Chapitre IV. Le temps vertical de l’expérience théâtrale
p. 151-180
Texte intégral
1Le temps du processus, bien qu’envisagé dans son horizontalité pour les besoins de l’exposition, ne peut pas être défini comme un continuum uniforme, ni explicable à partir de la catégorie de la causalité. Les différentes modalités du temps se mêlent et s’entremêlent au sein de l’expérience du théâtre, jusqu’à provoquer un désordre qui se joue à même un espace intermédiaire et symbolique. L’approche historique de l’expérience théâtrale trouve son complément dans une approche événementiale de cette même expérience, c’est-à-dire dans la prise en compte des caractéristiques propres de l’événement. Ces deux approches, historique et événementiale, ne sont pas antithétiques, elles constituent l’envers et l’endroit d’une même chose. Alors que le point de vue historique met l’accent sur des processus, le point de vue événemential s’intéresse aux aspects disruptifs de l’expérience. Si la confusion des temps ouvre certes une faille depuis laquelle jaillit l’événement théâtral, une clarification du concept d’événement est nécessaire pour faire apparaître des conditions, et non des causes ou des propriétés, d’une expérience esthétique en théâtre.
2L’événement ne correspond pas au sens strict au temps de la représentation ou de la répétition, si l’on envisage ces temps à partir d’un commencement et d’une fin, situés spatialement et temporellement. Ni la représentation théâtrale ni les temps de répétition ne constituent des événements en tant que tels. Plusieurs faits suffisent à l’attester : les expériences décevantes1 vécues au théâtre ou lors de répétitions où il n’arrive rien pendant des heures et dont l’émotion concomitante est l’ennui ; les différences de perception et d’appréciation d’un même spectacle ou d’une même répétition d’une personne à une autre ; les variations de l’attention au cours d’une séance ; les divers degrés d’intérêt suscité par une même proposition. Si à chaque représentation ou répétition, il y a expérience au sens large, en revanche, il paraît difficile de faire de chacune d’elles un événement proprement dit. Pour penser la verticalité de la temporalité dans l’expérience théâtrale, il convient donc de passer par une distinction entre deux types d’événement : l’événement comme fait intramondain et l’événement au sens « événemential ».
L’avènement de l’événement et l’ex-pér-ience
3Le fait intramondain correspond à ce qui survient de façon impersonnelle, c’est-à-dire sans sujet d’assignation univoque. En ce sens, ce qui arrive, arrive à une pluralité de sujets indifférenciés. C’est le cas de n’importe quelle représentation théâtrale ou répétition : quelque chose a lieu pour un ensemble de spectateurs et d’acteurs en général. Cela n’empêche pas que les faits soient aussi des événements personnels en ceci que pour simplement apparaître, il faut bien qu’ils se montrent à quelqu’un. Mais cette « montrance2 » de l’événement en tant que fait n’a pas d’incidence spécifique sur les sujets auxquels ce dernier apparaît, elle ne les détourne pas de leur forme habituelle ou quotidienne d’existence. Un fait intramondain, par ailleurs, s’inscrit dans un contexte spécifique qui contribuera à en éclairer le sens, à savoir « un monde » à l’horizon duquel il survient et en vertu duquel il fait sens. Ainsi, comme le précise Claude Romano :
« Le contexte événementiel de l’éclair ne signifie jamais un simple “entour” spatiotemporel pour un tel phénomène ; il désigne bien plutôt une unité articulée de sens à partir de laquelle cet événement peut être compris, c’est-à-dire interprété, à l’intérieur d’un horizon unitaire ; il n’est pas une simple somme de phénomènes, mais l’unité compréhensivement articulée de leur sens3. »
4L’expérience théâtrale peut être entendue en ce sens de l’événement comme un fait empirique : une représentation théâtrale, une répétition, toutes deux déterminées par des temps et des lieux définis, adressées indifféremment à un public quelconque. Dès lors, aller au théâtre ou faire du théâtre, jouer le jeu du théâtre, c’est posséder un certain nombre de connaissances, d’acquis, de compétences multiples et variées à travers lesquelles et par lesquelles cette pratique culturelle fait sens et ne nous surprend pas : une histoire, des codes, des attentes, des projets, des souvenirs, des habitudes. Vivre une expérience théâtrale comprise dans sa dimension événementielle, c’est appartenir à un monde et s’y mouvoir selon une manière déjà donnée dans laquelle le théâtre apparaît comme une expression culturelle parmi d’autres, sans véritable conséquence.
5Pour autant, il est possible de faire une autre lecture de cette expérience, qui ne dépende pas du paradigme empirique des faits intramondains mais de celui d’une herméneutique de l’événement au sens événemential du terme. Où se situe la différence ? Contrairement au fait intramondain, l’événement advient à quelqu’un en particulier, il a un sujet d’attribution déterminé. Claude Romano le résume de la manière suivante :
« Tandis que le fait intramondain, en effet, ne s’adresse à personne en particulier et se produit indifféremment pour tout témoin, l’événement est toujours adressé, de sorte que celui à qui il advient est impliqué lui-même dans ce qui arrive4. »
6Pour ce qui concerne l’événement donc, quelqu’un en fait l’insubstituable épreuve en personne. Cette expérience se réalise d’abord sous une forme passive au sens où l’individu n’est pas l’opérateur du bouleversement que l’événement introduit. Cela signifie que le sujet à qui arrive l’événement est investi par et dans ce qui advient presque malgré lui. Dans l’expérience de l’événement au sens événemential, il en va de son être, de son ipséité, de la compréhension qu’il a de lui-même et du monde. L’expérience théâtrale atteint, dans son événement, un sujet ontique en particulier. Stanislas Nordey insiste auprès de ses élèves sur le fait que leur adresse doit non pas viser confusément l’ensemble de la salle mais chaque personne du public. Pour s’exercer à cette adresse, il propose aux apprentis-acteurs de jouer en visant intentionnellement un individu précis du public. Cet essai a valeur d’image, car ce que cherche Nordey, c’est que les acteurs parlent à chacun des spectateurs comme si leurs mots leur étaient destinés en propre. Ce procédé a pour optique que l’expérience théâtrale puisse recevoir un devenir chez la personne qui en fait l’épreuve. Au travers de l’adresse, il s’agit de travailler à faire événement, sans pour autant avoir la garantie d’un tel succès.
7Cette première caractéristique de l’événement en appelle une autre selon laquelle ce dernier n’est pas explicable ni compréhensible à partir d’un monde déjà constitué :
« L’événement, au sens événemential, en effet, est ce qui éclaire son propre contexte et ne reçoit nullement son sens de lui : il n’en est pas la conséquence, explicable à l’aune de possibles préexistants, mais il reconfigure les possibles qui le précèdent5. »
8Dans l’expérience de l’événement, l’horizon de sens à partir duquel se constitue une compréhension de soi et du monde s’effondre ; quelque chose se ferme, se clôt. C’est pourquoi l’événement rend le monde insignifiant. Il brouille les coordonnées anciennes. Comme le souligne Jacques Derrida, remettant ainsi en question la notion d’horizon, « [q]uand un événement arrive, c’est que le fond sur lequel il se détache n’est plus là. […] C’est l’absence d’horizon qui est la condition de l’événement6 ». Mais, cet effondrement est concomitant avec la naissance d’un nouvel horizon de sens. L’expérience théâtrale, en tant qu’expérience artistique, peut être transformatrice dans cette perspective et elle prend son sens en intensité depuis cette interprétation événementiale.
9À ces deux déterminations de l’événement, viennent s’ajouter deux autres : son caractère an-archique (sans origine, sans causes, ni explications empiriques) et son impossible datation. L’événement est sans origine parce qu’il surgit de nulle part, de rien. Par ce jaillissement, il est à lui-même et en lui-même une origine. C’est justement parce qu’il ne s’inscrit pas dans un enchaînement causal qu’il a valeur d’événement au sens événemential du terme. L’événement n’est pas rattachable à ce qui le précède comme à quelque chose qui l’aurait déterminé : « Aucune possibilité ne lui préexiste […]. Son éventualité n’est pensable et déterminable qu’après-coup, et depuis son surgissement même7. » Cela ne veut pas dire qu’il relève du miracle car, sous une autre description, cet événement peut être expliqué a posteriori. Seulement, l’événement ne pouvait pas être anticipé avant de s’effectuer :
« Non que l’événement ne serait préparé ni préfiguré par rien, non qu’il n’aurait pas d’ancrage dans une histoire et surgirait mystérieusement sans aucun rapport à elle ; de l’événement, au contraire, on peut dire qu’il a, tout comme le fait intramondain, ses causes mais ses causes ne l’expliquent pas, ou plutôt, si elles l’“expliquent”, ce dont elles rendent raison ce n’est précisément jamais que du fait, et non point de l’événement en son sens événemential8. »
10Rendre compte de l’événement à la lumière d’une explication de type événementiel, c’est-à-dire avec les outils classiques de la pensée analytique et scientifique, ne permettra pas d’en atteindre le sens profond, même si cette approche participe à sa compréhension en tant que fait et, à cet égard, a une vertu heuristique.
11Ce que manquent ces explications, c’est la « teneur de sens » de l’événement, sa compréhension événementiale pour un individu ou une collectivité. De la même manière, le projet et le processus de création ne peuvent pas se constituer comme des causes de ce qui apparaîtra. C’est la raison pour laquelle, même si un processus théâtral est pensé, même si acteurs et spectateurs s’efforcent de créer les conditions de l’événement, en aucun cas il n’est possible de prévoir ce qui adviendra, ni si cela adviendra, ni si quelque chose même adviendra. Ainsi, bien que l’événement ait sous certains aspects un passé (le processus général) et un avenir (ce vers quoi est tendu le processus et ce qui adviendra de l’événement), il n’en est pas pour autant issu : l’événement n’est ni un résultat (causes), ni rendu nécessaire par l’anticipation d’un avenir (fins). Il ne résulte de rien et peut toujours en principe n’avoir jamais eu lieu. C’est ce qui explique sa part d’impossibilité : il reste inenvisageable en tant que tel dans ses déterminations propres. Les témoignages d’artistes portant sur les processus de création sont explicites de ce point de vue : d’un protocole, ils ignorent toujours ce qu’il en naîtra. Nordey rappelle cet aspect régulièrement dans ses entretiens : si l’acte de création doit s’opérer au plateau, il ne peut survenir que comme une surprise. Cette indétermination de l’événement permet de comprendre la difficulté qu’éprouvent les artistes lorsqu’ils sont invités à qualifier ces moments de création. S’ils parviennent en effet à décrire des gestes de fabrication ou d’artisanat, autrement dit, un protocole, il est en revanche très complexe pour eux de décrire ce qu’il se passe quand il arrive quelque chose. Ce sont des données existentielles qui sont mobilisées pour rendre compte d’une certaine expérience de l’événement. Ces données renvoient à l’épreuve d’une atteinte par celui qui l’a vécue. C’est au sein de ces « figures de l’atteinte9 » que l’expérience intime de l’acte créateur comme événement peut trouver une expression et faire l’objet d’un partage dans l’après-coup. Mais, dire l’atteinte ou la raconter, c’est déjà avoir dépassé l’effectuation de l’événement et se situer dans sa reformulation et réélaboration.
