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Chapitre I. L’esthétique

p. 11-21


Texte intégral

1La semaine dernière, dans un salon de coiffure de San Diego, j’ai répondu sans trop réfléchir à la question rituelle de ce que je faisais dans la ville en disant que j’étais là pour un congrès d’esthétique. Ce doit être l’effet du décalage horaire car normalement j’essaie de ne pas révéler que je suis philosophe quand ce n’est pas indispensable. Quoi qu’il en soit, j’avouais cette fois que je participais à un congrès d’esthétique.

2Dans les yeux de mon barbier passa un bref éclair d’enthousiasme : j’exerçais, a-t-il pensé, soit comme manucure soit comme chirurgien plastique. Alors qu’il était tentant d’embrayer sur l’une de ces deux options, je trouvai plus opportun d’expliquer ce qu’est l’esthétique. Ma première tentative, qui la rattachait au concept de beauté, échoua lamentablement pour des raisons évidentes. Une issue tentante aurait été de dire simplement que c’est la philosophie de l’art, l’examen de questions philosophiques variées au sujet de l’art. Je l’ai fait dans le passé mais pour une raison ou une autre, peut-être contrarié par l’occasion manquée de me faire passer pour un chirurgien plastique pendant une demi-heure, je n’ai pas voulu m’engager sur ce chemin. Je pense réellement que l’esthétique est différente de la philosophie de l’art, et maintenant que j’étais pris dans cet embrouillamini, il ne me fallait pas choisir une issue au rabais. Voici donc ce que j’ai dit : l’esthétique concerne des manières de percevoir le monde qui sont vraiment spéciales et gratifiantes. On peut percevoir les œuvres d’art de cette manière mais bien d’autres choses aussi, l’océan, les montagnes, ou le paysage urbain désolé qui entourait le salon de coiffure.

3Mon barbier comprenait exactement de quoi je parlais et il m’a fourni un exemple : il n’avait pas de clients, un matin où il pleuvait dehors, situation très inhabituelle. Dans l’espace vide servant de parking en face de son salon, il vit cet homme vraiment âgé marchant très lentement, tenant un parapluie jaune et portant un costume trois pièces à rayures et une casquette de baseball. Il précisa que c’était comme voir le monde au ralenti, comme s’il s’agissait d’un film. Il me donna également d’autres exemples, mais celui-ci m’est resté dans l’esprit. Au bout du compte, ce fut l’une des conversations les plus profondes que j’ai eues sur l’esthétique pendant toute la durée de ce congrès d’esthétique.

4L’esthétique concerne des manières de percevoir le monde, ai-je dit à mon barbier. Cela est presque vrai mais pas tout à fait. L’objectif de ce livre est de mettre au jour le rapport complexe entre esthétique et perception. Je ne suis pas totalement impartial sur cette question. J’ai effectué des recherches à la fois sur la philosophie de la perception et sur l’esthétique. Ceci semble apparemment déconcertant pour la plupart de mes amis et collègues philosophes. Leur stupéfaction prend d’ordinaire la forme suivante : la philosophie de la perception est un sous-domaine de la philosophie très respectable et même branché de nos jours. Elle relève de la philosophie de l’esprit qui, à son tour, appartient aux disciplines fondamentales en philosophie. Par contraste, l’esthétique a des bords aussi flous que possible, au moins au sein de la philosophie analytique contemporaine. Ma réponse toute prête est que les questions qui m’intéressent au sein de l’esthétique sont réellement des questions de philosophie de la perception. Cette conversation s’est répétée maintes fois. Une fois quelqu’un a rajouté un prolongement surprenant : existe-t-il en esthétique des questions qui ne sont pas réellement des questions de philosophie de la perception ? Et il m’a fallu avouer : eh bien, pas beaucoup. Ainsi une conclusion à laquelle il est tentant d’aboutir serait que les questions qui se posent en esthétique sont réellement des questions de philosophie de la perception.

5Je ne veux pas tout à fait affirmer cela. Mais je pense sincèrement que si nous appliquons l’outillage conceptuel remarquablement élaboré et sophistiqué de la philosophie de la perception à des questions se posant en esthétique, nous pouvons y faire de réels progrès. Et c’est exactement ce que je me propose de faire dans ce livre.

