Chapitre III. Le temps horizontal de l’expérience théâtrale
p. 117-149
Texte intégral
1La pratique de l’art théâtral, et plus largement celle de l’art, articule processus et actes, continuité et événement, temps horizontal et temps vertical. Le temps horizontal correspond au temps qui ne cesse pas de passer et dont on peut prendre la mesure en le pensant au travers de ses modalités que sont le passé, le présent et le futur, avec cette idée qu’il est continûment travaillé par un anachronisme. L’insaisissable fuite en avant du temps est également rythmée par des jaillissements de temps suspendus, des éclats de césure, qui rompent et réorientent cette horizontalité par la verticalité d’un surgissement qui n’a pu et ne pouvait être anticipé. La coexistence de ces temps horizontal et vertical au sein d’une même expérience théâtrale est possible grâce à la présence du corps de l’acteur et de l’intentionnalité qui y est en jeu. Pour autant, comment ces deux temporalités fonctionnent-elles au théâtre ?
2Pour comprendre le temps horizontal de l’expérience théâtrale, je m’intéresserai à plusieurs mises en scène de Stanislas Nordey, et plus particulièrement celle des Justes d’Albert Camus, en 2010, d’une part, et celle de Living !, construit autour du célèbre « Living Theater » américain, en 2012, d’autre part. Les Justes et Living ! occupent une place spécifique au sein du parcours du metteur en scène, tout en étant caractéristiques de sa démarche. Elles sont toutes les deux emblématiques parce que Nordey y développe un travail sur la parole qu’il mène depuis le début de sa carrière. La mise en scène des Justes a une spécificité au sens où elle est une création de maturité. Elle s’appuie sur un jeu d’acteur dont le geste est éprouvé et pleinement affirmé si bien qu’elle apparaît comme le couronnement d’une esthétique que le metteur en scène déploie depuis plusieurs années. Quant au projet Living !, il tient sa singularité à la fois à sa nature et au déplacement dont il est le lieu. Ce spectacle s’inscrit dans le projet de sortie de la promotion 2009 de l’école du Théâtre national de Bretagne, dont Nordey a été le responsable de 2000 à 2012. L’artiste a toujours souligné sa passion et son désir de transmission1. Une des raisons de cet intérêt réside dans son souci de renouvellement au contact de l’élève, de l’apprenant, qui pousse le metteur en scène à se déplacer. Le travail de laboratoire mené au sein des écoles d’art apparaît pour Nordey comme un espace de respiration au profit d’une régénération créative. La mise en scène de Living ! se situe ainsi à l’intersection de la transmission et d’une production professionnelle. Or c’est dans ce contexte à la lisière d’un système de production théâtrale classique que Nordey s’essaie à une pratique qui est celle de la composition ou du montage de textes. Cette pratique inaugure un nouveau rapport à son art, qu’il qualifie lui-même de « tournant2 » dans son parcours.
Des projets de théâtre à la croisée des histoires
3Le choix d’un texte est primordial pour Nordey. C’est ce qui impulse l’ensemble d’un projet, qui donne le coup d’envoi et détermine le processus. Ce choix se pense comme un acte dont la teneur est politique – celui d’un artiste en première personne. Le metteur en scène présente en effet son théâtre comme un « théâtre du dire3 », un théâtre de la poésie, ou encore un « théâtre de la parole » comme il aime à le nommer en référence à Pier Paolo Pasolini4. Toute son attention est orientée vers les mots, voire les phonèmes, érigés en matière première du travail d’artiste de théâtre. Les autres éléments de la création sont mis au service de l’élément textuel autour duquel s’articule l’ensemble du processus. Scénographies, lumières, costumes, musiques, acteurs s’agrègent pour créer les conditions d’un espace d’énonciation et d’écoute favorable à la circulation des mots. Partant, aucun choix de texte n’est fortuit, ni le résultat des seules circonstances. Il est au contraire réfléchi en amont et attend patiemment son moment d’éclosion, à savoir « la bonne situation5 » où il pourra être à la fois pris en charge par une équipe et par les spectateurs dans un lieu qui convient, lors d’un temps – le sien et celui de la société dans son ensemble – favorable.
4Cette centralité du texte, Nordey en a fait sa marque de fabrique, conjointement avec l’ultra-contemporain. Si, surtout au début de sa carrière, il a en effet pu puiser dans le répertoire classique6, ses mises en scène se concentrent sur les auteurs vivants ou ceux des années 1980-19907. Il y a bien, dans son parcours, quelques rares aventures artistiques autour d’un répertoire des deux premiers tiers du xxe siècle8, mais elles constituent des exceptions. À cet égard, le choix opéré par Nordey de mettre en scène Albert Camus, Judith Malina et Julian Beck, peut surprendre. Comment expliquer ce pas de côté au sein d’une trajectoire résolument tournée vers un théâtre du contemporain ?
5Le désir premier de ces deux projets est de réactualiser des écritures qui sont tombées, si l’on en croit le metteur en scène, injustement dans l’oubli, voire qui ont été en quelque sorte mises au rebut. Camus est longtemps resté dans l’ombre d’auteurs plus marquants de l’histoire littéraire et philosophique, comme Jean-Paul Sartre par exemple9. Son œuvre, bien que reconnue, a été considérée comme relativement mineure puisqu’elle ne proposait pas de système philosophique ferme et clairement énoncé. Les textes de Judith Malina et Julian Beck sont pour leur part devenus presque confidentiels10. L’expérience de théâtre dont ils sont les acteurs et les témoins a été rejetée, aussi bien par les artistes que par les chercheurs français, comme étant hors d’intérêt et anecdotique, rattachée tout au plus au folklore hippie de ces années de contestation. Pour preuve, leurs ouvrages sont nombreux à être épuisés et non réédités. Cet oubli, d’après le metteur en scène, s’explique par des enjeux de pouvoir : la pensée et les pratiques du Living Theatre11 gênaient jusqu’ici les artistes qui monopolisaient la charge des institutions théâtrales et n’entendaient ni la partager, ni remettre en cause un contexte qui leur était favorable. En se constituant comme le « passeur » de paroles qui n’ont pas trouvé l’écho qu’elles méritaient, Nordey maintient sa ligne de mire qui est celle d’un découvreur de textes, que ceux-ci soient nouvellement écrits ou presque ignorés, à dessein ou non, du public. Pour Les Justes comme pour les textes du Living, le choix était donc d’abord lié au désir de reenactment d’une écriture.
6Mais ce n’est pas tout. Camus est marqué par les grands bouleversements géopolitiques mondiaux du xxe siècle européen : la révolution Russe, la guerre froide, les deux guerres mondiales, la décolonisation et la guerre d’Algérie. Malina et Beck sont quant à eux des figures marquantes de l’avant-garde théâtrale d’après-guerre, concernée par les mouvements de contestation et de revendication américains contre la guerre du Vietnam et en faveur des droits civiques pour les Noirs américains, les femmes et d’autres minorités. Autant d’éléments qui renvoient à des configurations historiques importantes, et dont la charge politique peut être aisément réactivée dans un contexte post-colonial et de retour de la radicalité – pas seulement religieuse – en Occident. La question posée par le Camus des Justes, et dans une certaine mesure par le Living Theater est celle des moyens en vue d’une fin pensée comme libératrice. Tous les moyens sont-ils bons pour détruire ou réparer l’injustice ? Peut-être pas, et c’est la parole du théâtre, qui en abîme l’énonce souverainement.
7Ces éléments ont rendu la mise en scène des Justes à la fois possible et nécessaire pour Nordey. Cette dernière s’inscrit dans la continuité de celle d’Incendies de Wajdi Mouawad montée en 2008, deux projets « cousins » d’après Nordey. Lors de la création d’Incendies, l’artiste redécouvre le texte de Camus qui trouve comme point de jonction avec celui de Mouawad la question de la légitimité de l’usage de la violence à des fins politiques. Les Justes raconte l’histoire d’un groupe terroriste rassemblé en 1905 pour organiser un attentat contre le grand-duc de Russie, oncle du Tsar, gouverneur général de Moscou et symbole de l’oppression politique, afin de fragiliser et provoquer la chute d’un pouvoir despotique. Incendies se déroule sur fond d’une sombre et tragique histoire de famille vécue dans le Liban ravagé par la guerre civile (1975-1990) et la violence. Ces deux textes partent de situations politiques de l’extrême et interrogent les moyens de la lutte à des fins d’émancipation.