12Enfin, l’événement n’est pas non plus situable sur la flèche du temps, avec un avant et un après déterminable. Il n’est pas possible de dire que l’événement a eu lieu à telle date et en tel lieu, tout simplement parce qu’il est un excédent. L’événement n’est pas dans le temps, mais le temporalise. Ce qui fait sens, ce n’est pas son ici et maintenant, c’est ce qui s’y trouve « en réserve10 » ou ce qui s’y trame par son advenue même. Or ce qu’un événement a en réserve, ce sont les multiples potentialités qu’il engendre. Une rencontre, un deuil, l’écriture d’un livre, une séparation, une naissance sont autant de « ruptures11 » qui inaugurent un nouveau temps. Ce qui compte intensément dans la rencontre par exemple, ce n’est pas le lieu ni l’heure où elle arrive. Ce qui importe, c’est « sa charge d’avenir », ce par quoi des possibilités d’existences (heureuses ou malheureuses) jusqu’alors insoupçonnées adviennent, qui éteignent d’autres plus anciennes. La rencontre avec l’art théâtral, et l’art en général, cristallise l’ensemble de ces expériences d’événements singuliers : elle est tout à la fois deuil, naissance, séparation, écriture. L’événement dans la rencontre possibilise les possibles en reconfigurant l’ensemble de l’histoire de ceux qui en font l’expérience, tout en révélant l’aspect dynamique de toute traçabilité humaine. À sa lumière, sont réinterprétés le passé, le présent et le futur selon d’autres schèmes, tandis qu’un ancien monde s’effondre.
13Pour cette raison, d’après Romano, être contemporain de l’événement est un non-sens, l’événement ne peut être qu’a posteriori ou en devenir. Il est à penser depuis ce qui agit discrètement en soi et qui s’exprime dans de nouveaux rapports et liens à notre environnement, au monde et à soi-même. La dualité de l’événement a un intérêt en ce qu’elle montre qu’il n’est pas seulement quelque chose qui a eu lieu (une représentation, une répétition) mais qu’il est une origine en lui-même en tant qu’il instaure du sens qui s’éprouve dans la durée et non simplement dans l’instant présent. Aussi, la perspective événementiale permet-elle de penser et d’envisager les pouvoirs herméneutiques, critiques et aléthique de l’événement de l’art théâtral dans ses développements. À cet égard, l’événement « est aussi une source de compréhension12 » dont les effets sont perceptibles dans la conduite des êtres humains et leurs différentes pratiques. Faire une expérience n’implique ni la possession d’un savoir (avoir de l’expérience), ni la poursuite d’un nouveau savoir (expérimenter) :
« L’expérience que je fais est cette épreuve nécessairement unique, irrépétable, en laquelle je suis en jeu moi-même et dont je ressors, à chaque fois, changé ; ce qui prime, ici, ce n’est pas l’idée d’acquis, mais au contraire celle d’une mise à l’épreuve qui est en même temps transformation : je ne puis faire une expérience que parce que celle-ci, insubstituable, m’advient, en me donnant d’advenir à moi-même, toujours neuve et toujours autre, imprévisiblement13. »
14L’expérience acquiert un sens événemential lorsqu’elle permet de se comprendre sous un nouveau jour. Faire une expérience en ce sens consiste en l’épreuve de ce que l’expérience fait de moi. Elle devient facteur de subjectivité. Elle est « une traversée » qui comporte une dimension de danger et de risque : « L’expérience est cette traversée vers soi, au risque de soi, en tant qu’exposition au tout autre : à l’événement14. » Par elle, la personne est appelée à se définir différemment et à faire l’épreuve de son étrangeté à soi-même.
15Cette approche de l’expérience en un sens événemential est formulée de façon tout à fait similaire aux discours que les artistes tiennent à propos de leur travail de création. Par exemple, chaque temps de jeu (répétition ou représentation) au plateau est nommé « traversée ». Le jeu est une traversée car les artistes éprouvent les déplacements et les dépassements qu’il recèle. Dans les entretiens avec Nordey, mais aussi dans ceux collectés auprès de ses anciens élèves ou de son équipe artistique, les dimensions du danger et du risque sont toujours très prégnantes, comme celles de l’engagement et de la responsabilité. Le danger réside dans une destitution du soi par l’art. Celle-ci passe par un « se laisser prendre » par ce qui arrive ; les artistes disent « un lâcher-prise ». Cela suppose un renoncement au contrôle de soi-même, aux pouvoirs hégémoniques d’une volonté déterminée et aux habitudes contractées, pour l’acceptation d’une forme passive d’activité par quoi chacun se laisse saisir et remodeler par l’inconnu. C’est par ce contact avec l’altérité qu’un processus de désapprentissage de soi et du monde survient dans le courage d’un abandon à l’impensable et l’inexpérimentable. Au regard de ce sens phénoménologique premier de l’expérience, qui renvoie dos à dos les conceptions empiriste (l’expérience comme répétition qui ouvre sur des lois et des connaissances) et rationaliste (l’expérience comme ce qui est posé et organisé par un sujet transcendantal connaissant), Claude Romano propose d’écrire l’expérience de la manière suivante : « l’ex-pér-ience ». De la sorte, il met l’accent sur l’origine étymologique de ce terme : experiri, dont on peut dégager la racine indo-européenne – per – qui a formé tout un ensemble de mots dont les sens convergent vers l’idée de « péril ». Ce qui est en péril dans l’expérience, c’est l’ipséité, le soi-même15. Pour notre domaine, l’ipséité des acteurs (artistes et spectateurs) est appelée à une transformation dans l’événement. En même temps qu’ils sont affectés par l’événement, se développe une identité en mouvement, par laquelle ils s’adviennent à eux-mêmes comme artistes et spectateurs.
Des quatre conditions de l’événement théâtral
16À quelles conditions cette expérience de l’événement, par laquelle le sujet s’advient à lui-même, est-elle possible en art théâtral ? Il n’existe pas de « causes » qui permettraient de déterminer la manière dont il conviendrait de penser et d’organiser la performance théâtrale pour qu’elle puisse se constituer en événement. Il n’existe pas de critères ou de qualités grâce auxquels nous pourrions définir une ou des esthétiques qui fonctionneraient selon cette dynamique événementiale de l’art, et à partir desquels nous serions en mesure d’exercer des jugements de goût. L’événement surgit de rien, et en tant que tel il n’admet pas de causes et demeure inexplicable. Cependant, afin que l’art théâtral se constitue en éventualité d’événement, des conditions qui ne sont pas des causes sont nécessaires sans pour autant être suffisantes. Ces conditions sont celles qui favorisent la création d’un espace symbolique marqué par « l’absance de sens ». Or, pour que cet espace intermédiaire advienne, pour que l’être humain échappe au « trop de réalité16 » lié à l’urgence de son quotidien, pour qu’il traverse une « ex-pér-ience » véritable, ce dernier doit pouvoir faire l’épreuve d’une certaine passivité, qui certes n’est pas absolue car consentie et transformée. Les quatre modalités de cette passivité sont la disponibilité, l’hospitalité, le silence et la lenteur.
La disponibilité
17La disponibilité est une condition de l’événement théâtral. Elle est une des modalités d’être qui se trouve aussi bien chez les acteurs que chez les spectateurs. Être disponible, c’est être ouvert à, être dans une posture de réceptivité à, être présent à. Il ne s’agit pas d’être à la disposition de – qui est une disponibilité selon l’avoir, dirait le philosophe Gabriel Marcel17. Selon cette forme de disponibilité, l’individu est réductible à un instrument et s’inscrit dans des mécanismes qui le dépassent comme rouage au service de. La disponibilité, au contraire, est un état d’accueil, où le sujet se tient disponible pour. Elle relève d’une disponibilité selon l’être. L’accueil du spectateur ou d’un spectacle suppose une disponibilité de soi, d’un soi qui n’est pas centré ou renfermé sur lui-même mais en tension vers, justement, ce qui n’est pas soi : « L’être disponible s’oppose à celui qui est occupé ou encombré de lui-même. Il est tendu hors de soi, tout prêt à se consacrer à une cause qui le dépasse, mais qu’en même temps il fait sienne18. » Quant à l’être indisponible :
« Son “je” est tellement envahi par son moi qu’il est inapte à percevoir en moi mon propre “je”, c’est-à-dire un “tu”. Il ne voit en moi qu’un “lui”, c’est-à-dire un autre moi qui vient empiéter sur l’espace vital de son propre moi. »
18Dans ces conditions, « il n’y a plus de place pour l’autre19 ». Il n’y a donc pas de place pour le théâtre, ni pour l’événement qui pourrait surgir. Aux apprentis-acteurs, Nordey demande de laisser à la porte de la salle de répétition leurs préoccupations quotidiennes susceptibles de venir entacher cette disponibilité « pour ». En effet, un acteur indisponible ne peut pas s’engager : il est incapable de regarder le travail de ses partenaires, d’être à l’écoute de, de s’imprégner de l’écriture d’un texte. Son attention est entièrement convoquée par ce qui l’occupe, si bien qu’il échoue à être force de proposition. Il ne peut ni entrer en relation, ni faire communauté avec l’ensemble des personnes et des éléments de la création. Pour toutes ces raisons, il reste replié sur lui-même et sa créativité en est réduite. Dans un entretien avec Joel Anderson, Nordey souligne que le directeur de théâtre, s’il est aussi metteur en scène, ne peut pas être pleinement présent à son activité de création en raison de ses obligations institutionnelles : il n’a pas la disponibilité pour.
