Chapitre V. Poïétique d’une stylistique de l’existence
p. 181-221
Texte intégral
1Artistes et spectateurs reconnaissent dans l’art et sa pratique un déploiement d’espaces-temps qui déborde le cadre du divertissement ou de l’évasion. Ce sentiment selon lequel l’art ne se résume ni au processus de fabrication, ni à l’événement que peut constituer le contact avec un objet esthétique, indique qu’il est intimement vécu comme une expérience, parfois passante et fugace, parfois fondatrice, qui s’inscrit dans l’existence de ceux qui la vivent. En tant qu’expérience, la pratique de l’art revêt les habits d’une conduite, qui trouve ses prolongements dans une praxis. C’est dans cette perspective que Marielle Macé, dans son ouvrage intitulé Façons de lire, manières d’être1, envisage la lecture comme une occasion pour le lecteur de donner un style à son existence : « La lecture […] est l’une des conduites par lesquelles, quotidiennement, nous donnons une forme, une saveur et même un style à notre existence2. » La lecture constitue une expérience, parmi d’autres, grâce à laquelle le sujet trace sa propre identité et essaie de possibles manières d’être ou d’exister au monde. Partant, l’ensemble de l’ouvrage de Marielle Macé s’emploie à montrer comment sont réinvesties des expériences de lecture dans la vie des lecteurs. Lors de l’édition 2013 du Festival d’Avignon, le chorégraphe Jérôme Bel a créé Cour d’honneur, un spectacle dans lequel des personnes témoignent de leur mémoire intime d’une représentation vécue dans ce même lieu. Quoi que l’on pense de la valeur esthétique et artistique du résultat, les témoignages qui y sont donnés attestent la portée et la signification existentielle de l’expérience de l’art3. Cette attention à la manière dont les spectateurs peuvent être durablement bousculés par l’art apparaît comme symptomatique de la façon dont la scène est aujourd’hui envisagée. Cette scène est en effet souvent considérée dans sa dimension présentielle, dans l’effacement des frontières entre art et vie ainsi qu’entre artistes et spectateurs. Cette attention contemporaine d’un nouvel ordre au spectateur met en scène sa part d’activation de l’œuvre et, partant, d’artialisation.
2Ce regard sur la lecture ou les arts du spectacle comme soutien à l’existence renvoie à une approche esthétique formulée par le courant pragmatiste américain du xxe siècle. Des penseurs tels que Richard Shusterman, philosophe américain contemporain, pensent qu’œuvrent, au sein de l’expérience par le corps de l’art, des processus de subjectivation et de façonnement de soi. Ce dernier, en soutenant cette thèse, s’inscrit dans une tradition qui remonte au pragmatisme de John Dewey (1859-1952), selon laquelle l’art se définit comme expérience, ce qui « implique [note Shusterman] à la fois une attitude réceptive et une action productive, absorbant et reconstruisant en retour ce dont on fait l’expérience, et où le sujet de l’expérience donne forme et se forme lui-même4 ». Selon Dewey, en effet, l’art a une valeur instrumentale. Il a une fonctionnalité qui dépasse son domaine propre et celui de la production artistique : il a « un rôle et une importance dans nos vies5 ». Cette valeur instrumentale n’en fait pas pour autant une pratique mercantile ou mue par le gain et n’annule pas non plus la dimension transcendante et symbolique de son expérience. Ce que Dewey entend par cette conception instrumentale de l’art, c’est que sa valeur est externe aux œuvres d’art elles-mêmes et non interne comme le soutient la thèse de l’autonomie de l’art. Celle-ci ne réside pas dans les propriétés intrinsèques de l’objet d’art mais elle est accordée à un objet depuis un dehors, au cœur d’une relation et d’usages. Cela signifie qu’un objet d’art prend forme et sens, acquiert son statut d’objet d’art, au cœur d’un contexte historique et culturel large.
3Dewey, dans cette perspective, rejette la position du réalisme des propriétés esthétiques. Selon ce réalisme, les propriétés esthétiques sont bien réelles et non dépendantes de nos représentations et il est en notre pouvoir de les caractériser et de les attribuer à un objet. Comme le souligne Richard Shusterman, « [p]our Dewey, l’essence et la valeur de l’art ne résident pas dans les seuls objets d’art qui, pour nous, constituent l’art, mais dans la dynamique et le développement d’une expérience active au travers de laquelle ils sont à la fois créés et perçus6 ». Si l’art est principalement relationnel et transitif, la recherche de critères du beau apparaît à Dewey comme vaine. La beauté en art, d’après le pragmatisme, ne se situe pas dans l’objet mais dans la relation qui se constitue à cet objet, dans l’expérience que nous en faisons et dans ses prolongements. Si les œuvres d’art sont bonnes à autre chose qu’elles-mêmes, c’est parce qu’elles produisent des effets dans notre vie ordinaire. Par exemple, elles font connaître certains aspects de la réalité, des autres et de nous-mêmes, elles rendent moralement meilleurs, elles accompagnent certains rituels, elles font sentir des émotions ou des perceptions nouvelles, elles déclenchent des pouvoirs encore insoupçonnés, elles développent notre imagination et notre créativité, elles enrichissent notre existence et améliorent notre vie, elles transforment nos rapports et nos liens. C’est pourquoi elles éveillent notre curiosité, attirent notre attention, intéressent nos existences et suscitent tant de plaisir. L’art n’est pas un domaine d’activité séparé des autres, tendu par une dimension d’exceptionnalité. Il existe un principe de continuité entre l’art et la vie. Pour comprendre l’expérience esthétique, il convient donc, comme le propose John Dewey, de revenir à des expériences ordinaires « tels les spectacles qui fascinent les foules : la voiture de pompier passant à toute allure, les machines creusant d’énormes trous dans la terre7 ». Or une expérience normale, première, se caractérise par des interactions entre des organismes et un environnement. Ces interactions impliquent d’une part que les processus biologiques et plus largement ceux de l’existence se développent toujours dans des équilibres fragiles qui oscillent entre des mouvements de tension et de résistance. Cette fragilité est un signe de vie qui fait que les œuvres de l’art ne peuvent pas être pensées selon un principe d’inertie et d’immobilité dans lequel tendrait à les enfermer une approche réaliste. Mais cela implique également que
« [l]’expérience [qui] est le résultat, le signe et la récompense de cette interaction entre l’organisme et l’environnement […], lorsqu’elle est menée à son terme, est une transformation de l’interaction en participation et communication8 ».
4Une attention aux effets expérientiels d’une pratique de l’art fait donc entièrement partie de la compréhension de ce phénomène.
5Si l’expérience se définit en premier lieu par des jeux d’interaction, alors, nous retrouvons ici un point de convergence entre une approche phénoménologique et une approche pragmatiste qui mettent toutes deux au cœur de toute expérience un corps tout à la fois sentant et pensant. Shusterman fait de cet aspect un des dix principes du pragmatisme :
« The Deweyan pragmatism I favor […] understands human intelligence and reason as grounded in our natural equipment for survival and improvement […]. Reason is a product of evolution, and it can volve and change further. Classical pragmatism has an essentially embodied view of human nature. It rejects the traditional radical dualism of body/mind9. »
6Pour autant, cette approche pragmatiste n’est pas un réductionnisme :
« Pragmatist naturalism is not aimed to reduce mental phenomena to mere neuronal reactions in the brain ; mental life is rather seen as emerging from though not reductible to mere physical, molecular reactions10. »
7Phénoménologie et pragmatisme se rejoignent sur la place à accorder aux affects dans notre expérience, ouvrant la voie à l’affective turn11 du début du xxie siècle qui reconnaît et affirme les liens constituants entre émotion et cognition ou plus globalement entre le corps et la pensée.
8La question devient alors celle de savoir vers quoi achemine l’expérience perceptive, sensualiste et sensuelle du théâtre ? Que font les œuvres d’art, et en particulier celles du théâtre ? En quoi et comment l’expérience du théâtre constitue-t-elle une de ces conduites qui participent de la conquête de notre propre vie et du monde qui nous entoure ? Je m’attacherai à décrire les aspects critiques, poïétique et éthique des mouvements d’individuation et d’individualisation du soi par la scène, en montrant les rapports de ressemblance des modalités d’être de l’art et de l’existence humaine.
Se déprendre
9Le « soi », c’est ce que je suis, ce qui me caractérise, ce qui me définit, ce qui me qualifie, ce qui fait que je ne suis pas quelqu’un d’autre et par conséquent ce par quoi je suis distinct d’autrui. Il correspond à tout ce qui signale ma singularité. Il se distingue du « je » ou du cogito, c’est-à-dire de la saisie pure et immédiate du sujet par lui-même comme existant dans la plus grande transparence. Selon Paul Ricœur, « dire soi, ce n’est pas dire je. Le je se pose – ou est déposé. Le soi est impliqué à titre réfléchi dans des opérations dont l’analyse précède le retour vers lui-même12 ». Cela suppose que pour penser ce soi, il convient d’opérer un détour par ce qui n’est pas soi, par une extériorité ou un dehors, qui permette une autre réflexivité. Ainsi peut se réaliser une herméneutique du soi. L’identité n’est pas seulement à comprendre comme idem, c’est-à-dire comme ce qui est identique à soi à travers le temps, comme permanence ou invariant mais aussi au sens d’ipse, qui souligne au contraire sa dimension de changement. Car la particularité du « soi » est d’être pris dans les maillages du temps. En tant que tel, le soi, en même temps qu’il hérite d’une situation, d’un contexte, d’une histoire qui le précèdent et dont il subira les influences, est appelé à se modifier constamment et à orienter ses pratiques d’une façon propre. Le soi constitue ainsi un terrain d’affrontement ou de frottement de forces hétéronomes. C’est pourquoi l’altérité est une donnée même de l’ispéité présente dès la naissance, et qui l’accompagne tout au long de l’existence. L’altérité participe de la « constitution ontologique de l’ipséité13 ». Mais si le soi s’actualise dans l’appropriation, la lutte, l’accueil, le refus de ces forces étrangères, alors il advient et se singularise dans les manières dont il se comprend lui-même au regard de l’ensemble des rapports dans lesquels il est pris. À cet égard, comme le souligne Claude Romano, « l’ipséité est étroitement liée à une attitude ou une manière d’être14 » que réalise un ensemble de façons d’agir, de parler, de penser, de désirer, de s’engager : comment nous nous adressons à autrui, comment nous nous tenons dans l’existence, comment nous répondons de nous-mêmes. Dès lors, l’ipséité est « attitude ». D’après Romano, Ricœur fait de l’ipséité une espèce d’identité dont il ne parvient pas à donner une véritable définition. En effet, nous possédons deux significations du concept d’identité : l’identité numérique15 et l’identité qualitative16. Or « l’identité-ipse » ne correspond ni à l’une ni à l’autre de ces sens parce que, en tant qu’attitude, elle ne peut être tout au plus qu’un « aspect de l’identité de quelqu’un » (le fait de tenir parole pour une personne par exemple). Aussi, la distinction qu’opère Ricœur entre identité-idem et identité-ipse, a-t-elle l’intérêt de faire apparaître la notion d’ipséité au cœur des questions d’identité mais doit cependant être réévaluée pour cette raison que « [l]’ipséité présuppose la “mêmeté” : d’abord parce qu’elle présuppose l’identité numérique de celui dont elle est l’ipséité ; ensuite parce qu’elle est étroitement liée à cette part de mon identité qu’il incombe d’assumer en première personne ». L’ipséité a pour condition l’identité-idem et ce qui la caractérise, à savoir l’unicité et la permanence dans le temps. C’est pourquoi les variations que traversent les individus s’opèrent et s’identifient au niveau de leur manière d’être, dans les différentes façons qu’ils ont de se rapporter à eux-mêmes et au monde, dans les liaisons et déliaisons de leurs existences, qui induisent en même temps des modulations dans ces façons d’être. Dans cette perspective, l’ipséité est « capacité » de singularisation, c’est-à-dire « capacité à adopter une certaine attitude17 », laquelle oblige à prendre en considération la dimension d’autrui, puisque c’est avec et devant l’autre que j’endosse cette capacité. Celle-ci est toujours en acte et relève d’une pratique du soi en un sens pragmatiste.
10Comment l’expérience théâtrale s’inscrit-elle dans la tâche d’individuation qui incombe à chacun ? Comment participe-t-elle de la construction de cette identité ipse ? Si l’ipséité est une capacité à se tenir dans l’existence selon des manières qui varient, alors les mouvements de subjectivation par lesquels un sujet s’individualise ne s’accomplissent pas sans déprises, où sont interrogées des façons de se rapporter à soi, à autrui et à l’environnement. Les processus de subjectivation et de dé-subjectivation sont des processus « qui conduisent à des états de sujet », selon les termes du sociologue Michel Wieviorka. À travers eux, « les individus et les groupes se construisent comme acteurs ». Mais, d’après le sociologue, il convient de distinguer ces deux processus : « La subjectivation conduit vers le “sujet” […] capable d’agir car capable de se penser comme acteur et de trouver les modalités du passage à l’action, la dé-subjectivation conduit à l’inverse vers les formes décomposées et inversées du sujet, vers l’anti-sujet ou le non-sujet, et, de là, éventuellement, vers des conduites de destruction et d’autodestruction18. » Cette approche sociologique propose une version « exacerbée » des mouvements de dé-subjectivation, où une personne se trouverait dans l’incapacité de s’individualiser et dont les conséquences ou les réactions à cette impossibilité pourraient être l’usage de la violence. Une figure d’un état de non-sujet pourrait être celle du stultus décrit par Sénèque, lequel est incapable de mémoire, de jugement et de volonté libre. La notion de dé-subjectivation renverrait alors à des formes d’assujettissement. Sans nier l’évidence que cette perspective dichotomique possède une valeur au cœur des problématiques en sciences sociales, elle paraît pourtant trop différentielle. En effet, les opérations de dé-subjectivation sont des moments négatifs des processus de subjectivation eux-mêmes. Se différencier et s’individualiser suppose de se défaire d’un ensemble de données ou au minimum de les transmuer en d’autres manières de faire, de penser, de désirer et d’agir. Entrer dans les mouvements d’un devenir-soi, c’est donc s’engager dans des processus de désassujettissement. Ces déprises sont à comprendre au sens de transformations de soi et non pas au sens que leur attribue Razvan Amironesei de refus de soi et « pratique de résistance anti-esthétique » et « anti-stratégique19 » de soi. Les mouvements de dé-subjectivation peuvent ainsi être compris comme des formes initiales de désasujettissement et non pas seulement comme des opérateurs d’assujettissement.
11L’expérience théâtrale s’affirme d’abord comme une épreuve de la déchirure qui se constitue dans le double mouvement d’une séparation d’avec soi-même et d’une rencontre avec l’altérité. Elle fait éprouver les mouvements corrélés des processus de subjectivation-désubjectivation. Son mode opératoire réside dans le passage des mouvements d’individuation de la scène à l’existence. Séparation et rencontre sont l’envers et l’endroit d’une même expérience, où, comme l’écrit Pierre-Henry Frangne, « l’esprit comprend qu’il est bien une puissance de scission », un lieu de « prise » et de « déprise20 ». Ce mouvement contradictoire ou en tension fait écho à celui qu’éprouve l’acteur Simon Gauchet dans son rapport au corps en jeu qu’il dit être à la fois « démembré » et « relié21 », épreuve d’une fracture en soi, qui est aussi celle du spectateur. Cette césure n’est pas dispersion radicale et définitive, puisqu’elle nous relie à d’autres choses que nous-mêmes comme à autant de fils qui nous permettront de nous rassembler et de nous choisir ensuite. Pour autant, elle s’éprouve comme un éclatement du soi.