8Le lien entre ces deux projets imposait au metteur en scène de poursuivre la collaboration avec certains des acteurs présents pour Incendies. Il signale ainsi que l’histoire dans laquelle s’inscrit le choix de ce texte est aussi celle de ses collaborations. Cinq acteurs sont reconduits pour Les Justes, compagnons de longue date du metteur en scène. Véronique Nordey est sa mère, auprès d’elle il a acquis sa première éducation théâtrale, héritière de la méthode Stanislavski. Laurent Sauvage est un compagnon de la première heure puisqu’il a participé à la retentissante mise en scène de La Dispute de Marivaux au Festival off d’Avignon, qui a lancé le metteur en scène en 1988, et a collaboré ensuite à de nombreux spectacles signés de Nordey. Parmi ces cinq acteurs, on trouve également Raoul Fernandez, costumier depuis Splendid’s de Jean Genet en 1994, puis acteur à partir de 1998 (il a joué dans Comédies féroces de Werner Schwab). 2001 est l’année où l’on commence à voir apparaître le nom de Frédéric Leidgens dans les distributions. Enfin, Damien Gabriac, ancien élève de l’École de théâtre du TNB, revient après Incendies. Ces cinq acteurs constituent le noyau dur de l’équipe des Justes. Ils partagent le chemin théâtral de Nordey depuis des années ou en sont des héritiers. C’est aussi le cas de l’équipe de création élargie : Emmanuel Clolus (scénographie), Claire-Ingrid Cottanceau (collaboration artistique), Stéphanie Daniel (lumière), Michel Zurcher (son). Tous sont des partenaires de confiance qui ont passé l’épreuve du temps.
9À ce premier noyau, s’ajoutent cependant de nouveaux visages. Trois personnalités entrent en scène : Emmanuelle Béart dans le rôle de Dora, Wajdi Mouawad dans le rôle de Stepan et Vincent Dissez dans celui de Kaliayev, « le poète ». Nordey a rencontré Emmanuelle Béart lors de la mobilisation de soutien aux sans-papiers réfugiés dans l’Église Saint-Bernard en 1996 dans le 18e arrondissement de Paris. Wajdi Mouawad entretient une relation amicale avec Nordey qui s’est liée notamment autour de la littérature contemporaine. Quant à Vincent Dissez, Stanislas Nordey l’a rencontré au Conservatoire national supérieur d’art dramatique (CNSAD). Il a été également associé au groupe Tchang ! et a été dirigé par Didier-Georges Gabily. À travers le visage du comédien, Nordey retrouve un artiste décédé brutalement en 1996 et pour lequel il avait une profonde estime. Ces trois acteurs, Emmanuelle Béart, Wajdi Mouawad et Vincent Dissez, aux personnalités et histoires fortes, incarnent des visions différentes du monde et, dans le jeu, se mettent au service de trois attitudes morales, existentielles, philosophiques et politiques distinctes face à leur activisme révolutionnaire. Dora est mue par l’idée du devoir, mais elle vit cette nécessité de façon contradictoire car la lutte armée pour la liberté implique de renoncer à vivre l’amour qu’elle éprouve pour Kaliayev. Stepan est l’intransigeant, il est un survivant de la torture et de l’enfermement dont il a pu miraculeusement s’échapper. Il est celui qui n’évalue pas toutes les conséquences de ses actes et qui est prêt à tout pour accomplir la révolution. Il porte la violence à la fois pour l’avoir subie et pour la distribuer contre ses ennemis. Son héroïsme contient l’ambivalence d’un personnage comme Karl des Brigands de Friedrich von Schiller : à la fois naïf et cruel. Quant à Yanek, le poète, il éprouve les tensions morales liées au recours à la violence, fut-ce pour des causes justes, notamment lorsqu’il est confronté au regard innocent de l’enfant. C’est Boria, joué par Frédéric Leidgens qui assure la cohésion du groupe par-delà leurs différences dans un équilibre des plus fragiles en tant que chef de l’Organisation.
10Le noyau dur de l’équipe d’acteurs ne recoupe pas le groupe de terroristes de l’Organisation. Le choix de la distribution indique la nécessité de faire imploser le groupe ou tout au moins de déplacer les forces de l’échiquier de la création à l’image de l’acte de terrorisme de l’Organisation qui entend opérer une révolution du politique. En effet, les nouveaux venus font partie du groupe terroriste, c’est-à-dire de ceux qui feront exploser la bombe, tandis que Laurent Sauvage, dans le rôle de Skouratov, directeur du département de la police, se situe du côté du pouvoir, Raoul Fernandez incarne le bourreau opportuniste et manipulé du poète arrêté et Véronique Nordey revêt la voix de la femme et veuve du grand-duc Serge assassiné. Cette distribution manifeste la volonté du metteur en scène de réinventer sa communauté théâtrale, en y apportant des lignes d’affrontement. Dans cette perspective, elle a une valeur allégorique : faire éclater les habitudes et automatismes d’un faire et renouveler les règles d’un art.
11En outre ce sont les qualités littéraires du texte qui ont guidé le choix de ce texte. Selon Nordey, la langue y est épurée de tout ce qui lui serait inessentiel, ce qui conférerait aux dialogues une efficacité percutante et un rythme soutenu. En même temps, la profondeur et la complexité existentielle et philosophique de la situation trouvent dans ce texte un territoire fictionnel pour se rejouer. Les mots des Justes sont ainsi prêts à être proférés et scandés selon un dispositif frontal éprouvé du metteur en scène. La frontalité admet sa justification dans le dévoilement de l’extrême solitude des penseurs de plateau où chacun est indéfectiblement lié à l’autre tout en étant irrémissiblement retranché dans les affres des contradictions qu’impliquent de tels choix de vie.
12Comme pour les Justes – et les deux mises en scène sont loin d’être étrangères l’une à l’autre –, l’adaptation des écrits des fondateurs du Living Theatre s’inscrit dans un parcours théâtral, dans une histoire et dans un contexte. Tout d’abord, l’artiste a pris connaissance de ces textes à sa sortie du CNSAD (1988-1991) et ceux-ci l’ont, dit-il, toujours accompagné depuis. Il indique qu’il a particulièrement été marqué par une énumération de questions12 que Julian Beck s’adresse à lui-même et à son lecteur, lesquelles seront reprises dans le spectacle Living ! et dites par Romain Brosseau. Ces questions entretiennent un lien étroit avec le théâtre. Elles interrogent notre rapport à lui, quel que soit l’endroit où l’on se place (artiste ou spectateur), ainsi que ses enjeux politiques et existentiels. Nordey les partage et trouve leur nœud problématique dans celle-ci : « Pourquoi est-ce que je fais un théâtre difficile alors que j’aime faire plaisir aux gens13 ? » On peut suggérer, à travers cette interrogation, que l’artiste se reconnaît dans la pensée du Living Theatre. Le Living est connu pour avoir été à la recherche de nouvelles formes qui puissent annuler ou dépasser la séparation entre la vie et l’art14. À cet égard, le Living aspirait à un théâtre total, qui innerve la vie elle-même. Dans cette quête, un souci animait ses membres : celui de rester en « alerte ». Judith Malina, dans un entretien accordé à Georges Banu, dit en effet qu’ils aspiraient à « un théâtre total où on vit comme si on était au centre de la scène, en éveil15 ». À l’intérieur de cette urgence, qui est relativement commune à l’ensemble des mouvements d’avant-garde, Beck et Malina s’intéressent à la poésie, la troupe, la communauté, l’action et la création collectives, au public et à sa participation, aux différentes formes d’oppression et aux moyens de s’en libérer. Leur approche de l’artistique et de l’esthétique mêle ainsi le poétique, le politique et l’éthique. L’activité artistique de Nordey est mise en mouvement par ces domaines de pensée et d’action humaines, par leur manière d’entrer en connexion, d’être déplacées l’une par l’autre, de se mélanger l’une à l’autre. Dans leurs écrits, le metteur en scène trouve un chemin qui est celui de ses propres questionnements d’artiste. Les choisir, c’était effectuer un pas de côté pour les affronter à partir d’une situation nouvelle qui est celle du théâtre d’aujourd’hui.
13Or Nordey s’apprête à quitter la responsabilité de l’École de théâtre du TNB au moment de la création de Living ! Ce départ le projette dans son expérience de direction, aux côtés de Valérie Lang, du Théâtre Gérard-Philippe16 (TGP), dont les principes ont été exposés dans un Manifeste intitulé « Pour un théâtre citoyen » en 1998. Par ces choix de textes, il semble renouer avec une période de sa vie d’artiste où il avait eu lui-même pour ambition de faire mouvement, période qui a été occultée par le problème financier qui a touché le théâtre17. Nordey reprend ainsi des préoccupations qu’il avait provisoirement mises entre parenthèses ou abordées de façon oblique.
14À cette relative déliaison institutionnelle18, s’ajoute une période d’interrogation quant à son statut de metteur en scène « institué » et « consacré ». Ses fréquents réinvestissements du plateau par le jeu à partir des années 2010, mais aussi son sentiment déploré de s’inscrire dans une dynamique répétitive de fabrication de spectacles qui relèverait davantage de la technique et de la routine, sont deux indices d’un besoin de transformation. Aussi, la recherche de formes théâtrales ou d’autres modalités de travail est-elle d’autant plus aiguë à ce moment de sa carrière. Cette impression d’essoufflement affecte selon lui de nombreux contemporains19 et justifie la convocation d’artistes ayant traversé eux-mêmes une période de crise identitaire non réductible à une biographie personnelle mais qui engage un contexte historique, politique, économique, culturel et artistique lui-même en crise. La plongée dans les textes du Living Theatre est une manière de comprendre et de s’inspirer d’une approche de l’art qui se veut vivifiante, sans pour autant transposer ses tentatives à l’identique, qui restent de toute façon propres à une époque située, ni la regarder d’un œil nostalgique. Le Living Theatre a toujours essayé de relancer les dés en matière de théâtre, d’abord en se dissociant radicalement, dans les années 1950, du théâtre Broadway (acte qui a donné lieu au « off-Broadway ») pour défendre un théâtre de poésie, puis en se livrant à de nombreuses expérimentations pénétrant sur des territoires encore peu ou pas explorés – le Théâtre de la Cruauté d’Artaud, la performance et le happening, pour les pistes les plus évidentes. Aussi s’agit-il plutôt de comprendre les ressorts d’une capacité que Nordey qualifie de « métamorphose ». Comme le souligne Claire-Ingrid Cottanceau, collaboratrice artistique de ce projet, ces textes sont envisagés « surtout [comme] des gestes philosophiques pour trouver notre endroit d’artiste dans le monde20 ».
