène dépeinte.
37Voilà une occasion de mobiliser notre attention distribuée, concept que j’ai introduit au chapitre ii : une attention distribuée en ce qui concerne les propriétés mais ciblée en ce qui concerne les objets. Lorsque nous apprécions les images de façon esthétique, notre attention est distribuée sur l’ensemble des propriétés de la surface et des propriétés de la scène dépeinte simultanément. Chaque fois que nous voyons quelque chose dans une image, nous voyons à la fois la surface et la scène dépeinte. Nous pouvons prêter attention à l’une ou à l’autre, bien que normalement nous ne prêtions attention qu’à la dernière. Mais nous pouvons diriger notre attention vers la surface de l’image aussi bien que vers la relation entre les deux. Et c’est ce qui se passe lorsque nous apprécions des images de façon esthétique. L’appréciation esthétique des images est une forme de perception d’image dans laquelle notre attention est mobilisée sur un mode particulier.
38Pour embrouiller un peu plus les choses, la conception de l’appréciation esthétique des images que j’ai esquissée dans les deux derniers paragraphes est elle aussi souvent dénommée « Théorie de la Double Perception » : pour pouvoir apprécier une image de façon esthétique, il est nécessaire de mobiliser une attention double, à savoir prêter attention à la fois à la surface de l’image et à l’objet dépeint. Richard Wollheim qui a introduit le terme de « double perception », comme nous l’avons vu, ne fait pas de distinction entre ces deux affirmations et il ne fait pas de distinction entre les deux concepts différents de double perception qui sont en jeu lorsqu’on aborde ces deux questions très différentes (voir Nanay, 2011c pour repérer lequel de ces deux concepts de double perception Wollheim a utilisé et où).
39Mais alors chaque fois que nous nous exprimons sur la double perception, nous devons bien rendre explicite lequel des deux concepts nous avons à l’esprit. Le concept de double perception que nous devrions prendre au sérieux dans le contexte de la perception d’image est la représentation perceptuelle simultanée de la surface et de l’objet dépeint. C’est une double perception au sens dont on a soutenu qu’elle est nécessaire pour la perception d’image. Et le concept de double perception que nous devrions prendre au sérieux dans le contexte de l’appréciation esthétique des images est l’attention perceptuelle simultanée apportée à la fois à la surface de l’image et à la scène dépeinte. C’est une double perception au sens dont on a soutenu qu’elle est très importante pour comprendre l’appréciation esthétique des images.
40On pourrait penser qu’il est fâcheux que ces phénomènes très différents soient tous deux dénommés « double perception » et blâmer Wollheim d’avoir embrouillé le lecteur en rendant deux idées séduisantes beaucoup moins séduisantes en brouillant la différence entre elles. Mais je veux suggérer que nous aurions pu avoir de bonnes raisons de nous servir conjointement de ces deux arguments (tout en reconnaissant qu’ils sont différents). Notre perception des images est un état perceptuel double : nous percevons à la fois la surface de l’image et l’objet dépeint. Ceci est vrai de tous les cas de perception d’image, qu’ils soient ou non de nature esthétique. Or cette affirmation reste muette sur ce à quoi nous prêtons attention. Lorsque nous voyons une image, nous pouvons faire attention à des traits variés de cette image. Nous pouvons faire attention seulement à l’objet dépeint, c’est ce qui se passe normalement. Mais nous pouvons également prêter doublement attention, à la fois à la surface et à la scène dépeinte. Si cela se produit, nous sommes dans le domaine de l’appréciation esthétique des images. Et une attention double est dès lors nécessaire (Nanay, 2012f, 2012g, 2012h).
41Tenir compte d’une explication de l’appréciation esthétique des images constitue une exigence importante pour toute conception de la perception d’image. Et la Théorie de la Double Perception présente à cet égard une simplicité explicative impressionnante car, une fois comprise comme un compte rendu de la perception d’image, la Théorie de la Double Perception fournit déjà toutes les ressources conceptuelles pour comprendre l’appréciation esthétique des images.
De la Double Perception à la Triple Perception
42La Théorie de la Double Perception est un bon point de départ pour comprendre la perception d’image. J’ai commencé ce chapitre par la question générale de la relation entre les deux choses que nous semblons percevoir lorsque nous regardons une image : la surface bidimensionnelle de l’image et l’objet dépeint tridimensionnel. Si c’est bien la question, alors la Théorie de la Double Perception est une réponse séduisante. Mais je veux soutenir qu’il nous faut poser une question différente.
43Lorsqu’on traite de la perception d’image, il nous faut considérer non pas deux mais trois entités. Ce sont les suivantes :
- La surface bidimensionnelle de l’image.
- L’objet tridimensionnel que la surface de l’image encode visuellement.
- L’objet dépeint tridimensionnel.
44La nouveauté réside dans la distinction entre B et C qui ont été traités de manière interchangeable dans les écrits spécialisés4. Or bien qu’ils semblent souvent semblables, ce n’est pas toujours le cas. B et C s’écartent l’un de l’autre à partir du moment où l’image n’est pas pleinement naturaliste. Les caricatures fournissent un excellent exemple. Lorsque nous regardons une caricature (par exemple) de Mike Jagger, C est Mike Jagger lui-même. Mais B, l’objet tridimensionnel que la surface de l’image encode visuellement, possède des traits bien différents de Mike Jagger lui-même. Par exemple B a d’ordinaire des lèvres plus épaisses. Pour me servir d’un exemple plus relevé, dans l’un des portraits qu’Henri Matisse a faits de sa femme, le visage de Madame Matisse apparaît complètement vert. Ainsi le visage de B est vert mais le visage de C (c’est-à-dire le visage de Madame Matisse) n’est pas vert du tout. Un dernier exemple, tout à fait trivial : dans le cas des photographies en noir et blanc, B n’a pas de couleur, mais C en a. Encore une fois, B et C s’écartent l’un de l’autre à moins que l’image soit pleinement naturaliste.
45Ni B ni C n’ont besoin d’être complètement déterminés. Par exemple, dans le cas des photographies en noir et blanc, la couleur de B est seulement spécifiée de façon minimale, si même elle l’est. Dans le cas des images qui dépeignent des entités totalement inventées par l’artiste, C ne peut être déterminé que par les traits de B.