12Dans l’oubli d’un soi constitué, acteurs et spectateurs expérimentent une ex-stase. La brisure de cette ex-stase n’est cependant pas absolue, car le vide laissé par elle se remplit aussitôt d’apparitions de traces de différentes natures (sensibles, cognitives, émotionnelles). Ce remplissement opère de manière inchoative et inconsciente, par des glissements sur lesquels acteurs et spectateurs n’ont pas de réelle prise, et qui signalent la dimension de passivité de l’expérience. À cela s’ajoute qu’il se réalise de façon tout à fait anarchique, loin de tout récit structuré et construit d’une identité que Ricœur dirait « narrative », laquelle serait orientée par un fil directionnel de type rétrospectif. Alors, dans l’expérience théâtrale, il ne s’agit pas de capter des significations qui viendraient s’intégrer à la manière dont nous avons pour habitude de nous raconter. Elle n’agit pas comme attestation et reconnaissance d’un soi configuré. Au contraire, elle fait naître de nouveaux points de couture en dissociant et en associant des éléments de nous-mêmes de façon disparate et en les frottant à d’autres venant de l’extérieur. Ce faisant, elle défait cette configuration provisoire suivant laquelle nous nous définissions ; c’est pourquoi il y a là déprise. Le « soi » défiguré apparaît sous des aspects multiples et fragmentés, selon des combinaisons inattendues : telle sensation rencontrant tel souvenir, telle émotion croisant telle connaissance. Tout se passe comme si du tissu dont nous pensions être faits, il ne restait plus que des lambeaux épars venant s’entrechoquer et s’érafler. La naissance de cet écart entre un récit de soi et son éparpillement dans l’expérience conduit inévitablement, bien que de façon détournée, à interroger ce soi, ce corps, son nom, son histoire, ses habitudes, ses postures, son éthique justement parce que les éléments dont ce soi est constitué – un souvenir, une situation, un rêve, une parole, un geste – surgissent et se heurtent à d’autres de façon tout à fait insensée. C’est la raison pour laquelle quand l’expérience esthétique a lieu, il y a ébranlement et aveuglement. Non pas que l’expérience soit illusoire, ni qu’elle obscurcisse notre habitat. Elle est aveuglante, à l’image de l’expérience mélangée de douleur et de plaisir du prisonnier sortant de sa caverne22. Surviennent d’elle des questionnements dans un magma tout à fait informe et bouillonnant, qui signalent une perte de repères, ceux qui rythmaient le fragile récit que nous faisions de nous-mêmes.
13Toutes ces questions qu’offre l’expérience de la scène sont des formes d’exploration du soi, qui s’élaborent par la médiation de l’autre, individu spécifié et/ ou figure de l’universel, personne et/ou voix. En quelque sorte, la disparition du personnage dans certains textes théâtraux des xxe et xxie siècles manifeste cette dialectique de l’individuel et de l’universel. Ne pas nommer les personnages par des statuts, des rôles, voire même des noms et prénoms contribue à faire de l’autre une dimension du soi et à en brouiller les frontières. Différents procédés ont été testés, comme désigner et distinguer les voix par des lettres, des chiffres, des pronoms, des noms génériques. Des auteurs comme Nathalie Sarraute, Samuel Beckett et Margueritte Duras ont inauguré cette pratique. Le Silence (1967) de Nathalie Sarraute, par exemple, met en scène des personnages identifiables par le genre : « H1 », « H2 », « F1 », etc. D’autres travailleront ensuite à dissoudre la présence individualisée d’un personnage. Avec Manque (1998), Sarah Kane passe à une identification des voix par des lettres : A, B, C, M. Son dernier texte 4.48 Psychose ne propose plus aucune distinction, seulement des tirets annoncent des prises de parole sans savoir « qui » parle. Jon Fosse utilise de son côté des pronoms : « Elle », « Lui » dans Et jamais nous ne serons séparés (1999), ou encore des chiffres « Personnage 1 », « Personnage 2 » dans Dors mon petit enfant (1999). Ces procédés signalent ce que Sandrine Le Pors nomme « un retrait du personnage dans la voix23 », qui contribue à la création d’un « espace phoné » caractérisé par une attention à la rythmicité de la langue, à la choralité, à la polyphonie, au polycentrisme et manifeste une dé-hiérarchisation des discours. Cette analyse révèle un genre théâtral contemporain qu’elle a nommé le « théâtre des voix ». Ce mouvement a donné naissance à ce que Jean-Pierre Sarrazac appelle « l’impersonnage24 », à savoir un personnage auquel on a retiré tout caractère, statut, nom, individualité, histoire, qualité et, par conséquent, fait de neutralité. Cette destitution d’une identité numérique et qualitative accorde à la voix singulière une existence à dimension universelle à laquelle peuvent d’autant mieux s’exposer ceux qui l’écoutent. Le parcours des régions du soi se réalise alors au cours d’une simulation de mises en situation ou d’une écoute active des voix scéniques par lesquelles celui-ci interroge et évalue ses capacités de réponse à celles-ci. Une simulation de mise en situation, ce peut être, par exemple, s’imaginer entre amis au milieu d’un feu de forêt que l’on a soi-même provoqué à l’écoute de Tristesse animal noir de Anja Hilling (2011). Écouter une voix, ce peut être entendre les sonorités et les échos de la mélancolie, tout à la fois tragiques et comiques, de Berceuse de Samuel Beckett (1982). Ces explorations du soi produisent autant de vacillements qui font sentir la ruine d’un agencement provisoire, une chute de certitudes, un déplacement dans les manières de considérer les choses, une visibilité des ambivalences, des tensions, des conflits qui nous cisèlent, la voie d’une assurance toute nouvelle dans un pas qui reste encore hésitant, la possibilité ou l’impossibilité d’un apaisement, la naissance d’un désir. Cet ébranlement bouscule le rythme répétitif et mesuré de notre manière habituelle de vivre. La venue de ces questions au creux de ce qui s’éveille en nous-mêmes dans l’expérience est l’expression de ce que requiert la scène de nous : qu’elle s’intègre à la vie et qu’elle traverse la frontière de la salle vers le dehors, qu’elle se prolonge dans une pratique quotidienne et ordinaire.
14Plus encore qu’une interrogation permanente sur des pratiques individuelles ou collectives, cette ex-stase sonne comme un appel : celui d’expérimenter à nouveaux frais la vie. Car toute séparation, par laquelle nous éprouvons une non-adhérence de soi à soi, est aussi rencontre et naissance d’attachements, qui deviennent disponibles pour être relancés. Le théâtre offre ainsi une pluralité et une variété de possibilités de vie : rencontres avec des textes, des auteurs, des metteurs en scène, des acteurs, des sonorités, des lumières et des couleurs, des gestes, des images ou des figures, des manières de voir, d’être, de faire, de penser, des voix, des formes et des styles. Autant de liens prêts à être adoptés ou non, qui proposent de nouvelles façons de se tenir au monde. Dans cet appel, l’expérience est encore aveuglante, cette fois non pas par le voile de doute dont elle enveloppe nos habitudes et nos croyances, mais par la lumière qu’elle jette sur l’infinité de ce qu’il y a à pratiquer, à essayer, à tenter, à devenir. Elle met sur le chemin de l’aventure dans le ravissement de ses potentialités. C’est ainsi qu’ouvertures et recouvrements laissent apparaître la dimension pragmatique de l’expérience théâtrale, qui se mêle à ses dimensions phénoménologique et herméneutique.
Élargir les imaginaires
15Que l’« ex-pér-ience » théâtrale soit pratique et expérimentation de soi et du monde, l’artiste Simon Gauchet le montre dans ses « pièces-processus » où sont orchestrées des situations où « le matériau induit du processus et le processus produit du matériau » dans un va-et-vient constant entre vie et expérimentation artistique. Il fait de cette continuité entre la vie et le théâtre l’objet même de ses recherches. L’Expérience du feu. Pour en finir avec Jeanne d’Arc, monté et diffusé dans le cadre du Festival Mettre en scène au Théâtre national de Bretagne en 2014 correspond à la première partie d’un diptyque qui s’intitule Performer Dieu, dont le deuxième volet, Pergamon Altar (Faire voyager les ruines) [2014], est une étude chorégraphique mêlant danse et archéologie pour trois danseurs et un luthier25. L’Expérience du feu travaille le mythe de Jeanne d’Arc. Ce spectacle « questionne les processus de fascination par l’image », interroge les pratiques qui lui sont liées et invite les spectateurs à entrer dans des processus de transformation de ce mythe. L’engagement scénique s’effectue grâce à la formation de ce que Simon Gauchet appelle des « principes actifs » par lesquels les acteurs et les spectateurs mettent en jeu leurs croyances et leur identité.
16Pourquoi Simon Gauchet s’est-il penché sur la figure de Jeanne d’Arc ? C’est d’abord parce que ce mythe a traversé les siècles et conserve aujourd’hui une valeur symbolique, quelle qu’elle soit. L’artiste le souligne : Jeanne d’Arc est « un corps trimballé et déchiré par l’Histoire de France », que l’on voit régulièrement resurgir comme une référence dans les discours et manifestations politiques tous courants confondus. Elle intéresse ensuite parce qu’elle est une figure fuyante qui revêt des formes variées et est utilisée « à des fins très diverses ». Aussi trouve-t-on à propos d’elle des récits d’obédience catholique, royaliste, républicaine, socialiste, frontiste, qui en véhiculeront à leur tour des images plurielles : jeune fille pure et vierge, fille du peuple capable, idéaliste, sorcière, hérétique, femme rédemptrice, guerrière, idiote dévergondée, sainte, martyre, résistante, rebelle, féministe, héroïne ou victime. Enfin, Jeanne d’Arc cristallise les enjeux de « toute la fiction nationale26 », parmi lesquels on trouve des problèmes d’identité, d’unification, d’indépendance, d’appartenance, d’origine. Son mythe rassemble les périodes qui se situent en amont du xve siècle et les suivantes. Comme l’a signalé l’historien Dietman Rieger, les processus de mythification sont toujours « guidé[s] par un savoir mythique et mythologique préalable27 », qui prennent leur source dans une constellation complexe articulant mythes bibliques, mythes de l’Antiquité, et superstitions populaires contemporaines de la formation du mythe. Le mythe satisfait de la sorte une attente présente. Il a également un devenir dans ses remaniements successifs au gré de l’histoire ainsi que par son recyclage. Un mythe est historique : « Il n’y a aucune fixité dans les concepts mythiques : ils peuvent se faire, s’altérer, se défaire, disparaître complètement. [I]ls sont historiques28. » Une autre caractéristique du mythe est qu’il résulte d’une déformation. En sa qualité de figure mythique durable, jalon d’un récit national, nœud de son intrigue, Jeanne d’Arc constitue un élément de l’histoire qui a été appauvri, destitué de son sens initial, mais qui s’ancre sous une forme dans l’inconscient collectif. Cette forme est soumise à fluctuation : elle admet différents aspects et diverses significations qui ont pour vocation de fonder quelque chose, ici une vague et persistante idée de la nation.
17Ce qui intéresse Simon Gauchet, ce n’est pas le personnage historique en tant que tel. Le metteur en scène n’a pas pour intention de proposer, dans une lecture documentaire, un récit de Jeanne d’Arc, qui pourrait s’élaborer depuis un angle de vue particulier, à partir d’un travail d’archive et de recherche ou en s’appuyant sur une interprétation donnée de son histoire, de ses motivations, de son procès, etc. Il ne s’agit pas non plus de décliner les divers symboles qu’elle a historiquement incarnés dans un souci de restitution, d’exhaustivité et d’analyse de ces derniers. Le personnage historique s’est consumé dans des mythes qui ont recouvert et dissout sa réalité historique. Les sujets du mythe « sont privés de leur histoire, changés en gestes29 ». Jeanne d’Arc, en devenant un personnage mythique, subit une altération en tant que personnage historique qui la destitue de sa contingence, ce qui lui confère une autre réalité et une nouvelle fonction. Or c’est cette brûlure qui fait passer du sens historique au mythe ainsi que sa visée performative qu’il s’agit de mettre en œuvre pour le metteur en scène. Pour autant, une difficulté tient au fait que le passage déformateur de l’histoire au mythe gomme sa dimension proprement mythologique dans le but de naturaliser le mythe au regard de celui qui le reçoit, si bien que « le consommateur du mythe prend la signification pour un système de faits30 », au lieu du système de valeurs qu’il est. Dès lors, le défi devient de dénaturaliser les formes existantes du mythe, c’est-à-dire d’« En finir avec Jeanne d’Arc », selon le sous-titre de ce spectacle. De nouvelles expressions de cette figure, de nouvelles mythologies, pourront émerger sans passer par une validation par l’histoire mais en manifestant plutôt la labilité de ces mythes. Une approche historique risquerait de figer la figure de Jeanne d’Arc dans un caractère, alors même que ses significations sont en devenir. C’est cette dimension de mouvement se situant au cœur des représentations mentales des individus que le metteur en scène veut artialiser.
18Le projet de Simon Gauchet est, dans cette perspective, de tenter une « expérience intérieure » au sens de Georges Bataille, qu’il cite parmi ses influences majeures. L’expérience intérieure correspond à un dévêtissement par lequel on se défait d’une culture : « L’expérience intérieure est la mise en question (à l’épreuve), dans la fièvre et l’angoisse, de ce qu’un homme sait du fait d’être31. » Au cours de ce processus, les manifestations d’une culture (idées, croyances, connaissances, mythes, sensibilités) seront reconnues comme ayant une valeur strictement fictionnelle, ce qui provoque un état de « non-savoir », de « non-sens », d’« égarement », et d’angoisse profonde. Dans cet effeuillement du soi, l’être humain devient « un désert » inhabité par des éléments de culture qui le précèderaient. Mais ce dénuement constitue aussi « l’extrême du possible » ou de l’ouvert dans lequel « jamais [on] n[e] demeure32 ». Ce processus relève d’une dynamique dialectique sans fin laissant le sens inassouvi ou perpétuellement remis en chantier. Parmi les objets appartenant à notre culture, se trouvent les différents récits à propos de Jeanne d’Arc, qui eux-mêmes échappent à toute emprise spécifique. Il s’agit alors pour Simon Gauchet de les faire apparaître eux aussi comme fictionnels, sans pour autant les nier en tant que savoirs particuliers orientant des pratiques. L’accès à cette reconnaissance a pour vertu d’ouvrir au jeu fictionnel de la redéfinition des mythes.
