Chapitre VI. La force éthique du théâtre
p. 223-244
Texte intégral
1La scène théâtrale contribue à une « culture de soi1 » favorisant des usages de notre liberté créatrice. C’est la raison pour laquelle elle a une force éthique : elle participe d’une façon que nous avons d’être au monde, de la constitution de conduites et de contre-conduites. Elle est un instrument pour ajuster notre vie, nos rapports aux autres et à notre environnement. Pratiquer le théâtre serait alors une manière de se soucier de soi. Le souci de soi, en grec : epimeleia heautou, en latin : cura sui, est un principe de vie éthique qui a eu un rôle particulièrement important dans l’Antiquité grecque et romaine. Se soucier de soi, c’est porter une attention particulière à soi-même. Si le souci a été conçu sous la forme de la connaissance de soi (« connais-toi toi-même », dit Socrate), plus largement et plus essentiellement, il relève d’un questionnement constant porté sur nos modes de vie et nos façons de penser, qui n’est pas tendu uniquement vers le bien être individuel, mais a l’ambition d’englober le souci de la cité et des autres. Ce questionnement s’adosse à un ensemble de pratiques, d’exercices et de techniques visant l’amélioration de soi et du vivre2. Dans une autre perspective que celle des anciens, Foucault s’est intéressé à la thématique du souci à partir de la fin des années 19703 dans le cadre d’une réflexion sur les moyens de résistance à des formes aliénantes du pouvoir. Le souci fait également l’objet d’une reprise fondamentale chez les philosophes du care, qui ont élaboré une (ou des) éthique(s) du soin dans les États-Unis des années 1980 qui devai (en) t répondre à des besoins concrets de personnes en situation de vulnérabilité4.
La pratique du théâtre comme souci de soi
2L’idée que la pratique du théâtre puisse relever du souci de soi implique deux choses. D’une part, si l’ipséité est affectée par des influences issues du dehors, elle entre dans des modulations qu’elle peut configurer grâce à un retour sur soi et répercuter à son tour sur son environnement. Se soucier de soi-même constitue, comme les anciens l’ont fortement soutenu, un mode de vie éthique choisi susceptible de développer des capabilités5 et une certaine liberté. C’est à partir d’un rapport de soi à soi, selon la perspective du soin ou de la sollicitude6, qu’une vie éthique ouverte sur autrui trouve ses possibilités7. À cet égard, l’orientation du care implique un certain individualisme, au sens où la place et le rôle de la personne sont déterminants dans les processus de transformation et d’amélioration individuels et collectifs. Évidemment, les conditions de ce devenir ne résident pas dans l’individu et ses pouvoirs seuls, elles dépendent d’un contexte et s’appuient sur des pratiques communes et diversifiées. Il reste que c’est à l’individu qu’il appartient de cultiver ces pratiques.
3D’autre part, la dimension du souci implique d’articuler éthique et politique comme deux faces d’une même pièce. Le politique est intimement lié à l’éthique, puisque cette dernière participe de la construction d’un monde commun et de sa trajectoire. Ce que nous devenons affecte nos relations aux autres, à nos milieux, à notre environnement et nos modes de vie partagés. Prendre soin de soi ne relève donc pas d’une démarche égoïste ou narcissique mais s’effectue avec pour horizon notre rapport à autrui, au monde et à la nature.
4L’individualisme que je soutiens n’est pas un individualisme autocentré. Il ne se confond pas non plus avec le libéralisme économique dans la forme capitalistique que nous connaissons. Il est ce que Sandra Laugier a appelé un individualisme réinventé. L’idée consiste à partir de l’hypothèse que si, dans le langage ordinaire, il est possible de parler de communauté et au nom de celle-ci de dire « nous », ce n’est qu’en première personne : « Je (seul) puis dire ce que nous disons. » Ce constat signale la tension du politique en démocratie qui lui est nécessaire et la rend vivante : celle du rapport entre assentiment et dissensus. Toute la question est de savoir comment s’articule le « je » et le « nous ». Or c’est à partir du « je » que se constitue la communauté du « nous », si bien que « la communauté ne peut exister que dans sa constitution par revendication individuelle et par la reconnaissance de celle d’autrui »8. Mais ce « je » est toujours en évolution. Cela implique deux choses : d’abord que le « nous » est toujours à redéfinir et la communauté toujours en train de s’inventer, ensuite que celle-ci est passible d’être critiquée et rejetée par des voix dissidentes singulières. Cet individualisme pourrait ainsi être qualifié d’individualisme critique, vigilant, il confère toute sa force à la question éthique et politique du souci de soi et des autres.
5À plusieurs égards, cette approche du souci s’inscrit également dans l’héritage de Michel Foucault et d’une réflexion éthique aux accents politiques qu’il a entreprise à partir de la fin des années 1970 et au début des années 1980, quand il commence ses recherches sur le pouvoir en général9. Il propose de l’envisager différemment de la philosophie classique, dans le sens où le pouvoir n’est plus pensé comme une instance centralisée au niveau de l’État et des institutions qui lui sont liées qui se diffuse et s’exerce sur les comportements et les conduites des citoyens d’en haut :
« À la fois locaux, instables et diffus, les rapports de pouvoir n’émanent pas d’un point central ou d’un foyer unique de souveraineté, mais vont à chaque instant “d’un point à un autre” dans un champ de forces, marquant des inflexions, des rebroussements, des retournements, des tournoiements, des changements de direction, des résistances10. »
6Le pouvoir est diffus, éclaté, multiple et se pratique à tous les niveaux de la vie sociale. Il s’opère et se manifeste à travers des rapports de force qui se vivent quotidiennement : en situation de travail, de santé, d’apprentissage, dans les relations familiales, amicales, sexuelles, dans les modes de consommation ou encore quant à la loi, etc. Ainsi, les relations de pouvoir imprègnent nos existences et nos modes de vie. D’après Daniele Lorenzini, Foucault, en affirmant cela, a effectué trois déplacements par rapport à la pensée politique de la philosophie classique : le pouvoir se définit désormais « en termes de relations » ; il est partout, ce qui fait de lui une « propriété émergente » ; enfin il « est toujours en position d’immanence à l’égard d’autres types de rapport11 ». L’individu se retrouve au centre des jeux de pouvoir : il en subit à la fois les effets – les différents pouvoirs (disciplinaire et biopouvoir) exercent des processus de subjectivation et d’individuation, qui parfois relèvent d’un assujettissement – et il en assure la continuité, au sens où il est lui-même à l’origine d’un certain pouvoir sur autrui. C’est ce constat qui conduit Foucault à s’intéresser aux éthiques du souci de soi. Car si les formes de pouvoir sont disséminées (ce qui est particulièrement le cas en démocratie), si l’individu en est à la fois le réceptacle et le relais, alors la possibilité de lutter contre des formes abusives et insupportables de pouvoir résidera dans la transformation et l’amélioration des individus eux-mêmes. Selon les termes de Foucault, qui est là tout à fait explicite : « Il n’y a pas d’autre point, premier et ultime, de résistance au pouvoir politique que dans le rapport de soi à soi. » C’est pourquoi, « l’analyse de la gouvernementalité – c’est-à-dire : l’analyse du pouvoir comme ensemble de relations réversibles – doit se référer à une éthique du sujet défini par le rapport de soi à soi12 ». Les transformations politiques ne peuvent provenir en démocratie d’un renversement du pouvoir au niveau de l’État ou d’une restructuration globale des institutions politiques. L’amélioration de la vie politique trouve ses conditions de possibilité dans la lente métamorphose des individus eux-mêmes, dans la qualité des soins qu’ils se portent à eux-mêmes, dans les pratiques de liberté (et non de libération) quotidiennes qu’ils développent. Un des outils possibles de ces métamorphoses réside dans la pratique et l’expérience de l’art et, plus précisément du théâtre, qui offre un espace pertinent pour des pratiques de liberté.
