Conclusion
p. 245-255
Texte intégral
1L’examen de la question de l’être et de l’existence sur les scènes théâtrales contemporaines a aidé à comprendre certaines des conditions qui permettent l’expérience esthétique du théâtre.
2La première est le maintien de la représentation. La distance qu’elle met en place, celle de l’acteur avec son personnage ou celle du spectateur avec la scène, l’écart qu’elle creuse entre les individus et ce qu’ils créent ou ce qu’ils reçoivent, ouvre un espace intermédiaire. Au cœur de cet espace qui n’est ni celui de la scène, ni celui de la salle, mais un entre-deux, le monde se déploie sous un nouveau jour et redevient un champ de possibles. C’est dans cette première séparation nécessaire que s’effectue et s’élabore l’expérience esthétique. C’est également dans cet espace que se relient les choses entre elles et que la réalité acquiert une consistance. Cependant, des dispositifs technologiques trop lourds mis au service des spectateurs de théâtre ont tendance aujourd’hui à éliminer cet écart et par conséquent à éloigner les participants de la production de sens en inhibant leur pouvoir imageant. Seul le retrait du spectateur par rapport à l’exécution et/ou le surgissement de l’acteur permet le maintien de la dimension représentative du théâtre. Aussi ai-je plaidé pour une « juste distance » au théâtre. La rencontre d’un spectateur inoccupé, mais attentif, et d’un acteur tout entier à son jeu engage sur la voie d’une expérience esthétique complète : sensible, symbolique, existentielle, éthique et politique.
3La deuxième condition de l’expérience esthétique, dans l’ordre d’exposition, réside dans la présence du corps de l’acteur. D’abord parce que cette présence permet le contact de corps sentant, pensant et vivant : ceux des acteurs et ceux des spectateurs, porteurs de leur propre individualité et de leur histoire. Ensuite parce que c’est au niveau du corps de l’acteur que s’effectuent la temporalisation et la spatialisation de la représentation théâtrale. L’examen des processus de création de Living ! et des Justes d’Albert Camus par Stanislas Nordey a montré par ailleurs comment les temps et les espaces s’entrelacent sur scène selon le principe de l’anachronisme. Grâce à ces ouvertures sur des temps et des espaces autres, l’expérience théâtrale peut se constituer en événement.
4La troisième condition réside dans la conduite de cette expérience. Elle ne peut advenir véritablement que sous certaines modalités : celles de la disponibilité, de l’hospitalité, du silence et de la lenteur. Ces différentes modalités d’être sont essentielles pour accueillir l’événement et le réélaborer. Claude Régy, en particulier, les porte à la scène et les fait travailler au cœur de ses procédés théâtraux. Grâce à elles, chacun peut entrer dans l’expérience, d’une part, et prendre la mesure de ce qu’il est en train d’expérimenter, d’autre part.
5Une fois ces conditions posées, ce sont les effets pragmatiques de l’expérience esthétique du théâtre aux niveaux existentiel et éthique qui arrivent. L’expérience du théâtre trouve des prolongements dans une pratique de soi. Elle engage des processus d’individualisation qui reposent sur des processus de désubjectivation et de désasujettissement. Elle est un moyen de donner une forme à notre vie au travers d’un style d’être qui s’exprime dans des manières et des attitudes. Par ce style nous exprimons notre présence dans/à la vie.