15Car rien n’allait de soi au départ. Le Living Theatre a interrogé la suprématie, l’autorité ou encore la sacralisation du texte par des spectacles physiques de type performatif. Cette démarche est tout à fait contraire à celle de Nordey, qui n’accorde qu’assez peu de place au corps, sinon comme instrument de la voix. Frédéric Vossier soutient qu’il n’existe aucune contradiction dans le fait d’articuler un « textocentrisme » du xxie siècle avec une forme théâtrale marquée par l’effondrement du personnage, les usages de la frontalité et de la choralité. Cependant, la conflictualité des approches est sensible entre les propositions parfois criardes émanant de corps pulsionnels du Living Theatre et la maîtrise d’un corps orienté vers une parole distincte poétiquement, articulée et travaillée, du théâtre de Nordey. Mais il ne s’agissait ni de faire du théâtre documentaire, ni de reprendre les codes théâtraux du Living Theatre.
16Par ailleurs, et selon un aspect plus formel, engager un travail dramaturgique et se faire tout à coup l’écrivain d’une composition constitue un essai inaugural pour le metteur en scène. Penser une structure, procéder à un montage d’extraits de textes, composer une partition l’« inquiète21 » et crée de l’inconfort. Mais la tension qui en ressort oriente vers un acte créateur. Nordey n’est plus seulement « passeur » ou « traducteur22 » de textes déjà fixés, il crée une trame. Ce nouvel intérêt opère un déplacement qu’il rapporte à Frédéric Vossier de la manière suivante :
« La difficulté, pour moi, sur Living !, c’était de faire un spectacle à partir d’un texte qui n’était pas écrit. Je ne l’avais jamais fait. C’était une vraie nouveauté. […] Moi qui suis habitué à respecter les textes à la virgule près, je me retrouve avec quatre livres de Julian Beck et Judith Malina. Je me dis : “Qu’est-ce qu’on fait ? Pourquoi tel montage plutôt que tel autre ?” Je me pose dans tous les sens la question du sens et de la cohérence du montage23. »
17C’est à un travail dramaturgique que s’essaie Nordey qui fait de lui un écrivain, engageant par là un rapport inédit au texte. Cette question de l’écriture se prolongera dans les mises en scène de Tristesse animal noir d’Anja Hilling (2012) et de Neuf petites filles de Sandrine Roche (2014) : deux textes qui obligent à penser non pas un agencement, comme c’est le cas pour Living !, mais un montage dans la distribution des voix qui offre un point de vue dramaturgique.
18Enfin, le metteur en scène note qu’un concours de circonstances a favorisé la création de ce spectacle. Malina a cédé les droits des textes au moment où les élèves acteurs se préparaient à sortir de l’école. Or, selon Claire-Ingrid Cottanceau, la façon dont la promotion vii avait d’être et de faire ensemble, au cours de leurs trois années de formation, résonnaient avec l’expérience collective du Living. La promotion formait un « groupe très exemplaire dans le sens de la communauté24 ». On perçoit ainsi comment se sont tissés les fils de ce projet où un contexte historique, biographique et culturel a activé le besoin ou la nécessité de se rapporter à l’expérience du Living Theatre afin de savoir « comment la parole [du Living Theatre] aujourd’hui agit encore25 ».
19Que dire à partir de cette analyse des choix de Nordey ? D’abord qu’ils sont tous deux porteurs de ses intérêts majeurs : la question de la relation au texte ; la volonté de faire (re)découvrir et d’activer une langue ou une poésie ; les enjeux esthétiques, politiques et éthiques qui leur sont liés ; le renouvellement d’une pratique artistique. Ensuite, ce sont différentes strates d’histoire qui éclairent ces choix. Le texte des Justes engage l’histoire des nations : son récit convoque celle de la Russie du début du xxe siècle ; la figure d’Albert Camus et ses engagements politiques renvoient à la Seconde Guerre mondiale, la résistance et la décolonisation, la réappropriation de la souveraineté par les pays colonisés. Ce texte porte en lui également une histoire du théâtre et de ses formes : une des mises en scène marquantes aura été celle de Paul Oettly en 1949 dans laquelle jouaient les grandes figures du théâtre français que sont Michel Bouquet, Maria Casarès et Serge Reggiani. L’histoire collective de la Compagnie Nordey rencontre les parcours professionnels et publics individuels de ses membres. Enfin, viennent s’adjoindre les histoires intimes, celles qui ne figurent pas dans les programmes de théâtre. Nordey travaille, par des détours, avec cette matière également. Lors d’un entretien avec Bernard Debroux, il signale à propos des usages de la mémoire au théâtre :
« Anatoli Vassiliev dit quelque part que l’on ne peut, à de rares exceptions près, devenir un grand acteur que quand on a soixante-dix ans, parce que tout d’un coup toutes ces couches de vie, et on pourrait ajouter de mort, de douleur, de souffrance, peuvent faire advenir une expression juste. C’est un point d’entrée très fort dans le secret des répétitions finalement. Quand on est metteur en scène, je défie quiconque de dire le contraire, on est obligé, de manière cynique parfois, de convoquer les morts des acteurs, pour essayer de leur faire comprendre que telle mort là, dans un coin de la mémoire, peut avoir une correspondance avec telle chose qui se trouve dans le parcours du personnage. Et le metteur en scène pour expliquer à l’acteur, pour trouver les mots ou les images qui vont nourrir l’acteur ou l’actrice, est obligé de reconvoquer lui-même son propre vécu et donc ses propres morts26. »
20À ces histoires qui s’entremêlent : la grande histoire, l’histoire du théâtre, les histoires individuelles et intimes s’ajoute l’histoire immémoriale des commencements de l’humanité. La chute, entrée dans le temps par un mouvement vertical descendant, à partir de laquelle langage, culture et communauté politique se sont formés ou, si l’on préfère, celle universelle du crime comme fondement ou origine du politique. Enfin, c’est l’histoire du processus de création lui-même qui donne chair au présent de la représentation.
21Living ! convoque et articule histoires individuelles et histoires collectives : l’histoire du processus de création du spectacle, les biographies encore courtes des jeunes acteurs, celles de l’équipe élargie, l’histoire du théâtre et des formes théâtrales marquées par l’expérience du Living Theatre, l’histoire en général avec ses peines, ses drames, ses injustices, ses inégalités, ses aspects tragiques, ses désastres, mais aussi ses joies, ses rebonds, ses sursauts, ses espoirs des années d’après-guerre. Les textes de Malina et Beck ont émergé dans un contexte historique, culturel, social très différent de celui de l’année 2012. Aussi, les monter aujourd’hui, sans être dans une démarche documentaire ou proprement historique, est-il une invitation à la confusion des temps et des lieux. Le fait que les acteurs soient vêtus au plateau comme dans leur quotidien constitue un indice de cette volonté de mélange et d’impureté des temps. La confusion n’a d’ailleurs pas été d’emblée évidente : il a fallu trouver des outils adéquats pour que les jeunes acteurs perçoivent en ces textes un certain écho avec leur propre actualité. Des thématiques semblaient pour certains peu abordables sans porter le risque d’un anachronisme dans le mauvais sens du terme. Les questions de la liberté sexuelle et de l’appel à la révolution comme moyen de transformer une réalité historique, par exemple, apparaissaient à beaucoup, au premier abord, comme dépassées. « Comment organiser la rencontre de l’acteur avec son texte ? » était donc une étape essentielle de ce travail. C’est une autre manière de se demander comment faire coexister des temps et des espaces hétérogènes, dans l’objectif de repenser une actualité.