19Concrètement, Simon Gauchet met en scène plusieurs figures de Jeanne d’Arc empruntées à l’inconscient collectif et articulées à des éléments de notre réalité présente. Au cours de ce spectacle, Jeanne d’Arc est : « Tour à tour guerrière, ado, sainte, esclave, rebelle illuminée », autant de déclinaisons qui montrent un aspect accentué de ce mythe aux multiples facettes. Par là, l’artiste interroge les modalités d’existence, la valeur et l’efficacité du mythe. Mais l’audace de sa démarche se jouera encore davantage au niveau des représentations inconscientes dont il fait le pari qu’elles sont vouées à être déplacées et transformées, embarquant acteurs et spectateurs dans cette expérience intérieure du type de celle décrite par Georges Bataille par laquelle se défont savoirs et mythes. En montrant ces formes du mythe à la perception, chacun, par la scène, éprouve ces modulations en corps. Ces mouvements provoquent un examen des idées préconçues et adoptées du mythe. L’expérience même du dénuement et des déphasages manifeste d’une part la plasticité dont les êtres humains sont capables et, d’autre part, la possibilité d’inventer. Par le biais de la scène, le spectateur peut prolonger le geste des artistes en se saisissant à son tour d’une liberté du jeu fictionnel ou mythifiante, en pratiquant un élargissement de son imaginaire.
20Que devient la figure de Jeanne d’Arc avec Simon Gauchet ? Selon Jean-Pierre Thibaudat, elle devient un « porte-drapeau, l’étendard [d’une] vision du théâtre, à la fois comme poème de l’espace-temps, comme expérience fondatrice et comme quête spirituelle33 ». Elle devient une allégorie des processus théâtraux tels qu’ils sont envisagés par l’artiste dans leur pouvoir de mise en crise, de reprise et de transformation. L’allégorie passe par l’affirmation d’un principe de continuité entre la scène et la vie, entre l’art et la vie. Lors d’un entretien, Simon Gauchet souligne qu’il n’existe pas d’autonomie des matériaux de l’art : « On ne peut couper le matériau du monde. » Il ajoute : « À partir du moment où on est en création, tout interfère : le matériau interfère sur la vie et la vie interfère sur le matériau. » C’est pourquoi, sans être confondues, « la rencontre entre la réalité et la fiction est fondatrice34 » dans la création comme dans la réception. L’artiste ne rejette pas la notion de « représentation » qui rend opératoire toute performance. En revanche, il affirme et rend visible une relation d’empiètement entre l’art et la vie.
21Cette absence de rupture est signalée par sa présence sur scène pendant le déroulement du spectacle. Ce qui est assez déroutant, c’est que cette présence emprunte différents chemins qui ne sont pas annoncés par une quelconque signalétique : régisseur de plateau, metteur en scène, partenaire de jeu, spectateur, plasticien et scénographe, soutien. Elle assure la maintenance des mondes qui s’y créent en direct. En tant que régisseur, l’artiste met en place des situations pour l’actrice qui joue Jeanne d’Arc. Il déplace des planches, des objets, des matériaux, qu’il agence selon un nouvel ordre et qui composent une nouvelle figure du mythe. Il utilise la vidéo, diffuse de la musique et se sert d’outils ou de machines pour produire des lumières ou du vent. Il est metteur en scène lorsqu’il donne des conseils à l’actrice quant à son jeu ou lorsqu’il lui demande d’exécuter telle action de telle manière plutôt que d’une autre. Il est partenaire quand il lui donne la réplique ou simplement la regarde et l’écoute. Il est l’ami de l’actrice quand il lui apporte de l’eau pour la soulager de ses souffrances physiques. Il est spectateur quand il devise sur les supplices que l’actrice-Jeanne d’Arc subit. Simon Gauchet sculpte l’image, le corps, la voix, l’environnement de Jeanne d’Arc comme un plasticien-scénographe en train de créer une installation. Ces formes alternées de présence dissolvent la question du « rôle » pour tracer une ligne de continuité à l’intérieur de l’existence du performeur, qui n’est autre que lui-même. De même, la façon dont il pose son regard sur l’actrice indique qu’elle n’est pas personnage mais qu’elle est elle-même en train de réaliser artistiquement une figure. Ces modalités de présence ont une dimension allégorique dans la mesure où elles expriment ou font cas des façons plurielles dont nous sommes au monde.
22D’autres procédés théâtraux indiquent cet empiètement réciproque de l’art et de la vie. L’Expérience du feu a été joué dans une église déconsacrée – l’Église du Vieux Saint-Étienne à Rennes. Cet ancien lieu de culte permet d’établir un lien entre la figure du Christ, celle de Jeanne d’Arc et la question des voix. Ce terrain physique et symbolique est exploité : aucun décor ne dissimule l’architecture de l’église pour y reconstituer un espace artificiel. Pour ce spectacle, le lieu était plus que providentiel. Vêtue d’une robe blanche, l’actrice a pu s’installer pour un moment dans une niche votive, telle une vierge, et la charpente visible de l’église s’allie avec les planches de bois où Simon Gauchet a dessiné un visage au chalumeau. Les matériaux et objets utilisés contribuent également à montrer les croisements entre la vie et l’art : un extincteur, un congélateur, des chalumeaux, une épée, des rampes de lumière sont des objets du quotidien ou utilitaires qui trouvent un réemploi dans l’espace scénique. Ils ne sont pas posés là à titre décoratif, ils ont une dimension opératoire dans la mesure où ils concourent à la fabrication de situations scéniques. Enfin, la performance de l’actrice, littéralement effectuée sous le signe du supplice, rappelle qu’elle est bien corps tourmenté par la scène. De fait l’actrice est mise à rude épreuve. Sa nudité passagère montre les marques de son jeu dans les éraflures, les ecchymoses, les bosses sur sa peau. Autant de blessures qui signalent la traversée de l’expérience de la scène comme « risque » et « mise en danger » du cours d’une vie. Au cœur de cette démarche, pointe l’influence d’Antonin Artaud. Son visage apparaît d’ailleurs dans la projection d’images du film de Carl Dreyer, La Passion de Jeanne d’Arc (1927), où il joue le rôle de Jean Massieu, l’huissier audiencier. Des extraits de ce film apparaissent sur un panneau constitué de planches de bois posées à la verticale sur une structure métallique : elles deviendront le bûcher de Jeanne, et symboliquement celui de ces formes artistiques passées qu’il s’agit de « dépasser ». Artaud a aussi appelé à un renouvellement du théâtre dans et par un théâtre de la cruauté. Cette cruauté n’est pas simulée mais vécue par l’actrice, particulièrement dans trois scènes : celle où Karine Piveteau porte une épée de fer extrêmement lourde jusqu’à épuisement en ouverture du spectacle, celle où elle est au sens strict sous les feux d’une rampe que porte Simon Gauchet, enfin celle où elle est enfermée dans un congélateur branché. La scène du corps déchiré de l’actrice, interprétée comme un espace d’exorcisation, débouche sur « la mise en pièces » d’un symbole, celui de Jeanne d’Arc comme équivalent de l’identité nationale. La désagrégation du mythe implique une part de souffrance dans les transformations qu’elle suppose dans la vie de ceux qui en font l’expérience. C’est ainsi qu’Artaud définit son théâtre de la cruauté quand il écrit que c’est un « théâtre difficile et cruel d’abord pour moi-même35 », qui doit laisser des traces comme des « morsures36 » et conduire à la lucidité. En quoi consistent précisément ces mutations pour cet exemple ? Le théâtre exorcise des idéologies ancrées dans l’inconscient collectif et ce faisant participe à la dénaturalisation des mythes.
23Les transformations s’effectuent aussi au niveau des images mentales, dans le passage d’imaginaires à d’autres. Son signe théâtral le plus évident réside dans la distance entre la scène d’ouverture et la scène de clôture du spectacle. Au début de la représentation, Karine Piveteau porte une épée de fer, levée vers le ciel, obstinément. Dès le départ, le sacrifice est mis en scène, signalant que l’expérience ne se déroulera pas sans malaise, ni sans douleurs, et qu’il s’agira bien d’y laisser quelque chose de soi-même. À la fin, l’actrice brandit, dans une posture similaire, une épée de bois. Le processus théâtral a fait glisser la figure de Jeanne d’Arc vers une figure plus apaisée, plus fatiguée d’elle-même. Du fer au bois, ce sont les traits d’une humanité marquée par la vulnérabilité que l’on voit petit à petit poindre chez Jeanne d’Arc. L’espace de représentation a été un instrument de transfiguration au cours de laquelle la force des idées prend un aspect plus mesuré. Cette dernière image contraste avec la première en ce qu’elle substitue à la violence le plaisir du jeu. Cette substitution n’est autre que celle qu’opère le théâtre envisagé dans sa dimension cathartique. Aristote avait reconnu sa valeur dans sa capacité à sublimer les émotions des spectateurs : « La tragédie […] en représentant la pitié et la frayeur, […] réalise une épuration [katharsis] de ce genre d’émotions37. » Or, au chapitre iv de La Poétique, il souligne que l’homme a « tendance à trouver du plaisir aux représentations38 ». Dès lors, si la définition de la katharsis reste relativement floue chez Aristote, il reste que le processus dans lequel elle engage, et qui passe par la représentation, a pour principale finalité le plaisir. Ce dernier consiste en un plaisir de reconnaissance qui ne va pas du connu vers le connu mais bien de l’inconnu vers le connu. Il relève d’un processus cognitif par lequel on identifie une chose comme étant cette chose-ci et non pas une autre. Cela implique une part de découverte, d’étonnement et d’apprentissage. Ce que ce spectacle rend visible, ce sont les modulations du mythe de Jeanne d’Arc. Le processus cathartique permet d’identifier les usages multiples de sa figure, les mouvements dans lesquels elle peut être prise, et, partant, de se défaire de ces usages dans leur dimension naturalisée. La prise de conscience de l’historicité du mythe produit un processus de désubjectivation au sens d’un désasujettissement.
24Mais, plus encore, cette expérience laisse apparaître le jeu, écart et plaisir de l’écart, que constitue un mythe. L’image de l’épée de bois, sur laquelle se ferme le spectacle, pourrait être celle d’un enfant. Elle est l’objet symbolique par quoi les questions du jeu tout à la fois théâtral, fictionnel et personnel sont réengagées. Par là, les formes diverses de la figure de Jeanne d’Arc défient le spectateur : celui d’entrer dans la formation, la déformation et la reformation de mythes et de figures dans le prolongement de la démarche artistique. Ici apparaissent la dimension individualisante et le rayonnement existentiel de l’expérience. Simon Gauchet ouvre le champ au spectateur par sa fonction d’exemplarité. S’appuyer sur les modèles qu’offrent les figures, c’est s’attaquer à l’invention d’un mythe qui viendrait fonder de nouvelles pratiques. Cet acte de mythification ne relève pas d’un processus de désubjectivation au sens d’aliénation puisque le jeu et ses règles ont été mis à découvert et sont rejoués en conscience. Dans cette perspective, Simon Gauchet exploite bien l’idée selon laquelle « [l]’image devient symbole et le symbole devient opérant39 » en un double sens. Premièrement, si ce personnage mythique subit des déformations depuis des siècles, il peut trouver un réemploi dans de nouvelles constructions symboliques sur lesquelles on pourra s’appuyer pour développer de nouvelles manières d’agir. Deuxièmement, en soulignant l’aspect performatif des représentations mentales, l’artiste affirme tout à la fois leur valeur qui tient à leur caractère efficace et le fait qu’elles ne peuvent être dissociées de nos pratiques. Sa démarche joue sur la dimension pragmatique des processus théâtraux.
25Au contact de la scène, surgissent des représentations inconscientes liées à des imaginaires collectifs, des héritages, des apprentissages, lesquels se mélangent à ces bribes de traces de vie qui se manifestent en nous de façon dispersée. De cette expérience, naissent une évaluation des usages de nos mythes et la conscience de notre capacité à les modifier. Entrer dans la danse des figures, c’est en dessiner d’autres contours, c’est accepter de jouer le jeu d’une liberté imageante mythifiante. L’individu éprouve une capacité de métamorphose au sens plastique et esthétique du terme qui emprunte la voie des métamorphoses des figures au plateau, une capacité par laquelle il passe de représentations mentales à d’autres. Chacun peut dans les pas des artistes ouvrir une nouvelle boucle de l’arabesque, adopter une image, qu’elle soit l’une de celles puisées dans le spectacle ou une autre de son invention. En participant à ce travail de réélaboration, le spectateur choisit une forme qui pourra être réutilisée à des fins pratiques et réinvestie pour une orientation dans sa vie propre.
26Que devient alors le mythe de Jeanne d’Arc ? Il devient une ressource pour notre propre individuation, un modèle ou un contre-modèle pour notre propre invention. D’aucuns porteront leur attention sur sa détermination et s’en serviront comme d’une force pour leurs actions individuelles, trouvant là un appui pour une accentuation en soi d’une conduite résolue, d’autres fuiront sa démesure et sa folie, tous empruntant ou rejetant une forme pour soi-même. Le spectateur, en expérimentant la plasticité d’un soi pris dans des jeux de formes dans et par le théâtre, embrasse les mouvements mêmes de la vie. C’est ainsi que ceux qui font l’expérience de la scène peuvent s’engager dans une stylistique de l’existence, qui est à envisager comme une poïétique de soi par la pratique.
Façonner un style d’existence
27L’expérience théâtrale est un espace de vie composé de différents seuils où le sujet peut s’éprouver tour à tour comme existant, comme capable d’expérimenter sa présence au monde et à soi, et de former son individualité. Cela suppose de lier et délier un caractère dans une rencontre avec une variété de possibles. Il ne s’agit pas dans ces opérations d’individualisation de se laisser prendre à la destruction complète d’un soi, ni d’aboutir à la formation d’un soi définitif et fixe, mais plutôt d’éprouver dans son corps la non-coïncidence de soi à soi, comme un lieu passible d’hospitalité à la pluralité et à la différence selon une dynamique interne changeante. L’individualisation ne relève ni d’un processus d’identification, ni d’une distinction. Elle se définit par « la saisie d’une convergence de différenciations40 ». Ces « différenciations », ce sont les différentes conduites à travers lesquelles un individu se forme, se déforme, s’informe et révèle sa manière propre de s’inscrire dans le monde. Cette individualisation n’a pas de rapport avec ce que le sociologue Pierre Bourdieu a catégorisé sous le concept de « distinction » qui sous-entend l’attribution d’une valeur normative et hiérarchisée à des formes de vie et de goût, au sens de conduites socialement différenciées41. Individualiser c’est « saisir [un] style d’être et éventuellement de devenir42 ». Individualiser, ce n’est donc pas distinguer un individu selon son style de vie en vertu de critères sociaux.
28L’art théâtral participe d’un façonnement de soi, d’une poïétique du soi. C’est ce qui fait de lui une aventure : ce par quoi l’ipséité s’ouvre à ce qui advient et s’y engage. L’expérience de la scène est une modalité possible de l’aventure humaine, c’est-à-dire une manière pour l’advenant de s’advenir. Aussi, celle-ci propose-t-elle des données « remobilisables43 » pour l’existence, à savoir des éléments dont on peut faire usage à notre manière dans notre vie. Le sujet entre dans un mouvement dialectique avec les pratiques héritées de l’expérience de l’art, mouvement grâce auquel il s’individualise et s’autostylise de façon toujours recommencée. Ainsi, la pratique du théâtre, qu’elle soit indifféremment celle du spectateur ou de l’acteur, s’insère-t-elle dans des formes esthétiques plus larges qui sont celles de l’existence même.