46Il nous faut donc rendre compte de la représentation de trois plis et non seulement de deux. La question est de savoir comment ils s’agencent. J’aborde en premier lieu la perception d’image puis je me tourne ensuite vers l’appréciation esthétique des images.
47Dans le cas de la perception d’image, si nous voulons utiliser les aperçus de la thèse de la double perception sans nous heurter aux difficultés qu’elle rencontre, il nous faut dissiper l’ambiguïté relative à l’étiquette « la scène dépeinte » : renvoie-t-elle à B ou à C, à l’objet tridimensionnel encodé visuellement dans la surface ou bien à la scène réelle dépeinte ?
48Je veux dissiper cette ambiguïté en faveur de B. C’est B, l’objet tridimensionnel encodé visuellement dans la surface, que nous percevons. Et nous percevons également A, la surface de l’image. Jusque-là, ce n’est pas une conception triple mais double de la perception d’image. C n’a pas besoin d’être perçu, et quelquefois même il peut ne pas être représenté. Si je ne sais pas à quoi ressemble Mike Jagger, je percevrai néanmoins une personne dans l’image lorsque je regarde la caricature. On a une perception d’image mais, dans ce cas, C n’est pas même représenté. Mais lorsque C est représenté, il est représenté de façon quasi perceptuelle, grâce à notre imagerie mentale.
Les trois plis
49En progressant plus lentement, nous avons à traverser les trois plis que postule le compte rendu de la triple perception et à examiner comment ils sont représentés dans la perception (et s’ils ont tous besoin d’être représentés ainsi). J’aborde chacun des trois plis tour à tour.
La surface de l’image (A)
50Le premier pli est celui de la surface de l’image. La conception de la triple perception (comme la conception de la double perception) affirme qu’il est représenté de façon perceptuelle mais qu’on n’y prête pas nécessairement attention en percevant. Nous avons des raisons empiriques de penser que la surface de l’image est représentée de façon perceptuelle, même si on ne prête pas (toujours) attention à elle. La première raison empirique est simple et directe (voir Hagen et al., 1978), mais elle ne nous conduit qu’à affirmer que la surface de l’image est parfois représentée de façon perceptuelle. Soient deux présentations, celle d’un objet dépeint dans une image et le même objet exactement (de la même taille) derrière un écran ou du verre de couleur. Il existe une différence significative dans notre jugement portant sur la taille de l’objet dans ces deux présentations (même si l’image le dépeint sur le mode d’un trompe-l’œil). Étant donné que l’objet perçu/dépeint est de même taille dans les deux présentations et qu’il est vraisemblable (au moins dans le cas de la dépiction en trompe-l’œil) que la perception qu’on a d’elles est aussi la même. Mais alors la différence dans notre estimation doit être influencée par la perception de la surface de l’image dans la première présentation. On peut ne pas faire attention à cette perception et il en résulte (en particulier dans le cas de l’image en trompe-l’œil) qu’elle peut rester inconsciente. Mais les états perceptuels inconscients peuvent encore exercer sur nous un effet d’amorçage de manières variées et influencer nos actions, décisions et jugements.
51Une raison plus compliquée de penser que la surface de l’image est perçue (mais qu’on n’y prête pas nécessairement attention) a à voir avec un sujet qui fait débat en psychologie de la perception d’image, celui de la perception des images sous un angle oblique. Un fait curieux relatif à la psychologie de la perception d’image est que, lorsque notre position change devant l’image, la vue que nous avons de l’objet dépeint ne change pas (Vishwanath et al., 2005 ; Cutting, 1987 ; Goldstein, 1987 ; Halloran, 1989 ; Pirenne, 1970 ; Polanyi, 1970 ; Wollheim, 1980, p. 215-216 ; Matthen, 2005, p. 315-317). Même si nous regardons une image sous un angle oblique, nous ne voyons pas la scène dépeinte déformée. Cela est surprenant et réclame une explication, étant donné que la projection de l’objet dépeint sur notre rétine est très différente de ce qu’elle est lorsque nous regardons l’image de face.
52L’explication standard de ce phénomène consiste à dire que nous sommes conscients sous forme perceptuelle de l’orientation de la surface de l’image et que cette conscience compense l’obliquité de la vue, ce pourquoi nous ne voyons pas l’objet dépeint comme déformé. Cette proposition remonte au moins à l’analyse qu’a fait Pirenne en 1970, inspirée dit-on par une lettre d’Albert Einstein (voir Pirenne, 1970, p. 99 sq.).
53J’ai sensiblement simplifié ce problème (voir Kulvicki, 2006 ; Busey et al., 1990 ; Maynard, 1996 et Nanay, 2011c pour des versions moins simplifiées ; voir aussi Koenderink et al., 2004, p. 526, pour une conception dissidente et Nanay, 2015e pour une réponse). Il existe des cas où une telle compensation n’existe pas ; par exemple, lorsque nous regardons des fresques sur un plafond sous un angle oblique, nous voyons effectivement la scène dépeinte comme déformée. Cette différence nous fournit un indice sur la manière dont la surface de l’image est représentée dans la perception (j’ai personnellement soutenu que nous avons des raisons de conclure qu’elle est représentée par le sous-système visuel dorsal, voir Nanay, 2008, 2011c, 2015e). Mais même en mettant entre parenthèses ces complications, nous pouvons conclure que la surface de l’image est représentée de façon perceptuelle et que c’est la raison pour laquelle percevoir des images sous un angle oblique ne conduit pas à des distorsions. Ce fut une des raisons originelles qui incita Wollheim à parler de perception simultanée de la surface et de l’objet dépeint (Wollheim, 1980, p. 215-216).
L’objet tridimensionnel encodé visuellement dans la surface (B)
54Il peut sembler incontestable que l’objet tridimensionnel encodé visuellement dans la surface (B) est également perçu. Lorsque je vois une pomme dans une image, une pomme se manifeste d’une manière ou d’une autre dans mon expérience. Mais il n’est pas clair de décider si c’est B (l’objet tridimensionnel encodé visuellement dans la surface) ou C (la pomme effectivement dépeinte) qui se manifeste dans mon expérience. Je reviendrai sur cette question à la fin de la sous-section ; jusque-là, je veux rester neutre sur ce point et j’utiliserai simplement « pomme » comme paramètre fictif pour « B ou C ».