22Toutes ces histoires singulières et collectives, dépendantes de temps et de lieux spécifiques, elles-mêmes traversées par des temps et lieux hétérogènes, hantent l’espace dramatique. Elles sont appelées à trouver une nouvelle formulation, augmentée d’une autre expérience qui est celle du jeu. En ce sens, une création théâtrale cristallise au présent une multiplicité de temps et d’espaces parcourus au passé qui retrouvent le chemin d’une nouvelle activation ou actualité. La représentation théâtrale est travaillée par la figure de l’autre, de la différence, voire de la différance au sens de Jacques Derrida. La démarche de Nordey ne se construit pas dans un rejet du contexte historique et politique ou de l’histoire des formes. Au contraire, le metteur en scène est sensible à l’histoire et travaille avec les histoires :
« Ce qui est important, c’est le contexte historique dans lequel nous nous inscrivons particulièrement lorsqu’il est question de mise en scène. Une mise en scène ne part pas de rien, puisque souvent, avant d’avoir été metteur en scène, nous avons été spectateurs, c’est-à-dire que nous avons été nourris ou pas à une culture27. »
23Pour compléter cette démarche archéo-généalogique et montrer comment l’empiètement des temps et des lieux dans l’art théâtral structure son expérience dans un présent à la fois unifiant (lieu d’une synthèse) et diffracté (lieu d’une ex-stase), observons la construction des mémoires des acteurs lors du travail de répétition, pour s’en faire les « chiffonniers28 ».
De la construction des mémoires dans le processus de création : les protocoles
24Se faire le chiffonnier de la mémoire, c’est admettre que l’histoire d’un processus de création ne peut se faire qu’à rebours et qu’il n’est qu’une reconstruction à partir de restes ou de « reliefs », c’est-à-dire de ce qui apparaît à la visibilité ou à l’audition. Le chiffonnier-enquêteur n’a à ce titre en sa possession que des données lacunaires dont il ne peut tirer qu’une connaissance « mutilée29 ». Que les données soient lacunaires n’est pas un problème, cela préserve du discours totalisant – voué à l’échec – et montre que le récit d’un processus de création échappe à celui qui voudrait en percer le mystère dans l’élan orgueilleux d’une volonté de savoir sans bornes. Se faire chiffonnier, c’est donc travailler avec ce qui est disponible, en acceptant les trous, en s’en jouant même, puisqu’ils sont heureux en ce qu’ils permettent d’infinies reconfigurations possibles. Aussi, le chiffonnier recueille-t-il pour faire circuler, relancer de nouvelles manières de penser une expérience. S’ouvre alors le sens dans son exemption30, dans le fait d’être détaché de toute obligation. S’exempter de sens, ce n’est pas refuser le sens, c’est renoncer à deux choses : la totalisation et le vide. C’est adopter une posture éthique de retrait : collecter sans prendre, enquêter sans dessaisir. Alors, les opérations de traduction, de l’expérience au discours, du texte à la mise en scène, en portant la trace de leur propre geste, redynamisent la valeur de ce qui est traduit, pour que la traduction puisse, à son tour, être reconduite et transformée dans et par ce « tourbillon dans le fleuve du devenir31 ».
25Le problème majeur auquel s’expose chaque création réside dans la rencontre entre l’auteur et l’acteur. Toute relation étant unique, chaque texte trouvera un chemin particulier pour déclencher cette rencontre dans le cadre d’un « protocole de travail ». Ce dernier admet des nuances selon les textes montés, les circonstances dans lesquelles ils le sont, et les acteurs. Or les protocoles mis en place pour les Justes et Living !, dans leur version propédeutique, s’affirment eux-mêmes comme construction d’une mémoire.
Documents et impressions-affections
26La rencontre entre l’écriture d’un auteur et le corps de l’acteur passe par un travail de recherche documentaire et d’archives. La collaboratrice artistique de Nordey, pour la mise en scène des Justes, a réalisé un dossier à partir d’autres textes de l’auteur, de correspondances – qu’elle a pu consulter au fonds Camus d’Aix-en-Provence – de commentaires, d’articles scientifiques, de biographies, de films, de peintures, d’interviews, qu’elle a associés à des notes personnelles. Elle a réalisé ce dossier qui avait pour ambition de dessiner un « portrait impressionniste de ce qu’[elle] ressen[t] de l’homme et de l’œuvre32 ». Il a été transmis à l’équipe. Tout un pan de ces recherches s’appuie sur des traces matérielles qui ont survécu à l’usure du temps, destinées à être visitées puis réélaborées. Elles le sont selon une subjectivité reconnue et revendiquée. Claire-Ingrid Cottanceau dit écrire à partir de ce qu’elle « ressen[t] » et non à partir d’un savoir cumulé et positif. Cet aspect affectif permet de comprendre pourquoi elle opère par touches. Elle ne trace pas une ligne interprétative des Justes mais fait affleurer des motifs qui ont ému sa sensibilité. En procédant de la sorte, elle se met en position de retrait par rapport au sens et laisse la possibilité d’interprétations multiples. À cet égard, elle répond là encore à cette exigence d’exemption de sens. Aux acteurs de frayer leur propre sentier dans ce travail d’archive et d’élaboration pour nourrir leur imaginaire, leur réflexion, leur jeu, pour s’aider à se déprendre de soi et à se laisser camper par l’autre. Les pièces du dossier ne sont par ailleurs pas assemblées une fois pour toute et selon un ordre définitif : d’autres propositions, références, textes, tableaux, travaux d’artistes, films, etc. viendront s’y adjoindre et redéfiniront l’économie de l’ensemble des documents. Pendant les répétitions, les traces matérielles ne sont donc pas exploitées de façon figée, elles sont redéployées dans le processus vital de la création. C’est de cette manière qu’elles se constituent en mémoire : en devenant vivantes, en s’incorporant au processus de création et en approvisionnant le contenant mobile de l’acteur.
27Parallèlement à ce travail d’archive, certains membres de l’équipe des Justes ont fait appel à des témoignages directs. Vincent Dissez a pris contact avec Michel Bouquet afin de recueillir son souvenir de la mise en scène de 1949 de Paul Oettly, dans laquelle il jouait le rôle de Kaliayev. C’est une manière de s’informer sur la manière dont un autre acteur a investi son rôle et a été atteint par cette rencontre. Là encore, le témoignage atteste l’existence d’une expérience singulière passée, et la transmet en provoquant un effet de ricochet. Car ce que l’autre raconte comme une atteinte de et par l’expérience artistique vient à son tour marquer l’auditeur et lui imprimer son mouvement. L’appel au témoignage implique la possibilité d’y répondre. Pour Living !, là encore, des supports documentaires ont accompagné les répétitions. Parmi eux, figuraient le film Farhenheit 481 de François Truffaut (1966), le documentaire de Pierre-Henri Magnin sur le Living Theatre, Antigone de Sophocle, Les Bonnes de Jean Genet, des écrits d’Antonin Artaud, etc. Autant d’éléments historiques qui viennent s’inscrire dans la mémoire affective de chacun.
28Les traces matérielles que sont les documents collectés sont augmentées d’autres traces : les prises de notes sont systématiques. Chaque jour de répétition et chaque représentation en font l’objet. Elles sont celles du metteur en scène et de sa collaboratrice. Les regardants consignent ce qu’ils observent du plateau : une pensée à propos du volume de la voix, de ses intonations, de son rythme, une consigne à propos de la posture du corps, une idée, une possibilité d’improvisation, une tentative chorégraphique. Elles sont celles des acteurs qui inscrivent les remarques, les retours des témoins, mais aussi leurs pensées et voyages propres au sein de l’expérience. Grâce à ces notes, il est possible de fixer provisoirement ce qui a été traversé, éprouvé, vu non pas dans l’objectif d’une conservation pour l’histoire mais pour aussitôt les faire entrer dans un processus de remaniement. Les notes sont en effet réinvesties par une reprise ou une redéfinition du travail, elles ne sont jamais abandonnées à elles-mêmes, ni n’ont pour vocation à devenir document.
29Mais, la première trace documentaire, celle à partir de laquelle tout part et vers laquelle tout converge est le texte qui est mis en scène. Cette trace porte en elle le geste de l’écrivain. La rencontre de l’acteur avec la langue de l’auteur s’instaure dans la relation avec le texte sous son aspect matériel et documentaire : le livre, le livre-document, les feuilles où sont apposés les mots. Ce document rappelle les origines mésopotamiennes de l’écriture, faisant que « par son “essence” (eidos), le geste d’écrire est un acte d’excavation, de gravure33 » dont la matérialité révèle la dimension constructive et son pouvoir d’affecter. C’est le premier liant de l’expérience parce qu’il est là, toujours présent, sous la main, raturé, griffonné, chiffonné, tordu, surligné. Depuis le texte naît la lecture en for intérieur ou la lecture partagée, à voix basse ou à voix haute, à la table ou au pupitre. Les mots passent de leur matérialité associée à la page et aux caractères écrits à l’oralité grâce à leur prise en charge par le corps de l’acteur. Ils sortent de l’espace du livre pour retentir dans un espace devenu sonore qu’ils contribuent à créer. Cet envol révèle ce que Jacques Derrida a appelé « le corps verbal34 » des textes, à savoir la matérialité de la langue dans sa dimension aussi bien graphique que sonore, déjà porteuse d’une signifiance. La confrontation du lecteur avec le texte est première, au sens du principe, elle est un point d’ancrage pour une rencontre possible. La relation qui s’y tisse se développe sur fond des traces affectives laissées par une biographie. L’espace intérieur de l’acteur devient une terre d’accueil pour les mots qui s’ajoutent à son existence et en remodèlent l’histoire.