29Qu’entendre par « style » et « stylisation » qui en est le processus ? Selon Marielle Macé, le style « est avant tout une pratique ». En disant cela, l’auteur distingue le style du programme ou encore de l’énigme. Il n’est ni l’adoption d’un comportement ou d’un art dont les règles seraient déjà élaborées et qu’il suffirait d’appliquer strictement, ni le ressort d’un quelconque génie aux manières ineffables dont toute tentative de description et d’imitation serait vaine. Le style est une pratique ordinaire individuelle qui peut être décrite et qui implique « tel comportement, tel usage ou refus des modèles […] ; une pratique, précisément, de la nuance et de la différenciation en acte44 ». Le style, c’est cette façon que chacun a de s’avancer dans la vie au travers de conduites diverses. Il relève d’un « processus relationnel45 », par lequel un individu se rapporte à lui-même et au monde et « s’engage46 » dans des pratiques. Il n’est pas quelque chose que l’on cultiverait pour soi dans un rapport à soi, il est une expression de nos manières d’être et d’exister. Celles-ci sont des façons propres et modulables de se glisser dans l’existence, de s’y mouvoir et d’y inscrire un geste. Le style est en quelque sorte un acte de présence.
30La pratique d’un style en acte suppose de passer par des processus de stylisation :
« La stylisation est justement cette opération générale par laquelle un individu ressaisit d’une façon partiellement intentionnelle son individualité, répète toutes sortes de modèles mais aussi les module, redirige, infléchit ses traits, dans le maintien et la transformation desquels cet individu s’atteste et se reconnaît activement, en s’exposant, en engageant son identité dans sa façon même de la dégager47. »
31Le façonnement de soi passe alors par un « maniérisme souple », qui consiste à déceler les ressources d’une individuation dans l’exemple de modèles en vue d’un auto-développement de soi. Il ne s’agit pas strictement de copier ou d’imiter mais plutôt de s’inspirer de formes, de les reprendre et les moduler de façon singulière. Les rythmicités du soi s’éprouvent ainsi sous différents aspects que nous pratiquons ou essayons selon ce maniérisme de l’existence :
« Chacun expose et explore dans ce qu’il fait non seulement l’être qu’il est, mais toute une manière d’être, libérant un possible humain : une image du vivant et de son insertion dans les choses, une façon de s’avancer au dehors et d’en soutenir l’effort, des modalités expressives et des façons de se conduire qui sont par définition partageables et généralisables48. »
32Essayer à soi-même des manières implique que la vie est à comprendre en termes de forme. Une forme de vie est une configuration du soi faite d’un agencement de gestes, de paroles, de pratiques, de croyances, de valeurs qui s’insèrent, s’articulent et se répondent selon une certaine tonalité, en vertu d’une certaine texture et avec une certaine orientation. Les différentes manières pour ces pratiques d’être agencées impliquent d’une part des significations nuancées selon les contextes et les personnes qui les incarnent, et d’autre part des modifications expressives selon leurs agencements. Dans une forme de vie, il est donc possible de déceler diverses strates dans la mesure où leurs modalités d’existence sont liées à l’histoire, au type de société dans laquelle elle se développe, enfin à un style individuel. Une forme de vie résulte d’un processus de sédimentation par lequel les restes du passé se fossilisent dans des valeurs, des techniques de soi, des habitudes, des institutions. Mais cette sédimentation se trouve continuellement redistribuée par des formes d’engagement au travers desquelles nous signifions et exprimons ces vestiges. Ce double mouvement manifeste les tensions permanentes entre le commun et le propre tant et si bien que les formes de vie peuvent être définies comme « des configurations de co-existences humaines, dont la texture est faite de pratiques ou actions qui les produisent, les modifient, les détruisent49 » en retour. Aussi les manières d’exister collectives et singulières s’inventent-elles et se ravitaillent-elles les unes les autres.
33Dans cette perspective, la question du soi relève bien de la question de savoir comment j’existe, quelles sont les modalités d’agencement de mon existence par lesquelles je me reconnais et que je présente à autrui. Le théâtre, comme la littérature, offre des possibilités d’altération et de stylisation, qui pourront être empruntées ou rejetées. Se styliser, puiser les formes d’une pratique de soi en art, c’est trouver des moyens d’individualisation dans un rapport à une extériorité assumée. Cette stylisation de l’existence à partir d’une expérience esthétique du théâtre signale ce que Marielle Macé appelle « la force du style50 ».
Rythmicités et autogenèse de l’œuvre et du soi
34L’Expérience du feu de Simon Gauchet a valeur de passage d’une vie en forme de récit (l’histoire que l’on aurait pu raconter de Jeanne d’Arc et de soi-même) à celle en forme de figures (les formes plurielles du mythe et du soi). Par lui, le soi ne se comprend plus depuis une identité narrative mais en termes d’identité stylistique. Il devient un terrain où s’expérimente (entre autres) la force des formes théâtrales. Ces épreuves esthétiques instaurent un nouveau rapport au temps ; « là où le récit insiste sur une synthèse rétrospective d’actions hétérogènes, le temps stylistique est centré sur d’autres temporalisations51 », fondées sur des rythmicités différenciées. Il ne s’agit pas de nier l’importance de l’identité narrative telle qu’elle a été pensée par Ricœur ; elle a son rôle à jouer dans la constitution de l’expérience de l’individu. Cependant, elle n’est pas la seule possible, elle s’accompagne et se heurte au contraire, dans sa constitution même, à d’autres procédures d’individualisation qui mettent davantage l’accent sur la dynamique d’un temps de l’ipséité qui n’est pas chronologique et continu mais qui est marqué par une pluralité de rythmes. Or ce sont ces rythmes mêmes qui donnent une idée de ce en quoi consiste l’ipséité.
35Une représentation théâtrale, en tant que construction sonore et visuelle de laquelle participent des acteurs et des spectateurs, relève d’un espace rythmé. Elle a sa mesure propre et unifiée dans le mouvement général de son articulation et elle admet, en même temps, une pluralité de rythmes rattachés aux présences et aux déplacements des acteurs, à leur souffle singulier, aux usages de la musique, des lumières, des vidéos, aux écritures des textes proférés ainsi qu’aux modifications de l’espace scénique. D’autres, extérieurs à la scène, s’y greffent et interagissent avec eux : ceux des spectateurs. Comment ces différents rythmes glissent de l’œuvre à la vie pour s’inscrire dans nos existences ? Comment exercent-ils des pouvoirs individualisants ?
36Le rythme est traditionnellement rapporté à des phénomènes naturels de types répétitifs qui reviennent selon une cadence régulière. Ainsi en est-il des rythmes cardiaques ponctués des mouvements alternés de systoles (contraction) et de diastoles (dilatation), des rythmes de la marche, où un pas suit l’autre uniformément ou encore de ceux de la mer dans les flux et reflux constants de ses vagues. Associé à ces mouvements naturels, le rythme trouve sa source dans la nature et est perçu à son tour comme un élément naturel dont l’origine se situe dans l’être des choses. Cette conception du rythme comme physis-origine fait écho à une autre envisagée comme technè. Le rythme y est conçu sur le modèle d’une métrique artificielle dont les unités se répètent à l’identique et qui s’incarne dans les mouvements d’un balancier d’une horloge ou des aiguilles d’une montre. Dans les deux cas, c’est le modèle d’une esthétique d’euphonie qui est appliqué au rythme, que ce soit en danse, en musique, en arts plastiques ou en littérature. Un sentiment harmonieux se dégage de la régularité des écarts d’un tempo dansé ou musical, de traits articulés d’un tableau ou encore de la versification selon le mètre d’un poème.
37Cependant, dans la pratique d’une vie, c’est à une multiplicité de rythmes que nous avons affaire, qui ne sont ni réguliers, ni convergents. Cette variabilité se ressent ordinairement dans la difficulté d’accorder nos rythmes individuels : rapides, lents, hésitants, assurés, fluctuants, pressés, rêveurs, frénétiques, avec des ruptures qui font passer des uns aux autres. Les rythmes individuels sont ainsi marqués par des différences. L’exemple convoqué par Roland Barthes d’une mère qui tient son enfant par la main et l’emmène dans sa propre cadence, laquelle ne correspond pas au rythme de l’enfant, l’atteste : « Elle va à son rythme, sans savoir que le rythme du gosse est autre52. » Cette observation empirique fragilise le sens de la notion de rythmes naturels. Ce qu’Émile Benveniste avait déjà souligné dans les Problèmes de linguistique générale. Ce dernier y interroge la notion de rythme dans une perspective étymologique : l’interprétation qui consiste à associer le grec rhéô (« couler ») d’où vient le terme rhuthmos aux mouvements réguliers de la mer est une construction historique et culturelle, qui n’a pas d’ancrage ontologique. Le rythme n’est pas nécessairement répétition du même intervalle ou retour itératif et il n’a pas non plus d’origine naturelle. Aussi, la valeur de cette image est-elle toute relative et accidentelle.
38Ce constat n’empêche pas d’avoir recours à ces faits principiels que sont les battements du cœur, la marche, le mouvement des vagues pour désigner les rythmes. D’après Michel Deguy, ces images ont une valeur heuristique, elles aident à penser et à percevoir ce qu’est le rythme en tant que comparants mais non comme des équivalents :
« Disons que le rythme-langage, au sens de figure, structure, “Gepräge”, est précisément dans le cas de la langue (puisque la langue comme toute chose se configure en paraissant) est, donc, dans son mouvement d’apparition, semblable, en sa tumescence éclatée suivie de ce retrait grondant en elle-même où s’amasse la nouvelle explosion de l’accent suivie d’un certain silence – et le tout réitéré aussi longtemps que ça parle – semblable, dis-je, à la mer qui éclate au rivage, seuil où deux choses s’ajointent, terre et mer par cette porte bruyante53. »
39Il existe donc bien une relation de ressemblance entre le rythme et les mouvements naturels. Pour autant, l’affirmation théorique de la légitimité de cette image par Deguy « étonne » puisque « [s]a pratique, loin de rechercher la régularité et l’euphonie – pour produire une œuvre accordée à des rythmes “supposés” originaires et qui de là semblerait échapper au temps historique – paraît plutôt répondre aux rythmes historicisés du monde, en en faisant, par le rythme du discours, une mimèsis (au sens que donne Deguy à ce mot : rendre manifeste par recomposition)54 ». Les poèmes de Deguy ont en effet des structures polyphoniques et discordantes marqués par des contrastes et des ruptures révélant une pratique du rythme selon le principe de la « bigarrure ». Ce sont précisément ces rythmes désaccordés et disparates qui sont propres à nos manières différentes d’être au monde. C’est pourquoi, par-delà la remarque de Deguy, il convient de revenir aux analyses de Benveniste qui reconnaît au rythme une autre dimension que celle de la mesure fixe et stable qui lui servirait de diapason et qui trouverait son origine dans la nature. Benveniste envisage de penser le rythme comme « la forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide55 ». Qu’est-ce à dire ? Deux choses essentielles sont à comprendre ici. La première consiste à affirmer que le rythme relève, en tant que forme, d’une question d’organisation propre. La forme est l’agent d’une unité où sont « mélangés tous les moyens plastiques » et où « fusionnent les propriétés du medium56 ». Selon la seconde, la qualité principale de cette forme est d’être toujours en mouvement dans le sens où elle est perpétuellement en formation. Par conséquent, la forme exprime des différences.
40Aussi, le rythme ne peut-il pas être une forme « déterminée par une “mesure” et assujettie à un ordre57 ». Il correspond à la forme se développant à elle-même. C’est dans cette perspective que Benveniste écrira que le rythme est « une manière particulière de fluer58 ». Il est une manière particulière d’advenir à soi, de cheminer sans achèvement. Il est un mode processuel d’advenue qui se dresse dans un rapport dynamique d’intégration et qui manifeste « l’indissociabilité du rythme avec l’apparaître59 ». Au cœur d’un questionnement sur l’être de l’œuvre d’art, le philosophe Henri Maldiney note que cette dernière n’est pas réductible à l’ouvrage. Son être ne se situe ni dans des opérations techniques ou mentales, en effet « la poïétique de l’œuvre transcende toute intentionnalité conceptive ou technique60 », ni dans le résultat d’un projet ou dans la perfection des moyens utilisés, au sens où la mise en œuvre de ceux-ci « n’est pas un agencement de simples constituants61 ». Ce en quoi consiste l’être d’une œuvre d’art selon Maldiney « est le là de sa propre ouverture62 ». L’être de l’œuvre d’art réside dans sa volonté de forme qui exerce une puissance intégrative au sein même de l’œuvre et lui confère une présence.
41Pour comprendre en quoi consiste cette « volonté de forme », il convient d’abord de s’éloigner d’une conception de la volonté comme intention d’une mise en forme et d’une représentation du terme de forme lui-même comme aspects, contours, figures que prend la matière à l’issue d’un processus de production. La forme n’est pas un produit déterminé dans un espace fini : « Elle ne s’installe pas dans l’espace, elle l’instaure63. » Elle fait être l’espace de l’œuvre, elle l’institue, au sens où elle lui donne existence et, en même temps, elle est à l’espace, elle habite cet espace. Elle est donc précisément le lieu de l’œuvre d’art qui est auto-genèse au sens où la forme de l’œuvre d’art se forme à même l’œuvre et la fait exister dans sa formation même. Cette autogenèse est comme « un automouvement de l’espace se transformant… en lui-même64 ». Autrement dit, l’être de l’œuvre d’art tient dans sa dynamique même d’œuvre se formant, à savoir dans son devenir. C’est ce que Maldiney appelle sa dimension rythmique. Le pragmatiste John Dewey soutient quelque chose d’approchant du phénoménologue lorsqu’il écrit que « [l]e rythme est la variation ordonnée des changements65 ».
42Cette dimension rythmique fait qu’en sa présence nous participons à la genèse même de l’œuvre comme puissance d’intégration et mode de présence : nous éprouvons ce « le là » que conceptualise Maldiney pour signaler l’ouverture d’un espacement à l’œuvre. Dès lors, le rythme est avènement de l’œuvre à elle-même toujours recommencé au sein d’intervalles hétérogènes. Il consiste en la recherche constante d’un rapport d’équilibre. Cet équilibre est bien entendu précaire et révocable car il n’a lieu qu’en tension. C’est pourquoi le rythme est dynamisé par un rapport spécifique à la naissance, à l’invention, à l’apparaître ou encore à ce qui advient de façon récurrente, non pas selon une régularité mécanique mais selon un travail en cours : « Il y a rythme toutes les fois que chaque pas en avant vient en même temps résumer et faire aboutir ce qui précède, et que chaque dénouement recèle une tension anticipant une suite66. » Dans la présence de l’œuvre, acteurs et spectateurs font l’épreuve d’une co-naissance à son avènement ; d’où ses pouvoirs individualisant. La scène théâtrale rend explicite ce mouvement de l’œuvre en amenant à la visibilité les processus par lesquels celle-ci se forme et se déforme, processus qui sont ceux de la vie et de l’existence.