« If we look at a normal day : if I am in rehearsal, and I’m also the director of a structure, I will not rehearse in the same way if I have spent the morning at home leafing through art books, and I arrive at rehearsal at 2 o’clock with those images in my head or if – as director of the institution – I’ve spent the morning in a meeting with the staff representatives of the theatre, who want me to increase the health cover for the employees. I’m clearly not going to come to the rehearsal in the same state20! »
19Plus loin dans cet entretien, Nordey revient sur cette question, cette fois à propos de l’accueil dont il bénéficiait au Théâtre national de Bretagne, où ses spectacles étaient produits dans les années 2000. Il note que créer à Rennes, et non à Paris où la plupart des membres de son équipe ont leur famille, leur vie sociale et professionnelle, favorisait cette disponibilité dont l’artiste a besoin. Il ajoute, parlant de lui-même : « The difference is in my quality of work. It’s always interesting for artists to not rehearse in the same place as they live21. » Claude Régy partage ce constat. Pour que la représentation ou la répétition parvienne à toucher une tierce réalité, il faut :
« Écouter, être disponible, sentir et, concentré et détendu, laisser passer ce qui demande à passer. Écoute de toutes les voix du texte, sens, émotion, mémoire, sonorité, imaginaire. Écoute de toutes les voix des partenaires et aussi des vibrations du lieu. Écouter avec toutes les oreilles que l’on a sur la peau22. »
20Il en est de même pour le spectateur. Un spectateur qui entre dans la salle de spectacle ou de répétition lourd de sa fatigue ne peut pas recevoir ce qui s’offre à lui. Il reste englué dans un monde qui le précède et le prend en otage sans possibilité de s’en extraire. Quelle que soit la qualité de la proposition à laquelle il assiste, il demeure obstrué par lui-même et aveugle à l’altérité qui se présente. Il lui est impossible d’accueillir l’événement qui se trame dans ces temps de répétition et/ ou de représentation. Être occupé ou pré-occupé induit de la « crispation » ou encore une « agitation23 » par lesquelles spectateurs et acteurs font l’épreuve d’une impuissance, où leurs pouvoirs d’agir, de penser et de créer se trouvent diminués. L’indisponibilité est une inquiétude paralysante. Quoi qu’il arrive, ce qui arrive reste à l’état d’un fait parmi d’autres, marqué par l’indifférence et l’ennui, de l’ordre d’une petite mort dans laquelle l’individu perd sa capacité à désirer, à aller de l’avant. Au contraire, la disponibilité est un « aller-au-devant de l’avenir », un « aller-à-la-rencontre de l’avenir24 ». Cela exige de toujours se tenir prêt, disposé à cueillir ce jaillissement et à le faire fructifier :
« Ce qui est essentiel chez le créateur, c’est l’acte par lequel il se met à la disposition de quelque chose qui sans doute en un certain sens dépend de lui pour être, mais qui en même temps se présente à lui comme au-delà de ce qu’il est et de ce qu’il peut se juger capable de tirer directement et indirectement de soi25. »
21La disponibilité est paradoxalement énergie vitale sous fond de passivité par laquelle le sujet se met en condition d’être saisi par un insaisissable, qu’est cette éventualité de l’événement, dont l’étrangeté est double. Cette dernière émerge en effet du dehors, à savoir de ce qui se passe sur la scène et dans la salle, mais aussi provient du dedans, deux espaces non-reconnaissables. Être disponible ne signifie donc pas non plus se préparer à une certaine éventualité, car dans ce cas, nous sommes dans l’attente de quelque chose que nous anticipons, que nous le définissions ou non. La disponibilité n’est pas l’attente, elle est juste exposition de soi à l’inenvisageable :
« La disponibilité n’est pas une attente déterminée, et pas même une attente de l’indéterminé : elle n’est pas de l’ordre d’une visée intentionnelle qui se donnerait à elle-même un corrélat factuel dont la possibilité signifierait l’effectuabilité. Elle est un événemential : une modalité de compréhension et d’ex-per-ience selon laquelle l’advenant se rapporte à l’avenir comme échappée de la survenue d’éventualités et d’événements. Elle est, plus précisément, l’événemential selon lequel l’advenant se tient libre, c’est-à-dire ouvert selon une vacuité sans mesure préalable, à l’irruption soudaine et impérieuse du nouveau, à la nouveauté du nouveau en tant que telle26. »
22La disponibilité est-elle pour autant une vacuité ?
« Ce mot bien entendu, ne signifie nullement vacuité, comme lorsque l’on parle de “local disponible”, mais il désigne bien plutôt une aptitude à se donner à ce qui se présente et à se lier par ce don ; ou encore à transformer les circonstances en occasions, disons même en faveurs : à collaborer ainsi avec son propre destin en lui conférant sa marque propre27. »
23Accueil et don sont les deux mouvements de la disponibilité, qui assurent à la fois la réception de l’événement et ses prolongements dans une existence. Disponibilité et liberté sont ainsi intrinsèquement liées, car être disponible c’est pouvoir disposer de soi-même dans l’ouverture, c’est ce par quoi une subjectivité se déploie dans la conquête de sa propre dignité.
24La disponibilité apparaît alors comme une condition de l’événement théâtral à plus d’un titre. Elle est d’abord une condition de possibilité de la relation qui s’établit entre artistes, spectateurs, actions théâtrales, textes selon des voies et des échanges multiples et variés. En tant que telle, elle est ensuite une condition d’un être-avec ou, pour le dire à la manière de Gabriel Marcel, d’un « co-esse », au sens où elle admet une participation à, où participer n’est pas à entendre au sens d’un faire, mais plutôt en son sens communautaire d’être-avec, d’œuvrer « ensemble à ». Enfin, elle est une condition de possibilité de la coprésence, dont la modalité de présence « signifie plus et autre chose que le fait d’être là. En toute rigueur, on ne peut pas dire d’un objet qu’il soit présent. Disons que la présence est toujours sous-tendue par une expérience à la fois irréductible et confuse qui est le sentiment même d’exister, d’être au monde28 ». Ces trois aspects (relation, participation, coprésence) sont des modalités de la rencontre théâtrale. À cet égard, la disponibilité occasionne une plongée dans les dispersions spatiotemporelles du théâtre, dans la confusion des sentiments et provoque la constitution symbolique de son expérience. Elle est ce par quoi quelque chose peut advenir à quoi je ne m’étais pas préparé mais que je peux accueillir et informer.
L’hospitalité
25Une autre condition de l’événement théâtral, liée à la première, est l’hospitalité. Être disponible implique de pouvoir accueillir et d’être accueilli, c’est-à-dire de se faire hôte. Cette hospitalité s’exerce à plusieurs niveaux : celle de l’auteur, du texte, de la scène, des acteurs, des spectateurs. La condition de l’hospitalité est apparue au cours d’une rencontre avec l’équipe du Projet Luciole mené par Nicolas Truong29 autour du dispositif de l’interview. Nicolas Bouchaud30 posait la question des conditions d’émergence d’une parole libre, capable de dire et de signifier au-delà d’une portée simplement informationnelle. Le théâtre est lieu de la voix, de la conversation et de la « convocation31 » par excellence. Chaque soir l’acteur reçoit le spectateur, appelle son attention, lui offre une demeure où entendre une parole publique. Réciproquement, le spectateur est l’hôte de cette parole. Acteurs et spectateurs remplissent ensemble les deux significations du terme polysémique « d’hôte », tout à la fois accueillants et reçus.
26Une performance constitue en elle-même une mise en scène d’un discours de l’hospitalité. Elle s’affirme comme théâtre de l’hospitalité dans cet espace partagé du désenclavement de la parole dite et écoutée, parole qu’elle convoque. Mais ce déverrouillage comporte un premier risque, qui est celui d’un déséquilibre des forces, dans lequel l’hôte imposerait ses propres règles de l’hospitalité et exercerait un pouvoir sur l’invité. L’exemple de la mise en scène de Clyde Chabot de Hamlet Machine, analysé au chapitre premier, révèle la possibilité d’une prise d’otage au cœur d’une expérience d’hospitalité théâtrale mensongère. Il y a bien abus de pouvoir et viol d’intégrité dans la perversion des limites que constituent les seuils et les frontières entre acteurs et spectateurs, et plus largement, entre soi et l’autre. Les lois d’hospitalité opèrent de façon destructrice et la scène devient, dans le mauvais sens du terme, terrain de bataille entre ennemis – hostis lorsque ces seuils ne sont pas reconnus. Cet exercice du pouvoir peut également s’effectuer dans un mouvement inverse, celui où l’invité lui-même abuse de l’hospitalité de son hôte : le voler, le détruire, le violer. Une conduite de cet ordre se réalise au théâtre dans le voyeurisme. Le voyeur est celui qui prend un plaisir cruel à l’exposition de l’acteur qu’il scrute clandestinement et capte du regard. Sa pulsion scopique érotise le regardé en l’objectivant et en le fantasmant. Il accentue la vulnérabilité offerte de ce dernier par son désir de possession de ce qui ne peut être vu du regardé. Le voyeur annule ainsi les conditions d’une hospitalité reposant sur un désir intersubjectif par la négation même de ce qu’il regarde pour ne se porter que sur le regard lui-même dans sa propre jouissance.
27Comment alors caractériser une hospitalité authentique qui assure les conditions d’une parole « parlante » et non simplement « parlée32 » ? Les développements de Jacques Derrida sur l’hospitalité aident à clarifier cet aspect. Tout d’abord le philosophe rappelle que « l’inviolable immunité reste la condition de l’hospitalité33 ». Il n’existe pas d’hospitalité si un « chez-soi » n’est pas d’ores et déjà défini et préservé, ce qui implique une limite en principe infranchissable par laquelle le soi se distingue de l’autre. Ce « chez-soi » n’est ni isolement absolu, ni réclusion, il n’est pas non plus xénophobie, il relève de l’intégrité de la personne d’un point de vue physique et moral, de ce que Derrida appelle « sa propre hospitalité », c’est-à-dire l’hospitalité du soi pour lui-même. La reconnaissance de ce « chez-soi », d’un sol, implique dans un même mouvement la reconnaissance du « chez-soi » de l’autre, à savoir de l’altérité : « Il ne peut y avoir d’amitié, d’hospitalité ou de justice que là où l’altérité de l’autre, comme altérité infinie encore une fois, absolue, irréductible, est prise en compte34. » L’hospitalité a donc pour conditions une différenciation entre soi et l’autre ainsi que la reconnaissance d’un espace propre à chacun dans la gratitude de leur existence même. Par là, l’hospitalité se constitue en un territoire de sollicitude qui autorise un passage des seuils, de soi à l’autre. Elle creuse des voies trouant des frontières qui restent en principe absolument infranchissables en droit et en fait, qui définissent l’intégrité et la dignité d’autrui.
28Ainsi l’hospitalité est-elle travaillée par une antinomie, car elle est à la fois inconditionnelle en son principe et conditionnelle dans son effectivité et ses applications concrètes. Ces deux versants appellent deux régimes de loi d’hospitalité qui sont contradictoires et inséparables : la loi d’hospitalité oblige un accueil sans conditions (celle que met en œuvre par exemple Pénélope, épouse d’Ulysse, pour ses prétendants) et les lois d’hospitalité qui prescrivent les règles du jeu (celles que ces mêmes prétendants bafouent sans scrupule). On retrouve précisément cette tension dans l’expérience théâtrale. En effet, l’hospitalité, en théâtre
« suppose à la fois l’appel ou le rappel du nom propre en sa pure possibilité (c’est à toi, toi-même que je dis “viens”, “entre”, “oui”), et l’effacement même du nom propre (“viens”, “oui”, “entre”, “qui que tu sois et quels que soient ton nom, ta langue, ton sexe, ton espèce, que tu sois humain, animal ou divin…”)35 ».