6Il convient d’interpréter le titre apparemment provocateur du livre, L’esthétique, une philosophie de la perception, à la lumière de ces remarques. Pas un instant, je ne veux suggérer que l’esthétique est la philosophie de la perception. Qui suis-je pour me prononcer sur ce que l’esthétique est ou devrait être ? Pas davantage je n’envisage de faire la conquête de l’esthétique sur un mode vraiment impérial, ni je ne suggère qu’on devrait l’annexer à la philosophie de la perception. Mais ce que je pratique dans ce livre, c’est l’esthétique en tant que philosophie de la perception. Je m’efforce d’aborder diverses questions d’esthétique en utilisant le répertoire conceptuel de la philosophie de la perception. Je ne prétends pas que c’est la seule manière ou même, tout bien considéré, la meilleure manière de faire de l’esthétique, et à l’évidence, il en existe d’autres1. Mon but est de convaincre le lecteur que c’est une voie prometteuse.

7 Un bénéfice supplémentaire de cette approche est qu’elle est en mesure de faire sortir l’esthétique de son isolement regrettable au sein de la philosophie. Si nous pouvons pratiquer l’esthétique à la manière de la philosophie de la perception, il sera peut-être davantage possible de considérer l’esthétique comme une discipline fondamentale. Il en résulte que le livre ne présuppose aucune familiarité avec le vocabulaire technique de l’esthétique ; toute personne ne disposant pas d’arrière-plan en esthétique sera en capacité de suivre les arguments. Et il ne présuppose pas non plus de familiarité avec le vocabulaire technique de la philosophie de la perception. Il s’adresse aux esthéticiens aussi bien qu’aux philosophes de la perception (ou qui que ce soit d’autre d’ailleurs).

8S’ajoute un autre avantage, c’est que cette manière d’envisager l’esthétique peut nous fournir un concept de l’esthétique qui parle également aux non philosophes. L’esthétique n’a pas vraiment bonne presse en histoire de l’art, dans la théorie critique et les cercles d’études culturelles. Au moins depuis le mouvement « anti-esthétique » des années 1980 (Foster, 1983), on a assisté à un déluge d’articles et de livres soutenant que l’esthétique est inutile, nocive, que d’une façon générale c’est une perte de temps (voir Schaeffer, 2000 et Connor, 2011 pour des versions typiques de cette affirmation)2. L’accusation principale est que, si nous pensons l’esthétique comme l’étude de la beauté kantienne, elle n’a rien de spécialement intéressant. Mais il est difficile de voir comment on peut se faire une conception moins étroite de l’esthétique sans rendre ce domaine d’étude totalement vague (voir Elkins, 2013 pour un exemple d’une telle affirmation). Si l’on recentre les débats en esthétique sur des débats relatifs à la philosophie de la perception, naît l’espoir de pouvoir proposer une manière non triviale mais aussi non étroitement kantienne d’envisager l’esthétique.

9Pour finir, l’idée de lier l’esthétique à l’étude de la perception est-elle radicale ou même nouvelle ? Bien sûr que non (voir Nanay, 2014a pour des précisions complémentaires). Le mot grec « aesthemi » signifie « perception », et lorsqu’Alexandre Baumgarten a introduit le concept d’« esthétique » en 1750, ce qu’il entendait par là était précisément ce que nous appellerions aujourd’hui la philosophie de la perception, à savoir l’étude de la perception sensible (scientia cognitionis sensitivæ). J’affirme que cette connexion a toujours cours aujourd’hui, indépendamment de l’étymologie (bien que notre « étude de la perception sensible » soit bien différente de ce qu’elle était en 1750 et, à n’en pas douter, les questions esthétiques les plus importantes sont également différentes).

Esthétique versus Philosophie de l’art

10Ce livre porte sur l’esthétique et non pas sur la philosophie de l’art. Je ne veux en aucune façon suggérer que c’est une voie de recherche prometteuse de considérer les problèmes qui se posent en philosophie de l’art comme relevant réellement de la philosophie de la perception, il serait d’ailleurs difficile de défendre une telle affirmation. La philosophie de l’art, comme n’importe quelle philosophie de X, pose une grande variété de questions au sujet de X, dans le cas présent au sujet de l’art. Certaines de ces questions sont métaphysiques, d’autres épistémologiques, politiques ou éthiques. J’essaierai ici d’en dire aussi peu que possible au sujet de la philosophie de l’art.