43Les créations du Théâtre du Radeau, sous l’impulsion du metteur en scène François Tanguy, donnent à voir, à sentir, à vivre le mouvement d’autogenèse de l’œuvre avec une grande acuité. Elles font « endurer l’expression de [l’]incommensurable être-là67 » de l’œuvre en la présentant comme une chose que nous ne pouvons désapproprier à elle-même ou encore dévisager. Les propositions théâtrales du Radeau provoquent en effet un « désarroi de la reconnaissance68 ». Jérémie Majorel présente ce désarroi comme le reflet d’une impuissance du spectateur à identifier les éléments du spectacle ou d’un défaut de connaissance. D’après lui, cette impuissance serait liée à la multiplicité des références et des citations convoquées dans les spectacles du Radeau appartenant à de nombreux domaines culturels et artistiques (littérature, cinéma, opéra, danse, théâtre, musique, histoire) et tirées d’époques diverses. Mais en réalité, ces sentiments de désappropriation et ces expériences de non-reconnaissance ne sont pas le résultat d’une effusion de références et de citations, ni ne sont liés à d’éventuelles faiblesses culturelles des spectateurs. Ces effets d’errance sont voulus et recherchés par des procédés spécifiques qui ont pour vocation de déstabiliser la volonté de maîtrise des spectateurs. Il s’agit d’ouvrir le champ à de nouvelles formes de perception, d’attention, de compréhension et d’imaginaire, qui ne seraient justement pas seulement conceptuelles et référentielles mais se voudraient d’abord préconceptuelles et senties. Si « [l]a reconnaissance est une perception interrompue avant qu’elle ait eu la chance de se développer librement69 », alors elle ne se limite pas à l’identification d’un même phénomène. En elle, on a recours à un schéma pré-établi, qui permet d’interpréter rapidement et mécaniquement des données sans voir ce qui les distingue ou les singularise. Or, c’est justement cette sortie du schème que cherche François Tanguy. Cela implique pour le spectateur d’entendre par exemple des textes classiques d’une façon inaccoutumée et par conséquent de ne pas les « reconnaître ». Si cela peut devenir un jeu d’érudition que celui de se lancer dans leur identification, le risque conséquent serait de ne pas laisser se développer les perceptions offertes par le spectacle et de rester enfermer dans le cadre rassurant du déjà-connu. Dès lors, le « trop-plein » d’extraits hétérogènes de texte ou de musique vise en conscience la perte de contrôle par un enrôlement dans des rythmes spécifiques selon des logiques du désaxement. Ces rythmes constituent les principaux instruments de la perte. Par eux « le travail de François Tanguy dérouille le regard, restaure l’écoute, aiguise la perception70 ». C’est pourquoi il n’est pas nécessaire de maîtriser les textes dits pour faire l’expérience du Théâtre du Radeau, ou bien, quand ils sont familiers, est-il préférable de les mettre à distance en tant que tels. Dans un entretien avec Romain Fohr, Tanguy parle ainsi de sa démarche : « I try to structure, to construct, to prolong and to revive the old notion that theatre is not there to show us what we already know or how to see, nor to reveal something we might never seen71. » Comme de nombreux autres artistes de théâtre contemporain, il ne veut ni illustrer, ni représenter, ni expliquer. Au détour d’une remarque sur ce que pourrait être une assemblée théâtrale, l’artiste souligne que celle-ci advient dans un rapport au travers duquel se constitue ce qu’il appelle « un corps » qui est selon lui à la fois « commun » et « divisé » dans le temps et « dans la tâche ». Ce corps est divisé dans la tâche « non pas parce que ceux de l’endroit d’où l’on regarde reconnaissent ce qui a lieu sur la scène, comme ce qui est en mouvement sur la scène dans l’espace scénique vien[drait] se faire voir par ceux qui les regardent ». L’effort du spectateur et de l’acteur se trouve ailleurs que dans des processus de représentation-reconnaissance. La tâche de chacun est plutôt d’« ouvrir des champs de possibilité72 » avec des outils propres. Créer des échappées, grâce auxquelles chacun peut s’extraire de la répétition de ce qu’il est/sait/fait déjà ou de ce qu’il croit être/savoir/faire, de ce que les sociologues appelleraient un « cadre référentiel » et des habitus, se ressaisir des mouvements incertains et inquiétants de l’existence, sont les expériences que propose le Théâtre du Radeau. Mais alors d’où provient ce « désarroi de la reconnaissance » grâce auquel la scène n’est pas directement appropriable si ce n’est précisément ni d’une surcharge de références, ni d’un défaut de savoirs ? Par quelles opérations théâtrales advient-il et quelle est sa valeur ? Le trouble naît précisément de la dimension rythmique de l’œuvre, que le théâtre de François Tanguy parvient magistralement à faire sentir.
44Le Théâtre du Radeau est un « théâtre de bois et d’acteurs73 ». Les matériaux qui le composent sont de nature plurielle : extraits de musique, extraits de texte, projections vidéo, lumières, mais aussi panneaux, tables, chaises, armoires, cadres, planches, caisses, toiles, bancs, bouts de tissu, rideaux, canapés, costumes, miroirs, châssis, accessoires, etc. La scène du théâtre de François Tanguy est jonchée d’éléments disparates qui se croisent dans une illusion de désordre et de pauvreté – illusion car ce désordre est pensé et précis74. L’autre principale caractéristique de ce théâtre réside dans le mouvement scénique permanent de déconstruction-reconstruction. Rien ne semble pouvoir séjourner sur la scène, tout passe et repasse, apparaît et disparaît. Enfin, les processus de création reposent sur une activité de bricolage : tout le monde travaille avec les moyens du bord, au sens que Claude Lévi-Strauss donne à l’expression. Les moyens du bord sont :
« Un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet en particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. L’ensemble des moyens du bricoler n’est donc pas définissable par un projet […] ; il se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit, et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que “ça peut toujours servir”75. »
45Le Théâtre du Radeau s’inscrit dans la pratique de la collecte et du stockage de débris et de résidus à des fins créatives. Le pouvoir inventif du bricolage n’a pas été explicitement reconnu par le structuralisme de Lévi-Strauss, puisque ce dernier envisage l’activité du bricoleur, différente de l’ingénieur, comme un acte de recomposition ou de réagencement dans un univers clôt et fini à l’image du kaléidoscope, sans véritable création donc, même s’il peut produire des « résultats brillants et imprévus76 ». Jacques Derrida reprend cette figure du bricoleur et montre que celle-ci n’a pas d’intérêt et n’est pas juste :
« Si l’on appelle bricolage la nécessité d’emprunter ses concepts au texte d’un héritage plus ou moins cohérent ou ruiné, on doit dire que tout discours est bricoleur. L’ingénieur, que Lévi-Strauss oppose au bricoleur, devrait lui construire la totalité de son langage, syntaxe et lexique. En ce sens l’ingénieur est un mythe : un sujet qui serait l’origine absolue de son propre discours et le construirait “de toutes pièces” serait le créateur du verbe, le verbe lui-même. L’idée de l’ingénieur qui aurait rompu avec tout bricolage serait donc une idée théologique77. »
46Transposé dans le champ de l’art, le bricoleur ne pourrait être véritablement artiste si l’on suppose que l’artiste doit être « génial », c’est-à-dire créateur absolu. Mais le génie artistique est un mythe en ce sens, et la réalité de l’activité de l’artiste est en revanche proche de celle du bricoleur. L’intérêt d’une pensée du bricolage réside donc ailleurs :
« Ce qui paraît le plus séduisant dans cette recherche critique d’un nouveau statut du discours, c’est l’abandon déclaré de toute référence à un centre, à un sujet, à une référence privilégiée, à une origine ou une archie absolue78. »
47Une poétique qui repose sur le principe du bricolage travaille la question du décentrement. C’est précisément ce à quoi s’emploie le Théâtre du Radeau et cela à plusieurs niveaux : en dé-hiérarchisant et en multipliant les éléments de la représentation théâtrale ; en remodelant et rééquilibrant les relations au sein de l’équipe artistique ; en organisant des espaces scéniques et sonores selon un dispositif éparpillé et fragmenté ; en mélangeant les temps et les influences selon le principe du syncrétisme. Ces décentrements produisent des sentiments de confusion qui obligent à des déplacements de la perception et de la pensée. À l’image de nombreux artistes plasticiens du xxe siècle79, le Théâtre du Radeau travaille avec des matériaux et des objets glanés selon une technique du « ramassage80 ». Greniers, antiquaires, déchetteries, braderies, chantiers constituent des ressources en matière de décors. Ainsi, dans Coda (2004) par exemple, trouve-t-on des tables en formica, rebuts d’anciennes cantines d’entreprise ou scolaires, ou encore des projecteurs pris sur des chantiers désaffectés. Certains matériaux et objets sont également tout droit sortis de magasins de théâtre pour réapparaître dans les spectacles sous forme de reliques. Comme l’artiste Tadeusz Kantor, François Tanguy porte une attention toute particulière à l’objet « vrai » et « pauvre », « arraché à la réalité de la vie81 », qui acquiert une existence propre sur scène et entre dans le jeu avec les autres éléments de la représentation. Le Radeau pratique la récupération d’objets échoués, liés à l’histoire des hommes et à l’histoire du théâtre, le recyclage et son pendant le détournement. Sur scène, ces bribes se mélangent les unes les autres pour produire des formes, des perspectives, des images, des sensations, des profondeurs pour d’autres paysages. Pris dans ce mouvement où chaque chose sortie de l’oubli et de la disparition rebondit vers un devenir, les matériaux apparaissent comme des sites du chevauchement des temps, des traces d’anachronisme.
48Concrètement, ce sont les acteurs qui assurent la machinerie : ils fabriquent en direct le théâtre. Selon Patrick Condé, acteur au Théâtre du Radeau, il conviendrait d’ailleurs d’abandonner la notion de décor pour lui préférer celle de « machine de vision » : « machine de vision qui bouge sans arrêt dont on est les artisans82 » note-t-il. Les acteurs déplacent des panneaux, tirent des rideaux, ouvrent des portes, traversent des canapés, des cadres, des portes, s’assoient sur des coffres mobiles, marchent sur des planches portées par d’autres, sortent des armoires, etc. S’ils procèdent à tous ces déplacements, ils ne sont pas pour autant des manipulateurs d’objets au sens où ils leur imposeraient des significations ou des directions par leur geste. Ils manœuvrent, c’est-à-dire qu’ils font fonctionner un espace de visibilité comme œuvre en lui donnant forme.
49Les tables, chaises, cadres, panneaux et autres objets comme les lampadaires, les épées, les robes, etc. admettent une valeur pour eux-mêmes et sont des partenaires de jeu, si ce n’est des agents du théâtre. Ils ne sont pas utilisés dans leur fonctionnalité habituelle – le canapé comme objet du salon par exemple. Les objets sont des éléments de l’action, ils n’en constituent pas l’espace illustratif comme dans une représentation naturaliste. Ce serait également à tort qu’on leur prêterait une valeur indicielle : le canapé n’est pas là pour dessiner à lui seul l’espace du salon dans lequel se déroulerait l’action. Enfin, ils n’ont pas valeur de métaphore au sens où ils trouveraient sur scène plusieurs usages derrière leur effacement propre : un cône en papier servant de porte-voix puis de couronne pour un roi par exemple. Et, s’ils admettent parfois ces différentes fonctions dans l’espace de représentation – décorative, indicielle ou encore métaphorique – ce n’est que dans une approche distanciée, parfois explicitement comique ou grotesque, se jouant d’un statut de l’objet révolu et rappelant un usage théâtral passé. Par l’usage scénique de ces fonctions, il s’agit davantage d’interroger des formes théâtrales passées que de remplir les fonctions précitées.
50Laurence Chable, actrice et fondatrice du Théâtre du Radeau en 1978, souligne à propos du rapport des acteurs aux éléments dont est constituée la scène : « On joue ensemble, c’est-à-dire qu’il y a une sorte d’anima-animation plurielle83. » Les matériaux sont dotés d’une certaine autonomie et d’une force de vie. Ils ne sont d’ailleurs pas lissés, cirés, retapés, mis à neuf, restaurés, même s’ils peuvent être parfois bricolés. Mais le bricolage ne permet pas de rétablir un état passé de l’objet dans l’objectif de le conserver tel qu’il a été, il travaille avec ce qui est disponible pour réparer sans restituer, construire ou créer tout autre chose à partir d’éléments hétérogènes. L’ancrage de ces objets ou matériaux dans les mouvements de la vie signalée par la transformation ou la dégradation n’est pas nié mais assumé. Un tissu déchiré, un costume troué, un cadre au bois gondolé, un panneau avec des restes de papier journal ou de tapisserie collés, des couleurs passées : tous les matériaux portent l’empreinte de leur histoire et de leur temps. Ces objets rappellent que toute existence est transitoire tout en manifestant une mémoire qui leur est propre et les rend bien vivants. Ils portent les traces des vies humaines qu’ils ont rencontrées : des ouvriers d’un chantier de construction dans la Sarthe, d’une actrice qui se serait habillée de ce costume au début du xxe siècle pour jouer tel rôle et telle scène, de soldats qui ont combattu dans la Meuse pendant la Première Guerre mondiale, de l’artisan qui a fabriqué ce banc. C’est pourquoi il est possible de dire d’eux qu’ils sont des « objets mémoriels84 » lesquels forcent le questionnement sur les mouvements de l’histoire et du temps. Ils sont animés non seulement par les manœuvres des acteurs mais aussi par la présence même du passé qui les hante. Cette tension vers le passé ne les encombre pas car ils trouvent de nouvelles significations et expressions dans de nouveaux usages. Ainsi sont-ils réactivés tout en proposant des renvois à des formes théâtrales et des histoires de vies passées.
51Les matériaux du Théâtre du Radeau ont une dimension fragmentaire : au cadre, il manque la toile, un châssis ne supporte rien, des portes sont sans mur d’appui, de la sorte tout peut être traversé et rien n’est absolument déterminé ou délimité par des bordures ou des frontières. Malgré cet éparpillement et ce flou, malgré les indéterminations et les lacunes que ces fragments impliquent, des tableaux, des champs de vision se dessinent, se forment et se déforment, cédant au regard, en dépit de cette dispersion, des unités poétiques fugaces et passagères. Par ces mouvements dialectiques entre multiplicité et unité, dissémination et identité, la scène ne cesse de se fracturer, de se décentrer et de se recomposer. Elle fait apparaître des îlots de jeu en plusieurs endroits du plateau tout en accueillant ce qui provient du dehors : les coulisses n’en sont plus vraiment, elles peuvent être perceptibles dans la profondeur d’un cadre ; l’extérieur de la scène s’invite avec des projections vidéo qui arborent de sublimes images de la nature (herbes, tiges, arbres). Cette unité-démultipliée qui va toujours comme au-devant d’elle-même pose « une question d’individuation85 » de l’espace théâtral lui-même analogue à celle d’une existence. De la scène à l’existence, il n’y a alors plus qu’un pas à faire : toutes deux sont porteuses des tensions et des tiraillements entre un désir d’unité ou d’identité et leur impossible maintien.