30À chaque nouveau projet, Nordey commence par transmettre les textes aux membres de l’équipe, équipe technique comprise. Les textes sont découverts dans un rapport de soi à soi, de façon solitaire, avant d’être mis en partage. Pour Living ! leur diffusion a fait l’objet d’un protocole particulier. D’abord parce que l’artiste avait choisi de mettre en scène quatre textes à partir desquels il voulait construire un montage, ensuite parce qu’il fallait s’assurer que les conditions de possibilité d’une rencontre entre les jeunes acteurs et les textes du Living Theatre soient réunies. Pour cela, il convenait de leur laisser du temps pour les penser et se les approprier. C’est pourquoi ils les ont reçus très en amont des répétitions : quatre mois avant leur début. Les ouvrages ont été distribués un à un aux acteurs à un mois d’intervalle chacun, avec pour consignes de les lire, de restituer de façon personnelle la manière dont ils résonnaient pour eux et de sélectionner les passages qui « les brûlaient ». Ce procédé participait du processus de composition et d’écriture de la partition finale. D’après le metteur en scène, « c’était important de passer par leur subjectivité35 ». Partir du désir des acteurs, c’est une autre manière de révéler l’actualité prégnante de ces mots. Du point de vue du jeu, choisir une partition revient pour l’acteur à envisager une voie d’accès au texte d’emblée personnelle, singulière. Du point de vue de l’art de la composition, il s’agit, pour le metteur en scène, de ne pas partir de rien. C’est ainsi que les mots voyagent avec les acteurs, s’inscrivent et se déposent dans leur corps.
31Ces usages signalent que les traces documentaires sont appelées à se transmuer en traces affectives. Elles ne semblent être parcourues que dans cette optique. À chaque fois, c’est par le détour de la sensibilité que le document est exploré. Dans son ouvrage La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul Ricœur propose une typologie des traces. Il en distingue trois formes qui correspondent à trois réalités différentes : la trace mnésique, que nous laisserons de côté ; la trace documentaire, dont nous venons d’examiner les usages au sein du processus de création théâtrale et la trace mnémonique. La trace mnémonique est une trace psychique, également dite affective ou « impression-affection36 ». Cette dernière renvoie au vécu, à l’expérience traversée en propre, à un savoir intime. Elle résulte de quelque chose qui a impressionné, touché. Or, l’attente portée vers les documents est qu’ils viennent produire un tel effet sur l’acteur pour qu’il puisse les incorporer de façon dynamique et les relancer dans le processus de création. L’être affecté par la trace se transmue alors en être capable et la trace devient l’objet d’une expérience qui transforme durablement l’acteur. Ces traces documentaires ne sont ainsi pas seulement comprises comme des ressources de savoirs objectifs et constitués mais elles sont surtout envisagées comme des occasions de vivre une expérience, de s’approprier et de construire une histoire affective toujours à reconduire. Cet aspect montre que la phase de création n’est jamais clause, elle continue jusqu’à la dernière représentation, qui est elle-même une proposition inachevée à la fois parce qu’elle est arrêtée arbitrairement dans son processus et parce qu’elle le poursuit sous d’autres formes mémorielles.
La table
32Les répétitions chez Nordey commencent autour de la table. C’est un processus devenu classique pour lui. Cela a été le cas pour la mise en scène des Justes comme pour Living !, et de toutes les autres depuis une dizaine d’années :
« Depuis une dizaine de spectacles, j’ai enfin trouvé un dispositif de répétition qui me convient très bien. On met la table au milieu de l’espace scénique, vraiment, et puis l’acteur se lève quand il le veut, le peut, et il a le droit de travailler tout autour de la table. Il ne se sent pas dans un rapport où il fait face à une barre de gens qui le regardent, c’est plus un rapport circulaire. Ensuite, peu à peu j’enlève la table et on se retrouve dans un rapport frontal37. »
33Pourquoi ce travail à la table ? Parce que c’est avant tout dans la mise en voix que résident les aspects essentiels d’un préambule à la répétition dans l’espace scénique. Ce protocole participe de la construction d’une mémoire autour de la langue qui n’est pas réductible à celle du texte, mais qui s’étend à la manière dont le groupe s’écoute, interagit, construit ensemble une histoire, une poésie, un imaginaire musical et visuel commun.
34Ce dispositif signale d’abord que la création théâtrale s’articule autour de la parole, du rythme, des sonorités. C’est la texture ou le corps des mots, ceux qui partent de la page pour venir se loger dans la voix, qui importe avant même leur sens. Chaque acteur dit des textes en se concentrant sur chaque mot, chaque phonème et le metteur en scène prête l’oreille pour écouter la langue qui se déploie. Valérie Lang témoigne du travail de répétition mené par Nordey de la façon suivante : « Nous étudions la langue en nous demandant comment elle se mange38. » La métaphore de l’ingestion atteste l’importance accordée à l’incorporation, à l’empreinte laissée par le travail au corps du texte. La question du « comment » indique que cette phase est une phase exploratoire où chacun en disant et en écoutant part, dans une découverte partagée et non plus solitaire, à la recherche d’une forme d’énonciation. De son côté, Frédéric Leidgens décrit la phase préparatoire de la mise en scène des Justes en ces termes :
« Stanislas veut savoir de quoi sont faits ces mots. Il ne calque jamais une forme ou un univers qui seraient les siens par rapport à une écriture. Il préfère faire l’inverse, ausculter l’écriture pour trouver la forme qui serait la plus adaptée à ces mots39. »
35Le terme « ausculter » invite à recueillir d’une part son sens premier attaché à sa racine latine : écouter avec attention, et d’autre part son usage commun qui s’est restreint au domaine de la médecine, lequel renvoie à l’écoute des fonctions vitales de l’organisme. Ausculter la langue d’un auteur, c’est écouter la voix et le rythme ou l’énergie vitale qu’elle recèle. C’est encore tendre l’oreille vers son pneuma, sa respiration, sa puissance d’exister. Le vocable de la médecine montre à la fois le caractère méticuleux et précis de l’opération et sa dimension de soin. Passer par la langue de l’auteur et l’ausculter, c’est adopter une attitude de sollicitude à l’égard du texte et s’accorder la possibilité de son plus grand développement.
36La table matérialise ensuite la communauté qu’elle contribue à créer. Elle est un objet qui assemble des personnes en un même lieu physique, tout en liant symboliquement ses invités. Elle définit l’espace de la conversation et de la dispute. Sa forme rectangulaire ou circulaire rappelle l’imaginaire de l’agora, de la place publique où se déroulaient des activités politiques et où avaient lieu les échanges marchands et les rencontres en Grèce antique. Ambre Kahan, une actrice du projet Living !, dira à son propos qu’« elle rassemble ». Elle précise que « c’est un endroit où on pense, où on parle. On n’est pas du tout sur l’espace du plateau, même si la table est sur l’espace du plateau, ça modifie l’espace. On est tout le temps en train de déplacer les tables pour se parler40 ». La table est donc là où se forme une communauté de théâtre. Elle est là où s’élabore une mémoire collective des textes à partir de leurs multiples examens. Elle est le lieu physique à partir duquel la connexion et la cohésion commencent à s’établir entre des individualités singulières et uniques, et cela grâce au chevauchement des expériences des unes sur les autres qui s’esquissent autour d’elle. Par ce partage d’expériences, elle participe à la formation d’un « nous ». Ce « nous » n’est pas un pluriel, il n’est pas la somme des individus qui le composent, il est le fruit d’un nouage entre des « je » et des « non-je », lequel configure un sujet collectif, « éphémère formation insulaire41 », dont la question est de savoir « ce que nous pourrons faire si nous nous nouons42 ». Aussi, la table, comme espace de « nostration43 » ne disparaît-elle pas au long du processus. Elle est un élément central qui demeure jusqu’à la fin des répétitions. Sa présence est d’autant plus nécessaire que le jeu d’acteur au plateau est pour sa part envisagé dans sa dimension d’isolement. Certes, le dispositif de la table s’efface et se marginalise au fur et à mesure de la création, en passant de plus en plus de temps sur les bords de scène. En revanche, la communauté qu’elle a contribué à créer reste.
37C’est petit à petit, alors, que le passage à l’espace scénique et dramaturgique se réalise. Les acteurs se lèvent progressivement de la table pour circuler dans sa circonférence. Puis, ils commencent à ouvrir le champ aux déplacements des corps. Différentes tentatives de plateau sont menées, à partir de règles ou contraintes de jeu données aux acteurs44 : qui prend quel texte, à quel moment, dans quel ordre, selon quel mouvement, accompagné de quels « témoin(s)45 ». À ce stade de la création, les acteurs procèdent à « des traversées » qui correspondent à des plongées dans les textes sur un mode improvisé. Des images se créent en même temps que les acteurs s’engagent dans la pensée de leur texte.