7Pour autant, quelques distances seront prises avec le projet éthique d’une « esthétique de l’existence13 » de Foucault par laquelle des processus de subjectivation passibles de devenir des formes de résistance aux excès de pouvoirs se mettent en place. En effet, une esthétique de l’existence au sens de Foucault impose que le sujet s’engage dans des processus d’individualisation en s’appuyant sur des « arts de l’existence » ou des techniques de soi de façon tout à fait consciente et active. Foucault définit les « arts de l’existence » comme « des pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles les hommes, non seulement se fixent des règles de conduite, mais cherchent à se transformer eux-mêmes, à se modifier dans leur être singulier, et à faire de leur vie une œuvre qui porte des valeurs esthétiques et réponde à certains critères de style14 ». Dans cette perspective, la production de la subjectivité relève d’une création de soi par soi au travers de pratiques constituantes voulues et recherchées. Mais, les pouvoirs individualisant de l’art et, pour ce qui nous concerne, du théâtre, reposent sur une relative passivité nécessaire à son accès. Il existe une force positive et critique de cette négativité car elle est une condition d’entrée dans l’expérience et de sa reprise. Seul le glissement involontaire dans l’impersonnalité de l’événement peut après-coup, et parfois inconsciemment, s’associer à un itinéraire propre et devenir un événement pour soi. Or cette dimension de passivité semble constituer un obstacle à l’idée foucaldienne d’une « esthétique de l’existence » qui s’effectue par un effort d’auto-assujettissement. En effet, selon Foucault, il serait possible d’accéder à un état de sujet grâce à un travail de maîtrise et de contrôle de soi se réalisant sous sa propre autorité15. Ceci paraît juste, mais seulement dans une certaine mesure, c’est-à-dire avec cette réserve qu’une partie de ce travail s’opère parfois malgré nous, dans le silence de notre volonté, dans un abandon à ce qui vient et par des processus que Deleuze a appelés de « déterritorialisation » qui parfois nous échappent. Si nous attribuons, comme propose de le faire Marielle Macé, une force au style, c’est bien qu’à son contact, une mise en mouvement s’opère en nous parce que nous avons consenti à baisser la garde, à laisser s’infiltrer une faille. En ce sens, le style en exerçant sa puissance, affecte et met en demeure d’en répondre en créant des conditions de possibilité pour un style d’existence différencié.
8Ma seconde réserve concerne cette idée que la vie serait comme une œuvre d’art dont nous serions les artistes et que nous pourrions façonner selon notre vouloir. Michel Foucault propose de considérer l’idée selon laquelle le soi serait comme une matière à informer en vue d’un embellissement. À la manière d’un culturiste qui sculpterait son corps ou d’un artiste qui fabriquerait une œuvre d’art, un individu pourrait concevoir et créer sa vie selon des procédés et des visées similaires. Le rapport que nous aménageons à nous-mêmes relève certes d’une activité transformatrice et d’un processus constant de subjectivation, au travers de techniques de soi. Cette idée renvoie aux dimensions rythmiques partagées de l’existence et de l’œuvre d’art. Cependant, la fabrication d’une œuvre n’est pas aussi déterminée que ne semble le penser Foucault. L’artiste fabriquant, inventant, est pris dans des mouvements d’oscillation entre activité et passivité, conscience et aveuglement, technique et dérèglement tant et si bien que, à force de soin, de travail et de reprise, l’œuvre vient à l’existence et lui apparaît malgré lui. Il convient également de circonscrire un concept d’œuvre d’art qui autorise l’analogie entre l’existence et l’œuvre d’art. Car, si l’on comprend l’œuvre d’art au sens traditionnel d’une œuvre achevée, belle, unifiée, autonome, originale, alors l’idée de « faire de sa vie une œuvre d’art » semble entrer tout à fait en contradiction avec la réalité des mouvements de nos vies et le concept d’ipséité que nous avons adopté. L’existence d’un individu n’est jamais achevée et son unité est multiple en raison notamment de l’hétérogénéité des rythmes qui la soutiennent. En attestent par exemple les pratiques diversifiées des genres qu’explicite la théorie queer. L’existence se constitue par ailleurs toujours dans un rapport dialectique avec un dehors, une altérité et par conséquent n’est ni tout à fait autonome, ni autarcique.
9Les questions d’originalité et de beauté sont elles aussi problématiques. En effet, si la vie est l’analogue de l’œuvre d’art et que cette dernière est comprise en un sens classique, que faire de toutes ces manières d’être somme toute banales, ordinaires, que nous partageons avec les autres et qui pourtant, parce qu’agencées spécifiquement, nous constituent et dessinent un aspect de notre singularité ? Que faire également de toutes ces manières que nous empruntons à des modèles pour les insérer à notre façon dans nos vies ? N’est-ce pas risquer de reléguer hors du champ d’une esthétique de l’existence tout un faisceau de pratiques ne répondant pas ou ne pouvant pas répondre aux exigences de cette éthique parce que correspondant à des attitudes trop communes ou trop déterminées par les forces contraignantes du champ social ? Il conviendrait d’envisager la beauté dans l’élégance d’un geste qui se prolonge et non comme résultat.
10L’analogie entre la vie et l’œuvre d’art, et par conséquent l’idée d’esthétique de l’existence qui repose sur elle, n’admet un sens qu’à la condition d’adopter une conception de l’œuvre d’art et du geste de création comme work in progress. Dans cette perspective, le souci de soi ne relève pas d’une entreprise strictement individuelle basée sur la volonté déterminante d’un sujet, mais d’un engagement du sujet tout à la fois « mutualisé » et flottant. Il n’ouvre pas sur un accomplissement ou une émancipation au sens fort, comme si à un moment donné, nous en aurions fini de nous créer parce que nous aurions atteint un état du soi (découvert ou par soi-même défini)16. Il est plutôt une marche constante et continuée vers une amélioration potentielle, avec ce qu’elle a d’incertain, de périlleux et d’aléatoire. Enfin, ce processus créatif admet un perfectionnisme démocratique, qui présuppose que chacun a la possibilité réelle de s’y risquer et qui incite à porter une attention à toutes les formes de stylisation de soi, quelles qu’elles soient et aussi petites et insignifiantes paraissent-elles. Il s’agit de penser un souci de soi qui a le courage d’un engagement éthique vagabond, hésitant, rêvant, trouble, qui s’appuie sur des formes positives d’errance et d’accueil. Car la recherche d’un devenir meilleur n’est pas celle de la perfection ni de la maîtrise absolue. Elle implique de prendre en compte la vulnérabilité qui est au cœur et au fondement de ce souci et qui s’exprime par des pratiques d’impuissance. Les phénomènes d’akrasia, ces « paradoxes de l’irrationalité17 », montrent les ratés et les limites d’une volonté, en somme complexe, qui n’est pas toute-puissante mais travaillée par des forces plurielles sur un mode bien souvent contradictoire et conflictuel.
Ce que la scène nous fait
11Comment la pratique du théâtre participe-t-elle d’une dynamique du souci de soi et plus largement relève-t-elle d’une activité du care18 ? En encourageant l’expérience de nouvelles capabilités, le théâtre entraîne à mieux vivre. Ronald Shusterman a souligné les bienfaits de la littérature en des termes qui pourraient être repris pour le théâtre : « La véritable puissance de la littérature se situe, en dernière analyse, non dans un contenu, une langue ou une forme, mais dans la pratique littéraire elle-même, dans la dimension pragmatique de nos rapports aux œuvres19. » La force éthique du théâtre réside essentiellement dans la relation qui se met en place par rapport à cette pratique, à savoir dans ce que l’œuvre nous fait et dans ce que nous en faisons. C’est en aiguisant certaines techniques du soi que cette pratique renforce nos capacités éthiques. Elle ne provoque pas des mutations majeures, radicales et subites mais elle donne naissance à des inflexions, des nuances, des colorations qui participent de la constitution de notre ipséité, font événement pour nous et transforment notre relation à autrui et à notre milieu. Quelles sont ces techniques que le théâtre développe grâce auxquelles son expérience s’inscrit et se prolonge dans notre vie quotidienne ? Ce sont ce que Daniele Lorenzini appelle des « techniques de l’ordinaire » qui correspondent à
« l’ensemble multiforme et complexe des pratiques qui, en faisant de la dimension quotidienne de la vie l’essentiel du travail philosophique, ont historiquement été utilisées par les individus afin de transformer leur rapport à eux-mêmes, aux autres et au monde20 ».