55La question réelle est de savoir si la pomme se manifeste dans mon expérience perceptuelle, et ceci est loin d’être clair. En fait, ceux qui insistent sur le rôle de l’imagination dans la perception des images vont le nier. Ils diront que nous ne faisons pas l’expérience de la pomme sous forme perceptuelle mais que nous faisons seulement l’expérience de la surface et que nous imaginons que notre expérience de la surface est l’expérience de la pomme. Mais l’expérience de la pomme est une expérience imaginée, non pas une expérience perceptuelle (Walton, 1990).
56En allant plus loin, nous pouvons aussi nous demander si nous avons en fait besoin de faire l’expérience de la pomme, que ce soit sous forme perceptuelle ou non perceptuelle. La perception, comme nous l’avons vu, peut être consciente ou inconsciente. Et la perception d’image peut également être consciente ou inconsciente. De nombreuses recherches expérimentales (sinon la plupart) qui démontrent des processus perceptuels inconscients (par exemple, chez des patients atteints de négligence unilatérale ou de vision aveugle aussi bien que dans le paradigme d’amorçage subliminal ou de cécité non attentionnelle) sont en fait menées sur des sujets qui font face à des images (Strahan et al., 2002 ; Eimer et Schlaghecken, 2003 ; Greenwald et al., 1996). Par conséquent, tout compte rendu général de la perception d’image, psychologique ou philosophique, devrait s’appliquer à la fois aux exemples conscients et inconscients de perception d’image. Dans le cas de la perception d’image inconsciente, nous ne faisons l’expérience de rien, nous ne faisons pas non plus l’expérience de la pomme. Mais nous percevons bien la pomme de façon inconsciente et c’est la perception de la pomme (non pas celle des marques sur la surface) qui nous prépare à nous comporter de certaines manières sans savoir que nous avons rencontré la pomme.
57Cette insistance mise sur la perception d’image inconsciente peut nous fournir une raison de nous méfier des comptes rendus de perception d’image fondés sur l’imagination. Si on tient la perception d’image pour consciente, alors, en dépit de toutes les critiques adressées aux comptes rendus fondés sur l’imagination, nous pouvons au moins donner sens à l’idée d’imaginer qu’une expérience en est une autre, à savoir imaginer que l’expérience de la surface de l’image est l’expérience de la pomme. Mais il est difficile de simplement formuler ce compte rendu dans le cas de la perception d’image inconsciente. Même si nous tenons compte de la possibilité pour notre imagerie mentale d’être inconsciente (Nanay, 2010d ; Phillips, 2014), imaginer qu’une expérience en est une autre est un épisode imaginatif qui semble par définition conscient (étant donné que ce que nous imaginons être quelque chose d’autre est quelque chose de conscient : une expérience). Il se peut que les comptes rendus de perception d’image fondés sur l’imagination fonctionnent ou ne fonctionnent pas pour la perception d’image consciente, mais il est extrêmement improbable qu’ils fonctionnent pour la perception d’image inconsciente.
58Mais écarter les comptes rendus de perception d’image fondés sur l’imagination ne nous fournira pas de raison positive de penser que la pomme fait l’objet d’une expérience perceptuelle (dans le cas de la perception d’image consciente). Nous verrons dans le chapitre iv combien il est difficile de distinguer les expériences perceptuelles de celles qui ne le sont pas. Mais indépendamment de la rigueur avec laquelle on distingue les phénoménologies perceptuelle et non perceptuelle, nous avons de bonnes raisons de maintenir que la pomme est incluse dans notre phénoménologie perceptuelle, c’est-à-dire qu’on en fait l’expérience sous forme perceptuelle.
59Considérez les images dites à « l’aspect naissant » (Lopes, 2005), comme l’image célèbre du dalmatien (voir figure 2). Lorsque vous regardez cette image, tout ce que vous voyez d’abord est un semis de taches noires sur un fond blanc. Mais pour finir vous voyez un dalmatien dans cette image. Là où un moment auparavant vous ne voyiez que des taches, maintenant tout à coup vous voyez un chien dans l’image. Davantage, tous les contours du chien que vous voyez maintenant sont des contours illusoires, comme les côtés du triangle de Kanisza, et il n’existe pas de marques sur le papier qui correspondraient aux contours du dalmatien (voir cependant Cavedon-Taylor, 2011 pour certaines différences importantes entre ces deux différentes sortes de contours illusoires). En d’autres termes, ce qui fait la particularité de ces sortes d’images est qu’avant de parvenir à voir le chien, vous ne voyez pas ces contours illusoires ; vous les voyez seulement une fois que vous avez vu le chien dans l’image. Votre phénoménologie change nettement lorsque soudain vous parvenez à voir le chien.
60Mais la question est de savoir si votre phénoménologie perceptuelle change. Supposez qu’elle ne change pas. En ce cas, votre phénoménologie perceptuelle devrait être ce qu’elle était lorsque vous pensiez regarder les marques non figuratives sur le papier. Tous les changements intervenant dans votre phénoménologie après avoir reconnu que c’est l’image d’un chien et non pas une composition abstraite sont des changements affectant votre phénoménologie non perceptuelle. Même si vous supposez que le chien lui-même ne fait pas l’objet d’une expérience perceptuelle, il est évident que les propriétés de surface donnent lieu à une expérience très différente après la transition ; par exemple ce n’est qu’ensuite qu’on fait l’expérience des contours illusoires. Et une fois qu’on fait l’expérience du chien, il n’est pas possible de ne pas être conscient de ces contours illusoires. Ainsi, même si nous restreignons la phénoménologie perceptuelle à la surface de l’image et en excluons le chien, la phénoménologie perceptuelle change encore en tant que conséquence du fait de voir quelque chose dans l’image5. Mais alors la supposition initiale, à savoir que le chien fait partie de notre phénoménologie non perceptuelle, devient complètement ad hoc puisque maintenir la supposition exigerait de postuler tous les changements qui suivent : nous faisons l’expérience perceptuelle de la surface de l’image, nous faisons l’expérience non perceptuelle du chien et cette expérience non perceptuelle modifie alors l’expérience perceptuelle que nous faisons de la surface de l’image (en fournissant les contours illusoires, par exemple). Il se peut qu’il ne soit pas impossible d’argumenter en faveur de cette manière de décrire le cas, mais cela implique la postulation ad hoc d’une expérience non perceptuelle et une influence top-down de cette expérience sur l’expérience perceptuelle. Une manière non ad hoc de décrire comment fonctionnent les images à « l’aspect naissant » serait de dire que le chien fait partie de notre phénoménologie perceptuelle et que c’est l’expérience perceptuelle du dalmatien qui rend possible que nous puissions faire l’expérience perceptuelle des contours illusoires (dont nous ne faisions pas l’expérience avant de devenir conscient du chien). Nul besoin de postuler soit une expérience non perceptuelle ad hoc, soit une influence top-down également ad hoc.