38Lorsque nous avons filmé un filage du spectacle Living !, les actrices Mi Hwa et Marina Keltchewsky ont proposé une scène proche de la performance où tout en disant leur texte elles se jetaient des œufs l’une sur l’autre46. Nordey n’a pas retenu cette proposition, en revanche, il en a saisi d’autres qui lui paraissaient pertinentes. C’est le cas d’un essai effectué de façon impromptue par Karine Piveteau47. Cette dernière avait sélectionné des phrases courtes lors de ses lectures personnelles et le metteur en scène lui avait demandé d’approfondir cette piste. Toutefois, ces courts morceaux ne trouvaient pas leur place dans l’ensemble. Aussi, lors d’une de ces « traversées » les a-t-elle disséminées entre les arias48, en surgissant ponctuellement sur le plateau. Cette idée a été conservée et reconfigurée. Dans la version « finale » du spectacle, la figure de Karine Piveteau intervient régulièrement pour de brèves prises de parole. Pour Les Justes, le protocole est proche, les prises de parole sont mises à l’épreuve du plateau selon des règles définies par le metteur en scène. Une différence cependant avec Living ! réside dans le fait que la distribution et l’ordre de composition des textes sont fixés.
39Nordey observe les essais des acteurs sans intervenir, sans interrompre leur déroulé. Comme le dit Sara Amrous, une des actrices du projet Living !, à propos du metteur en scène : « Ce n’est pas quelqu’un qui dirige en live49. » Il laisse à l’acteur le temps d’inventer et de vivre son expérience, et regarde ce qu’il se passe. Ce n’est qu’après qu’il propose des retours d’expérience à la table50. Selon Sara Amrous, c’est à ce moment-là qu’« il pointe les endroits qui l’intéressent », qu’« il […] aide à voir, à comprendre vers où il a envie qu’on aille51 ». Ce protocole, qui alterne entre définition de règles du jeu/essais et improvisations/retours, reprend chaque jour, voire plusieurs fois par jour, jusqu’à ce qu’une forme apparaisse grâce à des opérations de soustraction et de conservation. La forme finale peut apparaître seulement la veille de la première et parfois pas du tout.
Partition, figure, frontalité, et valorisation de l’instant présent
40Le travail de lecture et de plateau n’est pas envisagé par le biais de l’histoire : que ce soit celle des hommes, du théâtre, de l’action dramatique de la pièce, ou encore de l’actualité. Il n’y est pas question non plus du muthos, ni de la construction psychologique des personnages, ou de leurs histoires. Il est également hors de propos d’incarner ou de représenter des personnages qui ont existé et de rapporter avec fidélité leur être, leurs actions, que ce soit dans un objectif de remémoration ou à des fins commémoratives. Enfin, il n’est pas fait appel à l’histoire des acteurs, à leur psychologie, à leurs expériences professionnelles. La scène, dans son élaboration, n’est pas prétexte à histoire.
41Plutôt que de rôle ou de personnage, Claire-Ingrid Cottanceau et Stanislas Nordey parlent d’ailleurs de « partition » ou de « figure ». Le terme de partition indique que c’est la phrase musicale du texte qui intéresse Nordey. Les instruments de musique que sont le corps et la voix de l’acteur chantent et dansent le texte, faisant de tout spectacle une ode à l’auteur. Mais l’usage de ce terme renvoie en même temps à d’autres traditions d’inscription, qui ne sont pas celles de la notation musicale, mais celles de la performance et de la notation chorégraphique, sous forme de pré-écriture d’une action, d’un geste, ou encore d’un happening dans l’héritage d’Allan Kaprow par exemple. Le vocable de la partition, comporte alors un nouvel objectif qui est non pas celui de l’exécution fidèle d’une notation réalisée par un auteur (le texte dramatique), mais qui appuie sur la dimension inventive d’un mode opératoire propre à son activation (la mise en scène et en voix). L’usage du terme de « partition » rappelle en ce sens la pluralité des possibles en matière de réalisation et met l’accent sur la part active des artistes de théâtre, faisant du texte une boîte à outil pour la mise en scène. Le recours chez Nordey et ses proches collaborateurs au registre de la partition (et non à celui plus classique de texte, réplique, etc.) signale certains éléments saillants de son théâtre : sa volonté conjointe de célébrer les écrivains et les écritures contemporaines en conférant au texte une fin en soi, et son souci de reconnaître la dimension créative et performative des artistes de la scène.
42Le terme de figure, quant à lui, relève d’une catégorie qui échappe à la question classique du rôle ou du personnage. La figure au sens commun renvoie à la fois au visage et à la représentation d’une chose. Du côté du visage, elle signale la singularité la plus profonde et la plus fragile d’un être humain, de même qu’elle affirme au travers de son unicité et de son individualité le caractère irremplaçable de chaque être52. De par son unité et sa vulnérabilité, ce visage reflète également une humanité commune, voire, dans le sens de l’éthique d’Emmanuel Lévinas, prend la forme d’une supplication à reconnaître en l’autre l’exigence d’une communauté éthique dont la responsabilité est infinie. Quant à son caractère représentatif, la figure rend présente la langue d’un auteur, laquelle est étrangère au visage de l’acteur. En ce sens, en figurant, l’acteur manifeste à la fois une altérité, sa propre singularité perceptible en son visage, et l’humanité. La figure ne représente donc pas un personnage, au contraire, elle lui a ôté son masque pour devenir ce que Nordey appelle le « point de rencontre » entre un acteur singulier, un texte original et l’instant unique de la parole dite et écoutée. La catégorie de « figure » incarne l’image de cette rencontre et la présentifie. C’est pourquoi si le propre de la figure est de ne pas illustrer le texte, ni de raconter l’histoire des personnages, en revanche, elle est à elle-même une histoire qui est celle de cette rencontre. La figure, bien que décontextualisée et abstraite des déterminations concrètes de l’acteur ou du personnage, favorise la naissance d’un nouveau contexte. Elle révèle la forme rythmique et la valeur éphémère de la rencontre d’un acteur avec un texte à ce moment-là et en ce lieu-ci. La figure « s’en tien[t] [donc] au fait » de la langue. Elle résulte, comme le souligne Gilles Deleuze, d’un procédé d’isolation qui permet de « rompre avec la représentation, casser la narration, empêcher l’illustration53 ». Lors d’une éclairante analyse de la figure, Flore Garcin-Marrou montre qu’elle est à considérer alors comme une force, dont les vibrations proviennent « du domaine […] de la résonance54 ». En interrogeant la coexistence de plusieurs figures dans les spectacles du Théâtre du Radeau, Flore Garcin-Marrou ajoute : « Les Figures ne se confondent pas, elles tracent des lignes : elles deviennent diagrammatiques. […] La rencontre de deux Figures est une résonance de deux vibrations qui sonne comme la résonance de la sensation du violon et la sensation du piano dans la sonate. » Cette approche vaut également pour le théâtre de Nordey et plus largement pour les formes de théâtre contemporain qui annoncent la « fin du personnage ». Chaque acteur a à construire sa trame, sa phrase, sa musicalité. De ce point de vue, il est en situation d’isolement. Ce phénomène est particulièrement probant dans la mise en scène de Living !, faite de morceaux choisis, de fragments, qui se disposent de manière individuelle. Et, de fait, les prises de parole dans ce spectacle sont atomisées55. Elles se succèdent les unes aux autres sans être directement reliées entre elles. Les acteurs ne dialoguent pas de façon classique. En revanche, leurs paroles résonnent les unes sur les autres, elles se percutent pour entrer dans le jeu du dire et de l’entendre. De cette manière, se construit en effet un diagramme, qui propose une image de la communauté qui n’a rien de commun avec la communion.
43La rencontre avec le texte passe par la négation de l’histoire et à cet égard l’acteur et « le personnage » font l’épreuve d’une certaine désubjectivation au moment de la mise en voix. Celle-ci apparaît comme un espace d’épure, non chargé d’affects, de souvenirs, de sens, d’orientations, de projections. En se fixant sur la musicalité de la langue dans l’isolement d’une figure, l’acteur et « le personnage » sont appelés à un processus de dépersonnalisation pour trouver la voix juste. À ce titre, la démarche de Nordey s’inscrit dans le sillage de Maurice Blanchot et de ce que Christophe Bident a nommé à propos de son écriture une « poétique du neutre56 ». Ce que Christophe Bident entend par « le neutre » substantivé, « c’est l’absance du sens. Par quoi le neutre importe au sens, en décide, l’appelle à son essence comme à son origine, aux conditions de sa validité comme de sa performance57 ». C’est ainsi que l’acteur « présente » la rencontre qui s’effectue dans et par les mots en laissant le sens ouvert. C’est de cette manière qu’il performe la langue. C’est aussi, comme le montre Christophe Bident, au creux de cette neutralité de la poétique qu’un tiers doté d’un certain pouvoir peut prendre place pour se faire l’écrivain d’un sens.