6L’examen de la production de Simon Gauchet, L’expérience du feu – Pour en finir avec Jeanne d’Arc, montre que ces manières et ces attitudes qui nous individualisent s’élaborent au cours de trois moments : les moments critique, créatif et pragmatique. Le moment critique est celui où se met en place une fêlure dans la continuité de notre existence : nos savoirs, nos croyances, nos habitudes chancellent. Le moment créatif est celui où l’on tente de formuler des réponses à cette crise en imaginant de nouvelles possibilités pour soi. Le moment pragmatique est celui où ces possibles viennent s’insérer dans le réel, à savoir dans nos pratiques et manières d’être. Cette stylisation de soi ne se réalise pas une fois pour toutes, elle est prise dans des mouvements rythmiques différenciés qui l’obligent à se redéfinir de façon permanente. Aussi, les modalités d’existence des êtres humains comme celles des œuvres tiennent-elles dans leur devenir, ou plutôt dans leur « advenir ». Le théâtre rend visible ces mouvements de formation de soi inlassablement reconduits. À son contact, les acteurs de la représentation au sens large éprouvent l’expérience de cette autogenèse de l’œuvre et par là de leur propre existence. C’est ce qu’a révélé l’examen du travail de François Tanguy et du Théâtre du Radeau.
7Les potentialités éthiques du théâtre prennent leur source dans le développement de compétences perceptives. Car au théâtre nous apprenons à sentir en développant des techniques de l’attention. Au théâtre, nous apprenons à nous concentrer sur un présent et à l’accueillir : le présent de la scène au travers du corps en jeu de l’acteur, le présent de ce que nous vivons, le présent de l’éventualité de l’événement, le présent des détails de l’ordinaire. Nous portons notre attention sur l’ethos de chacun, c’est-à-dire sa façon d’habiter le monde, de converser avec lui. Nous mettons également en œuvre de nouvelles formes attentionnelles, auxquelles nous invite la scène en déplaçant nos habitudes de perception.
8Cette acuité du regard, de l’écoute et du sentir en général, se reporte dans nos vies et vient s’exercer vers autrui et vers notre environnement. C’est la raison pour laquelle le théâtre apparaît comme un terrain d’exploration du care en dehors de la scène. Il est un médium qui entraîne à porter attention aux signes sensibles qui indiquent des souffrances, des besoins, des désastres, des situations problématiques. Par ailleurs, il est un terrain d’expérimentation pour imaginer et inventer des chemins éthiques adéquats qui proposent des réponses à ce genre de situation. Si la créativité des participants est convoquée sur scène, cela apparaît comme une incitation à se ressaisir de sa vie propre. Le jeu de scène ne produit aucune conséquence au sens strict car justement il est jeu : les acteurs ne sont pas morts lorsque la lumière se rallume. Faisant l’expérience d’une créativité qui apparemment n’a pas de suites et ne porte pas à conséquence, les individus prennent confiance en eux et apprennent à se sentir capables d’invention. Cette confiance viendra s’exprimer dans d’autres jeux, ceux de la vie, où les enchaînements, cette fois, devront être assumés. La théâtralité nourrit notre vie éthique, aide à constituer une pratique des vertus et à consolider un ethos.
9L’expérience esthétique du théâtre permet enfin de prendre conscience, en nous les faisant sentir, des dimensions d’exposition et d’interdépendance de toute existence. Ainsi, y ressentons-nous la vulnérabilité, la fragilité et la précarité de la vie humaine et prenons-nous conscience de l’importance d’en prendre soin. Elle participe au développement d’une intelligence du sensible. Les sens ont donc bien une valeur heuristique : ils concourent à mieux connaître le monde et nous-mêmes, ils nous renseignent sur ce que sont nos existences et nous enseignent à mieux s’y orienter.
10Le théâtre est un art de l’existence où acteurs et spectateurs sont appelés à enrichir leur vie et à réimaginer leur manière d’exister. Son expérience peut contribuer à atteindre une vie plus éveillée et une plus grande puissance d’action. Il peut participer à l’amélioration des individus tout en offrant un chemin pour bien vivre.