61Cet argument montre-t-il que B est perçu ou que C est perçu ? Il devrait être clair que si cet argument est concluant, il montre seulement que B est perçu. Il est possible qu’alors même que B serait perçu, C ne le soit pas – il est en effet représenté de façon non perceptuelle (voir section suivante). L’argument que j’ai utilisé dans cette sous-section est en cohérence avec cette conception. Si cet argument montre que le « chien » ou la « pomme » est perçu, on doit comprendre cela comme des affirmations relatives à B, c’est-à-dire à l’objet tridimensionnel encodé visuellement dans la surface. L’argument montre que nous percevons l’objet tridimensionnel encodé visuellement dans la surface.
L’objet dépeint (C)
62Jusqu’à présent, j’ai soutenu que A (la surface de l’image) et B (l’objet tridimensionnel encodé visuellement dans la surface) sont représentés sous forme perceptuelle lorsque nous voyons des choses dans des images. Mais le traitement du troisième pli, C, est toutefois plus compliqué.
63Tout d’abord, C n’a pas à être perçu et parfois il se peut même qu’il ne soit pas représenté non plus. Si je ne sais pas à quoi ressemble Mick Jagger, je percevrai néanmoins une personne dans l’image lorsque je regarde la caricature. Il y a perception d’image, mais en ce cas C n’est même pas représenté.
64Lorsque je reconnais que l’image est la caricature de Mick Jagger, alors C est représenté mais il n’est sans doute pas représenté de façon perceptuelle car je ne perçois pas Mick Jagger lui-même. Mais alors comment pouvons-nous expliquer que lorsque je reconnais que l’image est la caricature de Mick Jagger, ma phénoménologie change ?
65Je ne me représentais pas Mick Jagger auparavant. Je me le représente maintenant. Et ceci modifie ma phénoménologie. La question est de savoir comment Mick Jagger est représenté. Je soutiendrai que Mick Jagger (et C en général) est représenté de façon quasi perceptuelle, c’est-à-dire représenté au moyen de l’imagerie mentale.
66La première chose qu’il me faut défendre est que C n’est pas représenté de façon non perceptuelle. Une alternative franche à ma conception serait de dire que C se manifeste seulement dans notre jugement, donc ni de façon perceptuelle ni quasi perceptuelle. On me dit que ce peut être la conception d’Edmund Husserl, et cela semble également découler d’une autre manière, plus contemporaine, de décrire le changement de Gestalt lorsque l’on voit la figure du lapin-canard. Comme le dit Bill Brewer, par exemple, « la différence n’est pas un changement dans le caractère subjectif central de l’expérience ; elle concerne plutôt le choix opéré pour la classer. […] C’est une nouvelle phénoménologie. […] La présentation dans l’expérience [perceptuelle] de base reste tout le long ordinaire » (Brewer, 2007, p. 93). Je laisserai de côté le souci que comporte cette proposition de nous engager vis-à-vis de l’existence de la « phénoménologie cognitive », c’est-à-dire du caractère pleinement phénoménal d’états mentaux non perceptuels, sujet qui fait l’objet de vives controverses dans la philosophie de l’esprit contemporaine (voir Bayne et Montague, 2011 pour un résumé).
67Un problème initial avec ce type d’argumentation est qu’il rendrait également difficile d’expliquer pourquoi, après avoir reconnu Mick Jagger dans la caricature, notre expérience perceptuelle des lignes et formes de la surface (c’est-à-dire de A) change. Le défenseur d’une telle conception pourrait faire appel à une expérience non perceptuelle avec une phénoménologie cognitive qui aurait alors une espèce d’effet top-down sur notre phénoménologie perceptuelle. Mais ceci engagerait cette conception dans des manières de plus en plus compliquées et de plus en plus ad hoc de décrire ce qui se passe dans des situations de cette sorte (encore compliquées dans le cas de l’affirmation de Brewer par les découvertes relatives aux corrélations entre schémas de mouvements oculaires et changements de Gestalt [voir Einhäuser et al., 2004]).
68En outre, et ceci est plus important, cette manière de raisonner au sujet de C est en contradiction avec certaines données empiriques. Comme nous l’avons vu, lorsque nous voyons des photographies en noir et blanc, B est l’objet tridimensionnel noir et blanc (et gris) encodé visuellement dans l’image et C est l’objet dépeint tout en couleurs. Ainsi reconnaître que ce qui est dépeint dans une photographie en noir et blanc n’est pas gris mais, disons, rouge ou jaune est un cas où l’on reconnaît C. On peut étudier cela empiriquement et on l’a fait depuis plus de cinquante ans. Voici une expérience célèbre (Delk et Fillenbaum, 1965 ; voir aussi Hansen et al., 2006 et Witzel et al., 2011 pour des études plus récentes menées selon une méthodologie plus rigoureuse) : si nous devons faire correspondre la couleur du cœur d’une orange sur une image à des échantillons de couleur, nous l’apparions différemment (plus près de l’extrémité rouge du spectre) de la manière dont nous apparions la couleur d’une image d’autres formes orange. Ceci montre que notre récognition de l’objet en question (le cœur d’orange) influence la couleur dont nous détectons dans l’expérience qu’il l’a. Ainsi, lorsque nous reconnaissons C, nous percevons que la couleur de la surface est différente de ce qu’elle était avant (lorsque nous n’avions pas reconnu C). Mais étant donné que la couleur est au nombre des quelques propriétés dont on s’accorde en général à penser qu’elles sont représentées dans la perception, ceci veut dire que représenter C peut et doit modifier notre expérience perceptuelle.