29L’écoute et l’adresse s’élaborent dans l’ignorance ou l’oubli des noms propres, selon un principe d’impersonnalité ou d’indifférenciation, tout en étant projetées vers et tout en se répercutant sur des individus spécifiques. D’une certaine manière, le silence inaugural est l’expression de ce jeu. Comme le souligne Derrida, « se taire », dans le geste d’hospitalité, c’est ne pas demander le nom. Bien sûr, spectateurs et acteurs se connaissent parfois : intimement ou encore dans un espace public et/ou professionnel, mais une véritable expérience théâtrale se réalise dans l’anonymat. On n’y pose pas la question du « qui es-tu ? » en guise de condition de l’hospitalité, en revanche un pari est engagé sur un devenir. Il existe donc bien une dimension inconditionnelle de l’hospitalité au principe de la rencontre théâtrale même si celle-ci est encadrée par un ensemble de règles spécifiques. L’hospitalité dans cette mesure est une affaire de confiance où chacun est d’accord pour s’en « remettre à » – mais pas de façon absolue, car il est toujours possible de sortir du jeu – dans la conscience de son caractère transitoire.
30Cette dimension de la confiance est régulièrement énoncée dans les échanges entre artistes pendant les périodes de création. Le terme revient en boucle, comme s’il était la clé des déverrouillages d’un acte créateur. Cette confiance met sur le chemin d’une autre condition d’hospitalité, intimement liée à la première dans l’ordre d’exposition, mais qui la précède dans l’ordre des faits : « The very precondition of hospitality may require that, in some ways, both the host and the guest accept, in different ways, the uncomfortable and sometimes painful possibility of being change by the other36. » Car l’hospitalité est une ouverture première à l’autre. Or c’est dans la différenciation avec cet autre que les frontières du soi se sont dessinées et sont appelées à nouveau à être transgressées, sans être pour autant violées. L’hospitalité originaire en ce sens est la condition de la naissance du soi et de ses renouvellements. C’est pourquoi, offrir ou recevoir l’hospitalité (ce qui en quelque façon ne fait pas de véritable différence car il y a là réciprocité du don/contre-don), c’est se tenir prêt à la transformation dans la relation à l’autre. C’est donc se tenir prêt à un possible brouillage d’identité. Ainsi, l’hospitalité s’affirme comme condition de l’événement et de l’« ex-pér-ience » qui en est faite. Elle comporte bien un second risque qui repose sur le fait que l’altérité, celle qui provient de l’extérieur ou celle qui sommeille en nous-même, est selon les termes de Derrida, « un incalculable37 », un imprévisible et qu’il est impossible, en tant que tel, de prévoir sur quoi elle ouvre.
Le silence
31Une troisième condition à l’avènement de l’événement théâtral est le silence inauguré par le « se taire » de l’hospitalité. Qu’entend-on ordinairement par le silence et quelle est la valeur sociale qui lui est accordée ? Le silence est perçu comme l’opposé de la parole et il est souvent vécu comme un négatif : refus de communication, signe de désapprobation, d’hostilité, d’ennui, de rejet, expression d’une détresse, d’un regret ou d’un traumatisme, conséquence d’un secret ou résultat d’une censure, acte de résistance. Le silence consiste en un mouvement de retrait, souhaité ou subi, provisoire ou irréversible, par rapport aux autres et au monde. Il est parfois interprété comme une incapacité (psychique, sociale, intellectuelle) ou une incompétence à s’exprimer, à jouer le jeu social de la conversation, à savoir et à transmettre. Il est défini dans tous ces cas comme un défaut, une absence de parole, qui peut prendre la forme d’un manque à être. En tant que tel, il est soit craint, soit déprécié. Pourtant, il revêt parfois une positivité car le silence indique, dans d’autres contextes, l’entente dans l’amitié ou dans l’amour. Il sonne là comme un accord tacite qu’il est inutile d’affirmer ou de renouveler par la parole. Certaines pratiques culturelles lui reconnaissent par ailleurs une place importante, parmi lesquelles les religions, d’autres formes de spiritualité ou encore la cure psychanalytique.
32Pour ce qui est des religions, le silence y est conçu comme une pratique qui permet le recueillement et/ou la méditation en raison de son repli par rapport aux bruits du monde et aux confusions intérieures. Il creuse une profondeur de l’ordre d’une vacuité absolue, ou élève à un rapport privilégié à l’infini ou à Dieu. Du côté de la psychanalyse, le silence fait partie du processus analytique, qu’il soit celui du patient ou du psychanalyste. Dans la cure, « il s’agit de […] laisser se déployer [le bruit intérieur], flotter entre nous, et de l’entendre au plus près ». Ce bruit intérieur, le psychanalyste Jacques Arènes le désigne comme le résultat des remous d’« insectes de pensée38 », dont les bruissements, bourdonnements et grouillements décousus ne peuvent être dits et écoutés que dans le silence, loin du vacarme du monde et des règles de la rationalité du discours. Ce silence déploie un espace presque « liturgique » d’après Arènes, dans lequel par-delà le chaos s’élabore un récit de soi. C’est encore la pratique de la philosophie qui s’appuie sur le silence de la lecture et de la pensée réflexive. Ces exemples montrent le statut paradoxal d’un silence qui n’est pas silencieux. Sans doute est-ce parce que le silence n’est pas l’absence de parole considérée dans sa modalité sonore, qu’il n’en est pas son contraire. C’est d’ailleurs ce que suggère son étymologie latine : le verbe silere veut dire « se taire » ou « taire ». Or nous pouvons parler sans dire ; c’est d’ailleurs ce que nous faisons la plupart du temps dans le jeu des rapports sociaux. De même, nous pouvons ne pas parler tout en signifiant ou disant quelque chose. Enfin, le silence n’est jamais absolu, car de multiples autres voix s’y font entendre. Ce paradoxe agite la scène et montre que le silence est à penser dans son rapport à la parole, en ce qu’il est à la fois son envers et son dépassement. Disponibilité et hospitalité au théâtre se constituent dans et par le silence. Ce dernier apparaît dans tous ses temps : ceux de la répétition, de la représentation, de leur réception, et il y revêt des formes et des fonctions plurielles39. Mais en quoi ces silences sont-ils une condition de l’« ex-pér-ience » de l’événement théâtral ?
33Il existe quatre formes de silence au théâtre : un « silence inaugural » (ou propédeutique) et de clôture, qui prépare les passages à l’écoute et à la parole et en limite les temps ; un « silence audible » qui ponctue la parole et qui par les différences qu’il introduit dans les rythmes de l’énonciation est clairement distingué par l’oreille ; un « silence sourd », qui traverse de façon souterraine la parole et l’écoute et rend le phénomène de la voix audible ; enfin un silence « transcendantal », comme lieu de provenance de cet espace au sein duquel les significations d’une expérience sont tout à la fois déconstruites, reconstruites, constituées. Ce partage des silences trouve des points de convergence avec celui proposé par Herman Parret dans son ouvrage La voix et son temps, tout en prenant une certaine distance par rapport à lui. Herman Parret distingue trois formes de silence conjonctif, c’est-à-dire de silences envisagés dans leur rapport avec la parole : le silence enchâssant est celui qui ouvre et ferme les prises de parole, le silence sous-jacent ou intime est celui « qui “accompagne” n’importe quelle chaîne sonore comme horizon40 », enfin le silence intervenant se glisse entre les mots (pause, hésitation, etc.). Malgré la valeur de cette classification, elle apparaît incomplète en ce qu’elle ne prend pas en considération le silence qui travaille l’énonciation même de la parole. Penser le silence dans son rapport à la parole, c’est porter son attention sur l’écoute du silence au creux de la parole elle-même ainsi qu’à sa part de productivité au sein de ce dit et de cette écoute même, que ce soit l’écoute de celui qui énonce des paroles ou l’écoute, plus évidente, de celui qui « se tait » pour un temps. Herman Parret semble alors manquer ce silence que nous qualifions de « transcendantal » où pourtant se tissent des significations existentielles. Ainsi le silence est-il intrinsèquement lié à l’écoute et à l’entendre, au sens du comprendre.
34L’art accorde une place privilégiée au silence41 comme acuité attentionnelle. Au théâtre, il est une propédeutique à la prise de parole et au recueillement, dans la disponibilité et l’hospitalité qu’ils supposent. Il s’installe comme de soi-même, prenant place presque à l’insu des participants qui se laissent le plus souvent envelopper par lui. Silence de la concentration et de la création, il prépare et précède l’avènement de la parole, la rend possible et audible dans son commencement, et dans le meilleur des cas il introduit celui qui parle comme celui qui écoute à des sonorités inouïes. Les spectacles de Nordey mettent en scène ce silence d’ouverture. Si les rythmes y sont souvent rapides et soutenus, il demeure que les prises de parole sont précédées de silences. En ouverture de Par les villages de Peter Handke42, par exemple, Laurent Sauvage, qui joue Gregor, occupe le plateau longuement de façon silencieuse avant de prononcer ses premiers mots. Grâce à ce silence, le spectateur se tait, se concentre et convoque son attention. Ce rituel d’ouverture, s’il procure une sensation de vide, ne le fait qu’à titre provisoire, car aussitôt commence-t-il à se remplir de ses potentialités. Le corps silencieux de l’acteur se peuplent de bribes de sensations, de pensées ou d’images encore inchoatives qui se superposent, s’entrechoquent les unes aux autres, et entretiennent des rapports plus ou moins direct avec ce qui se passe au plateau43. L’acteur propose un silence qui ne dit pas rien : invitation à entrer dans la proposition théâtrale, il est déjà traversé par un faisceau d’arrière-plans liés à toutes ces traces qui flottent dans l’espace du jeu, l’assemblée et en son corps. Tout cela n’indique pas pour autant les termes d’une interprétation. Cependant, il existe bien une éloquence du silence dans le désir d’écoute qu’il manifeste et dans les rêveries qu’il accueille. À cet égard, il vaut comme ligne de passage vers le jeu théâtral tout en créant les conditions d’un espace de circulation de parole et d’écoute.