11Comme on l’a maintes fois fait remarquer, l’esthétique et la philosophie de l’art sont des disciplines très différentes. Les tentatives les plus importantes pour tracer une frontière entre l’esthétique et la philosophie de l’art ont été stimulées par une méfiance certaine envers le tout esthétique. L’argumentation générale, chez George Dickie et Noël Carroll, parmi d’autres (Dickie, 1964, 1974 ; Carroll, 2000, 2001a), est qu’on a accordé trop d’attention à « l’esthétique » dans la discussion de l’art. La réponse esthétique (ou l’expérience esthétique, ou l’appréciation esthétique, quoi que puisse signifier exactement chacun de ces concepts, voir chapitre ii) n’est qu’une manière possible de répondre à l’art. Il en existe d’autres, et nous n’avons aucune raison de privilégier la réponse esthétique (encore une fois, quel qu’en soit le sens). Donc, concluent-ils, lorsque nous discutons de la philosophie de l’art, nous ferions mieux de nous interdire ce faisant toute référence nécessaire à l’esthétique.

12Puisque je veux traiter de l’esthétique, suivre la logique des arguments du style de Dickie et Carroll impliquerait que je puisse le faire en m’interdisant d’introduire toute référence nécessaire à l’art dans le concept même d’esthétique. Nous devrions détacher l’esthétique de l’art, mais le faire avec précaution (voir Davies, 2011, p. 4-5 pour un choix méthodologique similaire). Les questions en esthétique portent souvent sur l’art, mais il n’est pas obligatoire qu’elles le fassent.

13Il en découle que nous ne devrions pas introduire de référence nécessaire à l’art lorsque nous parlons d’esthétique. Mais alors comment devrions-nous parler d’esthétique ? Que signifie le mot « esthétique » dans le titre de ce livre ? Une manière de procéder tentante serait de dire que l’esthétique traite de la beauté. Rappelez-vous, ce fut ma première tentative pour expliquer l’esthétique au barbier. Faisant preuve de plus de générosité, on pourrait dire que l’esthétique traite des propriétés esthétiques : la beauté, la grâce, l’équilibre et notions semblables. Nous pouvons ensuite bâtir tous les concepts centraux de l’esthétique sur ces fondations : l’expérience esthétique est l’expérience des propriétés esthétiques, le jugement esthétique consiste à juger des propriétés esthétiques, et ainsi de suite. Je suis très sceptique sur cette manière de faire et j’en dirai davantage sur les propriétés esthétiques dans le chapitre iv.

14La raison principale que j’ai de ne pas considérer que l’esthétique est l’étude de la beauté ou des propriétés esthétiques en général est que beaucoup des questions qui se posent en esthétique, voire le plus grand nombre, n’ont rien à voir avec les propriétés esthétiques. La question de savoir ce qui fait que des images sont des images ou la manière de les percevoir a une place aussi centrale en esthétique contemporaine que n’importe quelle autre, mais elle ne porte manifestement pas sur les propriétés esthétiques. J’examinerai en détail dans le chapitre iii divers candidats expliquant ce qui fait que des images sont des images, mais il est extrêmement improbable que les propriétés que possèdent les images et qui manquent aux non-images sont des propriétés esthétiques, quelles qu’elles soient. Qui plus est, si des cas de perception d’image peuvent attribuer des propriétés esthétiques, tous ne le font pas (la grande majorité des situations où nous voyons des images n’a rien à voir avec les propriétés esthétiques). Les propriétés esthétiques semblent dénuées de pertinence pour de telles questions. Et il en va de même pour des dizaines d’autres questions qui sont centrales en esthétique, celle de la nature d’un récit, celle de l’identification avec un personnage dans une histoire ou celle de notre engagement émotionnel dans la fiction, et ainsi de suite. Alors même qu’il se pose des questions d’un réel intérêt au sujet des propriétés esthétiques, je soutiendrai dans le chapitre iv qu’on peut aussi les poser sans recourir à ce concept. Mais ceci nous laisse toujours sans prise ferme sur ce qu’est au juste l’esthétique.