Esthétique de l’arabesque des scènes théâtrales contemporaines
11Les scènes théâtrales contemporaines sont travaillées par des mouvements contradictoires. Premièrement, deux forces, l’oubli et la mémoire, s’opposent et se complètent. En effet, l’oubli profond de soi et de ses acquis se mêle à des formes mémorielles plurielles aussi bien chez l’acteur que chez le spectateur. En ne pensant plus à rien, remontent à la surface des souvenirs et des attitudes enfouies. Deuxièmement, l’expérience qui y est proposée oscille continuellement entre processus et événement. Les scènes contemporaines se construisent et se réalisent dans des lieux et des temps déterminés – un plateau de théâtre, une salle de répétition, un planning de création et un temps de représentation – mais elles ouvrent sur d’autres espaces et d’autres temps qui n’ont ni commencement, ni fin et se caractérisent par le mélange et l’empiètement. Troisièmement, l’activité de l’acteur et du spectateur est sous-tendue et dépendante d’une passivité mêlée d’activité qui rend possible leur créativité.
12Une activité critique s’exerce sur ces scènes. L’activité artistique de la « troisième génération » est essentiellement critique au sens où elle ne cesse d’interroger ses pratiques et le rôle du metteur en scène. Ce qui caractérise le travail de ces artistes, c’est la mise en scène de ces interrogations, qui relève d’une esthétisation de la critique. Libérer le plateau de tout objet et accessoire, choisir la frontalité accompagnée d’une parole scandée, abandonner le costume pour des vêtements du quotidien, maintenir la présence de tous les partenaires de jeu au plateau pendant toute la représentation, permettre que les acteurs aient leur texte dans les mains et qu’ils s’y réfèrent, donner à voir et à entendre des figures et des voix isolées, à l’aide de ces procédés, Nordey met en scène la scène se questionnant elle-même. Par ce jeu de réflexivité rendu visible, il invite le spectateur à prendre de la distance avec ce qu’il s’y passe, à la penser, à l’interroger dans ses pouvoirs esthétiques, éthiques et politiques. Ces techniques sont également des façons pour le metteur en scène de se mettre en retrait par rapport à l’interprétation qui pourrait être donnée d’un texte. La responsabilité revient au spectateur de construire, ou pas, du sens à partir de ce qu’il voit et entend. Cette activité critique s’exerce avec Régy selon des procédés théâtraux différents : le ralenti dans la diction et les mouvements, la disparition et l’effacement des corps historiques des acteurs, la nuit et le silence. Ses éléments produisent des effets de déréalisation qui interrogent en retour les pouvoirs réels de la scène. Quant au travail de François Tanguy, il est intrinsèquement marqué par des jeux de mise en mouvement, reposant sans cesse les questions du théâtre, remettant sans cesse son ouvrage sur le métier. Le théâtre contemporain est un théâtre qui ne cesse de s’interroger lui-même, il encourage le spectateur à en faire autant, à développer une pensée du théâtre et à engager pleinement son existence dans ces mouvements critiques.
13Enfin, le modèle musical irradie toutes ces formes. Chez Nordey, les acteurs travaillent les mots au niveau des phonèmes en faisant abstraction de leur référence et de leur contenu. Ils scandent leur texte selon des rythmes rapides et percutants. Cela contribue à insister sur les phrases musicales du langage. La nature chorale de ce jeu met l’accent sur les dimensions harmonieuses et dysharmonieuses d’un vivre-ensemble composé de voix singulières. Avec Régy, ce travail sur les sonorités et les rythmicités de la langue se réalise selon une tout autre perspective. C’est sur la lenteur et le ralenti dans la diction que se porte l’attention du metteur en scène. L’objectif est de déconstruire le style du parlé social et de créer des effets d’étrangéisation dans l’écoute. Cela permet d’entendre de façon inédite les mots et là encore d’interroger leur signification et leur pouvoir.