52Les textes participent à la construction de ces espaces en train d’advenir selon un amoncellement déroutant. Les références sont nombreuses et tirées de genres littéraires très différents : poétiques, narratifs, épistolaires, théâtraux, politiques. Elles relèvent de registres variés : pathétique, comique, burlesque, dramatique. Fragmentés en extraits, les morceaux de texte sont ensuite collés les uns aux autres. Ils se suivent ou se communiquent le mouvement, ils introduisent des dérivations et des ruptures dans les mécanismes de la scène. Parfois, ils sont énoncés simultanément ou encore se juxtaposent selon des rythmes séquentiels. François Tanguy ne met pas en scène des textes de théâtre, il ne monte pas telle ou telle pièce de tel ou tel auteur86. Il assemble selon le principe du collage des éléments textuels disparates sans prévoir de fil narratif. Lors d’un entretien avec Jean-François Perrier autour de Ricercar (2007), le metteur en scène s’explique :
« Il ne s’agit absolument pas de faire se rencontrer des écritures […], non, ce sont des parlés, des phrasés, une reprise de la langue, surtout qu’elle va être déplacée de sa surface écrite et de la temporalité aussi où elle s’est créée, et le moment où elle entre dans un mouvement à travers des corps qui les portent et les reportent. Il n’y a pas de relation : par exemple on ne construit jamais un canevas en disant “tiens on va passer par là”. C’est une espèce de mouvement d’attraction qui agrège au fur et à mesure, ce qui est aussi une manière de réévoquer […] la dynamique de ce qu’on appelle le Ricercar en musique, c’est-à-dire une multitude de thèmes mais qui ne sont pas thèmes au sens d’être traités et illustrés mais au sens de creuser des intervalles et un intervalle c’est toujours un appel d’air qui va peut-être attirer un autre espace de sens, qui va peut-être entrer en résonance et du coup entrer en contre-point et ainsi de suite. Mais il ne peut y avoir de canevas au départ87. »
53Des parlés et des phrasés inaugurent des mouvements qui se prolongent dans l’écriture d’un autre auteur. Un spectacle peut convoquer une vingtaine d’extraits de textes différents88 dont les découpages, les façons d’être associés, les contiguïtés et les effets de scissions déconcertent et embarrassent. Parfois, leur souffle seul essaime par la présence d’un livre sur le bord de scène. Dans un texte critique à propos de Jeu de Faust (1987), Manganaro souligne que « [l]es lecteurs assidus de Marlowe et de Goethe ne reconnaîtront pas leurs maîtres, mais identifieront leurs fantômes89 », une manière de dire que les modes présentiels des textes agissent de façon souterraine et spectrale.
54Le brouillage de la reconnaissance est encore assuré par d’autres procédés. Des acteurs susurrent sans pouvoir être entendus ; la musique couvre les voix ; une scène est jouée avec des accessoires qui renvoient à d’autres références littéraires, théâtrales, historiques que celles du texte énoncé. C’est par exemple le cas de celle où une figure rappelant Don Quichotte par son apparence (l’acteur – Jean Rochereau – est assis sur une structure qui ressemble à un cheval, il porte un heaume dans une tenue à la fois ridicule et touchante) dit des mots de Calderón tirés de La vie est un songe en commençant par « [l]a plus grande faute est d’être né » (Passim – 2013). Don Quichotte semble tout droit sorti d’un rêve pendant lequel il se parle à lui-même au travers de la langue de Calderón où il puise des mots pour exprimer son trouble existentiel. Ces décalages conduisent, au-delà d’un premier élan de surprise, à éprouver des émotions et des sentiments mélangés, entre rire et profonde mélancolie.
55Ces jeux de déphasage participent de la volonté de François Tanguy de ne pas « représenter » des textes mais de distribuer des expériences et des histoires de théâtre ou de vie par des jeux de distorsions dans les formes qui se répercutent sur nos modes de compréhension ordinaire. Délaissant le confort de la reconnaissance, acteurs et spectateurs renouvellent leur expérience de la scène en développant leur pouvoir imageant. Des sensations, des émotions, des mémoires, des associations surviennent pour constituer du sens irréductible au discours.
56La pratique du multilinguisme contribue à cet accès à des éléments de compréhension préconceptuels et imageants. Car le théâtre de François Tanguy joue sur des sonorités de langues distinctes. Entre autres, vibrent le grec ancien dans Chant du Bouc (1991), le norvégien dans Ricercar (2007), l’italien dans la voix de l’acteur Fosco Corliano (avec des fragments d’Orlando Furioso de l’Arioste en version originale dans Passim [2013] ou des extraits de la Divina Commedia de Dante dans Onzième [2011]), l’anglais (avec des morceaux de King Richard II de William Shakespeare dans Onzième [2011]) ou encore l’allemand par Boris Sirdey (des poèmes d’Höderlin en langue originale dans Onzième [2011]) :
« The languages other than French are used in order to produce a distance between the audience and the production, to surprise the audience, to force it to a renewed attention, to remove the expectation of obtaining a full comprehension of the textes, and to allow for a freer imagination, not tied to the words of the textes. All this [is] the reason why the Théâtre du Radeau, unlike many contemporary groups, never uses subtitles90. »
57En éloignant le spectateur d’une conception représentative de la signification, l’usage de langues étrangères non traduites provoque des flottements et des indécisions quant au sens. Le spectateur, contraint pour cheminer de s’appuyer sur les sonorités et la musicalité des mots perçoit davantage le mouvement et la texture existentiels de l’expérience qu’il est en train de vivre. La polyphonie instaure une relation signifiante qui permet d’accéder à un invisible du sens qui ouvre sur la stylisation d’une pensée et d’une écoute propre. Ainsi Jeannette Mohr raconte son Chant du Bouc (1991) en signalant qu’elle n’a pas été gênée par le procédé du multilinguisme :
« The obscurity of the words did not bother me : on the contrary, freed from their meaning, they became sound, the primal substance of words. When we hear a song or a poem, the first thing we notice is sound. The poem speaks through its sound, its rythm, despite, or perhaps beyond, the words meaning. If it is a good poem, the listener immediately “understands” feels the poem91. »
58Les formes de l’attention se transportent non pas vers un « ce qui est dit », mais vers un comment de l’énonciation et de ses résonances, vers des attitudes et des capacités : rêver, associer, divaguer, se souvenir, projeter, imager. Toutes ces échappées de la sensibilité, de l’attention et du sens, toutes ces actions enrichissent et approfondissent en retour la raison discursive.
59Pour autant, la nuit est relative. Les jeux de scène s’articulent aussi à des systèmes de reconnaissance, parfois même très populaires, en utilisant des textes classiques ou encore des procédés issus de la farce, du grotesque, de la pantomime ou des arts forains92. Ces clins d’œil furtifs poussent à vivre le détournement en conscience sur les modes distanciés de l’humour. Incongruités et nébuleuses des associations trouvent une voie de salut dans le plaisir du rire qui fait face à l’étrangeté. Le mot « forain », comme le souligne Manganaro, ne signifie-t-il pas seulement l’« étranger » mais aussi la « guerre93 » lancée au familier, tout en recréant en leur cœur des microcosmes connus. Ainsi, ces renvois aux arts populaires portent-ils en eux cette ambivalence. Sans imiter les techniques du cirque, du théâtre de marionnettes, de la pantomime, ou forain, le Théâtre du Radeau les emprunte, les rejoue et déjoue au profit d’un regard critique, parfois tendre, parfois acéré, mais toujours campé sur lui. Dans ce même esprit, les thématiques abordées sont souvent existentielles, elles touchent chaque être humain : une scène de rupture, un geste d’amour, un moment de solitude, un temps de partage et d’amitié, une pulsion de cruauté, un instant de rêverie, une volonté de pouvoir. François Tanguy assure ainsi un filet de sécurité au spectateur pour que l’expérience du « désarroi de la reconnaissance » ne soit pas malheureuse mais rieuse, persifleuse même, tant l’absence de stabilité de nos existences inspire parfois, mais pas toujours, le badinage. En s’effectuant sur un fonds culturel et historique commun et partagé, le trouble ouvre sur une « re-co-naissance » signée d’une différence.
60Le parcours musical est aussi important que les autres éléments de la scène. Le metteur en scène rappelle régulièrement dans ses entretiens son amour pour la musique. Ses spectacles reprennent dans leur titre un vocabulaire musical : Chant du Bouc (1991), Choral (1994), Orphéon – Bataille – Suite lyrique (1998), Les Cantates (2001), Coda (2004), enfin Ricercar (2007). L’approche de la parole de l’acteur est aussi musicale dans la mesure où ce ne sont pas les choses que les mots représentent qui prévalent et sont mises en valeur mais la texture, la résonance sensible, la capacité de la scène à éveiller des réminiscences ou des questions. Enfin, les spectacles du Radeau réservent une place de choix à l’écoute d’un répertoire musical. Le voyage sonore est fait de morceaux qui ne sont là encore ni des illustrations, ni des explications, ni des commentaires d’actions scéniques. Au même titre que les autres éléments, la musique est conçue comme un agent de l’action. Elle est ce sur quoi viennent percuter, se heurter ou même s’arrêter les voix et les matériaux ; elle déclenche le mouvement, le dévie ou l’arrête pour un autre ; elle est là où s’abîme un texte ou un geste ; elle couvre ou accompagne les voix. Les références musicales sont nombreuses et fragmentées94 mais, dans leur enchevêtrement, succession ou contiguïté, elles créent elles aussi des unités et des ensembles reliés aux autres éléments de la scène. François Tanguy conçoit la partition musicale du spectacle avec Éric Goudard95. Or, « the technicians of the production, such as Eric Goudard or François Fauvel96, are much more than simple craftmen and create important parts of the production97 ». La partition n’est pas simplement ce que Patrick Sourd, journaliste aux Inrockuptibles, a appelé une « playlist idéale98 », qui se plaque sur les mouvements scéniques. Elle émerge d’une composition d’ensemble. Construite de façon complexe, elle n’est pas réductible à une succession de « tubes ». À l’image des autres agencements, elle mixte différents sons, composant ainsi une partition à partir de fragments disponibles et arrangés. Dans Onzième (2011) par exemple, Manuel Garcia Martinez rappelle :
« The spectators hear simultaneously the sound of leaves, a fragment of Scardanelli-Zyklus by Heinz Hollinger, and a succession of high and low-pitched sounds, which are birds’ songs that have been tranformed. A repeated fragment of a quartet by Shostakovitch and another by Penderecki are added99. »
61La musique fait l’objet d’une recherche au même titre que les autres éléments de la représentation, avec et en eux, prise et engagée dans les mêmes mouvements de création.
62Quant aux acteurs, ils sont affublés de mises grotesques, drôles ou/et mélancoliques : un rouge à lèvres qui déborde, un vêtement mal ajusté, des robes à crinoline parfois déchirées par des bouts de cerceaux devenus visibles, des costumes effilochés, des perruques qui tombent ou sous lesquelles apparaît la chevelure des acteurs, de fausses barbes ou moustaches, des nez monstrueux, des jupons superposés les uns sur les autres, des corsets, des chapeaux fantaisistes, des couronnes de roi ou de reine décentrées et déchirées. Autant d’apparats issus des restes des magasins de costumes ou réalisés avec des matériaux pauvres : un bout de carton, d’étoffe, de toile, de papier. Dans ces costumes, les acteurs sont empêchés et doivent user de stratégies pour se frayer un chemin, se mouvoir, dire et manipuler les éléments du plateau. Pourtant, ils n’ont pas la sensation d’être encombrés par eux. Laurence Chable explique que les costumes sont des « intensités » :
« Ça transporte, ça transfère, ça crible (au sens de tri). Le costume n’est pas là pour faire accord avec toi, il a son autonomie, il crée une sorte de hors-champ de toi, très précieux. C’est aussi une instance. […] Un costume, c’est une vibration, c’est une trace que tu vas pouvoir suivre, écouter. Alors c’est déjà une aide à se débarrasser d’un soi-même, tout à fait joyeuse et libératoire ; et bien que ce soit un ajout sur le corps, cela désencombre. Au lieu de définir une identité, il donne de l’hétérogénéité, de l’altérité. Se grimer, c’est laisser faire quelque chose. Dans les costumes, il y a souvent quelque chose qui va pendouiller, ou briser une unité, une cohérence, qui va écarter. Si c’est un peu déchiré, un peu craspouille, il y a déjà une histoire… que tu ne connais pas. On se confie à ce mystère. Tu portes, tu es porté le plus souvent100. »
63Comme dans le carnaval, le costume recouvre l’identité d’un voile, permettant de s’oublier et d’ouvrir des accès à des altérités. Par ce processus de dessaisissement, l’acteur devient figure allégorique. Le costume s’affirme tout à la fois deuil et prélude parce qu’en refusant à l’expression la voie de l’affirmation identitaire, il se constitue comme un espace de subjectivation, qui s’appuie ici sur des morceaux de tissus appartenant au passé. Dans l’enveloppe de son costume, l’acteur se prépare à un nouveau développement de soi qui prend son souffle dans les traces d’une étoffe étrangère ayant déjà vécue, qui ne demandent qu’à être réactivées. Délestant l’acteur du poids d’une identité déjà formée, il lui garantit une expérience de libération et de liberté : celles d’être et de jouer autrement. C’est pourquoi le jeu de l’acteur du Théâtre du Radeau est tendu vers la tentative et l’essai : proposer un champ de vision avec un (ou plusieurs) texte(s), une bande sonore, des costumes, des voix, puis s’en aller avec les planches, déconstruire les tréteaux et renouveler l’opération.
64À cet égard, le travail des voix est édifiant : celles-ci ne sont pour ainsi dire jamais réalistes. La diction des acteurs provient d’un en-deçà des intonations socialement normées et codifiées. Les voix chuchotent, marmonnent, grognent, déclament, claquent des rythmes distincts par des procédés de cassure et de variation :
« L’acteur du Radeau ne joue pas une situation ou dans une situation, il est plutôt pris dans des flux et ces flux impliquent et coordonnent des mouvements, des lancées, des stases, organisés suivant des dynamiques qui s’opposent à des fonctions dialectiques, historiques, psychologiques. »
65Si l’acteur ne revêt pas ces différentes fonctions au plateau, il n’en reste pas moins que les effets du jeu produisent, eux, des mouvements dialectiques, historiques et psychologiques chez le spectateur et l’acteur, faisant de l’expérience du théâtre une expérience complète.
66Le théâtre du Radeau travaille ainsi avec du « déjà-là dont il saisit des fragments, des débris, des restes qu’il croise, juxtapose, entremêle et démêle101 ». Il ne cesse à partir d’eux de réinventer, rejouer, détourner, réagencer. De ces matériaux et dispositifs continuellement mobiles naissent des espaces et des temporalités aux formes de rythmicité inédites non statiques. C’est pourquoi le modèle de « la figure musicale de la reprise du motif à la fin d’un morceau, étendu au mouvement théâtral » constitue le modèle théâtral de François Tanguy. Ce motif est celui de la recherche théâtrale. Le choix et le traitement des matériaux signalent que celle-ci s’effectue à même la scène, à même l’action. Cela implique qu’« à chaque fois, tout doit être recommencé et refait102 », pas seulement entre chaque spectacle, mais dans le temps même de la représentation. C’est pourquoi les acteurs chancellent, hésitent, trébuchent, sursautent, se heurtent à des obstacles et interrogent, dans et par leur jeu, leurs actions avec une distance à soi constante « facilitée » par les présences animées des objets, des matériaux, des costumes, de la musique, des auteurs, des spectateurs, etc. Plus encore, le motif de la recherche est révélé au travers des allées et venues des acteurs passant d’une séquence à l’autre avec les matériaux d’un nouveau milieu. Cela ne veut pas dire que l’on ne s’installe pas parfois dans un moment continu de théâtre, car certaines séquences peuvent durer. C’est le cas par exemple de la scène de fête chez Varvara Stagrovine tirée des Démons de Fiodor Dostoïevski dans Onzième (2011).