69Ceci ne montre pas en lui-même que C est représenté de manière quasi perceptuelle, étant donné qu’il serait possible que la représentation non perceptuelle de C influence, selon un mode top-down, notre état perceptuel. Ici encore le problème est double : la nature ouvertement ad hoc de cette proposition et le fait d’être en conflit avec les données empiriques. Dans un dispositif expérimental semblable à celui utilisé dans l’étude de Delk et Fillenbaum, des sujets ont passé un examen par scanner fMRI et l’activation dans leur cortex visuel, y compris le cortex visuel primaire, était différente dans les cas où le sujet reconnaissait C et dans les cas où il ne le faisait pas (Bannert et Bartels, 2013). Ceci signifie que ceux qui soutiennent que C est représenté de façon non perceptuelle (par un jugement) auraient besoin d’en appeler à une influence top-down de certains états non perceptuels sur le cortex visuel primaire. Et quand bien même le cortex visuel primaire est sujet à une diversité d’influences attentionnelles et intermodales, il est hautement improbable qu’il reçoive une contribution directe de nos jugements.
70Comment pouvons-nous expliquer alors dans cet exemple la modification dans la couleur perçue (et dans l’activité corticale) ? Comment la représentation de C influence-t-elle la couleur perçue (et l’activité corticale) ? Une proposition simple et directe serait de dire que c’est l’imagerie mentale de C qui influence la couleur perçue. Vous possédez une imagerie mentale du cœur d’orange (pas nécessairement très saillante) et cette imagerie mentale (avec la couleur rouge qui s’y manifeste) influence votre expérience perceptuelle de ce qui a la forme d’un cœur d’orange. De même, quand vous reconnaissez Mick Jagger, vous possédez une imagerie mentale de Mick Jagger (pas nécessairement très saillante) et cette imagerie influence la manière dont vous voyez la caricature6.
71Cette conception a été explicitement défendue dans Macpherson en 2012 sous forme de mécanisme indirect au service de la pénétration cognitive : l’imagerie mentale est médiatrice de la pénétration cognitive (dans les cas du type Delk et Fillenbaum). Mais l’on n’a pas besoin de prendre position sur le débat inextricable de la pénétrabilité cognitive (question sur laquelle j’aurai à revenir dans tous les chapitres restants ou presque, mais surtout dans le chapitre vi) pour soutenir que l’imagerie mentale influence notre expérience perceptuelle. Et si C est représenté par l’imagerie mentale, ceci peut expliquer pourquoi il modifie le processus cortical de la couleur (par exemple), étant donné qu’on s’accorde largement à penser que l’imagerie mentale influence le processus cortical, y compris le processus qui opère dans le cortex visuel primaire (voir Kosslyn et al., 2006 pour un résumé).
72Nous obtenons donc l’image suivante : nous avons deux états perceptuels et (au moins dans certains exemples de perception d’image) également un état quasi perceptuel, à savoir : la représentation perceptuelle de A et la représentation perceptuelle de B, et nous avons aussi la représentation quasi perceptuelle (c’est-à-dire l’imagerie mentale) de C7. Et afin de pouvoir expliquer la phénoménologie de la vision de cette image comme étant une caricature de Mick Jagger, nous avons besoin de prendre en considération l’ensemble de ces trois états perceptuels/quasi perceptuels.
73Qu’est-ce qui fait de cette conception de la perception d’image un compte rendu conforme à la triple perception (et non à la double perception) ? Cette conception affirme qu’il y a deux états perceptuels seulement qui sont impliqués dans la perception d’image, et non pas trois : la représentation perceptuelle de A et de B. Et une partie du temps (lorsque C n’est pas représenté du tout), les choses se terminent là, avec deux plis seulement. Mais à d’autres moments, lorsque C est représenté, nous devons prendre en compte non pas deux mais trois états perceptuels/quasi perceptuels : la représentation perceptuelle de A et B et l’imagerie mentale de C. Passer à trois plis au lieu de deux est important pour trois raisons. En premier lieu, ceci nous permet d’identifier que les plis représentés de façon perceptuelle sont A et B (et non pas A et C) et en second lieu ceci explique la différence phénoménologique entre ne pas reconnaître C dans l’image et le reconnaître, et pour ce faire nous devons postuler une représentation quasi perceptuelle de C. Mais encore une fois, cette représentation quasi perceptuelle de C n’est pas un trait nécessaire de la perception d’image.
74La troisième raison pour laquelle c’est un compte rendu conforme à la triple perception devient claire si nous nous tournons maintenant de la question de la perception d’image vers la question de l’appréciation esthétique des images. La première chose à noter est que savoir lequel de ces états perceptuels/quasi perceptuels (qui font tous partie de notre état mental global lorsqu’on perçoit des images) est le plus saillant (et lesquels demeurent inconscients) dépend de nos intérêts iconiques. Par conséquent, nous pouvons prêter attention à n’importe lequel de A, B et C et à n’importe quelles relations entre eux. Par exemple, nous pouvons prêter attention à C si nous voulons découvrir à quoi ressemblent Mick Jagger ou Madame Matisse. Nous pouvons prêter attention à la relation entre B et C, par exemple lorsque nous voulons estimer le niveau de réussite de la caricature (ou le degré de naturalisme d’une image). Et nous pouvons prêter attention à la relation entre A et B si nous nous intéressons à la manière dont les marques sur la surface donnent naissance à des traits tridimensionnels. Prêter attention à la relation entre A et B a suscité récemment une recherche pointue en tant qu’aspect crucial de l’appréciation esthétique des images (Budd, 1995, p. 58 ; Podro, 1991, 1998 ; Lopes, 2005 ; Hopkins, 2010 ; Nanay, 2010b). J’en dirai plus à ce sujet dans la section suivante. Mais prêter attention à la relation entre B et C est important pour une autre raison, qui est d’établir l’exactitude de l’image. De plus, prêter attention à la relation entre B et C peut entrer dans l’appréciation esthétique des images car lorsqu’on apprécie des images du point de vue esthétique, il peut être très important d’apprécier leur naturalisme ou leur défaut de naturalisme (voir également Hopkins, 1997 pour un argument apparenté). S’il est vrai qu’un facteur déterminant dans tout compte rendu sur la perception d’image est qu’il devrait fournir les ressources conceptuelles pour comprendre l’appréciation esthétique des images, alors il faut que le troisième pli entre dans tout compte rendu sur la perception d’image (parce qu’il faut qu’il entre dans tout compte rendu sur l’appréciation esthétique des images).