14Ces trois aspects des scènes contemporaines recouvrent les trois significations de l’arabesque établies par Pierre-Henry Frangne : la contradiction, la critique, le modèle musical. Faire de l’arabesque un principe de musicalité pourrait sembler paradoxal tant elle semble d’abord relever de l’ornement peint ou sculpté, de l’architecture. Pourtant, « cette ligne sinueuse, serpentine, flexueuse, capricieuse1 » peut servir à penser le modèle musical par son mouvement et par son rythme : Robert Schumann et Claude Debussy ne s’y sont pas trompés quand ils pensèrent et effectuèrent la musique à partir de la ligne visuelle de l’arabesque avec Arabesque (1839) pour le premier et les Deux arabesques (1891) pour le second. Tous les deux sont en effet d’un temps – rousseauiste d’abord, romantique, symboliste et mallarméen ensuite2 – qui pense la musique comme le modèle de tous les autres arts. Et c’est, aujourd’hui encore, cette musicalité qui est clairement revendiquée par les artistes de théâtre.
Quelles voies pour sortir de la crise ? Les formes émergentes et leurs réponses
15Comment les formes émergentes se sont-elles emparées de cet héritage réflexif marqué par l’incertitude et le doute ? Nos deux exemples offrent deux voies divergentes, qui sont deux manières de répondre à cette longue période de crise de la mise en scène et de la représentation.
16L’une est marquée par un pessimisme et un certain cynisme, c’est le chemin que semble emprunter Clyde Chabot dans sa mise en scène de Hamlet-machine de Heiner Müller. L’usage qu’elle propose d’un dispositif technologique pour dénoncer les idéologies politiques et leur pouvoir d’aliénation et d’assujettissement conduit à l’exacerbation du doute sur les pouvoirs esthétiques, éthiques et politiques des scènes théâtrales. Si l’on creuse le sens de cette piste, rien ne semble plus pouvoir sauver la scène car toute confiance en elle est viciée par un mensonge fondateur, celui de spectateurs filmés à leur insu alors même qu’on leur proposait une activité participante.
17L’autre voie que nous avons traversée a la volonté de réveiller et de relancer les potentialités de la scène en proposant positivement des pistes possibles à explorer pour les spectateurs tout en prenant acte des réserves liées à ses pouvoirs. C’est une perspective qui plaide pour une nouvelle confiance dans l’expérience du théâtre et qui s’appuie sur la croyance dans les capabilités des spectateurs à pouvoir égal. Quelles inflexions propose, par exemple, un Simon Gauchet ? Je dirais qu’il ne travaille plus directement, comme ses aînés, sur l’indétermination du sens ou sa neutralité. Simon Gauchet admet cette indétermination mais n’en fait plus un problème théâtral. La différence réside dans son plein engagement herméneutique, en particulier lorsqu’il avance au spectateur un spectre d’interprétations possibles déjà définies. C’est tout au moins ce qu’a montré l’analyse de son spectacle L’Expérience du feu où il propose divers chemins de réinvention du mythe de Jeanne d’Arc, présentés les uns après les autres, et dont les spectateurs pourront se saisir ou non. Son spectacle – Apocalypse Maintenant, qui a été diffusé à Mettre en scène à Rennes début novembre 2016 s’inscrit dans cette même voie : il s’agit d’y explorer des réponses possibles, et non des apories, au sentiment général de ruine de notre monde et de notre environnement, et pour ce qui est du théâtre, à la crise de la mise en scène et de la représentation. Aussi, introduit-t-il une inflexion par laquelle il met l’accent non plus du côté de la perte du sens et peut-être aussi du délabrement de l’expérience, mais sur les constructions diversifiées qui dérivent de ces vestiges. Il s’agit d’une simple inflexion, qui ne remet pas véritablement en cause son héritage. Cependant, je crois qu’il y a là une démarche différente et intéressante dans la positivité et l’espérance qu’elle apporte. Elle montre une volonté de surmonter la crise tout en reprenant à son compte son héritage. Elle manifeste également qu’il existe une alternative au dessaisissement et à la disparition qu’impose l’effondrement du sens et de l’expérience au sujet : celle de l’aventure humaine qui n’en a jamais fini d’être reconduite. De la ruine naît ainsi le devenir perpétuel.