35C’est Claude Régy qui poussa probablement le plus loin cette recherche autour du silence sur les scènes contemporaines. Si Claude Régy s’est engagé dans un travail de fond sur le silence au théâtre, c’est en lien avec les écritures contemporaines. Le contexte culturel et littéraire des années d’après-guerre se prêtait au développement de cette dimension, ce que confirment les influences mutuelles entre la scène et le texte. Comme le souligne Josette Féral : « The dramatic cannot be considered in isolation from the scenic, and the scenic cannot be examined in the absence of the dramatic, because this intersecting reflection – from the director onto the text and from the author onto the theatrical performance – is the source of, on the one hand, performance style, and on the other, writing style44. » En effet, Régy a mis en scène des textes de Marguerite Duras, Jon Fosse, Peter Handke, Maurice Maeterlinck, Nathalie Sarraute, Botho Strauss, autant d’auteurs qui se sont penchés sur la valeur du silence à l’intérieur même de l’écriture. Il a également élargi ces interrogations littéraires autour du silence à la rencontre acteurs/spectateurs/textes. En 2013 et 2014, dans le cadre des diffusions de La Barque le Soir d’après Tarjei Vesaas et d’Intérieur de Maurice Maeterlinck, Régy a exigé du public qu’il cesse de parler avant même d’entrer dans la salle de spectacle et n’a permis une ouverture des portes qu’après avoir obtenu son silence. La demande du metteur en scène était directive et déroutante, d’autant que les couloirs et les halls de théâtres sont des lieux de sociabilité. Aussi Régy mettait-il là en question un rituel, des usages et des codes sociaux ancrés dans les pratiques des spectateurs, habitués à échanger quelques politesses de circonstance en ces lieux. Mais cette mise en silence valait comme une mise en condition : outre « faire taire » les bavardages intramondains, appeler à un certain calme et à la concentration, il s’agissait d’introduire à l’accueil d’une langue et de mettre en disposition pour et de. Le « se taire » répond à un double mouvement : un mouvement de retrait et un mouvement d’intention. L’écoute et l’attention dépassent dans cette perspective la simple réception d’une intrigue théâtrale en faisant de la langue et de la parole elles-mêmes le cœur du mystère en train de se jouer. C’est face à un « indicible » ou encore, selon les termes de Samuel Beckett, à un innommable45 que le silence au théâtre nous place. Par lui, une langue à la fois dite et non-dite, mais jamais entendue de cette manière-là, se manifeste. Ce silence originel est aussi le point de départ du travail de répétition chez Régy. L’acteur Jean-Quentin Châtelain dans Ode Maritime de Fernando Pessoa par Claude Régy en 2009 explique la part du silence dans les temps de répétition :
« La voix vient du silence. Elle naît du silence. […] Je passe par de longues plages de silence avant de commencer à parler. Claude Régy le demande. Ce sont des silences très longs, plusieurs minutes avant que la parole émerge. Il interrompt très vite si la base n’existe pas. La parole doit naître du silence. C’est le cas dans les répétitions46. »
36Là encore, Régy en exploite les potentialités théâtrales dans l’objectif de mettre à l’écoute et de faire advenir une voix qui n’est pas soumise aux intonations, aux timbres, aux allures, aux rythmes de la voix sociale. Par le silence, un travail de la voix est entamé afin d’atteindre des sonorités encore inexpérimentées. À l’image de la naissance d’un texte dans les mains de l’écrivain qui laisse à écrire, à lire et à découvrir quelque chose de foncièrement nouveau, l’acteur est le passeur de nouveaux signifiants. Au silence inaugural, répondra celui qui ferme la séance, et qui indique que le jeu est désormais terminé. Parfois ce silence entre la fin de la représentation et le début des applaudissements est long, il signale les sentiments de torpeur et de stupéfaction des participants.
37La deuxième forme de silence, le silence audible, est celui qui parcourt le texte de façon socialement signifiante selon deux modalités : l’une ouverte qui n’entend pas donner le sens de ces silences ; l’autre fermée qui joue sur les usages sociaux ordinaires du silence. Ces derniers peuvent être indiqués par des didascalies ou par la ponctuation, mais ils s’infiltrent également naturellement ou artificiellement entre les mots et les phrases. Ils s’immiscent dans les interstices du texte et de la diction, formant des blancs47 autour des mots. Ils correspondent aux phrasés du texte et lui confèrent son rythme. Le silence équivaut alors à une pause musicale, grâce à laquelle l’acteur reprend son souffle. Ces respirations sont aussi celles du spectateur qui, par la distance qu’elles créent, pense et réfléchit par à-coups de façon d’abord morcelée. Les arrêts momentanés de la langue parlée peuvent également se mélanger à ses codes d’énonciation qui font sens de façon déterminée. Les usages sociaux du silence (expression du ressentiment, du rejet, d’une souffrance, de la désapprobation, de l’amour et de l’amitié, etc.) sont réinvestis dans les écritures, même s’ils y subissent parfois des déplacements. Les pauses et les respirations ne sont dans ce cas pas neutres : elles possèdent des fonctions que nous avons appris à utiliser et que nous reconnaissons. Ces silences sont lisibles de façon aisée. Ils sont dits audibles dans le sens où ils sont déchiffrables en raison d’une sémantique partagée. À cet égard, ils réaffirment l’existence d’un lien dans l’assemblée théâtrale car ils produisent des temps d’ententes tacites par lesquelles se confirment ou sont questionnées des appartenances culturelles, sociales et identitaires à partir d’un fonds commun. Un metteur en scène comme Jean-François Sivadier sait magistralement créer ces temps silencieux communautaires qui accompagnent la compréhension d’une intrigue48. Au contraire, Claude Régy souhaite déjouer ces techniques du discours pour en inventer d’autres dont les fonctions seront différentes puisqu’elles auront pour objectif l’exploration inédite de séries de signifiants. Alors même que Régy convoque régulièrement la notion de silence dans ses ouvrages et ses entretiens, il n’évoque jamais sa forme sociale.
38Le silence sourd est moins explicite, il est moins immédiatement discernable. Il agit comme sous-bassement de la parole énoncée, en en constituant son socle et sa condition. Ce silence ne s’entend pas, ni ne se voit car il est recouvert par les sons ou les écritures. Il est inaudible car il ne s’exprime pas dans sa différence avec les sons de la parole. Pourtant, il est présent dans ce qui est tu ou ne peut pas être dit par le langage lui-même. Ce silence agit en profondeur et renvoie à une autre dimension de la parole. Pour autant, il trouve des espaces de manifestation dans la voix elle-même. Il ne survient plus dans un rapport au signifié, comme cela était le cas dans ses usages sociaux, mais il hante le signifiant en faisant de la voix et de nos façons d’écouter l’antre des spectres qui briguent une langue et des manières. Ce silence renvoie à un en deçà du visible et de l’audible tout en pouvant être senti et éprouvé dans des sonorités, des tonalités, des couleurs, des timbres, des allures, qui ne sont pas superposables ou identifiables à leurs usages dans la pratique de la langue quotidienne. En ce sens, la signifiance du silence le placera loin des significations conceptuelles et objectives, car elle n’a pas d’ambition représentative. Sa présence fait plutôt sentir ce que Derrida appelle, dans L’écriture et la différence, le « corps verbal49 » des mots et des textes, leurs éléments sonores. Cette dimension organique du langage fait dire au linguiste Antoine Berman que les mots en eux-mêmes et par eux-mêmes font images, produisent des « surfaces d’iconicité », indépendamment de ce qu’ils représentent. En vertu de leur corps verbal, les mots déroulent des paysages imaginaires, du rêve. En guise d’exemple de cette signifiance préconceptuelle, Antoine Berman choisit le mot « papillon ». Il écrit : « Dans sa substance sonore, corporelle, dans son épaisseur de mot, il nous semble y avoir quelque chose de l’être papillonnant du papillon50. » Mais cette organicité est aussi intimement liée à des existences particulières, des corps d’où partent ces voix silencieuses – celles du porteur de voix – et où elles arrivent – son récepteur. Ces existences abritent une multiplicité d’émotions, de sentiments, de sensations, de mémoires différentes. C’est pourquoi ce silence sourd est tout entier mélange et pluriel. En tant que tel, il confère une texture à l’expérience théâtrale. Cela montre que
« [l]a parole seule ne suffit pas à créer la signification. [L]a relation de cette dernière à la parole n’est pas cette correspondance point par point que nous gardons sans cesse en vue. Tout langage est allusif, indirect, silencieux et non parlant. […] C’est donc que l’expression n’est pas l’ajustage à chaque élément de la signification d’un élément du discours parlant, mais une opération silencieuse du langage sur le langage51 ».
39Le silence est alors opérant selon un double mouvement : il offre un tissu et une continuité au phénomène de la parole et se constitue comme une caisse de résonance. Il lie les mots entre eux et leur propose un espace où retentir qui ne soit pas déjà investi par des représentations univoques. Là se situe son pouvoir poétique. Pour toutes ces raisons, certains metteurs en scène, avec les acteurs, chercheront de nouvelles manières de dire qui puissent défier le paradoxe d’un silence inaudible afin de le faire entendre dans une parole éloignée d’un dire communicationnel. Plus encore, en gommant les aspects représentatifs de la langue dans son geste comme dans son discours, certains artistes de théâtre espèrent arpenter des terres inconnues. C’est encore le cas de Claude Régy. D’après lui, l’art de l’acteur consiste à faire entendre la matière silencieuse qui se cache derrière les mots, ce que le langage échoue à dire et que pourtant il porte, ce que Jon Fosse a appelé « la voix muette52 » de l’écriture. Voici ce que dit Jon Fosse à propos de cette voix muette :
« Très tôt j’ai remarqué dans la littérature cette voix qui était là mais qui, paradoxalement, ne disait rien elle-même. Ce qui est étrange, c’est que, de la bonne littérature écrite, montait une voix qui n’était pas orale, qui ne disait rien de précis, qui était là, seulement, comme quelque chose que l’on pouvait entendre, comme une parole sans paroles qui venait de loin. Et alors, ce qui m’a frappé, c’est que cette voix était précisément liée à l’écriture. Et c’est pourquoi je l’appelle la voix de l’écriture. Pour moi, l’art fut donc lié à cette voix presque inhumaine dans sa parole modeste. Et ce qui est paradoxal et étrange, c’est que cette voix est là, et qu’elle ne dit rien. C’est une voix muette. Une voix qui parle en se taisant. Il s’agit d’une voix qui, en quelque sorte, vient de tout ce qui n’est pas dit, c’est une voix qui vient du silence et qui devient audible par moments à travers ce que disent les autres, le narrateur et les personnages d’un roman, par exemple, ou les personnages d’une pièce de théâtre. […] J’avais eu l’expérience d’un théâtre capable de franchir la distance qui sépare la culture de l’art – et lorsque le théâtre devenait de l’art, il le devenait pour de bon. Cette expérience, je l’avais eue. Et lorsque cela se produisait, on rencontrait quelque chose, une voix silencieuse bien singulière que l’on n’avait jamais rencontrée auparavant. On était véritablement marqué par une voix muette, et la vie, à la suite de la rencontre avec cette voix, n’était plus comme avant. »
40Selon Régy, « cette façon de faire intervenir le silence à l’intérieur même du bruit que fait l’émission du langage, c’est l’art le plus difficile, l’exigence la plus difficile à tenir pour les comédiens53 ». Les techniques d’acteur qui produisent cet effet se distinguent de celles du naturalisme et du réalisme où l’acteur imite des personnages et des situations réelles en reproduisant des intonations socialement déterminées :
« J’essaie que les répliques ne soient pas trop “jouées”, qu’elles soient un peu dissociées de l’habitation vivante de l’acteur, de façon presque perpendiculaire, et comme tapées à la machine : qu’on les entende comme on pourrait voir les lettres d’un journal lumineux. À ce moment-là, sans être ensablée dans le pléonasme du jeu, dans la sentimentalité ou dans la simplicité d’une intonation qui tendrait à faire croire que cette réplique ne veut dire que ça, la délivrance du texte est plus abstraite, plus neutre, ce qui fait qu’on me reproche mes tons atones. Atones mais très articulés. Cette articulation, cette surarticulation, aboutit à quelque chose de plus en plus musical. Les sons travaillés multiplient le sens54. »
41La manifestation de ce silence sourd passe par une diction spécifique, qui sans effacer l’intrigue et l’histoire, rend sensible la sonorité des mots pour elle-même. En voilant la dimension représentative d’une langue et en cassant les procédés associatifs non conscients et culturels dont nous avons hérité par lesquels nous associons le mot « chaise » avec l’objet « chaise » par exemple, le silence sera perçu sous le murmure des mots et naîtront par lui des images et significations plus libres et plus complexes. Par le détour de l’épure, chacun écoute une langue silencieuse tout en créant des associations inédites.