15Une méthode simple et terre à terre pour délimiter le domaine de l’esthétique est de considérer qu’il est la somme complète des sujets où nous faisons usage du terme « esthétique ». Ceci inclurait (sans bien sûr s’y limiter) des débats sur les expériences esthétiques, l’attitude esthétique, l’attention esthétique, le jugement esthétique, la valeur esthétique, la posture esthétique. Mais nous devrions aussi y inclure ces débats très présents dans les revues et livres d’esthétique et qui ne portent pas à strictement parler (ou pas nécessairement) sur l’art. Ceci inclurait (encore une fois sans s’y limiter) des questions relatives à la perception de l’image et des questions sur la dépiction en général (puisque toutes les images ne sont pas de l’art), des questions sur notre engagement dans les récits et sur les récits en général (tous les récits ne sont pas de l’art), sur la fiction et les manières de s’y engager (toutes les fictions ne sont pas de l’art), sur la métaphore, l’humour, la créativité, etc.

16Je veux donc résister au désir de trouver une sorte de trait essentiel de l’esthétique, car elle comprend un ensemble divers de sujets. Comme le dit Robert Motherwell, « il n’y a rien de tel que l’“esthétique”, pas plus qu’il n’existe quelque chose comme l’“art”3 ». L’idée directrice qui sous-tend ce livre est que nombre de ces sujets (pas tous) ont de fait un dénominateur commun, c’est qu’ils portent sur des expériences de diverses sortes. Mais ce sont des espèces très différentes d’expériences, et ce qu’on isole souvent comme étant l’« expérience esthétique » est seulement l’une d’entre elles. La perception d’image est une expérience, s’engager dans des récits est une expérience, s’identifier avec un personnage fictionnel est une expérience et l’expérience esthétique (quoi qu’elle puisse être) est aussi une expérience. Mais elles sont très différentes.

17L’objectif de ce livre est d’apporter des précisions quant à la compréhension de ces expériences ainsi que sur les différences qu’elles présentent. Encore une fois, je ne prétends pas que toutes les questions en esthétique portent sur des expériences. Mais c’est le cas de beaucoup. Aussi un endroit naturel vers lequel les esthéticiens ont à se tourner est la discipline philosophique qui traite des expériences, la philosophie de la perception.

18J’ai dit que les questions qui se posent en esthétique ne portent pas à strictement parler (ou pas nécessairement) sur l’art, que nous devrions détacher l’esthétique de l’art, mais le faire avec précaution. Mettre l’accent sur les expériences permet plus facilement de le faire. Comprendre comment notre expérience de l’image d’une pomme diffère de notre expérience d’une pomme est l’une des questions les plus importantes en esthétique. Mais il n’est pas nécessairement question ici d’art, car la plupart des images ne sont pas des œuvres d’art. Ainsi on peut faire l’expérience d’images sans faire l’expérience d’œuvres d’art et, puisqu’il n’est pas vrai que toutes les œuvres d’art sont des images, l’on peut faire l’expérience d’œuvres artistiques sans faire l’expérience d’images.

19De même, certaines œuvres de fiction mais non pas toutes relèvent de l’art et certaines œuvres d’art mais non pas toutes sont des fictions. Il devrait donc être possible de soulever des questions relatives à la nature de la fiction et de notre engagement envers des œuvres fictionnelles indépendamment de toute analyse de l’art. Il en va de même des récits, des images, de la dépiction, de la métaphore, de la créativité, et ainsi de suite4. Mais encore une fois, un tel découplage devrait être effectué de manière soigneuse ; rendre compte par exemple de la fiction ou du récit doit pouvoir s’appliquer aussi aux œuvres d’art fictionnelles et aux œuvres d’art narratives.

20La philosophie de l’art est une discipline prospère qui comporte nombre de questions excitantes et ouvertes. Mais ce livre porte sur l’esthétique et mon but est de démontrer comment certaines des questions majeures en esthétique (et non en philosophie de l’art) peuvent tirer profit d’une approche qui se fonde sur la philosophie de la perception. Toutefois, pour évaluer la force de cette approche, j’ai besoin de donner quelques précisions sur ce que j’entends par philosophie de la perception.