Vers une esthétique réconciliée
18Du point de vue d’une pensée de l’esthétique, il apparaît que les voies d’une réconciliation pour ces deux domaines séparés : l’esthétique de la réception et la poïétique de la création puissent se formuler. Cette séparation a produit de nombreux malentendus entre artistes et spectateurs. Cette réconciliation partirait de ce constat : toutes deux se rencontrent, selon des modalités différentes, aussi bien chez l’acteur que chez le spectateur. Chacun, depuis son site propre, fait l’épreuve d’un contact sensible avec l’art et est le sujet d’un acte poïétique. C’est dans cette articulation que consiste le mouvement d’une expérience esthétique qui s’inscrit durablement dans la vie. Le terrain de cette réconciliation ne se situe alors pas dans les rapports qu’entretiennent création et réception, compris comme deux domaines séparés où l’une serait réservée aux artistes et l’autre aux spectateurs. L’accord ne signifie pas en effet qu’il y ait congruence ou simultanéité des rapports entre l’une et l’autre au sens où, par exemple, un engagement esthétique et créatif de l’acteur dans le jeu aurait pour conséquence d’atteindre le spectateur. Il n’est pas rare d’ailleurs qu’il y ait dissymétrie : là un acteur ne s’est pas senti juste, alors qu’un spectateur aura trouvé dans son jeu des éléments pour une « ex-pér-ience », ailleurs un acteur s’est senti pleinement engagé et le spectateur n’aura rien perçu de cela. Il ne s’agit pas non plus de mélanger les rôles et les places de chacun, faisant du spectateur un « spect-acteur », comme une certaine tendance contemporaine le voudrait. Une esthétique réconciliée se joue à l’intérieur même de l’individu, tout à la fois recevant, inventant et se formant au contact de l’art, selon des modalités propres. C’est donc dans les qualités d’une expérience esthétique individuelle que se trouve un terrain de partage entre l’acteur et le spectateur.
19Qu’en est-il à présent du statut ontologique de la représentation théâtrale et de la notion d’œuvre ? L’expression d’« ontologie friable » de Jean-Pierre Cometti qui désigne ce statut paradoxal d’une œuvre évanescente semble convenir pour le théâtre. Cette ontologie, même faible et fragile, n’empêche pas de penser la représentation comme une « œuvre ». En effet, la représentation fait œuvre en deux sens : d’une part au sens où elle peut s’inscrire durablement dans la vie de ceux qui en font l’expérience, d’autre part parce qu’elle « œuvre », c’est-à-dire qu’elle participe, à des processus de transformation des individus et du réel. Je n’ignore pas que beaucoup d’artistes des scènes contemporaines françaises rejettent la notion d’œuvre pour qualifier leurs travaux et préfèrent celles de « proposition » ou d’« ouvrage » par exemple. Mais ce refus d’utiliser le terme d’« œuvre » tient au fait qu’ils accordent à cette notion un contenu né à la toute fin du xviiie siècle, dans le sillage et sous l’influence de la Critique de la faculté de juger de Kant, et lié au contexte de la naissance de l’esthétique moderne. Ils l’entendent en ce sens comme autonome, autotélique, achevée, une, autosuffisante et la relient à un arrière-plan plus large qui admet comme valable la figure du génie artistique et la dimension désintéressée de l’appréciation3. Mais, comme l’a montré Jean-Pierre Cometti, reprenant certains arguments de John Dewey, cette conception de l’œuvre repose sur un malentendu car la séparation de l’art des autres domaines d’activité humaine procède elle-même d’un processus historique et culturel4. Aussi, n’y a-t-il pas contradiction à admettre la valeur de cette notion en contexte contemporain, à condition d’en expliciter le sens. L’œuvre que constitue la représentation théâtrale a pour spécificité d’être éphémère, de n’avoir ni commencement ni fin – en ce sens elle se comprend comme un work in progress. Elle trouve ses prolongements dans des usages et des pratiques et fait l’objet d’une appréciation intéressée. Cet intérêt que nous avons pour elle est large et comprend des éléments sensibles, cognitifs, émotifs, pratiques.