12La pratique du théâtre contribue à la venue de ces processus, tant et si bien qu’elle peut être envisagée elle-même comme un travail philosophique de type éthique et politique. Elle cristallise les objets, moyens et actions du care dans les formes d’attention qu’elle développe et dans l’invitation à son exercice dans la salle de spectacle et en dehors.
13Une de ces techniques de l’ordinaire repose dans l’exercice de l’attention. La scène en fabrique les conditions d’entraînement de façon optimale. Le dispositif théâtral spectatoriel incite à se focaliser sur ce qui est donné à voir et à entendre en motivant la concentration et l’accueil. L’exercice de l’attention dans le cadre de la scène développe, aiguille et aiguise nos perceptions et notre sensibilité en qualité et en variabilité en dehors du jeu. Grâce à une précaution au moment qui vient, le regard se déplace vers ce qui se passe, sur les manières que chacun a de s’engager dans ses activités, sur les interactions entre les personnes et les choses sur la scène et dans la vie. Les écritures scéniques affûtent notre vigilance. Faire attention devient alors un moyen d’en transformer les modalités et les formes mêmes afin de créer d’autres manières de regarder, d’écouter, de se porter vers qui auront des répercussions dans notre quotidien.
14Ce que l’on entend et voit, ce sont des acteurs traversés par des textes, qui présentent ensemble des destins tragiques, des morceaux de vie, des bribes de récit particulier. Aussi, l’expérience théâtrale porte-t-elle l’attention vers le particulier et l’ordinaire, qui trouvent des formes d’expression diversifiées au travers de styles de jeu et d’écriture variés, par lesquels la scène devient un lieu d’enchevêtrement de singularités. Comme l’a montré Stanley Cavell pour le cinéma21, les énoncés, les narrations, les dramaturgies, les gestes incarnés touchent à l’individuel et attirent l’attention vers ce qui importe pour nous, vers ce qui compte pour nous. Le théâtre concentre les éléments existentiels les plus puissants de nos vies, tout en n’étant pas exceptionnels, que nous laissons souvent dans l’ombre par manque d’attention.
15Au travers de ces expressions, la scène fait voir ce que Iris Murdoch appelle la « texture d’être » de personnes/voix/acteurs/metteurs en scène/spectateurs qui dessinent des trames de vie ou d’histoire – fussent-elles fragmentées, morcelées. Une texture d’être est une tonalité de vie qui signale une vision éthique de l’existence :
« Nous considérons quelque chose de plus insaisissable qu’on peut appeler leur [chez les êtres humains] vision totale de la vie, telle qu’elle se manifeste dans leur façon de parler ou de se taire, leurs choix de mots, leurs façons d’apprécier les autres, leur conception de leur propre vie, ce qu’ils trouvent attrayant ou digne de louange, ce qu’ils trouvent amusant : bref, les configurations de leur pensée qui se manifestent continûment dans leurs réactions et leurs conversations. Ces choses, qui peuvent être montrées ouvertement et de façon intelligible ou élaborées intimement et devinées, constituent ce qu’on peut appeler la texture d’être d’un homme, ou la nature de sa vision personnelle22. »
16Ce sont ces « configurations » individuelles qui sont travaillées et montrées au théâtre et ce sont leurs arrière-plans que nous pouvons sentir dans l’atmosphère particulière des relations scène-salle. Ces configurations ne sont pas conceptuelles, argumentées, choisies par une volonté déterminée et hégémonique d’un sujet pleinement autonome, elles ne sont pas explicitées. Elles sont exprimées par des façons de parler, dans le choix des mots et des gestes qui les accompagnent, dans des déformations du visage, dans des manières d’avancer dans les agencements scéniques. Tous ces éléments « exprime[nt] les différences entre les individus23 ». Elles font voir l’individuel. Ces configurations de vie ne sont pas pour autant opposées aux concepts mais elles n’en sont pas un résultat. Elles ne sont pas le fruit d’une décision à partir de principes de vie ou de règles de vie. Elles résultent d’un enchâssement de pensées, de sensations et de styles.
17En mettant sous nos yeux la diversité, la scène pluralise les formes attentionnelles, valorise leur hétérogénéité, augmente leurs intensités, libère les petites attentions à l’inframince et les rend toutes indispensables à nos existences. En cela, le théâtre aide à résister et à lutter contre ce que le théoricien de la littérature Yves Citton a pointé comme des « dispositifs médiaux qui structurent, conditionnent et informent notre attention24 ». Ces dispositifs ont des objectifs d’homogénéisation, de captation et de contrôle de l’attention pour l’orienter vers la consommation de masse. En même temps qu’ils appauvrissent nos vies, ils participent au pillage généralisé des ressources de la planète. Le théâtre exerce à moins de négligence.
18En outre, en accordant une importance au particulier, aux détails de vies singulières, à leurs motivations, leurs motifs, leurs tenues dans l’existence, leurs textures et leurs expressions, le théâtre force notre perception des éléments moraux qui y sont exprimés, il en montre l’envergure et l’épaisseur. Ce travail de l’attention sort de l’endormissement et de l’engourdissement, en donnant à voir une humanité qui se dégage de chaque situation et qui à chaque fois compte pour ce qu’elle est et pour l’expérience que nous en faisons.
19L’exercice de ces formes attentionnelles au théâtre permet ainsi de « retrouver un contact avec l’expérience25 », de renouer avec elle sous un mode relationnel intime. D’après Stanley Cavell nous avons perdu contact avec l’expérience en raison de notre scepticisme qui fait que nous persistons dans le refus d’établir des liens de proximité avec autrui et le monde. Cet éloignement de tout ce qui n’est pas « je » ne résulte pas d’un défaut de connaissance mais d’une anxiété quant à notre condition endeuillée. Celle-ci est perceptible dans notre incapacité à toucher le monde, que nous dissimulons par une volonté de savoir, de maîtrise ou de connaissance théorique de celui-ci. Cependant, en agissant de la sorte, nous passons à côté de quelque chose : nous perdons la relation, le lien, la capacité à entrer en dialogue avec, ou encore la capacité de converser26. Avec cela, nous perdons la faculté d’improviser avec l’expérience, avec ce qui vient, ce qui constitue pourtant une dimension essentielle de notre liberté et de notre créativité. Le théâtre apparaît alors, à l’image du cinéma pour Cavell, comme une tentative pour rétablir le contact avec l’expérience. En créant une juste distance entre le soi et la scène, il rapproche du monde en nous invitant à sentir et à considérer intimement ce dont il est fait. Ce faisant, de nouveaux liens et attachements viennent au jour qui adoucissent notre anxiété et enrichissent nos vies.
20Cette tentative de contact s’opère par la dimension sensible de nos existences. Les textures auxquelles le théâtre expose renvoient aux formes de vie et comme elles, elles
« désigne[nt] […] une réalité instable, qui ne peut être fixée par des concepts, ou par des objets particuliers déterminés, mais par la reconnaissance de gestes, de manières, de styles. La forme de vie se révèle, prise du point de vue de l’éthique, définie par la perception et pas par l’action et les choix des agents – l’attention à des textures ou des motifs moraux27 ».
21C’est ce sur quoi le théâtre conduit encore notre attention et c’est ici qu’il apporte à la philosophie. En éduquant la sensibilité, en éveillant nos affects, il apprend à reconnaître la dynamique sensible des mots et des concepts, à ne pas craindre leur consistance et leur portée affective. Ainsi, la philosophie peut être à nouveau envisagée à l’image des Anciens comme sagesse. La philosophie n’est pas réductible à une discipline où s’inventent des concepts ou des systèmes de pensée, comme l’ont prétendu Guattari et Deleuze28. Elle est une pratique et une expérience orientant vers des manières de vivre et non seulement un mode d’énonciation relevant du logos, c’est-à-dire d’une rationalité conceptuelle et logique qui ne trouveraient pas de modalités propres d’insertion dans le réel. Théâtre et philosophie sont des partenaires dans la sagesse que ces pratiques participent à inventer de concert. Les éthiques du care enseignent « le caractère proprement sensible des concepts moraux ». Ainsi, le théâtre n’est-il pas cognitif au sens où il nous apporterait des connaissances théoriques positives et objectives, des savoirs élitistes ou didactiques. Il est cognitif parce qu’il nous apprend à avancer dans l’expérience, à nous fier et à nous confier à elle.