67Mais ces installations restent provisoires et l’accent est mis sur les transports, les transitions, les raccords, les mouvements ondulants d’une séquence à l’autre, comme pour tracer ce que Deleuze appelle des « lignes d’univers103 » reliant des « événements autonomes et décisifs ». Ces « lignes d’univers » assurent une ossature, non pas un squelette, explique Deleuze, mais une « articulation » entre les choses. Comment la jointure entre le discours de Mussolini déclarant la guerre à la France le 10 juin 1940 et la méditation sur son passé du Richard II emprisonné de Shakespeare devient-elle une question de Onzième (2011) ? Le motif de la recherche expérimente des liaisons, des mises en rapport, des coïncidences pour ensuite les abandonner et se confronter de nouveau à la déliaison, par un travail dynamique et patient sur les coupures, les enjambements, les croisements et les embrassées des éléments de la scène. Ce que l’on perçoit, ce sont autant des conditions d’apparition que des conditions de disparition : Mussolini s’efface derrière Richard II, une autre séquence se dérobe et avec elle un dispositif, mais dans son évanouissement, c’est une ligne précaire de sens qui se brise et se rouvre. Si bien que ce ne sont pas les entrées des acteurs et des matériaux qui importent mais surtout la façon dont sont mises en scène les sorties.
68L’absence de coulisses dans Bataille du Tagliamento (1996) et Orphéon-Bataille-Suite lyrique (1998) ou leur visibilité pour l’œil du spectateur dans Chant du Bouc (1991) manifestent cela. Ces procédés indiquent que ce qui arrive, arrive sur fond de déjà-là, ils rendent visibles et susceptibles d’être éprouvés la disparition et le retrait d’un processus pour l’accueil d’un nouveau mouvement. Car toute disparition est une condition d’apparition et toute apparition émerge d’un champ de ruines.
69Selon cette énergie du motif de la recherche, le Radeau manifeste les processus d’auto-engendrement ou d’autogenèse de la forme théâtrale même. Il se montre se faisant, s’essayant, se formant à même la scène. François Tanguy l’exprime de la manière suivante : « Il s’agit d’une forme dans le mouvement, et d’être sans cesse en train de se déplacer et d’être comme repris en mouvement par tous ces mouvements qui produisent ce mouvement. » La forme est abordée par le metteur en scène au sens de Maldiney dans sa dimension rythmique. Tanguy ajoute qu’elle est « un dispositif en intervalle entre une possibilité et son évanouissement ou sa construction et sa destruction. C’est un instant qui est occupé mais qui peut aussi être repris104 ». C’est en raison de ce caractère évanescent de la forme que son ouvrage peut être retiré du jeu et est à reprendre. Elle n’est jamais en ce sens adhérente à elle-même. Elle est plutôt ce qui vient animer, donner vie et cohérence à l’apparaissant, ce qui fait que les éléments du spectacle comparaissent ou adviennent à l’existence.
La puissance du motif
70Mais un motif n’est pas seulement un thème sur lequel on se penche et que l’on décline selon des variations infinies. Un motif c’est aussi quelque chose qui met en mouvement, qui enclenche ou engendre l’action, à la manière des raisons qui nous poussent à agir. Autrement dit, le motif fait quelque chose. Les spectacles du Radeau ne sont pas pure réflexivité sur les formes théâtrales mêmes. Ils indiquent les voies d’un changement possible dans les conduites par la transposition des mouvements poétiques en soi. La création lumière participe de ces évolutions. Échapper à l’explication de texte et au commentaire, c’est essayer d’autres manières d’éclairer, de telle sorte que « la lumière ne soit plus d’abord une façon d’éclairer l’action, mais une densité ». Pour ce faire, « [o]n peut [dit Tanguy] se mettre à observer le poids des lumières. Il s’agit de laisser cette chose-là se construire. Il ne faut pas en faire une simulation, mais une réalité, sensible, sensorielle105 ». Le metteur en scène ajoute : « Par ce frayage il s’agit de se défaire des conduites toutes faites […] : écouter une parole en essayant à tout prix d’ériger l’autorité prétendument à l’origine du texte. » Le terme de « conduite » est ici intéressant car il désigne aussi bien le plan-lumière d’une représentation, qu’une manière d’être dans l’existence. Tanguy joue sur cette ambivalence pour montrer comment ces deux façons d’être, celle de la lumière et celle de l’être humain, admettent des correspondances. La lumière n’est pas un élément que l’on vient ajouter à la représentation pour l’éclairer. Elle émane du plateau, elle naît à même le jeu et entre en résonance avec les autres éléments. À ce titre, elle est créatrice d’espace et de potentialités scéniques et participe à sa naissance comme scène. Les sources de lumière au Théâtre du Radeau sont disposées dans l’espace de représentation et non plus sur des rampes extérieures : une lampe sur cette table, une rampe sur une structure métallique, une ampoule qui tombe du plafond. Les câbles, les fils électriques, les interrupteurs sont apparents. Cette façon de procéder gomme l’effet même de « conduite » ou de « plan » pour donner à sentir et à vivre les rythmes de la lumière qui ne dépendent pas d’une console mais de la vie du plateau. Aussi, la lumière trouve-t-elle une autonomie relative dans le fait même d’être gouvernée différemment – non plus du dehors mais du dedans. En cela voit-on l’ébauche d’une « contre-conduite106 » au sens de Foucault, qui vient menacer et inquiéter la vie de plateau. En effet, les rythmes des lumières sont rendus à leur caractère imprévisible, ils sont à la fois soumis au hasard, constituent leur milieu et interfèrent avec leur environnement.
71En quoi ces procédés ouvrent-ils sur des transformations ? Tout simplement parce que l’art fait expérimenter un champ de problématicité lié à la dissolution d’un milieu qui n’apparaît plus comme familier et devient autre. Les disparitions d’agencements obligent à réaménager un équilibre sensoriel et kinesthésique, à questionner et à repenser des rapports, à réinventer des « lignes d’univers » et des articulations, à retisser d’autres fils du réel et d’autres attachements. Ces recherches de nouveaux ajustements sont des ressources d’altération pour l’individu et pour l’environnement dans lequel il évolue ; ce sont des chemins d’individualisation. Ces mutations concernent les rapports avec la représentation et les conduites « esthétiques ». Les habitudes de réception sont constamment perturbées et chacun est confronté à l’impossibilité de s’appuyer sur des conduites acquises ou ordinaires pour constituer son expérience de la scène. Face à la surprise, se développent d’autres façons d’appréhender et de vivre les scènes : porter l’attention sur des sonorités, laisser des mots ruisseler dans l’imagination, circuler dans sa chair, se dilater et se diluer dans la résurgence d’anciennes sensations.
72Le théâtre manifeste ainsi dans la relation qui s’y instaure la rencontre entre des régimes d’individuation distincts mais liés : l’individuation de l’espace théâtral et l’individuation de celui qui en fait l’expérience. En faisant ces expérimentations, acteurs et spectateurs s’affirment non pas dans leur identité-idem mais comme ipséité. Ils éprouvent la forme d’un soi se formant au cœur même de l’expérience de l’œuvre considérée dans sa dynamique. Comme l’œuvre, l’individu est « rythmique » au sens où « il est défini, dans ses contours et sa singularité, par une allure, une manière de fluer107 » soumise à modulation. De la sorte, l’expérience de la scène, dans les conditions que nous avons établies, révèle le sujet comme « advenant » au sens où l’entend Claude Romano, à savoir comme « procès continuellement en instance de sa propre “subjectivation”108 ». L’« advenant » désigne « l’ipséité elle-même telle qu’elle s’advient, l’événement toujours en instance de ma propre advenue à moi-même depuis les événements qui m’adviennent et à travers lesquels je deviens109 ». L’expérience de la scène est une des manières, parmi d’autres, pour l’advenant de s’advenir et de comprendre110 cette advenue, sous un mode sensible et préconceptuel, qui fait que par elle, ce à quoi nous sommes exposés est d’abord perçu, vécu, compris comme inexplicable. Car sa compréhension est à entendre en son sens événemential et non en un sens événementiel. La dimension hétéroclite et fragmentaire des matériaux utilisés, le jeu perpétuellement redéfini des acteurs et leur lancement dans des configurations toujours en train de se faire du théâtre manifestent la plasticité et le mouvement processuel d’individuation d’une œuvre qui sont également en jeu dans les processus de subjectivation. À cet égard, le Théâtre du Radeau fait éprouver une dimension essentielle des modalités d’existence de l’œuvre et de l’être humain. Se hasarder à cette pratique théâtrale, n’est-ce pas alors d’une certaine manière prendre soin de soi et de son développement ?
Notes de bas de page
1 Macé Marielle, Façons de lire, manières d’être, op. cit., 2011.
2 Ibid., p. 10.
3 Quatorze personnes témoignent dans ce spectacle : Adrien Mariani (un spectateur) raconte une anecdote privée autour du spectacle Henri V de William Shakespeare mis en scène par Jean-Louis Benoît (1999) ; Monique Rivoli (une spectatrice) se souvient de la voix de Gérard Philippe dans la mise en scène de Jean Vilar du Prince de Hombourg de Heinrich von Kleist (1971), etc.
4 Shusterman Richard, L’Art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, trad. Christine Noille, Paris, Éd. de Minuit, 1992, p. 88.
5 Shusterman Richard, La Fin de l’expérience esthétique, op. cit., p. 57.
6 Shusterman Richard, L’Art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, op. cit., p. 48.
7 Dewey John, L’Art comme expérience, op. cit., p. 32.
8 Ibid., p. 60.
9 Shusterman Richard, « What pragmatism means to me : ten principles », Revue française d’études américaines, n° 124, vol. 2, 2010, p. 59-65, p. 61 : « Le pragmatisme deweyen, que je privilégie, […] comprend l’intelligence humaine et la raison comme enchâssées dans notre équipement naturel de survie et de perfectionnement […]. La raison est un produit de l’évolution, elle peut évoluer et changer à nouveau. Le pragmatisme classique a une vision principalement incarnée de la nature humaine. Il rejette le dualisme radical traditionnel entre corps et esprit » (ma traduction).
10 Shusterman Richard, « What pragmatism means to me : ten principles », art. cité : « Le naturalisme pragmatiste n’a pas pour but de réduire les phénomènes mentaux aux seules réactions neuronales du cerveau ; la vie mentale y est plutôt vue comme émergeant d’une pensée qui n’est pas réductible aux réactions physiques ou moléculaires » (ma traduction).
11 Voir Clough Patricia Ticineto et Hallay Jean, The Affective Turn, Theorizing the Social, Duke, Duke University Press, 2007, p. 2.
12 Ricœur Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 30.
13 Ibid., p. 367.
14 Romano Claude, « Identité et ipséité : l’apport de Paul Ricœur et ses prolongements », in Marc-Antoine Vallée, Du texte au phénomène. Parcours de Paul Ricœur, Paris, Mimesis, coll. « L’esprit des signes », 2015, p. 131-159, p. 157.
15 L’identité numérique correspond à l’unicité d’un même individu, au fait d’être un à travers le temps. Ricœur définit l’identité numérique de la façon suivante : « De deux occurrences d’une chose désignée par un nom invariable dans le langage ordinaire, disons-nous qu’elles ne forment pas deux choses différentes mais “une seule et même” chose. Identité, ici, signifie unicité » (Ricœur Paul, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 140).
16 L’identité qualitative est une identité dans la ressemblance de choses distinctes.
17 Romano Claude, « Identité et ipséité : l’apport de Paul Ricœur et ses prolongements », art. cité, p. 157.
18 Wieviorka Michel, « Du concept de sujet à celui de subjectivation/dé-subjectivation », FMSH-WP-2012-16, juillet 2012, p. 6.
19 Razvan Amironesei souligne la nécessité d’articuler les processus de subjectivation et les processus de désubjectivation en insistant sur leur « complémentarité » et sur le fait « qu’il ne faut pas choisir » entre les deux. Cette perspective permet selon lui de « fournir une clé pour comprendre […] en quoi la subjectivité est une catégorie susceptible de jouer un rôle critique à l’intérieur de notre présent » (Amironesei Razvan, « La déprise de soi comme pratique de désubjectivation. Sur la notion de “stultiti” chez Michel Foucault », Journal of French and Francophone Philosophy, n° 2, vol. 21, 2014, p. 104-122).
20 Frangne Pierre-Henry, « Expériences esthétiques et relation critique », Galerie Art et Essai, Rennes, Le Carré deux, déc. 2007, p. 23-29.
21 Gauchet Simon, entretien avec Rachel Rajalu, Rennes, mai 2014.
22 Platon, La République, trad. de Robert Baccou, Paris, Garnier-Flammarion, 1966.
23 Le Pors Sandrine, Le théâtre des voix. À l’écoute du personnage et des écritures contemporaines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire Arts de la scène », 2011.
24 Sarrazac Jean-Pierre, Poétique du drame moderne. De Henrik Ibsen à Bernard-Marie Koltès, op. cit.
25 Ce spectacle propose une expérience d’archéologie physique qui vise à retrouver les traces et les inscriptions des mythes grecs dans nos corps et à les manifester dans un présent. Il crée une fresque dansée de l’autel de Pergame, qui représente une gigantomachie. Le Grand autel de Pergame de la période hellénistique a été transporté et reconstitué depuis la Grèce à Berlin au xixe siècle, au musée de Pergame. Pergamon Altar poursuit une réflexion sur les mythes et leur pouvoir sur nos pratiques.
26 Gauchet Simon, L’Expérience du feu. Pour en finir avec Jeanne d’Arc, dossier de presse, [http://www.ecolepi.com].
27 Rieger Dietmar, « Un mythe in statu nascendi ? La Pucelle et le Ditié de Jehanne d’Arc de Christine de Pizan », in Jean-Patrice Boudet et Xavier Hélary (dir.), Jeanne d’Arc. Histoire et mythes, Rennes, Presse universitaire de Rennes, coll. « Histoire », 2014, p. 113-123, p. 113.
28 Barthes Roland, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 228.
29 Ibid., p. 230.
30 Ibid., p. 239.
31 Bataille Georges, L’Expérience intérieure. Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1973 (1943), p. 18, souligné par l’auteur.
32 Ibid., p. 55.
33 Thibaudat Jean-Pierre, « Face à la figure de Jeanne d’Arc, Simon Gauchet entend haut et fort les voix du théâtre », L’Obs – Rue 89, 2014.