20D’où viennent alors les sentiments de plaisir qui naissent au contact de l’œuvre ? Si l’intérêt que nous prenons aux œuvres d’art se décline à plusieurs niveaux, les plaisirs qui leur sont liés le sont également. En premier lieu, ce que notre approche phénoménologique nous indique, c’est que le plaisir esthétique consiste en l’immanence du sentir lui-même. Autrement dit, le plaisir est d’abord plaisir de sentir et de se sentir sentant et percevant. Dans le cadre de la scène théâtrale, ce plaisir est d’autant plus intense qu’elle convoque tous les sens dans un rapport de réversibilité, les corps des acteurs et des spectateurs étant au centre de son expérience. Il s’agit là cependant d’un plaisir qui relève d’un jugement réfléchissant, lequel n’est pas lié aux qualités matérielles de la représentation mais tient au lien que je peux entretenir avec mon expérience sensible de l’œuvre. En deuxième lieu, le plaisir apparaît dans la satisfaction que nous éprouvons dans l’exercice de nouvelles libertés, de nouvelles capacités et de pouvoirs imageants qui font de la vie un territoire de possibles. Le sentiment de plaisir est lié aux effets de l’expérience esthétique et à la confiance qu’elle peut développer pour une avancée dans l’existence. En troisième lieu, l’expérience esthétique, aussi individuelle fût-elle, produit un plaisir élargi qui est celui d’être ensemble dans la reconnaissance d’une part de nos différences et d’autre part de la dimension partagée de notre contingence et de notre fragilité. Ainsi, le plaisir esthétique est-il avant tout un plaisir de se sentir vivant avec d’autres êtres vivants.
21Qu’est-ce à dire de la beauté ? Si le sentiment de plaisir naît de la beauté, celle-ci se situe dans ce à quoi œuvre la scène théâtrale, c’est-à-dire dans l’amplitude d’une relation, qui vient à son tour intensifier notre puissance d’exister. Ce constat montre que nous ne possédons pas de critères du beau pour identifier et reconnaître une œuvre belle. Il est cependant possible de travailler à ses conditions d’avènement.
La question politique
22S’il existe des effets politiques de l’expérience esthétique du théâtre, ceux-ci opèrent en premier lieu chez les individus. Les éthiques du care pensent que l’attention à autrui et à notre environnement n’est possible qu’à la condition d’avoir préalablement pris soin de soi. Développer des techniques du soi est donc un moyen d’entrer dans des formes de résistance politique en proposant des contre-conduites au sens de Foucault, c’est-à-dire des conduites singulières – adéquates à un individu particulier et non conformistes – dont l’ambition est de signaler le désir d’être gouverné autrement ou de se gouverner soi-même. Comme Foucault l’a souligné, il existe ainsi un rapport de coimplication de l’éthique et du politique tout simplement parce que le politique consiste en des relations qui impliquent des jeux de pouvoir que nous vivons ordinairement et individuellement dans notre quotidien. Aussi, est-ce dans les formes individuelles d’existence que ces relations, parfois aliénantes mais pas toujours, peuvent être transformées. La force de stylisation et la force éthique du théâtre permettent d’élargir nos imaginaires et d’inventer de nouvelles manières d’être ensemble dans l’écoute de rythmicités différentes, parfois vécues comme étranges ou étrangères, les unes des autres. Le théâtre en nous déplaçant sans cesse, en montrant des formes de vie distinctes, nous apprend à regarder cette étrangeté, à la reconnaître comme étrangeté, et à s’en saisir pour ses propres mouvements et sans désir d’annexion. L’invention de nouvelles formes de vivre ensemble est travaillée par les processus théâtraux du Radeau. Au-delà des temps de représentation, la compagnie invente d’autres chemins possibles dans leur lieu qu’est la Fonderie, en prenant soin d’ailleurs de ne pas les séparer du spectacle. Ce peut être par exemple un repas partagé avec l’équipe de création sur place autour d’une grande tablée ou un concert matinal de musique contemporaine dans les lieux de répétition. Rien d’artificiel à tout cela, rien non plus de nostalgique par rapport à une époque mythique où le sens du commun aurait été plus fort. En revanche, François Tanguy engage une recherche globale, holistique, sur les questions d’existence, d’accueil, d’hospitalité et de résistance, par un outil qui est celui du théâtre pratiqué comme représentation et comme lieu de vie.