75En outre, l’introduction du troisième pli peut aussi nous aider à comprendre la différence entre percevoir une image et percevoir une sculpture. Quand il est question de percevoir des sculptures figuratives, il nous faut également considérer trois entités : A, B et C, c’est-à-dire l’objet tridimensionnel en bronze, en marbre ou en terre (A), la structure tridimensionnelle encodée par lui (B), et la personne ou l’objet tridimensionnel qui est vu dans la sculpture (C). Quoique A et B puissent être dissociés (par exemple dans les bas-reliefs), ils possèdent souvent les mêmes contours. Ainsi l’appréciation esthétique des sculptures demande souvent de prêter attention à la relation entre B et C.
L’attention distribuée et l’appréciation esthétique des images
76Je veux revenir sur l’espèce spécifique de propriété qui a joué un rôle important pour comprendre l’appréciation esthétique des images (tout en reconnaissant qu’il puisse y avoir d’autres propriétés que nous attribuons régulièrement aux images lorsque nous les apprécions de façon esthétique). C’est la propriété que Budd décrit comme « la caractéristique cruciale de l’art pictural, qui est l’interdépendance entre les marques sur la surface et ce qui est dépeint en elles » (Budd, 1995, p. 58, voir aussi p. 54).
77Les propriétés de cette sorte (sous différentes appellations) ont engendré récemment de vifs débats, principalement en relation avec le concept d’« inflexion » (voir Podro, 1991, 1998 ; Lopes, 2005 ; Hopkins, 2010 ; Nanay, 2010b). Hopkins nomme ces propriétés des « propriétés infléchies » et soutient que « [leur] caractérisation complète doit faire référence au schéma sur la surface (conçu en tant que tel) » (Hopkins, 2010). Personnellement je les ai nommées des « propriétés de scène en image » et je définis une « propriété de scène en image » (design-scene property) comme une « propriété relationnelle qu’on ne peut caractériser complètement sans faire référence à la fois au schéma sur la surface et à l’objet dépeint » (Nanay, 2010b, p. 194). À la lumière de la triple perception examinée ci-dessus, qui dissipe l’ambiguïté du concept d’« objet dépeint » dans cette définition, je dirais qu’une propriété de scène en image est une propriété relationnelle qu’on ne peut caractériser complètement sans faire référence à la fois à la surface de l’image et à l’objet tridimensionnel encodé visuellement dans la surface.
78Les propriétés de scène en image sont des propriétés relationnelles, elles dépendent à la fois d’une propriété de la surface de l’image et d’une propriété de la scène dépeinte. La propriété d’être plus sombre que y est également une propriété relationnelle car le fait que x soit plus sombre que y dépend de la couleur de x et de la couleur de y. Ce qui fait l’intérêt des propriétés de scène en image est que x et y sont localisés dans la même partie exactement de notre champ visuel : x est quelque chose de tridimensionnel qui est dépeint dans l’image, alors qu’y est quelque chose de bidimensionnel qui fait partie de la surface de l’image.
79Un élément clé dans toute appréciation d’une œuvre d’art picturale est de prendre conscience des propriétés de scène en image (c’est ce que suggère Budd lorsqu’il dit que « l’interdépendance entre les marques sur la surface et ce qui est dépeint en elles » est « la caractéristique cruciale de l’art pictural » [Budd, 1995, p. 58, j’ai rajouté les secondes italiques]). Lorsque nous admirons un dessin de Miro et la manière dont deux lignes courbes toutes simples réussissent à dépeindre un visage humain expressif, ce à quoi nous prêtons attention c’est précisément une propriété de scène en image, la propriété relationnelle déterminée en partie par la propriété de forme de la ligne courbe bidimensionnelle sur la toile et déterminée en partie par le visage dépeint tridimensionnel. Et lorsque nous apprécions les paysages de Cézanne, une chose qui accroît notre appréciation esthétique est de voir l’interdépendance entre les faisceaux dépeints d’aiguilles de pin qui sont tridimensionnels et les simples coups de pinceaux bidimensionnels sur la toile. Ce que Frank Sibley appellerait notre « discours évaluatif et critique » (Sibley, 1959, p. 422) est rempli de références à des propriétés de scène en image (Sibley en conclurait que c’est une propriété esthétique – voir chapitre iv), c’est-à-dire à la manière dont l’objet dépeint émerge des marques sur la surface ou à la manière dont l’objet dépeint est représenté par les marques sur la surface.
80Encore une fois, je ne prétends pas que les propriétés de scène en image soient les seules propriétés qu’il nous faille attribuer aux images pour les apprécier de façon esthétique (voir chapitre v pour une discussion plus systématique). Mais il semble bien qu’un cas central dans l’appréciation des images sur un plan esthétique comporte l’attribution de propriétés de scène en image.
81C’est en ce point qu’il devient possible d’appliquer le thème principal du chapitre ii – l’attention distribuée – au contexte plus spécifique de l’appréciation esthétique des images. Il est facile de voir que l’attribution de propriétés de scène en image implique en elle-même la mise en jeu de l’attention distribuée. Mais estimer comment exactement notre attention est distribuée se révèle en ce cas assez limité car elle est distribuée à travers les propriétés de la surface de l’image et les propriétés de l’objet dépeint.
82Si l’on voit deux objets et qu’on leur attribue une propriété relationnelle, il faut prêter attention aux deux relata. Si je vois x, si je vois y et que je vois que x est plus sombre que y, je dois prêter attention à la fois à x et y. Et si je vois que x est plus proche de moi que y, alors, de nouveau, je dois prêter attention à la fois à x et y. Ce sont toutefois des cas où notre attention se distribue sur des objets : nous prêtons attention à la fois à l’objet x et à l’objet y. Et ces cas, au moins tels que je les ai décrits, semblent également présupposer qu’on cible son attention sur certaines propriétés (ou peut-être un ensemble de propriétés) de ces deux objets, la couleur de x et celle de y dans le premier cas, et ma distance vis-à-vis de x et de y dans le second. Ainsi la manière dont l’attention est mobilisée est ciblée en ce qui concerne les propriétés et distribuée en ce qui concerne les objets. Nous avons vu au chapitre ii que cette manière de prêter attention est extrêmement répandue ; par exemple la recherche visuelle semble elle aussi présupposer une forme d’attention qui est ciblée en ce qui concerne les propriétés et distribuée en ce qui concerne les objets.
83Les propriétés de scène en image sont aussi des propriétés relationnelles, mais attribuer des propriétés de scène en image implique une manière de mobiliser son attention toute différente. Lorsque nous attribuons des propriétés de scène en image, notre attention est ciblée sur un seul et même objet (visuel) et elle est distribuée en ce qui concerne les propriétés de cet objet. En d’autres termes, la manière dont notre attention est mobilisée en ces cas correspond parfaitement à ce que j’ai dénommé « attention esthétique » dans le chapitre ii, à savoir une attention qui est ciblée en ce qui concerne les objets mais distribuée en ce qui concerne les propriétés8.