42Cela me conduit vers la quatrième forme de silence qu’est le silence transcendantal. Ce dernier prend sa source dans l’immanence des silences audibles et/ou sourds, selon les esthétiques en jeu. Le silence constitue une condition transcendantale nécessaire à l’entrée dans cet espace symbolique qui se dessine dans l’écoute55. Comme le souligne Régy, le silence « agrandit l’espace56 » et dilate le temps, il produit des effets d’élargissement de l’expérience au-delà d’une réalité strictement matérielle bien que survenant d’elle. Par le passage qu’il opère, il dote l’expérience théâtrale du poème d’une dimension transcendante, qui fera dire à Régy qu’elle relève du domaine du « sacré » : « Toute littérature véritable est poésie. La poésie c’est un texte sacré, ça veut dire essentiellement relié à un secret […]. Plus je travaille, plus je pense que l’on a affaire à du sacré, au sens antique du terme57. » Cette question du secret n’est pas à mésinterpréter : le metteur en scène ne pense pas, ou pas de cette manière, que sous les textes, il y aurait un sens caché, un mystère, au sens d’une vérité profonde à déterminer que le spectacle aurait pour fonction de dévoiler. Ce qui est tout à la fois sacré et secret correspond à ce qui n’est pas dit, ce qui est tu, ce qui ne s’entend pas, ce qui agite le texte, le met en crise et met en crise celui qui en fait l’expérience. Ce sont donc des silences qui produisent des effets critiques. Ils sont tous ces non-dits, silences-absences, qui parcourent et fondent les scènes et les existences de ceux qui les vivent, qui seront réinvestis par l’imagination et les efforts de production de sens. Parmi eux se trouve ce silence absolu de la mort ; le silence des temps révolus ou de ceux qui n’ont jamais été, ne seront jamais mais auraient pu être ; le silence de ce qui excède ce qui a eu, a, ou aura lieu. Autant de potentialités restées inconnues ou inexpérimentées qui signalent la fragilité et la contingence, comme la valeur et la vanité de toute existence.
43Tout ceci ne peut pas apparaître dans l’agitation d’une parole banale du « on » vouée à l’information continue, au bruit intempestif du monde, ou d’une écoute indisponible et distraite, ou encore d’un corps dispersé dans un faire. C’est dans et par l’écoute d’un silence de type transcendantal que l’expérience théâtrale naît : transcendantal parce qu’à partir de ce qui est vécu dans la relation scène-salle, survient un espace symbolique et transactionnel qui n’est pas à proprement parler matériel mais qui est tout autant réel cependant, parce qu’il vient coudre une réalité matérielle diffractée et éparpillée. C’est ainsi que le silence apparaît comme le moteur et la destinée/densité des sens dans leur possibilité. Il est le fondement d’une attitude qui, nous mettant loin du verbiage, « conduit à voir autrement58 » :
« Être à l’écoute, c’est toujours être en bordure du sens, ou dans un sens de bord et d’extrémité, et comme si le son n’était précisément rien d’autre que ce bord, cette frange ou cette marge – du moins le son musicalement écouté, c’est-à-dire recueilli et scruté pour lui-même, non pas cependant comme phénomène acoustique (ou pas seulement) mais comme sens résonant, sens dont le sensé est censé se trouver dans la résonance, et ne se trouver qu’en elle59. »
44Ces résonances diffusent leur écho plus encore dans l’ombre et la nuit dont bénéficie l’expérience confuse du silence. Avec Dominique Bruguière, créatrice lumière, Régy développera cet aspect, construisant des espaces lumineux situés entre rêve et réalité, à l’intérieur desquels les corps des acteurs se transforment en ombre d’eux-mêmes. Ces procédés participent de ce que Régy appelle un processus de « déréalisation » où la perception est floutée et dont l’objectif est de créer une percée de l’imaginaire : « Plus on développe quelque chose qui ne se voit pas, ou se voit à peine, plus l’imaginaire peut développer des visions mais ce sont des visions imaginaires. Non des visions représentées60. » Le traitement scénique de la lumière trouble nos perceptions habituelles, nous désengage du modèle de l’imitation et accompagne sur le chemin du silence, silence de l’étonnement d’abord, silence créatif ensuite :
« Un des aspects de la lumière, c’est qu’elle relie les choses ensemble. Elle dépend de tout mais tout dépend d’elle. Elle est, à la fois, visible et impalpable. Il est de sa nature de conduire au-delà des limites. Elle participe au grand mouvement d’apparition et de disparition. Elle est, si le doute la fait poudreuse, chemin de l’infini61. »
45Dans le spectacle de Régy, Brume de dieu, l’acteur Laurent Cazanave apparaît dans une lueur qui ne permet pas au spectateur de distinguer son corps. C’est une ombre dont les contours se mélangent à la nuit et dont on ne sait pas très bien si elle est le corps matériel de l’acteur ou son reflet, voire une marionnette. Ce n’est qu’imperceptiblement, et sans véritable conscience du moment où cela se produit, que le corps apparaît. L’incertitude perceptive dans le voir détourne d’un premier étonnement et plonge dans une écoute profonde où les variations entre silences et paroles ne se font plus sentir. Dans Brume de dieu, qui dure environ une heure et trente minutes, « [i]l y a […] à peu près une heure de théâtre sans texte. Et à peine une demi-heure de texte62 ». De cela, le spectateur ne s’en rend pas compte : le glissement a opéré.
46Plus que des effets de significations articulées et conceptuelles, ce sont d’abord des rapports appelés à se différencier qui constituent l’élément central de l’expérience théâtrale dans le silence. Le langage au théâtre ne dit pas ce que sont ou doivent être les choses (situations, personnages, intrigues, idées et valeurs), même s’il raconte aussi des histoires, il met en évidence et interroge des rapports, des rapports au monde, à soi-même, à l’autre, à la nature, qui passent par un lien essentiel avec la langue. Les réverbérations infinies du langage sur lui-même sont autant de mouvements critiques qui se réalisent sur plusieurs fronts à la fois : la sensibilité, l’imagination, la cognition. C’est ici que se joue l’événement de l’expérience, sur ce terrain critique pluriel qui engage l’être humain dans toute sa complexité et son unité.
La lenteur
47Dans un monde où les formes de vie, de communication et de déplacement se sont accélérées de façon exponentielle63, où les injonctions à la consommation sont légion, la lenteur a été, elle aussi, souvent dépréciée et jugée sévèrement. L’œil ordinaire de l’homme moderne y voit un négatif : la lenteur est perçue comme une absence de rapidité, de vivacité, de célérité. La personne lente ne sait pas prendre de décision, manque d’efficacité, de perspicacité, d’intelligence. Elle reste engourdie et pétrifiée dans ses atermoiements et on la soupçonne parfois de stupidité. Prendre son temps, s’installer dans la durée est compris comme une autre manière de perdre son temps, inutilement, loin de toute productivité. Lieu de la nonchalance, signe d’une absence de courage ou d’ambition, la lenteur semble défier les commandements à la réussite sociale et professionnelle comme à l’accomplissement d’un soi resté en friche. Mais ici encore, il convient de sortir de ces représentations sociales et culturelles pour tenter de dégager d’autres modalités et usages de la lenteur. Car si la lenteur, considérée de façon absolue, peut revêtir des dangers et des aspects négatifs, en revanche lorsqu’elle est pensée sous d’autres aspects et en particulier dans ses rapports dynamiques avec la rapidité, le passage64 ou encore avec ce qui surgit dans l’événement, elle devient un élément indispensable de l’expérience.
48Au théâtre, la lenteur, alliée du silence, met, elle aussi, dans une disposition d’accueil et d’hospitalité de ce qui arrive. Selon Catherine Naugrette, en effet, « [a]dopter la lenteur revient […] à abstraire le temps théâtral du temps du monde, à le situer à contre-courant d’un univers qui obéit désormais au rythme d’une “mobilisation infinie”65 ». Dans la lenteur, cette mobilisation de soi et d’autrui est suspendue pour une disposition pour. Il existe donc bien un « bon usage de la lenteur66 ». Ces usages de la lenteur au théâtre encouragent à inventer une alternative au « style panique67 » de certaines œuvres d’art, lequel renvoie au mode de vie moderne frénétique oublieux des véritables causes ou raisons de la « peine » ou « souffrance » que l’on attribue à ce vivre. Comment opère alors une lenteur productrice d’effets et créatrice de valeur ? La lenteur rend disponible à l’accueil de l’événement parce qu’elle est le rythme de la rêverie, de la flânerie ou encore de la dérive à travers lesquelles il est possible d’être attentif à ce qui nous entoure ou à ce qui vit en soi, d’être à l’écoute de tout ce qui aurait pu sans elle rester inaperçu. Cette vigilance accordée aux processus de la durée permet de questionner notre environnement dans ses usages et significations. Dans la lenteur, nous sommes dégagés de l’urgence de l’acte, d’une urgence qui ferme les autres possibilités que celles que nous sommes en train de remplir et nous empêche de prendre de la distance par rapport à ce que nous vivons. La pratique de la lenteur équivaut à une mise en retrait par rapport à une agitation quotidienne. Elle est, elle aussi, une forme relative de passivité par laquelle nous sommes prêts à recevoir ce qui provient soit de l’extérieur, soit d’une vie intérieure.
49Paradoxalement, c’est sur fond de ce rythme lent de l’existence que l’événement advient véritablement, puisque pour que son avènement soit aussi ex-pér-ience, et n’en reste pas à son état de fulgurance, il doit pouvoir prendre le temps de sa manifestation et de son déploiement. Dans la lenteur, nous faisons ainsi l’expérience floue du mélange des temps, de leur discordance et nous les éprouvons dans leurs étirements. Elle apparaît comme un rythme nécessaire à notre expérience du temps lui-même, en venant rappeler que « le temps est passage et durée » tout à la fois. Comme le souligne Pierre-Henry Frangne, le sens de la lenteur réside dans le travail de la mémoire, qui « transform[e] notre esprit en une sorte de palimpseste68 ». L’expérience de la lenteur au théâtre amplifie et intensifie les jeux de l’anachronisme, épaissit l’instant présent d’une myriade d’images, d’impressions et de sensations. Et si les rythmes du jeu au théâtre sont rapides, cela importe peu, car la lenteur pourra se loger ailleurs : dans le processus de création qui a précédé, dans la reprise de l’expérience de la répétition ou de la représentation.