La perception

21Que signifie de dire que mon dessein est d’utiliser l’appareil conceptuel de la philosophie de la perception pour aborder des questions d’esthétique ? Quel est l’appareil conceptuel de la philosophie de la perception ? En a-t-elle vraiment un ? Et pourquoi se concentrer sur la perception ? Ne s’agit-il pas d’une décision trop restrictive ? Eh bien cela dépend de ce que l’on entend par perception et par philosophie de la perception.

22La première chose à remarquer est qu’on ne doit pas identifier la perception avec la stimulation sensorielle de nos organes des sens. Le traitement perceptuel commence avec la stimulation sensorielle mais il ne se termine pas avec elle. La perception visuelle, par exemple, commence avec la décharge des bâtonnets et des cônes sur la rétine mais il est tout à fait certain qu’elle ne s’arrête pas là. Bien d’autres choses interviennent dans la perception : des influences intermodales variées, la catégorisation, la conceptualisation, et toutes sortes de facteurs descendants issus de données non perceptuelles. Fait important, il est difficile de caractériser notre état perceptuel sans parler de l’attention, car l’attention est partie prenante de la perception et non pas quelque chose qui vient après la phase perceptuelle (voir Prinz, 2010 ; Nanay, 2010a ; Wolfe et al., 2000 ; Prinzmetal et Landau, 2008, ainsi que l’abondance de publications sur la cécité non attentionnelle, sujet qui réapparaîtra de façon répétée tout au long du livre). Il ne serait pas judicieux d’ignorer ces aspects non sensoriels de la perception. Mais alors, se concentrer sur la perception peut ne pas être aussi restrictif qu’il le semblait tout d’abord. En outre, puisque la philosophie de la perception dépasse largement la caractérisation de la perception, mon approche se révélera comme encore moins restrictive.

23Savoir où se situent les frontières de la philosophie de la perception n’est pas clair (voir Nanay, 2010e pour une mise au point). Si nous concevons la philosophie de la perception comme l’ensemble des questions philosophiques portant sur la perception, une foule de questions philosophiques au sujet de la perception comportent également des questions sur les processus mentaux non perceptuels.

24Pour donner plus de netteté à ce point, voici quelques-unes des questions classiques qui se posent en philosophie de la perception : Quelle est la différence entre perception et croyance ? Quelle est la différence entre sensation et perception ? Quelle relation existe-t-il entre perception et action ? Quelles sont les similitudes et différences entre perception et imagination ? Quelles sont les similitudes et différences entre perception et émotion ? Comment la perception justifie-t-elle la croyance ? Toutes ces questions sont d’authentiques questions en philosophie de la perception mais, prises ensemble, elles semblent recouvrir également une bonne part de la philosophie de l’esprit.

25Un des concepts qui appartient sans conteste à l’arsenal conceptuel de la philosophie de la perception est celui d’imagination sensorielle, concept qui a joué un rôle important en esthétique. L’imagination sensorielle (imaginer voir quelque chose, imaginer entendre quelque chose, etc.) est à distinguer de l’imagination propositionnelle (imaginer que x est F). L’imagination propositionnelle est une attitude propositionnelle, comme la croyance, alors que l’imagination sensorielle est par définition « sensorielle », c’est-à-dire propre à la perception. Certains philosophes de la perception se réfèrent même à l’imagination sensorielle comme à un processus quasi perceptuel (Prinz, 2007 ; Tye, 1996 ; Carruthers, 2005 ; voir aussi Kind, 2001) et ils le font à bon droit, étant donné que la perception et l’imagination sensorielle ont une phénoménologie très semblable. Voir une pomme et la visualiser donnent lieu au même ressenti (Perky, 1910 ; mais voir les interrogations de Hopkins, 2002a et la réponse de Nanay, 2002e) et partagent aussi des circuits neuronaux très semblables (Kosslyn et al., 2006 ; voir aussi Nanay, 2015h) ainsi que des schémas d’activation corticale très semblables (Page et al., 2011). Pour toutes ces raisons, on a considéré que l’imagerie mentale et l’imagination sensorielle relevaient du domaine de la philosophie de la perception. La philosophie de la perception ne traite pas uniquement du perceptuel mais également de processus quasi perceptuels.