34 Gauchet Simon, entretien avec Rachel Rajalu, Rennes, 24 juin 2014.
35 Artaud Antonin, Le Théâtre et son Double, op. cit., p. 128.
36 Ibid., p. 133.
37 Aristote, La Poétique, op. cit., chap. iv : 49b29.
38 Ibid., chap. iv : 48b7 et 8.
39 Gauchet Simon, op. cit.
40 Jenny Laurent, « Du style comme pratique », Littérature, n° 118, 2000, p. 98-117.
41 Bourdieu Pierre, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éd. de Minuit, 1979.
42 Jenny Laurent, « Du style comme pratique », art. cité, p. 100.
43 Macé Marielle, « Disponibilités littéraires : la lecture comme usage », Littérature, n° 155, vol. 3, 2009, p. 3-21, p. 4.
44 Macé Marielle, « Être un style », Critique, Du style !, n° 752-753, vol. 1, 2010, p. 10-23, p. 13.
45 Ibid., p. 16.
46 Cette dimension d’engagement est soulignée par Marielle Macé dans un article sur Pier Paolo Pasolini où elle écrit que « le mot “style” : loin de désigner une esthétisation des conduites, ou une quête de prestige, […] peut nommer les formes du faire humain, l’engagement des sujets dans leurs pratiques ». Plus loin, l’auteur ajoute que le style est « un engagement éthique, une capacité d’attention à toutes ces formes qui font la vie » (Macé Marielle, « Pasolini, sainteté du style », Études, t. CCCCXVII, n° 9, 2012, p. 223-232, p. 223, souligné par l’auteur).
47 Macé Marielle, Façons de lire, op. cit., p. 166.
48 Ibid., p. 21.
49 Laugier Sandra, « La vie humaine du langage », in Estelle Ferrarese et Sandra Laugier (dir.), Formes de vie, Paris, Éd. du CNRS, 2019, p. 191-223.
50 Macé Marielle, « Du style comme force », in Laurent Jenny (dir.), Le style en acte. Vers une pragmatique du style, Genève, MētisPresses, coll. « Voltiges », 2011, p. 151-158, p. 151.
51 Macé Marielle, Façons de lire, op. cit., p. 159.
52 Barthes Roland, Comment vivre ensemble : simulations romanesques de quelques espaces quotidiens. Cours et séminaires au Collège de France (1976-1977), Paris, Seuil, coll. « IMEC », 2002, p. 40.
53 Deguy Michel, « Figure du rythme, rythme des figures », Langue française, n° 1, vol. 23, 1974, p. 24-40, p. 26, souligné par l’auteur.
54 Bourassa Lucie, « Figurations et configurations du rythme : contours d’une poétique », Études françaises, n° 3, vol. 29, 1993, p. 81-101, p. 95.
55 Benveniste Émile, Problèmes de linguistique générale, t. I, Paris, Gallimard, 1966, p. 333.
56 Dewey John, L’Art comme expérience, op. cit., p. 204.
57 Platon, Les Lois, trad. Luc Bisson et Jean-François Pradeau, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2007, 66c.
58 Benveniste Émile, Problèmes de linguistique générale, loc. cit.
59 Bourassa Lucie, « La Forme du mouvement (sur la notion de rythme) », Horizons Philosophiques, n° 1, vol. 3, 1992, p. 103-120, p. 110, souligné par l’auteur.
60 Maldiney Henri, Art et existence, Paris, Klincksieck, 2003, p. 9.
61 Ibid., p. 13.
62 Ibid., p. 8.
63 Maldiney Henri, « Esquisse d’une phénoménologie de l’art », in Eliane Escoubas et Balbino Giner (dir.), L’Art au regard de la phénoménologie, Toulouse, Presses universitaires du Mirail/École des beaux-arts, 1993, p. 202-212, p. 210.
64 Maldiney Henri, Art et existence, op. cit., p. 15.
65 Dewey John, L’Art comme expérience, op. cit., p. 261.
66 Ibid., p. 289.
67 Ibid., p. 7.
68 Majorel Jérémie, « Le deuil joueur », in Éric Vautrin (dir.), Théâtre/Public, n° 214 : « Variations Radeau », Montreuil, Éditions Théâtrales, oct.-déc. 2014, [http://recherchesradeau.org/tp214/ew], consulté le 20 septembre 2014.
69 Dewey John, L’Art comme expérience, op. cit., p. 107.
70 Wallon Emmanuel, « Le Théâtre du Radeau ou le faire pensant contre le faire spectacle », in Éric Vautrin (dir.), Théâtre / Public, n° 214 : « Variations Radeau », Montreuil, Éditions Théâtrales, oct.-déc. 2014, [http://recherchesradeau.org/tp214/ew], consulté le 20 septembre 2014.
71 Fohr Romain, « François Tanguy : “To Found a Drifting World” », trad. David Bradby, Contemporary Theatre Review, n° 19, vol. 4, 2009, p. 486-493, p. 492 : « J’essaie de structurer, de construire, de prolonger et de raviver la vieille notion selon laquelle le théâtre n’est pas là pour montrer ce que l’on sait déjà, ou comment voir, ni même pour révéler quelque chose que nous pourrions n’avoir jamais vu » (ma traduction).
72 Tanguy François, entretien avec Jean-François Perrier, Festival d’Avignon, 16 juillet 2008.
73 Manganaro Jean-Paul, François Tanguy et le Radeau, Paris, POL, 2008, p. 7.
74 Carol Paimpol, une actrice du Radeau, m’a informée lors de l’une de nos conversations que chaque mouvement est déterminé au millimètre et à la seconde près et que les matériaux ont sur scène des places précises. De son point de vue, cette précision permet d’éviter des incidents d’autant plus possibles que les acteurs sont toujours en mouvement et déplacent constamment les éléments du plateau (Paimpol Carol, entretien avec Rachel Rajalu, Rennes, avril 2014).
75 Lévi-Strauss Claude, La Pensée sauvage, Paris, Plon, coll. « Agora », 1962, p. 31.
76 Ibid., p. 30.
77 Derrida Jacques, L’Écriture et la Différence, op. cit., p. 418.
78 Ibid., p. 419.
79 C’est une des caractéristiques des mouvements d’avant-garde du xxe siècle que d’avoir créé des œuvres à partir de matériaux et d’objets de récupération, à commencer par les collages de Pablo Picasso et de Georges Braque (Nature morte à la chaise cannée, 1912), les ready-made de Marcel Duchamp (Roue de bicyclette, 1913 ; Porte bouteilles, 1914 ; En prévision d’un bras cassé, 1915 ; Fontaine, 1917) ou encore les compositions de Dali (Objet scatologique à fonctionnement symbolique, 1931). Le Dadaïsme, le Surréalisme, le Pop-Art, le Nouveau Réalisme, l’Arte Povera sont autant de mouvements qui ont participé à l’inscription d’objets quotidiens récupérés dans les œuvres d’art.
80 Manganaro Jean-Paul, entretien réalisé par le Groupe de recherche Théâtre du Radeau, 15 février 2013, [http://rech-radeau.trumblr.com], cité par Finburgh Clare, « Du Bateau-Lavoir au Théâtre du Radeau : assemblage, collage, montage », in Éric Vautrin (dir), Théâtre/Public, n° 214 : « Variations Radeau », Montreuil, Éditions Théâtrales, oct.-déc. 2014, [http://recherchesradeau.org/tp214/ew], consulté le 20 septembre 2014.
81 Kantor Tadeuz, Leçons de Milan, trad. Marie-Thérèse Vido-Rzewuska, Arles, Actes Sud-Papiers, 1990, p. 18.
82 Condé Patrick, entretien vidéo pour l’année du Théâtre du Radeau en Pays de la Loire, émission de la Région Pays de la Loire sur Passim (2013), [https://www.youtube.com/watch?v=D8Hl3ntsCTQ].
83 Chable Laurence, « Jeu : et prolongation. Propos recueillis par Éric Vautrin », in Éric Vautrin (dir.), Théâtre/Public, n° 214 : « Variations Radeau », Montreuil, Éditions Théâtrales, oct.-déc. 2014, [http://recherchesradeau.org/tp214/ew], mis en ligne le 20 septembre 2014.
84 Mattéoli Jean-Luc, « L’objet pauvre dans le théâtre contemporain », Images Re-vues, n° 4, 2007, [http://imagesrevues.revues.org/125], document mis en ligne le 1er janvier 2007, consulté le 22 décembre 2015.
85 Manganaro Jean-Paul, François Tanguy et le Radeau, op. cit., p. 33.
86 Deux exceptions cependant sont à noter. François Tanguy a monté Dom Juan de Molière en 1982 et Le Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare en 1985. Tous ses autres spectacles sont des compositions telles que nous les décrivons.
87 Tanguy François, entretien avec Jean-François Perrier, op. cit.
88 À titre d’exemple, dans Passim (2013), sont présents des extraits des œuvres suivantes par ordre d’apparition : Penthésilée de Heinrich Von Kleist, Le massacre à Paris de Christopher Marlowe, Orlando de Furioso Arioste, Le roi Lear de William Shakespeare, La tentation de Saint Antoine de Gustave Flaubert, Sonnets de William Shakespeare, Rimes et Plaintes de Le Tasse, Jerusalem libérée (Armide Vaincue) de Le Tasse, Le Misanthrope de Molière, Dialogue avec Leuco de Cesare Pavese, La vie est un songe de Pedro Calderón de la Barca, Les Métamorphoses d’Ovide, Le conte d’hiver de William Shakespeare, Hamlet de William Shakespeare, Les Trois sœurs, La Mouette et Ivanov de Anton Pavlovitch Tchekhov, Eugène Onéguine d’Alexandre Pouchkine.
89 Manganaro Jean-Paul, entretien réalisé par le Groupe de recherche Théâtre du Radeau, op. cit., p. 9.
90 Martinez Manuel Garcia, « Onzième Production by the Théâtre du Radeau », European Stages, 2009, [http://europeanstages.org], consulté le 10 janvier 2016.
91 Mohr Jeannette, « Théâtre du Radeau : Chant du Bouc », TheatreForum. An International Journal of Innovative Performance, n° 4, University of California, San Diego, 1994, p. 50-56, p. 53 : « L’obscurité des mots ne m’a pas gênée : au contraire, libérés de leur sens, ils sont devenus des sons, la substance première des mots. Quand on entend une chanson ou un poème, la première chose que l’on remarque est le son. Le poème parle à travers sa sonorité, son rythme, et ce en dépit, ou peut-être au-delà, de la signification des mots. Si c’est un bon poème, l’auditeur “comprend” immédiatement, il ressent le poème » (ma traduction).
92 À propos des accointances entre le cirque, le théâtre forain et le Théâtre du Radeau, voir Cambron Maxence, « Les parades du Radeau. Le dispositif d’entrées dans le travail de François Tanguy », Agôn. Revue des arts de la scène, « Traditions de l’entrée : séquence, intermède, numéro(s) », dossiers, n° 5 : L’entrée en scène, [http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=2424].
93 Manganaro Jean-Paul, « Distances », Confusion de genres, art. cité, p. 472 : « C’est quoi “forain”, sinon étrange et étranger, hors d’un lieu proche, où le soir on se mettrait à bivouaquer, hors d’une enceinte, recréant pourtant un enclos ? » Plus loin, il ajoute : « Forain devient alors avant tout un mot de guerre : guerres de théâtre, guerre de l’espace que l’on fait d’abord à soi-même, à sa propre répétition, à la volonté d’être dans un insaisissable continu – une forme et une force possible de la continuité d’un discours tendu dans le discontinu –, guerre comme réponse à la question du comment circuler dans les choses ? »
94 Pendant Passim (2013), on a pu entendre successivement les compositeurs suivants : Ludwig Von Beethoven, Anton Bruckner, John Cage, Bernard Cavanna, Friedrich Cerha, Marc-André Dalbavie, Hanns Eisler, Christoph Willibald Gluck, Olivier Greif, Georg Friedrich Haendel, Jonathan Harvey, Mauricio Kagel, György Kurtag, Helmut Lachenmann, Francisco Lopez, Viatcheslav Ovtchinnikov, Krzysztof Penderecki, Werner Pirchner, Alberto Posadas, Jean-Philippe Rameau, Franz Schubert, Jean Sibelius, Iannis Xenakis, Hans Zender.
95 Éric Goudard a signé la création sonore avec François Tanguy pour Onzième (2011), Passim (2013), Soubresaut (2016) et Item (2020). Dès 1985, il était luthiste au Radeau dans la mise en scène du Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare, puis il a participé à la réalisation de la bande sonore de Mystère Bouffe (1986), Jeu de Faust (1987) et Fragments forains (1989).
96 François Fauvel a été créateur lumière, constructeur de décor et régisseur général pour Onzième (2011), Passim (2013), Soubresaut (2016) et Item (2020).
97 Martinez Manuel Garcia, « Onzième Production by the Théâtre du Radeau », art. cité : « Les techniciens de la production, tels Éric Goudard ou François Fauvel, sont beaucoup plus que de simples artisans et créent une part importante de la production » (ma traduction).
98 Sourd Patrick, « Passim, un théâtre de l’intime selon François Tanguy », Les Inrockuptibles, 18 novembre 2013.
99 Martinez Manuel Garcia, « Onzième Production by the Théâtre du Radeau », art. cité : « Les spectateurs entendent simultanément le son des feuilles, un fragment de Scardanelli-Zyklus de Heinz Hollinger, et une succession de sons aigus et graves, qui sont des chants d’oiseaux qui ont été transformés. Un fragment répété d’un quartet de Chostakovitch et un autre de Penderecki y sont ajoutés » (ma traduction).
100 Chable Laurence, « Jeu : et prolongation. Propos recueillis par Éric Vautrin », art. cité, p. 110.
101 Manganaro Jean-Paul, François Tanguy et le Radeau, op. cit., p. 72.
102 Ibid., p. 14.
103 Deleuze Gilles, Les voix de Gilles Deleuze, Cinéma/Image-Mouvement, cours du 20 avril 1982, consultable sur le site de l’université Paris 8. Vincennes-Saint Denis, [http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=86]. Deleuze évoque ces lignes d’univers dans le cadre d’une réflexion sur la peinture.
104 Tanguy François, entretien avec Jean-François Perrier, op. cit.
105 Ibid.
106 Foucault fait intervenir la notion de « contre-conduite » dans le cadre d’une réflexion sur le pouvoir pastoral au Moyen Âge. La contre-conduite y est comprise comme une forme de résistance à ce pouvoir. Elle manifeste la volonté d’être gouverné différemment et/ou de se conduire par soi-même. Les contre-conduites sont donc des pratiques de la liberté qui se développent au sein même d’un rapport de pouvoir, elles prennent des aspects qui dépendent de la structure de ce dernier. Dans Sécurité, territoire et population, Foucault distingue cinq formes de contre-conduites développées au Moyen Âge : l’ascétisme, la communauté, la mystique, « le retour à l’Écriture », la croyance eschatologique (Foucault Michel, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 208-220).
107 Macé Marielle, « Rhythm Barthes, rythmicité du vivre », L’Esprit Créateur, n° 4, vol. 55, 2015, p. 7-20, p. 7.
108 Romano Claude, EM, op. cit., p. 76.
109 Ibid., p. 75.
110 Sur la compréhension en son sens événemential, voir Romano Claude, EM, op. cit., p. 85.
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