Les vertus éthique et politique de l’attention
22En développant cette disposition qu’est l’attention, en nous rapprochant de nous-mêmes, des autres et du monde, le théâtre met en mouvement une qualité morale du care qui est celle que Joan Tronto a appelée le caring about, à savoir la capacité de se soucier de quelqu’un ou de quelque chose29. Par l’acquisition d’une finesse et d’une délicatesse de l’attention, j’apprends à identifier des besoins et je forme la nécessité d’y répondre. Apprendre à percevoir, à voir le particulier et l’ordinaire, amplifie les pouvoirs de l’intelligence pratique de la vie. Or c’est en éprouvant des situations problématiques dans un regard, une posture du corps, une tonalité de voix et en y apportant une réponse (concrète ou imagée) sans volonté de combler ce besoin, contrairement à ce que dit Tronto, mais dans le souci de l’échange, de l’interaction et de la présence, que cette intelligence grandit. Identifier des situations problématiques concrètes et prendre conscience de la nécessité d’une réponse est une manière de s’engager dans des compétences perceptives agissantes. Or évaluer les possibilités d’un agir, c’est aussi solliciter son imagination pour trouver des chemins adéquats pour nos conduites. Cette dimension du soin peut s’acquérir par l’expérience du théâtre compris comme espace d’exploration, de jeu, et de laboratoire. Il est opérant à ce niveau, pas simplement en montrant comment les individus (personnages, acteurs, metteurs en scène, spectateurs) se débrouillent avec le réel et la vie, et surtout pas en disant de façon explicite les chemins à emprunter ou en portant un discours moral et politique normatif, mais en disposant chacun dans une situation propre à l’exercice de sa liberté créative. Ce sont les modalités du processus qui pourront servir de modèles pour improviser des pratiques dans la réalité en qualité de réponse à.
23Le théâtre de Claude Régy donne un exemple de perceptions agissantes concourant à développer des pouvoirs imageants. La lenteur dans la diction des acteurs, le procédé du ralenti, et l’absence de tonalité ordinaire dans leur voix (alors même que les situations sont ordinaires) aboutissent à créer les conditions d’un travail commun d’élaboration du texte, englobant tous les acteurs de la scène. Le spectateur recouvre les silences des contenus de son imagination et, sans y prendre garde, s’essaie à l’écriture d’un texte. Il s’y exerce sous un mode imaginaire dans l’anticipation des suites possibles de l’action. C’est ainsi qu’il improvise un drame dans l’écoute, qui revêt des inflexions singulières au gré de son travail de conception. Au fur et à mesure que le texte est dit et entendu, le devenir de ce drame est précipité dans de nouvelles configurations dont on peut à nouveau imaginer l’avenir. Ce procédé fait de la relation théâtrale une conversation dont le principe paradoxal est le silence : une conversation silencieuse. Cette activité ne relève pas d’une « concrétisation imageante30 », au sens où l’on viendrait poser, inventer des images pour se figurer des personnages, des lieux, des paysages, des caractères et des actions d’un texte écouté, dit ou lu, même si ces activités se pratiquent également dans l’expérience de la scène théâtrale. La compétence ne correspond pas à celle d’une herméneutique du texte mais bien à l’invention d’un texte. Cet exercice s’effectue selon deux mouvements contigus : d’une part, par la création de devenirs pour l’intrigue, d’autre part par la construction d’une texture pour le texte. Bien entendu, ce n’est ni l’acteur ni le spectateur qui, au sens strict, écrit le texte, car il s’agit d’un jeu au sens de Donald Winnicott dont le principe est l’illusion, pourtant l’attention impulse une confiance créative grâce à une impression d’invention mutualisée. Cet effet est un des objectifs que s’est donné Claude Régy :
« J’ai toujours prétendu que le public devait s’imaginer non pas qu’il assistait à une représentation, mais qu’il était en train de créer l’œuvre, qu’il était en train de l’écrire.
Ce qui compte c’est l’acte de création, le moment où rien n’existe. Et voilà que quelque chose se produit. Quelque chose – on ne sait pas exactement quoi – se met à vivre, nous concerne et se développe.
C’est cette fragilité-là, c’est ce moment-là qui doit être capté dans l’écriture par le public en même temps que par les acteurs. Cette fragilité-là, il faut la maintenir autant que dure la représentation.
Alors le travail n’est fait que de moments d’invention.
Ne pas s’installer dans l’exécution d’une forme arrêtée. Mais ensemble, acteurs, public, réinventer toujours, à tout moment, l’instant où la chose se crée31. »
24Le mystère du souvenir déformé des spectateurs des temps de parole des acteurs lors de Brume de Dieu (2010) trouve là son élucidation : « Il y a dans le spectacle à peu près une heure de théâtre sans texte. Et à peine une demi-heure de texte. » Régy ajoute : « Cette matière muette est précieuse parce qu’elle reste indéfinissable. Les spectateurs me disent qu’ils ne savent pas du tout combien de temps dure le spectacle. Ils disent qu’ils ne se rendent pas du tout compte qu’il y a si peu de texte32. » Ce qui compte dans ce souvenir, c’est l’expérience d’un tracé imaginé, fût-elle teintée d’illusion. Car l’épreuve de ce pouvoir permet d’exercer cette faculté dans le cadre d’un jeu, et, ce faisant, de se sentir capable pour le futur d’imaginer des possibles pratiques. Ainsi ce que voit l’agent de l’expérience, ce ne sont plus « des objets ou même des situations, mais les possibilités et significations qui émergent des choses ». Le territoire que constitue le monde n’est pas fermé, déterminé, mais ouvert pour notre exploration et notre aventure existentielle : « L’“exercice de l’imagination créatrice” est crucial pour que l’individu puisse se découvrir capable de transformer les situations qu’il croyait figées en une aventure33. »
25La conscience et la pratique de capacités d’une part, l’émergence de possibles à partir des choses elles-mêmes d’autre part, contribuent à former ce que Ralph Waldo Emerson a nommé la « confiance en l’expérience ». La confiance repose dans l’idée que l’expérience constitue un creuset de possibilités à saisir, pas au sens de la connaissance, mais au sens d’une aventure à tenter. La confiance n’est pas une prétention vide et narcissique : elle est à la fois vertu éthique et vertu politique, et ce par quoi la vie devient un curieux terrain d’exploration. Grâce à elle, l’individu exerce et développe une autonomie relative. Aussi, cette autonomie peut-elle être définie comme capacité « d’improvisation pragmatique34 » qui révèle la part créative de l’imagination. Dans cette capacité à « voir les possibilités dans les choses35 » se jouent celles d’inventer des réponses aux problématiques existentielles, éthiques, politiques, écologiques auxquelles nous nous heurtons quotidiennement, de développer pour soi-même une vision et une attitude morale, de se constituer une texture dotée de ce que Pierre-Henry Frangne appelle une « assiette36 », plutôt qu’une assise, pour en souligner la précarité et la plasticité.