26Lorsque je parle de philosophie de la perception, j’ai à l’esprit ce concept inclusif, à savoir un ensemble de questions philosophiques en relation avec la perception. À coup sûr, certains trouveront cet usage du concept de philosophie de la perception trop libéral. Ils peuvent lire le titre du livre comme L’esthétique, une philosophie de l’esprit. Je serais tout disposé à leur concéder cet intitulé. Et peut-être est-il plus approprié de faire entrer certains phénomènes esthétiques qui portent sur les expériences dans la philosophie de l’esprit que dans la philosophie de la perception. L’humour et la créativité sont deux candidats potentiels. Mais, et c’est ce qui importe réellement pour mon propos, le sujet plus restreint de ce livre, une certaine sorte d’attention perceptuelle distribuée, compterait comme un sujet central de la philosophie de la perception même en adoptant l’interprétation la plus restrictive de la philosophie de la perception.

Différencier le produit

27L’approche que je défends ici n’a rien de révolutionnaire. Depuis des décennies, on a traité nombre de questions en esthétique comme des questions de philosophie de la perception. Un exemple évident est la perception d’images (voir chapitre iii) : savoir en quoi la vision d’une pomme dépeinte diffère de la vision directe d’une pomme. Il serait difficile de nier que la philosophie de la perception arrive à point nommé pour tenter de répondre à cette question. Un autre exemple tout aussi évident est la question de savoir si les propriétés esthétiques – comme la beauté et la grâce – sont à strictement parler perçues ou seulement inférées sur la base d’autres propriétés. Il y a d’autres exemples, ainsi le fait que les trois conceptions principales de l’expérience esthétique font toutes appel à des suppositions capitales en philosophie de la perception (voir Nanay, 2014a). Mon objectif est d’opérer une généralisation à partir de ces recours isolés à la philosophie de la perception et de soutenir qu’il s’agit d’un outil utile pour de nombreuses questions en esthétique, sinon la plupart d’entre elles. Et ce n’est d’ailleurs pas une affirmation spécialement nouvelle que de considérer que l’esthétique porte sur des expériences. C’est même l’hypothèse fondamentale de John Dewey concernant le domaine de l’esthétique (bien que, nous le verrons au chapitre ii, la manière dont il conçoit l’expérience esthétique est aux antipodes de la mienne). Frank Sibley est également connu pour avoir déclaré que « de façon générale, l’esthétique a à voir avec une sorte de perception » (Sibley, 1965, p. 137 ; trad. fr. p. 71). Si vous êtes en accord avec cette affirmation, il n’y a sans doute pas à vous convaincre de poursuivre la lecture de ce livre. Mais même si vous ne l’êtes pas, vous pourriez accepter l’affirmation plus faible de ce livre, à savoir que, de façon générale l’esthétique a à voir avec des espèces variées d’expérience que la philosophie de la perception peut nous aider à mieux comprendre.

28Comme il existe au voisinage de mon approche des affirmations qu’il serait facile de confondre avec la mienne (le titre du livre qui semble provocant ne fait rien pour les dissiper), j’ai besoin d’être explicite au sujet de ce que je ne dis pas.

29En premier lieu, comme nous l’avons vu dans la section précédente, je ne dis pas que ce soit une bonne idée de s’attendre à ce que la philosophie de la perception réponde aux questions centrales qui se posent en philosophie de l’art. Je restreins mon affirmation à l’esthétique (que je distingue de la philosophie de l’art). En second lieu, je ne vais pas jusqu’à dire qu’il est fructueux d’aborder toutes les questions en esthétique en s’aidant de la philosophie de la perception. Mais c’est le cas de beaucoup, voire de la plupart d’entre elles.

30En troisième lieu, je n’assume pas la conception que le domaine de l’esthétique (quel qu’il soit) est nécessairement perceptuel. Par exemple, je n’affirme pas que les expériences esthétiques sont nécessairement perceptuelles ou qu’on ne peut faire une expérience esthétique que d’entités qui sont perceptibles. Il est possible de faire une expérience esthétique d’une structure narrative de vaste ampleur ou de preuves mathématiques bien qu’on ne puisse les percevoir (il reste cependant à décider si elles sont quasi perceptuelles, voir par exemple Mancosu, 2005). Mais quand bien même il se trouverait que certaines de nos expériences esthétiques sont des expériences non perceptuelles, une explication générale tirerait encore profit de prendre au sérieux la philosophie de la perception. Comme nous l’avons vu, l’étendue couverte par la philosophie de la perception est beaucoup plus large que la seule question de ce qui est perçu.