23Le pouvoir politique de l’expérience esthétique se situe encore à un autre niveau : celui qui opère dans les usages de la conversation. Grâce au théâtre, nous retrouvons une confiance dans les pouvoirs des mots et nous entendons résonner des voix distinctes, dissensuelles, polyphoniques. Or notre engagement dans la cité passe par la possibilité pour ces voix individuelles de devenir publiques et d’entrer en conversation. D’après Sandra Laugier, dans les pas d’Emerson et de Thoreau, c’est le caractère toujours en discussion du lien qui unit l’individu au politique ou à la communauté qui fonde la légitimité de toute démocratie. En disant cela, elle s’oppose tout à la fois à une conception contractualiste, voire ultralibérale du politique, et à une conception communautaire de celui-ci. La vie démocratique et sa légitimité ne se fondent ni dans un consentement contractuel au pouvoir, donné une fois pour toutes, ni dans une histoire et une tradition qui viendraient sceller les accords de la communauté. Ces deux traditions politiques reposent sur ce qu’Emerson a appelé le conformisme. L’alternative démocratique que propose un « individualisme réinventé », s’exerce au théâtre selon plusieurs aspects.
24D’abord les processus théâtraux sont des espaces de publicisation de voix privées. En cela, ils présentent des modes d’expression démocratiques. Ensuite, ce sont les modes de création qui donnent à penser et à vivre le politique en ce qu’ils se fondent sur la mutualisation de compétences distinctes et spécifiques faisant d’elles des forces pour des projets communs. Or par la mutualisation il est possible de produire à plusieurs sans perdre sa voix, même si celle-ci est vouée à se reconfigurer au sein de ces échanges : « La mutualisation s’apparente à un mouvement nomade. Mutualiser, c’est en quelque sorte camper, bivouaquer, squatter… C’est être dans le mouvement de la rencontre, dans le dépaysement et l’étrangeté de la rencontre, de l’autre, et peut-être dans un rapport plus profond, à soi-même5. » Enfin, au théâtre, il est toujours possible de se mettre en retrait de ce qui s’y joue – que ce soit en sortant de la salle pour le spectateur, en refusant un projet pour l’acteur, en signalant sa désapprobation par l’écriture ou la voix. Là chacun peut faire entendre sa dissidence car sortir ou dire son désaccord c’est montrer que l’on refuse que la voix que l’on a faite publique soit sienne, c’est, autrement dit, lui enlever son pouvoir de généralité pour soi.
25Des philosophes comme Thoreau, Emerson, Cavell ou Laugier invitent à penser un espace démocratique toujours mouvant et animé par les pouvoirs de la conversation. Les scènes théâtrales contemporaines montrent le chemin de sa pratique. Ainsi, le théâtre contemporain n’est-il ni politique, ni « postpolitique6 » comme l’a défendu Bérénice Hamidi-Kim, ni « apolitiquement politique7 » au sens d’Élise Van Haesebroeck, en revanche, il a une force politique dans « le travail incessant de redéfinition de la politique, à travers sa pratique8 », et en particulier sa pratique conversationnelle. À cet égard, je rejoins certaines analyses récentes d’Olivier Neveux mettant en garde vis-à-vis d’une tendance du théâtre actuel à s’orienter vers des propositions explicitement citoyennes, documentaires et politiques9. Avec lui, il semble impérieux de réaffirmer la force politique latente d’œuvres ouvertes à la contemplation et à l’expérience des sens et de la pensée. Parce qu’ils « bouleverse[nt] [nos] dispositions émotionnelles et intellectuelles familières10 », les arts contemporains, et parmi eux le théâtre, contribuent à « restaure[r] [nos] capacités d’étonnement et d’émerveillement11 ». Ainsi, l’art est-il philosophique, non pas parce qu’il présente des concepts, non pas parce qu’il serait la contemplation d’essences, mais parce qu’il propose des expériences sensibles et intellectuelles qui réveillent à la fois notre admiration et notre inquiétude, notre inquiétude et notre admiration.