26Poursuivons alors ce chemin dans les vertus de l’attention qu’ouvre l’expérience théâtrale en nous arrêtant sur la parole. Le théâtre déploie la parole. Ces voix sont incarnées dans des existences, elles relèvent d’un effort pour dire et décrire l’ordinaire que nous vivons : la folie, le deuil, le pouvoir, l’impuissance, l’injustice, l’amour, l’amitié, l’échec, la joie, etc. La parole théâtrale, en ce sens, est une tentative du dire. Un texte qui prétend expliquer ce qu’est un pouvoir politique abusif ou un système économico-politique injuste, prédateur et destructeur de la nature par exemple, s’expose en raison même de ses visées clairement dénonciatrices et didactiques à l’échec, produisant davantage des réactions sociologiquement et idéologiquement déterminées qu’un engagement réel dans la question du politique. Aussi, l’expérience théâtrale développe-t-elle notre sensibilité au dit et à l’expression plutôt qu’à ce qui est dit, à la manière et au processus plutôt qu’au contenu. L’expression est la façon dont chacun dit ce qu’il dit, elle est l’attitude au travers de laquelle chacun parle en son nom (« je ») et parfois au nom des autres (« nous »). Or c’est dans l’expression que le contenu de ce qui est dit trouve sa signification, dans le geste de la parole et non simplement dans le discours (si tant est qu’il puisse y avoir un discours dénué d’expression). Comme le souligne Sandra Laugier, « [c]’est bien dans l’usage du langage (choix des mots, style de conversation) que se montre ouvertement ou s’élabore intimement la vision morale d’une personne37 ». L’attention portée à la parole et à ses modes d’énonciation permet d’apprendre à les lire, à les écouter, à sentir les détails qui se détachent de nos formes de vie dans les mots et les attitudes que nous adoptons. Cela donne accès à l’autre et nous enseigne à exprimer notre singularité selon ces mêmes modalités.
27En tant qu’espace de parole, l’expérience du théâtre conduit également à interroger notre rapport à elle dans sa dimension d’authenticité et de sincérité. L’enjeu est de redonner du sens et sa force au langage, afin qu’il résonne avec des expériences sensibles ordinaires. Ces explorations d’exemples d’expression par le théâtre sont des invitations à « trouver sa voix38 », « à reprendre possession de son langage39 ». Trouver sa voix, ce n’est pas découvrir qui je suis et s’appliquer à s’y conformer, c’est pratiquer une expression adéquate de soi – fût-elle maladroite, c’est encore avoir le « courage de la vérité40 ». Cette adéquation n’est pas identité ou correspondance à un soi qui me précéderait et me définirait, elle est accord ou harmonie avec ma constitution propre en train de se faire : c’est la sincérité qui provient d’une profonde confiance. Or, la confiance en soi, selon Emerson, relève d’un refus de la conformité, de l’opinion, des idées toutes faites, de l’absence d’esprit critique, et elle se manifeste au travers d’allures propres. Le conformisme, d’après Emerson,
« makes them not false in a few particulars, authors of few lies, but false in all particulars. Their every thruth is not quite a true. Their two is not the real two, their four not real four ; so that every word they said chagrins us41 ».
28Trouver sa voix, à cet égard, est un moyen de déloger ce « chagrin » où nous plonge l’insignifiance, ce non-lieu où les mots ne disent rien et ne nous disent rien, où ils ne parviennent plus à relier les choses et les êtres entre eux. Trouver sa voix, c’est encore se frayer un chemin en dehors de la mélancolie qui souffre de la perte des voix individuelles et de la dissolution des singularités dans un fonds commun marqué par le conformisme, envers d’une perte de la valeur des mots. L’expérience théâtrale est agentive dans le sens où elle encourage « à bien faire usage des mots et à les utiliser dans de nouveaux contextes, à répondre/réagir correctement42 », à trouver les mots justes en montrant que mots et styles comptent parce qu’ils ont une dimension affective, qu’ils sont insérés dans le réel et qu’ils admettent une force. Par l’exemple de la scène théâtrale, nous apprenons le sens et la possibilité d’exercer ce pouvoir qu’est la parole dans l’expression adéquate de soi en vertu d’un style propre. De l’attention vers la capabilité, l’individu devient apte à prendre la parole.
29Prendre la parole implique une responsabilité. Par elle, je prends part au monde social et politique. En réarticulant les mots et les expressions sous le principe de la confiance en soi, je me donne la possibilité de la prise de position. Cependant, cette responsabilité, comme le note Agata Zielinski, ne relève pas de l’obligation morale au sens où nous serions tenus par une règle de répondre de notre conduite a posteriori. Il s’agit « non pas [de] répondre d’une action, mais [de] répondre à ce qui a été identifié comme “l’appel” d’autrui ». « Répondre à » c’est « prendre soin de ». Pour autant, cette réponse suppose là encore une part de passivité par laquelle on « se laisse surprendre par autrui43 ». La responsabilité, par ailleurs, n’est pas infinie, car elle dépend d’une évaluation des possibles en fonction des circonstances, des contextes, des arrière-plans d’une vie, ce qui implique aussi que parfois il n’existe pas de réponses adéquates que ce soit à un niveau individuel ou à un niveau politique : c’est ce qui fait le tragique d’une situation et plus largement de l’existence. Et c’est précisément cette tragédie qui se rejoue avec la démesure dont elle est capable dans cette crise écologique actuelle, qui n’en est pas vraiment une tant elle est là pour durer. Faire ce constat ne revient ni à se désengager ou se démobiliser, ni à soutenir un éloge de « l’attentisme ». Cela montre seulement que la volonté individuelle et politique d’une part, ses pouvoirs d’action d’autre part, ne sont pas tout-puissants. Ainsi, la prise de conscience par la pratique de capabilités s’accompagne-t-elle, en même temps, d’une prise de conscience de la fragilité et de la contingence humaines. Les défaillances de la volonté et de l’action ont une contrepartie des plus précieuses : le désir infini et grâce à lui une vie plus attrayante et plus surprenante.
30Par l’acuité de l’attention qu’elle requiert, l’expérience de la scène théâtrale met en place une relation spécifique à l’autre qui est celle de la sollicitude. Ceci est particulièrement visible dans les théâtres Stanislas Nordey et Claude Régy. Les jeux d’écoute qu’ils mettent en place réduisent au minimum les déplacements d’acteurs ainsi que les entrées et les sorties. Souvent, toute l’équipe est présente au plateau, en corps, chacun recevant et soutenant la parole des autres entre les moments où il la prend. L’attention des témoins portée au jeu, dans le retrait et la discrétion qui laissent autrui trouver la voie de son expression, permet à chacun d’en faire autant par maniérisme. C’est d’une attitude qu’il s’agit, celle participant d’une éthique d’acteur qui se décèle par-delà ce qui est dit et montré. Claude Régy et Stanislas Nordey ne traitent pas cette question de la même manière. Chez Régy, la présence du partenaire de jeu sur scène est quasi spectrale, invisible bien que sentie, tandis que chez Nordey cette présence est identifiable dans l’attitude clairement spectatrice des acteurs.
31L’attention à la parole de l’autre ressort d’une nouvelle qualité morale : la patience. Si l’on souligne toujours l’affairement de l’acteur, c’est bien souvent dans l’oubli de son désœuvrement qui se remarque par l’exercice scénique d’une patience : attendre son tour de parole, prendre le temps de l’écoute, poser dans le temps son regard, disposer son corps, s’abandonner à un processus, se laisser affecter par la présence et les propositions d’autrui. Plus qu’actif, l’acteur patiente l’événement, ce qu’il saura identifier dans son advenue et prendre en vol. L’exemplarité de cette conduite dispose à « [e]ntendre ce qui s’esquisse parfois en deçà ou au-delà des mots44 ». Cette patience montre que la construction du sens ne peut être ni immédiate, ni irréversible mais toujours prise dans une incessante temporalisation d’elle-même et sa constante reprise. La pratique théâtrale encourage une pratique de la vie sous le régime de la patience dans la conscience qu’« exister […] c’est avoir à patienter notre existence45 ». Exister c’est patienter ma propre advenue au contact de celle du réel, c’est patienter la rencontre de ma propre altération. C’est pourquoi la scène n’est pas un simple lieu de coprésence mais surtout et essentiellement un espace d’interaction : elle fait sentir la dimension existentielle et éthique d’une ouverture qui, selon le modèle de la boucle de l’arabesque, ne pourra jamais être clôturée. La patience dans cette perspective n’est pas inertie, résignation ou encore anesthésie. Elle est toujours inquiète d’elle-même, elle s’effectue dans l’examen critique et l’énonciation répétés de ce dont est faite l’expérience et de ce qu’elle nous fait au cours de son advenue. Ce travail de la scène relève d’un dépaysement au travers duquel « chacun pourrait suivre sa pensée46 » dans la reconnaissance de l’autre. La pratique du théâtre est ainsi patience au sens d’Emerson et Thoreau, c’est-à-dire en tant qu’« agent de changement47 ».