31Enfin, on peut s’inquiéter de ce que l’art conceptuel ait démontré que le perceptuel n’est pas tout dans l’art. Si c’est le cas, mettre autant d’insistance sur la perception (ou même les processus quasi perceptuels) serait ignorer ces développements récents en histoire de l’art. Ma réponse est qu’il se peut ou non que l’art conceptuel ait démontré cela, mais que cela n’a, à strictement parler, aucun rapport avec les affirmations qui engagent l’esthétique. Rappelez-vous qu’il convient de maintenir séparées les questions relatives à l’esthétique et les questions relatives à la philosophie de l’art. Il existe une foule de questions passionnantes au sujet de l’art conceptuel à l’intérieur du domaine de la philosophie de l’art. Mais il n’en découle pas qu’il pose de nouveaux défis pour quoi que ce soit en esthétique.

32La philosophie de la perception porte sur les expériences. L’esthétique porte sur des espèces particulières d’expériences, non pas simplement ni principalement sur les expériences esthétiques, mais aussi l’expérience que nous avons lorsque nous regardons des images, l’expérience que nous faisons lorsque nous nous identifions à Hamlet, l’expérience que nous faisons lorsque nous nous engageons dans une fiction, etc. Cela ne devrait donc pas nous étonner qu’une perspective prometteuse de recherche consiste à considérer les débats et les problèmes posés en esthétique comme portant réellement sur la branche de la philosophie qui s’occupe des expériences, à savoir la philosophie de la perception. Encore une fois, il se peut que certaines d’entre elles ne soient pas des expériences perceptuelles. Mais, comme nous l’avons vu, l’étendue couverte par la philosophie de la perception est beaucoup plus large que la question relative à la nature des expériences perceptuelles. Estimer le degré de radicalité que comporte l’approche de ce livre – je veux dire pratiquer l’esthétique en tant que philosophie de la perception – dépend de notre manière de penser l’esthétique et de notre manière de penser la philosophie de la perception. Étant donné que j’assume une interprétation assez libérale de la philosophie de la perception, je ne pense pas que mon approche soit si radicale.

33Le plan du livre est simple. À la suite de cette introduction, on trouvera sept chapitres dont chacun peut se lire indépendamment des autres et qui couvrent un choix des concepts et des débats les plus en vue en esthétique. Mais le livre est davantage qu’une simple collection d’études de cas. Il possède un thème principal, l’attention. Je soutiens que l’attention joue un rôle crucial pour caractériser le type d’expériences sur lesquelles porte l’esthétique. Dans certains cas paradigmatiques de ce que nous pouvons nommer des « expériences esthétiques », notre attention est mobilisée d’une manière spéciale, elle est distribuée à travers les propriétés (chapitre ii). Diverses versions de cette attention distribuée expliquent des phénomènes esthétiques importants, tels que la perception et l’appréciation d’images (chapitre iii), et cela nous aide également à nous repérer dans certains des débats les plus piégés en esthétique et en histoire de l’art, tout particulièrement les débats relatifs aux propriétés esthétiques (chapitre iv), au formalisme (chapitre v), à l’unicité (chapitre vi) et au fait de savoir si la vision a une histoire (chapitre vii). Dans le dernier chapitre, je considère des exemples importants d’expériences dans un contexte esthétique où notre attention n’est pas mobilisée sous un mode distribué mais plutôt ciblé.

Notes de bas de page

1 Je me suis moi-même servi d’approches très différentes, par exemple pour traiter de la relation entre littérature et philosophie, voir Nanay, 2010g, 2013c et 2013d.

2 Cette ligne de pensée possède une histoire illustre. Comme le dit Bouvard, dans l’ouvrage de Flaubert, « Enfin tous les faiseurs de rhétoriques, de poétiques et d’esthétiques me paraissent des imbéciles ! » (Bouvard et Pécuchet, 1881, chap. 5, Paris, Éditions Conard, 1910, p. 185).

3 Extrait de « Ce que l’art abstrait signifie pour moi », Bulletin of the Museum of Modern Art, 18 (1951), p. 2-15.

4 Voir Nanay, 2014d, pour un traitement de la créativité conforme à cette perspective.

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