Notes de bas de page
1 Frangne Pierre-Henry, « Du symbolisme de l’arabesque à l’arabesque du symbolisme : remarques sur la musicalité de l’arabesque », art. cité, p. 8.
2 La place et le rôle que Mallarmé a accordé à la musique dans la perspective de ses répercussions dans les pratiques de l’art contemporain ont été travaillés dans un ouvrage collectif récent : Bonnet Antoine et Frangne Pierre-Henry (dir.), Mallarmé et la musique, la musique et Mallarmé, Presses universitaires de Rennes, coll. « Æsthetica », 2016.
3 Cette conception de l’art est défendue et définie comme telle par Karl Philipp Moritz à la fin du xviiie, annonçant ainsi les positions du romantisme du xixe dans son essai « Sur le concept achevé en soi » (1785), in Le concept d’achevé en soi et autres écrits, trad. Philippe Beck, Presses universitaires de France, 1995 (1785-1793).
4 À ce sujet, voir Cometti Jean-Pierre, La Force d’un malentendu. Essais sur l’art et la philosophie de l’art, Paris, Questions théoriques, 2009 et Dewey John, L’Art comme expérience, op. cit., p. 40.
5 Butel Yannick et Bident Christophe, « Conversation », in Éric Vautrin (dir), Théâtre/ Public, n° 214 : « Variations Radeau », Montreuil, Éditions Théâtrales, oct.-déc. 2014, [http://recherchesradeau.org/tp214/ew], consulté le 20 septembre 2014.
6 Dans un ouvrage qui explore les différentes manières pour le théâtre d’être politique depuis les années 1989, Bérénice Hamidi-Kim distingue un « théâtre postpolitique » qui correspondrait aux formes théâtrales « postdramatiques », empruntant là la qualification des scènes contemporaines de Hans-Lies Lehmann. Ce « théâtre postpolitique » se définit selon l’auteur « par l’ambivalence de ses rapports au politique », il est « un théâtre de l’inhumanité qui veut témoigner de l’absence de sens […] et donc d’une histoire » (Hamidi-Kim Bérénice, Les cités du théâtre politique en France depuis 1989, Montpellier, L’Entretemps, 2014, conclusion de la partie I).
7 Élise Van Haesebroeck entend par l’expression « apolitiquement politique » que le théâtre politique contemporain ne se présente pas comme tel, refuse d’émettre un discours politique tout en assumant ce retrait par rapport au politique comme relevant d’un acte politique. Van Haesebroeck Élise, Identité(s) et territoire du théâtre politique contemporain, Claude Régy, le Groupe Merci et le Théâtre du Radeau : un théâtre apolitiquement politique, Paris, L’Harmattan, coll. « L’Univers théâtral », 2011.
8 Wallon Emmanuel, « Le Théâtre du Radeau, ou le faire pensant contre le faire spectacle », art. cité, p. 11.
9 Neveux Olivier, Contre le théâtre politique, Paris, La Fabrique, 2019.
10 Février Christine, Frangne Pierre-Henry et Guilloux Arnaud (dir.), « Avant-propos. Sensibiliser à l’art contemporain ? Raisons, sens et enjeux d’une question », Revue Atala. Cultures et sciences humaines, n° 16 : « Sensibiliser à l’art contemporain ? », Rennes, lycée Chateaubriand, 2013, p. 5-28, p. 27.
11 Cometti Jean-Pierre, L’Art sans qualités, op. cit., p. 44.
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