50Comme pour les potentialités du silence, Régy est probablement le metteur en scène qui a le plus profondément pris en charge ce rythme de la lenteur au théâtre. Il en a fait un élément de son esthétique en la mettant en scène dans ce qu’il appelle un travail sur le « ralenti ». La technique du ralenti consiste pour un acteur à articuler son texte de la façon la plus lente possible en laissant entre les mots, voire entre les syllabes, des temps de silence. Cette forme énonciative heurte littéralement l’oreille car la parole de l’acteur y est perçue comme scindée, discontinue, disruptive tout en s’inscrivant dans une durée extensive. Ce travail sur la lenteur éloigne la diction d’une tonalité naturelle et dans un même mouvement met de côté la charge affective qu’un texte pourrait contenir. L’énonciation devient plus neutre. Les mots sont dits et entendus pour eux-mêmes, dans leur sonorité propre, et non pas dans les émotions ou les affections qu’ils pourraient receler ou produire. Grâce à la lenteur, une autre langue, qui n’est pas celle du récit ou de l’intrigue, qui ni ne connote ni ne dénote, émerge. Cette manière de dire confère une étrangeté au texte en jouant sur les rythmes, les longueurs, les allitérations. Elle rappelle à la fois l’acte d’écriture par lequel le texte est né et son caractère neuf. Cette lenteur dans le théâtre de Régy s’exprime également au travers des déplacements des corps des acteurs. Leurs mouvements sont ralentis, quasiment imperceptibles. Ils sont au bord de l’immobilité. Loin de toute agitation, l’acteur n’illustre pas ce qu’il dit, ni au travers d’intonations, ni au travers d’attitudes physiques qui correspondraient aux techniques du corps social. Pendant que l’acteur invente des manières de dire, le spectateur éprouve de nouvelles perceptions. Ce glissement dans la lenteur et l’immobilité institue l’acteur et le spectateur comme producteurs sur fond d’incertitude et de doute. Le nouvel acteur est celui qui ne dit pas ce que le spectateur doit voir ou entendre et qui invente des chemins pour parvenir à cette neutralité. Le nouveau spectateur est celui qui forme son propre récit de ce qu’il entend et voit. Dans le silence et la lenteur se développent ainsi des paysages d’une richesse infinie. En faisant de la lenteur un élément de sa dramaturgie, Régy « s’attach[e] [aux] constituants essentiels69 » du théâtre et renforce ses processus et ses pouvoirs.
51La lenteur a cependant d’autres attributs en réserve. L’événement surgit dans nos vies en y introduisant une charge d’avenir. Aussi contradictoire que cela puisse paraître, il ne s’oppose pas en ce sens au processus. Une fois engagé, il se prolonge dans des transformations qui trouvent leurs prolongements dans une certaine lenteur. C’est ce qui se produit lors de la mort d’un proche : celle-ci constitue un événement au moment de la rupture avec la vie. Mais ces faits – la disparition et le choc – ne sont pas encore des événements au sens événemential. Ils le deviennent dans les ondes qu’ils répercutent, où se mélangent un sentiment persistant et profond de l’absence et un temps long du deuil et de la reconstruction. Au cœur de ce processus, qui trouve son origine dans l’événement de la mort, une autre vie se trame. La lenteur est donc non seulement une condition d’accueil de l’événement, mais aussi la condition d’une hospitalité pour l’événement et son devenir. Trop de rapidité ferait manquer le processus ouvert par la rupture et constitue un risque pour celui-ci de s’effondrer au moment même de son advenue, laissant inachevé son travail de transformation. La lenteur apparaît ainsi comme la condition d’un engagement dans l’événement, nous plaçant face à des choix et des responsabilités. Par elle, il est possible de devenir l’hôte de soi-même en accueillant les images et les sens qui se forment dans la relation théâtrale, pas seulement au moment du jeu mais dans tous ses prolongements dans la vie. Grâce à la lenteur, l’expérience de l’art théâtral peut s’instituer comme une ex-pér-ience, en tant qu’installation d’une rencontre au cœur d’une existence, appelée à se remodeler. Par conséquent, dans la lenteur, c’est aussi une disponibilité pour et une hospitalité pour un autre soi qui advient. Cette idée rejoint les mouvements historiques du théâtre :
« D’une certaine manière, ces dernières années, ce qu’a opéré le théâtre, c’est un renversement entre des formes théâtrales dévolues à la reconnaissance de soi et un art du théâtre qui invite au déploiement de soi. C’est-à-dire, à proprement parler, à un retour sur soi où la rencontre avec l’œuvre d’art est désormais, un entretien de soi avec l’œuvre70. »
52C’est aussi ce que souhaite Régy qui voit dans les usages du silence et de la lenteur des moyens d’être placé au plus près de soi : « Je pense que le silence comme toutes les formes de passivité est extrêmement créateur, positif, énergétique, comme l’immobilité : ça crée énormément de force et ça crée une écoute de nous-même qui permet d’être face à nous-même71. »
L’arabesque, un modèle de contrariété pour le théâtre
53Pour que l’expérience de l’art théâtral fasse événement et devienne une ex-pér-ience, certaines conditions, qui ne sont encore une fois pas des causes, doivent être réunies. Ces conditions que sont la disponibilité, l’hospitalité, le silence et la lenteur favorisent tout à la fois la déprise du soi dans son rapport à lui-même et quant aux injonctions de pensées, de croyances, d’idées, d’imaginaires, de représentations, d’attitudes données par le monde social et ordinaire dans lequel ce soi s’insère. Elles sont aussi les conditions d’un accueil. Il s’agit bien alors dans l’activation de ces conditions de faire l’expérience d’une étrangéisation du soi et de son horizon habituel.
54Ce qui est remarquable dans le passage du temps horizontal des faits intramondains que sont la répétition et la représentation à un temps vertical de l’événement théâtral, c’est la façon dont les contradictions qui animent nos existences s’y maintiennent et y déplient toutes leurs potentialités. Ce « maintien de la contradiction dans la contradiction », Pierre-Henry Frangne en a fait un élément essentiel de l’arabesque. Qu’en est-il ? Processus et événement marchent ensemble : il n’existe pas de processus de création qui correspondrait aux temps des répétitions et qui anticiperait la représentation et l’événement que serait la réception. Processus et événement sont mêlés en même temps que leur distinction est préservée. De cela, il résulte que les acteurs comme les spectateurs peuvent être dits « acteurs », au sens large cette fois, par leur engagement dans les processus artistiques et esthétiques. Ils s’exposent et agissent, sans pour autant perdre leur place spécifique dans le jeu du théâtre. De même, les acteurs comme les spectateurs font preuve d’une certaine passivité dans l’exercice de ce jeu, au sens où ils s’accordent à ne plus en être tout à fait les maîtres. Les uns comme les autres se laissent investir, sous le mode paradoxal d’un oubli chargé de mémoires, par des temps et des espaces pluriels et consentent à se rendre atteignables, à se laisser toucher, interpeller par ce qui arrive sous le mode de l’éventualité. Le maintien de ces tensions dans l’expérience montre que toute chose demeure souterrainement travaillée par son contraire. C’est cette contrariété persistante qui anime nos existences que le théâtre rend sensible pour notre plus grand plaisir. Ces tensions théâtrales ont des effets dramatiques, au sens de mise en crise, en ce qu’elles ont le pouvoir de déstabiliser notre compréhension du monde et de nous-même. C’est ici qu’interviennent les deux autres aspects de l’arabesque que Pierre-Henry Frangne a soulignés : sa dimension critique et son modèle musical. Comment s’exercent-ils dans l’expérience du théâtre ? C’est le rayonnement de cette dernière dans nos vies que je souhaite désormais analyser. Si l’expérience s’accomplit sous forme d’anonymat, l’événement qu’elle peut constituer, lui, s’adresse à quelqu’un qui en sera durablement affecté.
Notes de bas de page
1 Butel Yannick, « De la langue amère à la langue de terre », in Christophe Bident et Yannick Butel (dir.), Incertains regards. Cahiers dramatiques, n° 2 : « Le théâtre pense, certes, mais quoi, comment et où ? », 2015, p. 105-112.
2 Romano Claude, L’Événement et le Monde, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Épiméthée », 1998, p. 41. Cet ouvrage sera désormais signalé par les initiales EM.
3 Ibid., p. 47, souligné par l’auteur.
4 Ibid., p. 44, souligné par l’auteur.
5 Ibid., p. 55, souligné par l’auteur.
6 Derrida Jacques, Sur parole. Instantanés philosophiques, Paris, Éd. de l’Aube, 1999, p. 49.
7 Romano Claude, L’Événement et le Temps, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Épiméthée », 1999, p. 169. Cet ouvrage sera désormais signalé par les initiales ET.
8 Romano Claude, EM, op. cit., p. 58, souligné par l’auteur.
9 Leclerc Josée, Quand l’image s’écrit. Figures de l’atteinte dans le témoignage d’artistes, Montréal, Liber, coll. « Voix psychanalytique », 2012.
10 Romano Claude, EM, op. cit., p. 67.
11 Sur l’expérience des ruptures, voir Marin Claire, Rupture(s), Paris, L’Observatoire, coll. « La Relève », 2019.
12 Quéré Louis, « Entre fait et sens, la dualité de l’événement », Réseaux, n° 139, 2006/5, p. 183-218.
13 Romano Claude, EM, op. cit., p. 195.
14 Ibid., p. 196.
15 Baldine Saint Girons a montré ce qu’il y a de périlleux dans l’« acte esthétique ». Elle a identifié cinq risques : le risque d’halluciner, de mystifier, de s’engloutir, de se dissoudre, de s’effacer. Ces dangers que traverse l’ipséité sont liés au travail qui se met à l’œuvre dans l’expérience (Saint Girons Baldine, L’Acte esthétique, op. cit.).
16 Cette expression est empruntée à l’essai d’Annie Le Brun, Du trop de réalité, où l’auteur montre et dénonce de façon convaincante les différents processus par lesquels l’imaginaire et le rêve s’atrophient face à une réalité brute. Voir Le Brun Annie, Du trop de réalité, Paris, Folio, coll. « Folio Essais », 2004.
17 Marcel Gabriel, Homo viator, Paris, Montaigne, 1944.
18 Ibid., p. 31.
19 Habachi René, Trois itinéraires…. un carrefour : Gabriel Marcel, Maurice Zundel et Pierre Teilhard de Chardin, Québec, Presses de l’université Laval, coll. « Bibliothèque philosophique », 1983, p. 22.