44Ce n’est que dans un deuxième temps que les singularités formées dans la rencontre avec la langue viennent s’accorder pour former un ensemble. Le chœur se constitue sur fond de la relation qui s’est élaborée autour de la table, ainsi qu’à l’espace et au temps du processus. C’est pourquoi la solitude dans l’isolement n’est pas un solipsisme. Comment s’exprime-t-elle dans les choix de mises en scène de l’artiste ? L’acteur s’adresse à lui-même dans un regard tourné vers l’intérieur. Il scande une langue face public sans porter son corps vers ses partenaires, ni vers les publics. Pourtant, la frontalité du dispositif souligne que ces solistes sont parties d’un tout qui les dépasse, d’une collectivité qui se manifeste dans un modèle choral. Les mises en scène des Justes et de Living ! de Nordey peuvent être envisagées comme des métaphores de la vie politique comme point de jonction entre des individus atomisés et une communauté du vivre ensemble. Ces tensions entre individu et société, singularité et pluralité, multiplicité et unicité, identité personnelle et identité communautaire sont prises en charge par le modèle choral qui redouble les contradictions entre la polyphonie des sons et la nécessaire homogénéité du groupe. Comme le souligne Christophe Triau, « [c]’est [donc] bien une communauté en creux que dessine la choralité », site de la dilatation du « je » et de l’éclosion d’un « nous », territoire où se nouent pour un temps des « je » et des « non-je ».
45Dans le cas des Justes, la tension politique se décline à tous les niveaux de la création. D’abord celui du texte d’Albert Camus : les différends au sein du groupe doivent trouver leur apaisement pour la cause, sans quoi les individus risquent de faire échouer le projet révolutionnaire et/ou conduire à perdre la vie avant d’avoir accompli la mission. Mais les tensions sont aussi en travail dans l’intériorité même de chacun des personnages, tiraillés entre devoir politique, valeurs éthiques et épanouissement d’une vie personnelle. C’est dans la conscience de soi à soi que se confrontent des forces contraires et que se font entendre des sons polyphoniques. Ces conflits, vécus au niveau social et individuel, sont présents plus largement dans l’organisation de la cité, de la polis : puisqu’il s’agit pour les « justes » de lutter contre un pouvoir politique destiné à satisfaire des intérêts particuliers plutôt que le bien commun.
46Cet étagement se retrouve au sein de la distribution et de la communauté théâtrale. L’arrivée de nouvelles figures (Emmanuelle Béart, Vincent Dissez et Wajdi Mouawad) vient déplacer l’économie d’un collectif par les histoires et les caractères qu’elle apporte au risque d’y introduire de la dissonance. La communauté théâtrale est ainsi agitée par les mêmes inquiétudes : parvenir à vivre-ensemble pour mettre ses forces au service d’un texte. À cet égard, il convient de faire taire ou d’apaiser certaines ambitions personnelles pour se constituer en un tout cohérent et s’effacer derrière le jeu, dans un objectif commun. Mais « ce tout cohérent » ne peut valoir que provisoirement, il est appelé à se dénouer, sans quoi il risque de basculer en un abus du « nous » identitaire. La représentation des Justes envisagée sous le modèle choral cristallise toutes ces tensions et fait du théâtre de Nordey un théâtre qui, décidément, déploie une force politique. Il interroge sous forme allégorique la collaboration, la coopération, et plus généralement tout projet collectif, en y révélant les conflictualités et les dissensions qui travaillent tout désir d’association. Ces mêmes enjeux sont présents dans le spectacle Living !. Ce sont cette fois les tensions du Living Theatre qui sont rejouées : celles entre les aspirations d’émancipation de la troupe par une pratique de l’art et de la poésie face à une réalité historique et sociale violente et conservatrice. Ce sont également les désaccords au sein de l’expérience théâtrale communautaire qui sont exposés. Les acteurs rappellent dans ce cadre que tout collectif est un espace polysémique, qui aspire à un équilibre fragile entre la discordance et l’harmonie. Le dispositif frontal et choral exprime cela : ensemble et seul. À ce titre, il se constitue en tant que site de la confrontation et du désir comme le lieu de provenance et d’émergence de la création.
47Lectures et travail de plateau sont des temps de négation de l’histoire en ce que toute l’attention est portée vers la matière textuelle, mais au travers de cette négation, jaillissent les tensions d’une humanité à constituer. C’est pourquoi le retour de l’histoire apparaît derrière son effacement même. Ce détour lui a fait subir une transformation : d’une histoire lourde d’un passé qui ne passe pas à une histoire latente dont le passé devient une force agissante orientée vers un a-venir. Au creux de ce passage, il existe comme un vide : celui d’un temps et d’un espace déchirés. L’épure des mises en scène de Nordey, les scénographies minimalistes qui laissent à l’espace des points de fuite, le jeu des acteurs tendu vers les mots et une parole libérée du poids de l’histoire, permettent un désencombrement, lequel admet à son tour un remplissement, qui sera à nouveau oublié ou nié.
48Ainsi, passé et contextes sont placés sous silence. Nordey ne fait pas appel à la mémoire, aux souvenirs ou aux connaissances positives acquises pour la construction du jeu. Il ne s’appuie pas sur les données du passé, même récent, pour guider les acteurs dans leur rencontre avec le texte en lectures ou jeux de plateau. De la même manière, il s’abstient de toute projection vers le futur. Dans un entretien accordé à Frédéric Maurin, l’artiste s’explique : « Je marche à vue, sans prévoir ce que je veux, ni savoir ce que je vais trouver. » Il ajoute : « J’entretiens un rapport démoniaque avec le présent, avec le moment que je vis, l’aujourd’hui où je travaille. Le théâtre est pour moi celui de l’instant absolu58. » Acteurs et metteur en scène déploient les potentialités du texte à même le texte, au travers d’une expérience corporelle et affective qui se réalise dans l’absence de référence au passé et au futur. La valorisation de l’instant présent indique comment l’événement de la création peut surgir au sein de la continuité du processus pour venir la fendre. Les conditions de possibilité de l’avènement de l’événement adviennent dans la négation du passage du temps chronologique et horizontal lorsqu’il est question de mise en voix et de jeu. Ainsi, l’historicité comme point d’ancrage de la création est délibérément mise entre parenthèses pour laisser place à la nouveauté. Cet apparent paradoxe de l’affirmation et la prise en compte des contextes d’abord, de leur gommage ensuite se lève à l’écoute des paroles du metteur en scène à propos de ses élèves : « Il faut qu’ils apprennent à s’inscrire “tout contre” le théâtre qui existe, à savoir le prolonger, s’adosser à lui, ou bien “contre lui”, voir en quoi il est déjà mort et forger des armes pour inventer et imposer un autre théâtre59. » Or le moyen d’un renouveau du théâtre ne réside ni dans la glorification du passé, ni dans la projection d’un devenir mais dans la confiance en l’instant présent, dans sa capacité à faire surgir de l’inattendu dont on saura se saisir.
49D’un côté, le temps de la création peut être conçu sous la modalité d’une temporalité originaire qui se joue à même le corps de l’acteur en jeu. Cette temporalité originaire du corps propre est le lieu d’une synthèse transitive du temps qui unifie le passé, le présent et l’avenir et en annule la différence tout en étant perpétuellement à recommencer, le présent tombant toujours hors de lui-même. D’un autre côté, la mémoire-souvenir comme conservation, effort de rappel conscient et réflexif du passé n’a pas sa place dans l’espace du jeu. Mais alors, qu’en est-il de la phase propédeutique qui s’est appuyée sur une recherche documentaire ? Qu’en est-il également des impressions-affections résultant des expériences du texte ?
Jeux de la mémoire et de l’oubli et geste de la trace
50Toutes ces expériences historiques et mémorielles créent un ensemble de traces affectives ou d’impressions-affections qui continuent de produire leurs effets dans le corps de l’acteur, même si, paradoxalement, on trouve les conditions de ces effets dans l’oubli de ce qui a permis leur existence. Cet oubli des traces relève d’un deuil de soi, qui est la condition d’une approche du texte « sans préjugé ». L’acteur se dessaisit de tous ses savoirs, de toutes ses connaissances, de toutes ses croyances au moment d’aborder un texte. Il procède à une époché, c’est-à-dire à une mise entre parenthèses du monde et des assertions sur ce monde pour pouvoir accéder à la matérialité de la langue. L’oubli est nécessaire pour se laisser impressionner mais aussi pour ouvrir les chemins de la création et de l’interprétation. C’est pourquoi c’est avec la plus grande innocence et la plus grande prudence que l’acteur joue avec les mots en évitant « soigneusement la prévention et la précipitation60 » d’une part, et la projection de représentations de diverses natures venant saturer le sens d’autre part. Cet oubli se constitue comme la condition d’un rapport originaire au temps du corps propre, grâce auquel la création pourra s’effectuer, laissant là un espace de fracture pour que s’y glisse l’événement. Tout ce qui a été appris, éprouvé, vécu n’est pas présent comme « avoir été » appris, éprouvé, vécu mais comme présence latente, non consciente. Pour autant, le corps reste le site d’un savoir sédimenté, implicite, sensible qui n’est pas présent sous la forme de souvenirs donc comme passé mais bien comme présent. En évoquant le rapport de l’acteur à son texte, Georges Banu écrit :
« L’acteur […] ne peut jouer que dès lors qu’il “oublie”, dans le sens profond du terme, le texte. Alors seulement la raison n’intervient plus et les paroles de l’autre, devenues siennes, lui appartiennent : parce qu’il oublie le texte, le comédien s’oublie et, ainsi libéré, joue61. »
51À l’oubli de l’histoire, s’ajoutent l’oubli du texte et l’oubli du parcours de l’acteur dans l’espace. Grâce à l’oubli, l’acteur dispose ainsi de ce que Ricœur appelle un thesaurus pour l’action, à savoir un répertoire d’habitudes dans lequel il puise pour agir et créer. Jouant, il ne fait d’effort de rappel ni à son texte, ni à sa situation dans l’espace, ni au temps qui passe, ni non plus à l’histoire qui précède l’instant de son jeu. Il est dans un présent intense.