32Ce qui se joue en outre dans ce processus de circulation de la parole et dans la rencontre patiente avec l’altérité, c’est le passage du privé au public. Écrivains et acteurs participent à rendre les voix privées – des destins, des pensées individuelles, des histoires particulières – publiques. Au-delà des êtres de fiction, ce sont les voix de chacun qui se rencontrent sur le terrain commun de la vie ordinaire. En se croisant et en s’altérant réciproquement dans le cadre du jeu, ces voix provoquent une conversation entre l’intime et le public, entre l’individu et le commun. Ce faisant, le théâtre pose la question démocratique de la conversation qu’a identifiée Cavell dans les comédies du remariage au cinéma48. D’après Cavell, il est possible d’établir un rapport analogique entre le remariage ou la notion de mariage et la vie démocratique. L’analyse des situations de remariage montre que la relation qui s’élabore au sein du couple séparé et amené à revivre ensemble a pour base la pratique de la conversation : « Au cœur de chaque moment de la texture et de l’humeur de la comédie du remariage, il y a le mode de conversation qui unit le couple central49. » Or celle-ci repose sur deux éléments : l’égalité d’une part et l’éducation mutuelle d’autre part. Dans un des films que Cavell analyse, The Philadelphia Story de George Cukor, les personnages qui se sont séparés, Tracy et Dexter, respectivement incarnés par Katharine Hepburn et Cary Grant, conversent et entrent dans un lent mouvement de reconnaissance mutuelle pour s’orienter vers une nouvelle relation. Au cours de cette conversation les deux accèdent à un statut d’égalité et s’éduquent par le biais de l’échange. Cavell a d’ailleurs appelé ces comédies du remariage des « comédies de l’égalité ». Il s’en explique de la manière suivante :
« C’est une caractéristique essentielle de ce genre tel que je le conçois que de laisser dans l’ambiguïté la question de savoir lequel est le partenaire actif ou passif, de l’homme ou de la femme ; ou de savoir si les catégories d’actif et de passif fournissent des caractérisations appropriées de la différence entre le masculin et le féminin ; ou même, si nous savons penser de façon satisfaisante la différence entre le masculin et le féminin. Voilà pourquoi j’ai appelé ce genre la comédie de l’égalité. »
33L’enjeu est, en conversant, de créer un partage du langage que Cavell a nommé une « cité de paroles » (Cities of Words), dont les couples donnent l’exemple : « J’affirme que la conversation invoque le fantasme de la communauté humaine accomplie, propose le mariage comme le meilleur emblème dont nous disposions pour cette communauté à venir – non le mariage tel qu’il est, mais tel qu’il peut être50. » Les caractéristiques de la conversation relèvent de la dispute et non de « la conversation aimable ou [du] badinage ». Il ne s’agit pas de rechercher le consensus mais bien de reconnaître l’autre et la méconnaissance que chacun a de soi-même, fusse par le désaccord. Ainsi, comme le souligne Sandra Laugier, la conversation signifie-t-elle fondamentalement « le plaisir de passer du temps ensemble51 » sans nécessairement être d’accord sur ce qui est dit.
34Pour cette raison, la scène théâtrale met en place un dispositif de circulation de paroles et de voix, comparable à un mode conversationnel qui ne cherche pas son propre apaisement mais qui produit le chevauchement et le frottement d’aires intermédiaires d’expérience. De plus, dans la mesure où l’acteur parle au nom de (voix, personnages, textes) tout en parlant en son nom propre, ce dernier incarne la rencontre du privé et du public, du « je » et du « nous ». Aussi, donne-t-il les mots et les attitudes par lesquels chacun peut se sentir exprimé dans une parole qui est à la fois privée, en ce qu’il s’agit d’une voix singulière qui parle, et publique, en ce qu’elle est audible par la communauté et exprime chacun de ses membres, c’est-à-dire un « je » qui est aussi un « nous » de la condition humaine.
35L’expérience de la scène contribue à se montrer capable de la double pratique du care comme aller et retour, don et réception, qui définit « un bon care52 », dans le sens où c’est dans ce va-et-vient que s’évaluent sa pertinence et son efficacité du point de vue du développement des individus selon les principes de l’autonomie et de la dignité. Le soin porté aux mots des autres (dans la parole et dans l’écoute), la réception d’expressions propres, l’adéquate expression de soi-même dans le langage (parlé et écouté) constituent des modalités du care, dont l’enjeu est de créer un monde commun capable de converser et de le rendre tout simplement meilleur et habitable, car digne de l’être. La pratique du théâtre, en développant les formes attentionnelles de ses participants, contient une charge d’avenir pour ces vertus ordinaires que sont la confiance, la responsabilité, la sollicitude, la patience et la conversation.
Fragilité, précarité et vulnérabilité, vers un perfectionnisme moral
36La dignité de nos vies réside dans une prise en charge adaptée de la fragilité, la précarité et la vulnérabilité. La fragilité repose dans la possibilité de la fêlure et de la brisure qui viennent fendre le cours ordinaire de nos existences53 ; la précarité renvoie à notre condition mortelle ; quand la vulnérabilité signale le caractère interdépendant de nos vies. Ces trois dimensions de l’existence sont affectées par les relations dans lesquelles les êtres humains s’insèrent et les contextes sociaux, politiques, culturels et environnementaux dans lesquels ils vivent.
37Si l’expérience de la scène théâtrale rappelle ces trois constituants de nos existences, c’est surtout dans une perspective positive. Bien sûr, la fragilité rend possible la blessure, laquelle est tant travaillée par la littérature théâtrale. Condition de toute fêlure, on pourrait souhaiter son effacement dans la force d’un moi inaltérable. De même, des projets d’immortalité pensent pouvoir parer notre précarité. Enfin, la quête d’une autonomie et d’une indépendance radicales rêve d’atteindre un état illusoire d’invulnérabilité. Pourtant, ce n’est pas en valorisant l’inaltération, l’immortalité et l’invulnérabilité que la scène théâtrale produit des effets vertueux. Les dispositifs de coprésence et d’interaction, les rapports au temps et à l’espace, les jeux de chevauchement d’espaces de potentialité distincts qui peuvent converser et s’enrichir l’un l’autre, l’attention aux détails de nos vies ordinaires contribuent à la prise de conscience de l’importance, au sens de la valeur54, de ces trois conditions de nos existences particulières, faisant d’elles des conditions d’une humanité heureuse car ardente. L’expérience du théâtre permet d’envisager la fragilité, la précarité et la vulnérabilité sous un autre jour que celui du manque ou de la souffrance, à savoir comme puissance de naissance par laquelle nous pouvons « exister vivant55 », ce qui est différent de l’affirmation ou l’acceptation de la souffrance elle-même comme le proposeraient les éthiques de la joie.