20 Anderson Joel, « Directeur vs metteur en scène : interviews with Stanislas Nordey and Brigitte Jaques », Contemporary Theatre Review, n° 3, vol. 13, 2003, p. 47-55, p. 50 : « Prenons un jour normal : si je suis en répétition, et que je suis également le directeur de la structure, je ne vais pas répéter de la même façon si j’ai passé ma matinée à la maison à feuilleter des livres d’art, et que j’arrive en répétition à deux heures de l’après-midi avec ces images en tête ou si – comme directeur de l’institution – j’ai passé la matinée en réunion avec les délégués du personnel du théâtre qui veulent que j’augmente la couverture santé des employés. Je n’arriverai clairement pas à la répétition dans le même état ! » (ma traduction)
21 Ibid., p. 54 : « La différence est dans la qualité de mon travail. C’est toujours intéressant pour les artistes de ne pas répéter dans le lieu où ils vivent » (ma traduction).
22 Régy Claude, Espaces perdus, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 1998 (1991), p. 68.
23 Marcel Gabriel, Être et avoir, Paris, Montaigne, 1935, p. 105, souligné par l’auteur.
24 Romano Claude, ET, op. cit., p. 237.
25 Marcel Gabriel, Homo Viator, op. cit., p. 31.
26 Romano Claude, ET, op. cit., p. 227.
27 Marcel Gabriel, Homo Viator, op. cit., p. 28.
28 Ibid., p. 18.
29 L’équipe artistique a été accueillie dans le cadre du French Theater Festival « Seuls en scène » de l’université de Princeton (NJ/USA) dirigé par Florent Masse.
30 Nicolas Bouchaud est un acteur français. Il a fait ses débuts avec le Groupe Tchang sous la direction de Didier-Georges Gabily. Outre de nombreux autres projets, Nicolas Bouchaud apparaît dans la plupart des créations de Jean-François Sivadier. Il est artiste associé au Théâtre national de Strasbourg.
31 Voir Bailly Jean-Christophe, « La convocation théâtrale », Lignes, Hazan, n° 22, vol. 2, 1994, p. 76-83.
32 Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 229 : « [La parole parlante] est celle dans laquelle l’intention significative se trouve à l’état naissant. Ici, l’existence se polarise dans un certain “sens” qui ne peut être défini par aucun objet naturel, c’est au-delà de l’être qu’elle cherche à se rejoindre et c’est pourquoi elle crée la parole comme appui empirique de son propre non-être. La parole est l’excès de notre existence sur l’être naturel. » C’est cet excès qu’une parole parlante fait entendre.
33 Derrida Jacques, Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre De L’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, 1997, p. 51.
34 Derrida Jacques, Sur parole, op. cit., p. 65.
35 Derrida Jacques, De L’hospitalité, op. cit., p. 121.
36 Rosello Mireille, Postcolonial Hospitality. The Immigrant as Guest, California, Stanford, Stanford University Press, 2001, p. 210. « La pré-condition même de l’hospitalité requiert que, d’une certaine façon, à la fois l’hôte et l’invité acceptent, de manières différentes, la possibilité inconfortable et parfois douloureuse d’être changé l’un par l’autre » (ma traduction).
37 Derrida Jacques, Sur Parole, op. cit., p. 65.
38 Arènes Jacques, « Entre deux silences », Études, « Le silence », t. CCCCXIV, n° 3, 2011, p. 377-386, p. 380.
39 Pour une histoire culturelle du silence en littérature théâtrale, voir Rykner Arnaud, L’envers du théâtre. Dramaturgie du silence de l’âge classique à Maeterlinck, Paris, Librairie José Corti, 1996 et l’article « Silence », in Arnaud Rykner, Les mots du théâtre, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2010.
40 Parret Herman, La voix et son temps, Bruxelles, De Boeck Université, 2002, p. 83.
41 Cette place accordée au silence a été exploitée et travaillée par de nombreux auteurs au xxe siècle : Samuel Beckett, Nathalie Sarraute, Margueritte Duras, Harold Pinter, Peter Handke, Botho Strauss, Jon Fosse.
42 Stanislas Nordey a créé la mise en scène du texte de Peter Handke Par les villages (1981) pour l’édition 2013 du Festival d’Avignon.
43 L’article sur la mise en scène de Par les villages de Stanislas Nordey par Yannick Butel montre comment les potentialités créatrices du silence prennent forme dans l’expérience de l’écriture critique (Butel Yannick, « Par les villages de Nordey : frères et sœur », L’Insensé. Scènes contemporaines. Site de critiques sur les arts de la scène, 2013, [http://insense-scenes.net/spip.php?article95]).
44 Féral Josette, « Moving Across Languges. The Transparency of the Text : The Contemporary Writing for the Stage », Yale French Studies, New Haven, Yale University Press, 2007, p. 50-67 : « L’aspect dramaturgique ne peut être considéré isolément par rapport à l’aspect scénique, et ce dernier ne peut être examiné en l’absence du dramaturgique, car cette réflexion croisée – du metteur en scène sur le texte et de l’auteur sur la performance théâtrale – est la source, d’un côté, du style de la performance et, de l’autre, du style d’écriture » (ma traduction).
45 Beckett Samuel, L’Innommable, Paris, Éd. de Minuit, 2004 (1953).
46 Deutsch Claire, « Entretien avec Jean-Quentin Châtelain, Lausanne 21 novembre 2009 », in Une traversée d’Ode Maritime : la place du silence, mémoire de fin d’étude, Haute École de théâtre de Suisse romande, La Manufacture, [http://www.hetsr.ch/upload/file/D_Deutsch_Claire_rech_04_10.pdf].
47 Certains auteurs accentueront ces espaces vides de façon artificielle dans la présentation de leurs textes. Claude Régy a choisi ce mode de présentation troué dans ses derniers ouvrages. Le livre Dans le désordre admet des espaces blancs de grandeur plus ou moins prononcée, laissant apparaître des pages pleines et d’autres presque vides où figure une phrase ou une citation isolée (Régy Claude, Dans le désordre, Arles, Actes Sud, coll. « Le temps du théâtre », 2011, p. 161).
48 Jean-François Sivadier est metteur en scène, acteur et auteur contemporain français. Comme Nicolas Bouchaud, il faisait partie du groupe Tchang dirigé par Didier-Georges Gabily dans les années 1990. Il est reconnu pour proposer un théâtre populaire.
49 Derrida convoque cette notion dans le cadre d’une réflexion sur les limites et les impossibilités de toute traduction, incapable de passer le corps d’une langue dans une autre (Derrida Jacques, L’Écriture et la Différence, op. cit., p. 312).
50 Berman Antoine, La Traduction et La lettre ou l’Auberge du lointain, Paris, Seuil, 1999, p. 69.
51 Abiteboul Olivier, « Le silence pour la parole », in Maurice Abiteboul (dir.), La parole, le silence et le cri au théâtre, Théâtre du monde, cahier n° 11, Avignon, université d’Avignon, 2001, p. 313-316.
52 Fosse Jon, programme de Nammet (le Nom), pièce créée à la Scène nationale de Bergen, 27 mai 1995, trad. Terje Sinding, [http://fitheatre.free.fr/gens/Fosse/Quelquunvavenir.htm].
53 Deutsch Claire, « Entretien avec Claude Régy, Lausanne 21 novembre 2009 », in Claire Deutsch, Une traversée d’Ode Maritime : la place du silence, mémoire de fin d’étude, Haute École de théâtre de Suisse romande, La Manufacture, [http://www.hetsr.ch/upload/file/D_Deutsch_Claire_rech_04_10.pdf].
54 Régy Claude, Espaces perdus, op. cit., p. 85.
55 Précisons que le passage vers un espace mental est également favorisé par des dispositifs scéniques spécifiques chez Régy. D’autres éléments que les conditions que nous identifions agissent dans le sens d’un large espacement. Parmi eux, Régy développe un espace théâtral englobant acteurs-spectateurs qui viendrait « supprimer toute rupture entre salle et scène ». À cela s’ajoutent un espace frontal, marqué par une profondeur scénique importante et un espace « dématérialisé », où le plateau s’est au fur et à mesure vidé de ses objets et de son mobilier pour ne laisser que quelques éléments sans ambition illustrative. Pour faire de ce dispositif un espace englobant, la lumière y est également essentielle. Voir Guinebault-Szlamowicz Chantal, « À la recherche de l’espace mental », in Marie-Madeleine Mervant-Roux (dir.), Claude Régy. Les voies de la création théâtrale, Éd. du CNRS, coll. « Arts du spectacle », 2008, p. 24-51.
56 Deutsch Claire, « Entretien avec Claude Régy », op. cit.
57 Régy Claude, Espaces perdus, op. cit., p. 115.
58 Butel Yannick, Regard critique. Écrire sur le théâtre, op. cit., p. 22.
59 Nancy Jean-Luc, À l’écoute, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2002, p. 21.
60 Régy Claude, Dans le désordre, op. cit., p. 184.
61 Régy Claude, L’État d’incertitude, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2002, p. 36.
62 Régy Claude, Dans le désordre, loc. cit.
63 Voir Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, trad. Thomas Chaumont, Paris, La Découverte, 2012 (2010).
64 C’est ce que Pierre-Henry Frangne propose de faire dans une allocution datant de 2000 portant sur la lenteur. Frangne Pierre-Henry, « Penser la lenteur », texte dit à la journée rennaise de la psychiatrie (2000), [http://pierre.campion2.free.fr/frangne_lenteur.htm].
65 Naugrette Catherine, « Pour une métaphysique de la lenteur », in Marie-Madeleine Mervant-Roux (dir.), Claude Régy. Les voies de la création théâtrale, Éd. du CNRS, coll. « Arts du spectacle », 2008, p. 124-131. Expression qui renvoie au livre de Peter Sloterdijk, La Mobilisation infinie. Vers une critique de la cinétique politique, trad. Hans Hildebrand, Paris, Christian Bourgois, 2000.
66 Sansot Pierre, Du bon usage de la lenteur, Paris, Payot & Rivages, coll. « Manuels Payot », 1998, p. 12 : « La lenteur ne signifie pas l’incapacité d’adopter une cadence plus rapide. Elle se reconnaît à la volonté de ne pas brusquer le temps, de ne pas se laisser bousculer par lui, mais aussi d’augmenter notre capacité d’accueillir le monde et de ne pas nous oublier en chemin. »
67 Expression empruntée à Peter Sloterdijk dans La Mobilisation infinie, op. cit., p. 26 ; cité par Naugrette Catherine, « Pour une métaphysique de la lenteur », art. cité, p. 127.
68 Frangne Pierre-Henry, « Penser la lenteur », art. cité.
69 Biet Christian et Triau Christophe, Qu’est-ce que le théâtre ?, op. cit., p. 822.
70 Butel Yannick, Regard critique. Écrire sur le théâtre, op. cit., p. 101.
71 Régy Claude, in Alexandre Barry, Par les abîmes, documentaire de 26 min avec Claude Régy, production ARTE/PA Boutang online productions, 2003, [http://www.alexandrebarryfilms.com/filmabimes.html], 7 min 38, consulté le 27 décembre 2015.
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Le théâtre et la vie
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