84On pourrait se demander pourquoi je considère que la surface et la scène dépeinte sont des propriétés différentes du même objet (et non deux objets différents). Ce sont clairement des objets différents, c’est vrai, l’un étant bidimensionnel tandis que l’autre est tridimensionnel. Mais souvenez-vous que ce que veut dire « objet » dans la distinction entre attention distribuée et ciblée, c’est un objet perceptuel ou un « individu sensoriel », c’est-à-dire des objets auxquels nous attribuons des propriétés. Et en termes de perception, la partie de la toile qui dépeint la pomme et la pomme encodée visuellement par la toile ne sont pas des individus sensoriels différents (au moins selon certaines manières d’interpréter ce que sont les individus sensoriels [voir Nanay, 2013a, chapitre iii]) car ils occupent la même région exactement de notre champ visuel.
85Pour résumer, nous obtenons une application directe de l’idée générale d’« attention esthétique distribuée » lorsqu’il est question de l’appréciation esthétique des images. Dans l’appréciation esthétique des images, notre attention est distribuée. Mais cette attention distribuée est restreinte aux propriétés de la surface de l’image et aux propriétés de la scène dépeinte.
86En outre, quand bien même nous mobilisons notre attention d’une manière qui est distribuée lorsque nous apprécions les images sur un mode esthétique, ceci n’implique pas que l’appréciation esthétique des images équivaut automatiquement à une expérience esthétique. Il est possible que certaines autres conditions nécessaires ne soient pas remplies9. Des critiques d’art experts sont tout à fait capables d’attribuer à volonté des propriétés de scène en image. Mais ceci, à nouveau, ne garantira pas une expérience esthétique (comme le démontrent à la fois le cas de Gombrich et celui malheureux de beaucoup d’entre nous qui se sont efforcés sans succès d’avoir une expérience esthétique de leur œuvre d’art favorite). L’appréciation esthétique des images peut être une expérience esthétique mais elle n’a pas à l’être.
87Nous avons vu que la relation entre A et B n’est pas la seule propriété qui soit pertinente lorsqu’on apprécie une image de façon esthétique. Prêter attention à la relation entre B et C, par exemple, peut également faire partie de notre appréciation esthétique des images ; s’il s’agit d’apprécier les images de façon esthétique, apprécier leur naturalisme ou leur manque de naturalisme peut être très important. Mais faire attention à la relation entre B et C est aussi une manière de mobiliser l’attention distribuée, distribuée cette fois entre B et C et non plus entre A et B (je veux laisser ouvert le point de savoir si cette manière de faire attention à la fois à B et C ressemble vraiment à la sorte d’attention distribuée dont j’ai traité au chapitre ii)10.
Double perception versus Triple perception
88J’ai proposé une nouvelle conception de la perception d’image où il est question de trois plis et non de deux. On peut se demander pourquoi il faudrait multiplier les plis au-delà de ce qui est nécessaire. Je veux conclure par deux considérations montrant pourquoi un compte rendu en triple perception est préférable à un compte rendu en double perception.
89Tout d’abord, je soutiens que le compte rendu en triple perception n’est pas sensible à l’objection que nous avons considérée ci-dessus qui semble mettre en péril la Théorie de la Double Perception. Nous sommes enfin en position de revenir à l’objection que tout compte rendu de la perception d’image doit être en mesure de rendre compte de la différence phénoménale entre voir quelque chose dans une image et voir la même chose en réalité. Si on ne fait pas attention à la surface mais seulement à l’objet dépeint, alors il est probable que c’est l’objet dépeint et non la surface qui se manifestera dans notre phénoménologie – et ceci semble se rapprocher dangereusement de voir l’objet dépeint en réalité. Ce qui faisait problème était donc que, bien que le compte rendu de la perception d’image que j’ai ébauché ci-dessus puisse être plausible pour les images en trompe-l’œil ou peut-être même pour les images naturalistes, c’est à l’évidence une idée folle lorsqu’on en vient à toute dépiction qui n’est pas hyper-naturaliste.
90Nous pouvons voir désormais que cette objection repose sur la confusion de B et C, de l’objet tridimensionnel encodé visuellement par la surface et de l’objet dépeint lui-même. C’est à B, c’est-à-dire à l’objet tridimensionnel encodé visuellement par la surface, que nous prêtons attention, non pas à C. Comme nous l’avons vu, la représentation de C peut colorer notre expérience perceptuelle, mais C lui-même n’est pas quelque chose à quoi nous faisons normalement attention. B est ce à quoi nous prêtons attention et l’expérience de B (par exemple Madame Matisse au visage vert) est très différente de l’expérience de C (c’est-à-dire Madame Matisse au visage rose), qui est l’expérience de la personne dépeinte en réalité.
91En d’autres termes, nous pouvons maintenir que lorsque nous voyons quelque chose dans une image, nous voyons simultanément à la fois la surface et ce qui est dans l’image et normalement nous faisons cela en prêtant attention à ce dernier et non pas à la première. Cela n’implique pas d’avoir une expérience impossible à distinguer de l’expérience de voir l’objet dépeint en réalité (voire semblable à elle), parce que ce à quoi nous prêtons attention n’est pas l’objet dépeint en soi mais l’objet dépeint tel qu’il est dépeint, l’objet tridimensionnel encodé visuellement par la surface, c’est-à-dire B et non C.
92Nous pouvons bien sûr prêter aussi attention à la surface, comme nous l’avons vu (lorsque, par exemple, on apprécie des images de façon esthétique). Et nous pouvons également prêter attention à l’objet dépeint lui-même, C (lorsque, par exemple, on s’assure de l’exactitude de la dépiction). Mais dans tous les cas où l’on voit quelque chose dans l’image, nous devons prêter attention à l’objet tridimensionnel encodé visuellement par la surface, c’est-à-dire à B.