38La scène théâtrale confronte aux conditions fondamentales et irréductibles de l’existence que sont l’exposition et l’interdépendance. L’exposition structurelle, Claude Romano la nomme « la passibilité », qui n’est pas une possibilité allouée au sujet de faire ou de devenir quelque chose mais un caractère de ce qui arrive et qui vient percuter nos existences. Pour prendre un exemple, Romano se réfère à la naissance. Celle-ci est selon le philosophe un non-fond qui, en tant que tel, ne détermine pas les possibles d’une existence : elle est un événement inassumable et impersonnel auquel l’individu est exposé. C’est pourquoi, cette naissance ne peut être comprise – c’est-à-dire avoir un sens – qu’avec retard, après-coup, rétrospectivement. Ce non-fond de la naissance – qui en fait un événement impersonnel – oblige à s’engager dans des processus de singularisation ou de subjectivation qui admettront des sens inépuisables – sens compris ici dans sa double acception : direction et signification. De la sorte, la naissance est une échappée infinie, et la « passibilité », une possibilité d’être infiniment ouvert. C’est ce que Romano appelle la « faille native56 » de ce non-fond qui n’est pas fondement :
« Parce qu’il n’est pas contemporain de sa venue au monde, parce qu’il ne peut accueillir en propre ni entièrement s’approprier cet événement, son appropriation du propre, sa singularisation, se révèle à l’advenant comme une tâche à accomplir : sa singularité se décline elle-même comme une histoire57. »
39Or cette singularité s’accomplit dans la rencontre avec le surcroît de possibilités qui advient dans l’événement, possibilités qui ne sont ni préexistantes ni surgissant de rien ou du vide absolu, puisque d’une certaine manière nous en héritons aussi. Mais ce surcroît de possibilités prend sens par la façon dont l’advenant s’approprie les éventualités qu’ouvre l’événement : ce qu’il fait de ce qui lui arrive et la façon dont il configure cela dans sa propre trajectoire. Ce non-fond de la naissance constitue l’épreuve première des conditions de fragilité, précarité et vulnérabilité, tout en donnant sa valeur à toute existence humaine. Paradoxalement, la « passibilité », qui désigne cette exposition à ce qui vient, rend possible leur relatif contrôle. Ce contrôle ne relève pas d’un exercice souverain sur nos attitudes et ce qui nous arrive, il consiste en la tentative de « contrôler nos expériences ». Cela ne signifie pas les orienter et les maîtriser au sens fort, cela signifie « éduquer son expérience, de façon à se rendre éducable par elle58 ». Cette éducation donne confiance en l’expérience pour la construction d’une vie meilleure et elle passe par des processus d’individuation, des pratiques de soi, des pratiques de liberté et de créativité, qui conduisent à une individualisation. Comme l’indique Shusterman : « L’autostylisation est originale, spécifique, et exigeante précisément parce que nous devons cesser d’être nos “moi” ordinaires afin de devenir nos moi supérieurs. […] [C]ela requiert […] la culture59. » La pratique du théâtre, dans le consentement aux jeux que la relation scène-salle propose, contribue de la sorte à inscrire les principes d’une stylistique théâtrale dans une conduite éthique du care. Elle relève d’« une formation sensible par l’exemplarité60 ». L’expérience de la scène participe d’une éducation morale et contribue à l’amélioration éthique de ceux qui s’y prêtent, non pas par les préceptes que l’on pourrait y trouver mais par les mouvements qu’elle fait vivre et qu’elle offre en partage dans l’exercice d’une attention aux voies de l’expression. Ce perfectionnisme par la pratique de la scène théâtrale constitue une espérance démocratique.
Notes de bas de page
1 La culture de soi correspond à l’intensification et au soin d’un rapport de soi à soi dans un mouvement qui n’est ni égoïste ni narcissique. Foucault traite de cette notion dans une conférence qu’il a donnée à l’université de Californie à Berkeley le 12 avril 1983 (Foucault Michel, Qu’est-ce que la critique ? Suivie de La culture de soi, Paris, Vrin, coll. « Philosophie du présent », 2015 [1983]).
2 Voir Hadot Pierre, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002 (1981) ; Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Folio, coll. « Folio Essais », 1995 ; La Philosophie comme manière d’être, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Biblio Essais », 2003.
3 Voir Foucault Michel, L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi, les deux derniers tomes de l’Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1984 ; Subjectivité et vérité. Cours au Collège de France. 1980-1982, Paris, Gallimard, 2014 ; L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982, Paris, Gallimard, 2001 ; Le Gouvernement de soi et des autres, t. I et II, Cours au Collège de France. 1982-1983 et 1983-1984, Paris, Gallimard, 2008 et 2009.
4 Voir Gilligan Carol, In a Different Voice. Psychological Theory and Women’s Development, Cambridge, Harvard University Press, 1982 ; trad. fr. Une Voix différente. Pour une éthique du care, trad. Annick kwiatek, Paris, Flammarion, 2008 et Tronto Joan, Moral Boundaries. A Political Argument for an Ethic Care, New York, Routledge, 1993 ; trad. fr. Un monde vulnérable. Pour une politique du care, trad. Hervé Maury, Paris, La Découverte, 2009. Sur les liens entre les recherches de Foucault sur le souci de soi antique et l’éthique du care chez Tronto, voir Mozère Liane, « Le “souci de soi” chez Foucault et le souci dans une éthique politique du care. Quelques pistes de travail », Le Portique, n° 13-14, 2004, [http://leportique.revues.org/623], mis en ligne le 15 juin 2007, consulté le 24 décembre 2015.
5 La capabilité est une qualité d’être qui dote l’individu d’un certain pouvoir d’agir sur lui-même et les choses qui l’entourent. Ce terme dérive de l’anglais « capability », concept construit et défini d’abord par l’économiste Amartya Sen, puis développé par Martha C. Nussbaum.
6 Certains chercheurs utilisent indifféremment les termes de « sollicitude », « soin » et « souci » pour renvoyer au care, quand d’autres pensent y voir une différence et préfèrent l’usage de l’un ou de l’autre. Sur ces questions, on pourra consulter Molinier Pascale, Laugier Sandra et Paperman Patricia (dir.), Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2009, p. 30 ; Gros Frédéric, « Le soin au cœur de l’éthique et l’éthique du soin », Recherche en soins infirmiers, n° 89, vol. 2, 2007, p. 15-20 et Brugère Fabienne, « La sollicitude et ses usages », Cités, n° 40, vol. 4, 2009, p. 139-158.
7 En effet, le soin, qu’il soit porté à soi-même ou aux autres a une finalité identique : augmenter les capacités de chacun. Jean-Luc Marion dirait que le soin a pour objectif de « prendre [soi]-même en charge le poids de sa propre possibilité » (Marion Jean-Luc, « La substitution et la sollicitude. Comment Lévinas reprit Heidegger », Pardès, n° 42, vol. 1, 2007, p. 123-141).
8 Laugier Sandra, « À la recherche d’une voix perdue. Réinventer l’individualisme ? », Multitudes, n° 22, 2005, p. 77-89.
9 C’est le cas notamment de l’Histoire de la folie à l’âge classique (1961), Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical (1963), Surveiller et punir. Naissance de la prison (1975), du premier tome de l’Histoire de la sexualité. La Volonté de savoir (1976) et de son cours sur la Naissance du biopolitique donné en 1978-1979 et paru chez Gallimard en 2004.
10 Deleuze Gilles, Foucault, Paris, Éd. de Minuit, 1986, p. 80.
11 Lorenzini Daniele, Éthique et politique de soi. Foucault, Hadot, Cavell et les techniques de l’ordinaire, Paris, Vrin, 2015, p. 25 et 26.
12 Foucault Michel, L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982, Paris, Gallimard, 2001, p. 241-242.
13 Sur cette notion, voir Foucault Michel, Dits et écrits, 1954-1988, vol. 4 : Une esthétique de l’existence, Paris, Gallimard, 1994, p. 730 et 731 et Foucault Michel, Histoire de la sexualité. L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 73.
14 Foucault Michel, L’Usage des plaisirs, op. cit., p. 16 et 17.
15 Sur ces questions, voir Michalet Judith, « La vie comme œuvre d’art. Formes d’existence et espaces de liberté chez Foucault et Deleuze », in Fabrice Bourlez et Lorenzo Vinciguera (dir.), Pourparler. Deleuze entre art et philosophie, Reims, Presses universitaires de Reims, 2013, p. 226-253.
16 À cet égard, mon propos prend ses distances avec toutes les philosophies du développement personnel, qui ont pour présupposé la possibilité de découvrir « ce que nous sommes », de se trouver soi-même pour atteindre une complétude.
17 Voir Davidson Donald, Les Paradoxes de l’irrationalité, trad. Pascal Engel, Paris, Éclat, coll. « Tiré à part », 1992.