93Pour finir, la seconde considération en faveur de la Théorie de la Triple Perception est la suivante : elle permet une image plus nuancée de l’appréciation esthétique des images. Comme nous l’avons vu, une contrainte qui s’impose à tout compte rendu de perception d’image est de pouvoir fournir les ressources conceptuelles pour comprendre l’appréciation esthétique des images. La Théorie de la Double Perception accomplit cela mais le compte rendu de l’appréciation esthétique des images qui en résulte n’est pas aussi riche que le compte rendu de l’appréciation esthétique que nous obtiendrions en traitant non de deux mais de trois plis. Certaines propriétés qui ont une grande pertinence pour l’appréciation esthétique des images sont, par exemple, des propriétés relationnelles jouant entre B et C. Si nous acceptons la triple perception, les ressources conceptuelles pour cet aspect de l’appréciation esthétique des images sont déjà présentes dans le compte rendu de la perception d’image. Et le concept d’attention distribuée que j’ai introduit au chapitre ii joue un rôle clé pour comprendre cet aspect de l’appréciation esthétique des images.
Notes de bas de page
1 Dans mes précédents écrits sur la perception des images, j’utilisais la distinction conscient/ inconscient (Nanay, 2008, 2010b, 2011c, 2015e) mais ceci ne fera pas de réelle différence, à condition de considérer que le stimulus qui ne retient pas l’attention est inconscient (comme on devrait le faire, à la lumière de données empiriques, voir Cohen et al., 2012, et également Prinz, 2010 et Schwitzgebel, 2007 pour des résumés philosophiques, mais voir aussi Lamme, 2003 pour une vue dissidente).
2 J’ai moi-même défendu en différents endroits une version spécifique de cette conception, dans laquelle la surface de l’image est représentée dorsalement (à travers le sous-système visuel dorsal) et l’objet dépeint est représenté ventralement (à travers le sous-système visuel ventral) [Nanay, 2008, 2011c, 2015e]. En quelques mots, les deux sous-systèmes visuels (plus ou moins) séparés (voir Milner et Goodale, 1995 ; Jeannerod, 1997, mais voir aussi Schenk et Mcintosh, 2010 pour les controverses sur le degré de séparation de ces deux sous-systèmes) représentent normalement les mêmes propriétés. Mais dans le cas de la perception des images, ils représentent des propriétés différentes : le sous-système visuel dorsal représente les propriétés de la surface de l’image tandis que le sous-système visuel ventral représente les propriétés de la scène dépeinte. Ce que je dis au sujet de la perception des images dans ce livre est en cohérence avec le schéma dorsal/ventral mais il n’en dépend pas.
3 Polanyi, 1970, propose une stratégie quelque peu apparentée pour affaiblir le caractère saillant de la surface de l’image dans notre expérience (à partir d’un cadre conceptuel très différent).
4 Une exception est Hopkins, 1998, p. 128, où il fait une distinction quelque peu semblable entre le « contenu de voir-dans » et le « contenu iconique ». Mais remarquez que la distinction de Hopkins a une portée beaucoup plus étroite, étant donné qu’il l’introduit pour sauver sa conception de la dépiction d’objections potentielles (en particulier de l’objection que les contours d’une image peuvent ressembler à plus d’un objet dépeint). Voir également Abell, 2009, p. 91-92 pour une analyse critique de la distinction de Hopkins, et Abel, 2010, p. 83 sqq. où elle fait une distinction entre les objets externes et internes qui est très semblable à la distinction que j’ai faite ici et où elle discute également l’exemple des photographies en noir et blanc. En s’appuyant sur Husserl, Lambert Wiesing fait une distinction semblable dans Wiesing, 2009.
5 Qui plus est, ce n’est pas simplement la phénoménologie perceptuelle qui change, mais même l’activation des neurones qui répondent à la direction dans le cortex visuel primaire (voir Teufel et al., sous presse), ce qui rend encore plus problématique de considérer que ces changements sont induits par des états mentaux non perceptuels.
6 Sur l’imagerie mentale non saillante, voir Phillips, 2014 et Nanay, 2010b.
7 Je considère que le concept de « quasi perceptuel » est assez inoffensif : une fois admise la similitude bien documentée (en termes de processus [Kosslyn et al., 2006] et de phénoménologie [Perky, 1910 ; Segal, 1972]) entre la perception et l’imagerie mentale, même si quelque chose est représenté au moyen de l’imagerie mentale, nous pouvons dire qu’il est représenté de façon quasi perceptuelle (voir Lycan, 1995 ; Matthen, 2005 sur le concept d’états quasi perceptuels).
8 Dans le chapitre ii, j’ai insisté sur le fait qu’il n’était pas nécessaire que l’attention distribuée soit une attention distribuée simultanée, elle peut osciller entre les propriétés auxquelles on prête attention. Et ceci reste vrai pour l’attention distribuée mobilisée dans l’appréciation esthétique des images. Elle peut osciller, et souvent elle le fait, entre la surface bidimensionnelle (A) et l’objet tridimensionnel encodé visuellement par elle (B), plutôt que de prêter attention aux deux simultanément. En fait, cette oscillation est un aspect important de notre appréciation esthétique de certaines images, comme les grandes toiles d’Anselm Kiefer ou les photographies à grande échelle d’Andreas Gursky, où l’oscillation demande de s’éloigner et de se rapprocher de la toile (voir Nanay, 2012g pour une étude de cas détaillée de ce qui se passe). Ainsi je prends mes distances vis-à-vis de l’affirmation originelle de Wollheim relative à l’appréciation esthétique des images : une attention à la relation entre la surface bidimensionnelle (A) et l’objet tridimensionnel encodé visuellement en elle (B) n’est pas nécessaire, et même en ce cas, elle n’a pas besoin d’être attention simultanée à (A) et (B).
9 Voir également Irvin, 2014 sur la relation entre l’appréciation esthétique et l’expérience esthétique (bien que son concept d’expérience esthétique diffère de façon importante du mien).
10 On trouve ici une autre propriété de cette sorte, également relationnelle, et qui présuppose sans doute un certain degré d’attention distribuée, en accord avec ma conception au chapitre ii ; selon Matthew Kieran, « lorsque nous apprécions vraiment une œuvre, nous apprécions […] les manières dont le talent artistique façonne et guide nos réponses » (Kieran, 2005, p. 213). Je tiens « les manières dont le talent artistique façonne et guide nos réponses » pour une propriété relationnelle qui est en partie déterminée par le talent artistique et en partie par nos réponses, et afin de prêter attention à cette propriété, nous aurions besoin de faire attention, de façon distribuée, à la fois au talent artistique et à nos réponses.
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