18 Tronto définit le care de la façon suivante : « Activité caractéristique de l’espère humaine, qui recouvre tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre monde, afin que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nos personnes et notre environnement, tout ce que nous cherchons à relier en un réseau complexe en soutien à la vie. » Elle fait par ailleurs du care à la fois une disposition et une pratique, dont les enjeux sont éthique et politique (Tronto Joan, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, op. cit., p. 13).
19 Shusterman Ronald, « Hard Times. Une éthique de la lecture », Études anglaises, t. LV, n° 3, 2002, p. 286-297, p. 287.
20 Lorenzini Daniele, Éthique et politique de soi, op. cit., p. 110.
21 Voir Cavell Stanley, Philosophie des salles obscures, trad. Nathalie Ferron, Mathias Girel et Élise Domenach, Paris, Flammarion, 2011 (2004) et Cavell Stanley, À la recherche du bonheur. Hollywood ou la comédie du remariage, trad. Christian Fournier et Sandra Laugier, Paris, Cahiers du cinéma, 1993 (1981).
22 Murdoch Iris, « Vision and Choice in Morality », in Iris Murdoch et Peter J. Conradi (dir.), Existentialists and Mystics. Writings on Philosophy and Literature, Londres, Chatto and Windus, 1997 ; L’attention romanesque. Écrits sur la philosophie et la littérature, trad. Solange Chavel, Paris, La Table ronde, 2005, cité par Laugier Sandra, « Le sujet du care. Vulnérabilité et expression ordinaire », in Pascale Molinier, Sandra Laugier et Patricia Paperman (dir.), Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2009, p. 175.
23 Laugier Sandra, « Le sujet du care. Vulnérabilité et expression ordinaire », art. cité, p. 175.
24 Citton Yves, « L’écologie de l’attention. Entre pièges des médias et opportunité du Big data », entretien avec Ariel Kyrou, Culture Mobile, 24 mars 2015.
25 Voir Laugier Sandra, « L’importance de l’importance. Expérience, pragmatisme, transcendantalisme », Multitudes, n° 23, vol. 4, 2005, p. 153-167, p. 165.
26 Sur la conversation au cinéma, voir le chapitre sur le film New York-Miami réalisé par Frank Capra (1934) dans Cavell Stanley, À la recherche du bonheur. Hollywood ou la comédie du remariage, op. cit.
27 Laugier Sandra, « La volonté de voir : éthique et perception morale du sens », Protée, n° 2, vol. 36, 2008, p. 89-100, p. 93.
28 Deleuze Gilles et Guattari Félix, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éd. de Minuit, 1991, p. 8.
29 Tronto Joan, Moral Boundaries. A Political Argument for an Ethic Care, op. cit., p. 106 : « It involves noting the existence of a need and making an assessment that this need should be met »/ « Il consiste à relever l’existence d’un besoin et à évaluer que ce besoin doit être comblé » (ma traduction).
30 Voir Ricœur Paul, Temps et récit, t. III, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1983, p. 305.
31 Régy Claude, Dans le désordre, op. cit., p. 69.
32 Ibid., p. 185.
33 Laugier Sandra, « La volonté de voir : éthique et perception morale du sens », art. cité.
34 Lorenzini Daniele, Éthique et politique de soi, op. cit., p. 144.
35 Diamond Cora, Wittgenstein. L’Esprit réaliste, trad. Emmanuel Halais et Jean-Yves Mondon, Paris, Presses universitaires de France, 2004 (1991), p. 426.
36 Frangne Pierre-Henry, De l’alpinisme, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, p. 173.
37 Laugier Sandra, « Le sujet du care », art. cité, p. 175.
38 Cavell Stanley, Un ton pour la philosophie, trad. Sandra Laugier et Élise Domenach, Paris, Bayard, 2003.
39 Laugier Sandra, « L’éthique comme politique de l’ordinaire », Multitudes, n° 37-38, vol. 2, 2009, p. 80-88, p. 85.
40 Foucault Michel, Le Gouvernement de soi et des autres, t. II, op. cit., en particulier p. 302-310.
41 Emerson Ralph Waldo, Self-Reliance, en ligne (1841) : « Le conformisme rend [les hommes] non pas faux dans quelques cas, auteurs de quelques mensonges, mais faux dans tous les cas. Leur vérité jamais n’est tout à fait vraie. Leur deux n’est pas le véritable deux, leur quatre pas le véritable quatre ; de sorte que chacun des mots qu’ils disent nous chagrine » (traduction de Sandra Laugier).
42 Laugier Sandra, « Le sujet du care », art. cité, p. 182.
43 Zielinski Agata, « L’éthique du care. Une nouvelle façon de prendre soin », Études, t. CCCCXIII, vol. 12, 2010, p. 631-641, p. 637, souligné par nous.
44 ibid., p. 638.
45 Citot Vincent, « Entretien avec Philippe Grosos », Le philosophoire, n° 30, vol. 2, 2008, p. 127-145, p. 137.
46 Laugier Sandra, « Emerson, l’éducation et la démocratie », Etica § Politica/Ethics § Politics, XII, vol. 1, 2010, p. 157-180, p. 172.
47 Ibid., p. 164.
48 Cavell Stanley, À la recherche du bonheur. Hollywood ou la comédie du remariage, op. cit.
49 Cavell Stanley, Contesting Tears : The Hollywood Melodrama of the Unknown Woman. Chicago, Chicago University Press, 1997, cité par Laugier Sandra, « Le commun comme ordinaire et comme conversation », Multitudes, n° 45, vol. 2, 2011, p. 104-112, p. 108.
50 Cavell Stanley, À la recherche du bonheur. Hollywood ou la comédie du remariage, op. cit., p. 145.
51 Laugier Sandra, « Le commun comme ordinaire et comme conversation », art. cité, p. 109.
52 Raïd Layla, « Care et politique chez Tronto », in Pascale Molinier, Sandra Laugier et Patricia Paperman (dir.), Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2009, p. 57-87, p. 77.
53 Voir Chrétien Jean-Louis, Fragilité, Paris, Éd. de Minuit, 2017.
54 Bien entendu, en raison de son ambivalence même, la vulnérabilité admet des formes plurielles. Certaines d’entre elles sont désirables (l’amitié et l’amour peuvent placer dans des situations de vulnérabilité et de risque), d’autres doivent faire l’objet d’une attention éthique et politique particulière (le handicap, les souffrances physiques et psychiques, les discriminations, la pauvreté, par exemple). La condition de vulnérabilité, si elle est désirable en tant que telle, produit aussi des souffrances qui doivent être prises en charge.
55 « Exister vivant » est le titre d’un article de Jérôme Porée qui oppose à l’ontologie heideggérienne de l’être-pour-la-mort, une phénoménologie de l’« être-en-vie » venant de Ricœur. D’après Porée, « exister vivant » c’est se libérer de la « fascination de la mort » pour goûter « la joie des commencements » (Porée Jérôme, « Le sens de la naissance et de la mort chez Martin Heidegger et Paul Ricœur », Archives de Philosophie, t. LXXII, n° 2, 2009, p. 317-336.
56 Romano Claude, EM, op. cit., p. 106.
57 Ibid., p. 105.
58 Laugier Sandra, « L’importance de l’importance. Expérience, pragmatisme, transcendantalisme », Multitudes, n° 23, vol. 4, 2005, p. 153-167, p. 163.
59 Shusterman Richard, « Style et styles de vie : originalité, authenticité et dédoublement du moi », trad. Axel Nesme, Littérature, n° 1, vol. 105, mars 1997, p. 102-109, p. 107.
60 Laugier Sandra, « L’importance de l’importance », art. cité, p. 165.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comprendre la mise en abyme
Arts et médias au second degré
Tonia Raus et Gian Maria Tore (dir.)
2019
Penser la laideur dans l’art italien de la Renaissance
De la dysharmonie à la belle laideur
Olivier Chiquet
2022
Un art documentaire
Enjeux esthétiques, politiques et éthiques
Aline Caillet et Frédéric Pouillaude (dir.)
2017