52Pour autant, l’oubli n’est pas à entendre dans un sens radical ou absolu. Il n’est pas amnésie. Paul Ricœur en distingue deux formes dans son ouvrage La mémoire, l’histoire, l’oubli : l’une qu’il appelle l’oubli par effacement est définitive avec disparition des traces du passé. La mémoire lutte contre cet oubli. L’autre est l’oubli de réserve, qui est le versant positif actif de la mémoire. Il s’agit de « l’envers d’ombre de la région éclairée de la mémoire, qui nous relie à ce qui s’est passé avant que nous en fassions mémoire62 ». Cette forme d’oubli n’est pas réductible à un dysfonctionnement de la mémoire, il en est au contraire la condition. Il n’est ni pathologique, ni destructif. Comme l’explique Claude Romano, dans un article consacré à la pensée de Zhuangzi63, l’oubli n’est pas « une défaillance de la mémoire64 ». Il correspond à ce qui demeure inoubliable dans la mesure où il renvoie à la conservation silencieuse de l’ensemble d’un vécu. S’« il appartient à titre originaire aux affections de survivre65 », cette survivance est inconsciente. Comme latent, l’oubli laisse place à l’initiative et au commencement. Inversement, comme l’a montré Jorge Luis Borges66, le trop-plein de mémoire constitue un obstacle majeur à l’action.
53Par ailleurs, cet oubli revêt différents degrés de profondeur qui excèdent l’expérience même du corps propre situé spatialement et temporellement. Se faisant, il tend vers une temporalité immémoriale, qui ne peut être rappelée à la mémoire mais qui vit en chacun. Dans cette perspective, les remarques de Claire-Ingrid Cottanceau selon lesquelles « le mot contient le tout, la totalité du monde » et l’art de l’acteur est un « art de la disparition67 », prennent sens. Sous le mot, le monde peut trouver un développement dont la condition est son propre effacement. L’articulation de l’oubli à l’art de la disparition invite à envisager une troisième forme d’oubli qui dépasse celles que nous avons jusqu’ici identifiées : l’oubli par effacement des traces et l’oubli de réserve. Cet oubli spécifique est celui que Claude Romano perçoit et voit à l’œuvre dans la pensée de Zhuangzi. Il s’agit d’un oubli « intransitif », au sens où il ne s’agit plus seulement d’oublier quelque chose – un savoir, un geste, un texte – mais de s’oublier soi-même « dans quelque chose ». Il est la modalité sous laquelle l’acteur vit son propre deuil. Mais cet oubli est le signe d’« un agir qui est suprêmement agissant parce qu’il se tient dans l’oubli de son but et des moyens nécessaires pour l’atteindre », il signale une « activité parfaitement intégrée ». La déprise de soi conduit ainsi à une action véritablement opératoire. En oubliant ses acquis et en s’oubliant lui-même dans le jeu, l’acteur devient pleinement agissant par quoi s’ouvre ce « troisième élément » de la scène théâtrale, qui relève d’un temps et d’un espace autres que ceux immédiatement perçus. Il rend à cet égard l’expérience de l’art possible et féconde. Ainsi, les poids du passé et de l’avenir n’inhibent-ils pas l’action à condition qu’ils n’occupent pas la conscience sous la forme de représentations ou de souvenirs. Passé et avenir se manifestent comme présences-latences ou encore puissances d’action. L’oubli intransitif dévoile cette présence-latence qui confère une épaisseur et une profondeur à l’expérience théâtrale.
54L’institution du sens au théâtre repose dans l’oubli. Nordey, en temps de création, est lui-même oublieux de ses propres aspirations et engagements esthétiques, politiques et éthiques – faire découvrir une langue, travailler à un théâtre de la parole, porter un théâtre politique. Il oublie « justement ce qui ne peut pas être oublié68 ». En répétition, l’ensemble de l’équipe est entièrement orienté dans l’agir. C’est ainsi que dans l’oubli de leurs propres objectifs, un théâtre politique et de la parole advient. C’est dans la disparition et l’effacement même de ces buts que ceux-ci trouvent un chemin opératoire. C’est pourquoi aussi le théâtre de Stanislas Nordey n’est ni un théâtre didactique, ni un théâtre épique, ni un théâtre populaire.
55L’oubli de réserve et l’oubli intransitif engagent à penser le geste de la trace dans le travail de création. Les jeux de mémoire et d’oubli indiquent que le passé, en même temps qu’il n’est plus – étant passé – et qu’il est oublié – au moment du jeu – demeure sous la forme d’une trace mnémonique. Mais quel est le statut ontologique de cette trace et quel genre d’expérience constitue-t-elle ? Le statut ontologique de la trace est d’être anachronique. Il n’y a de trace que d’un passé révolu, d’un passage qui n’est plus. La trace suppose qu’il y ait eu par le passé un contact, une adhésion qui a perdu son actualité. D’un côté, elle renvoie à ce qui est absent, d’un autre côté, elle est incapable de le restituer dans sa totalité. Proche de la mort, elle est l’indice d’un manque, d’une disparition. Comme marque d’une rupture, d’une discontinuité temporelle, elle place devant l’événement par lequel le contact s’est arrêté, s’est perdu. À cet égard, la trace est une blessure qui demeure à jamais béante et révèle par là l’impossibilité de la réparation et l’impossibilité d’arrêter le passage du temps. Mais si comme ruine et vestige d’un passé, la trace évoque la séparation, comme reste du passé, elle rappelle que quelque chose a été et demeure. La trace en même temps qu’elle oriente vers une pensée du révolu, rend présent le contact perdu. Elle relie le présent au passé et instaure dans ce sens une dimension de durée et de continuité. La trace permet ainsi la survivance de ce qui a été dans le présent. Elle vaut comme inscription dont le pouvoir évocateur révèle de façon positive un ayant-été. De cette double valence de la trace, à fois envisagée comme déchirure et comme survivance, il ressort qu’elle est le lieu d’une distance, d’un écart entre un présent et un passé, un ici et un là-bas, entre l’objet ou le sujet qui a marqué son empreinte et l’affection qui lui a survécu. C’est pourquoi, comme Georges Didi-Huberman69 l’a thématisé pour l’empreinte, la trace peut être dite anachronique. Elle présente un passé et en même temps renvoie à une absence ; ici, là, où elle présente, elle figure un là-bas. Elle est anachronique car elle fait coexister des espaces temps différents et instaure par là des rapports de confusion dans la conception chronologique que nous en avons. Cet anachronisme de la trace lui confère un statut ontologique ambigu qui se situe entre l’être et le non-être, l’identité et la différence, le même et l’autre. La trace recouvre un statut intermédiaire, un entre-deux. Dans la mesure où elle manifeste une « non-manifestation70 », elle est un presque rien.
56Mais, en raison de ce statut ambigu, la trace est vécue de manière paradoxale sous la forme d’une expérience de la déchirure et du contact retrouvé. En cela, comme c’est le cas de l’empreinte, la trace est « quelque chose qui nous dit aussi bien le contact de la perte que la perte du contact71 ». Elle place devant un espace vacant, provoque l’expérience d’une ouverture et est réinvestie par un acte de création. Dès lors, il paraît possible de faire pencher la trace du côté de la vie car si son expérience est vécue comme celle d’une perte irrémédiable, elle est également vécue comme la possibilité d’une reconstruction et d’une recréation. La trace est productrice d’effets, elle est vivante car elle s’affirme comme dynamique et admet l’initiative. C’est la raison pour laquelle le processus de création relève d’un geste de la trace. Cette trace renvoie l’acteur à sa condition d’être-affecté72 au sens psychique comme au sens physique. Cela ne veut pas dire qu’il est fondamentalement passif, qu’il est un pur réceptacle. Le corps de l’acteur porte en lui la totalité de ses expériences de telle sorte que « [l]es activités du corps, ses pratiques […] constituent […] sa traçabilité, si on entend par là l’aptitude de tout individu à être tracé et à tracer73 ». En tant que la trace vaut comme expérience, l’inscription-affection est donc tout à la fois le lieu d’un pâtir et d’un agir tous deux animés par une réelle dynamique.
57Ces remarques permettent de mieux comprendre les protocoles de travail fondés sur l’épreuve du plateau mis en œuvre par Nordey. Le geste de la trace répond en effet à un principe heuristique qui consiste à penser que « tout est bon ». C’est dans l’essai que se construit la mise en scène. Les tentatives, les traversées, supposent un dessaisissement, un abandon du connu vers l’inconnu au profit d’un « voyons ce que cela donne74 ». Cette démarche laisse une large place au hasard grâce auquel le processus créatif reste ouvert. Rien n’est décidé à l’avance : comme le dessinateur ou le peintre, le metteur en scène et les acteurs avancent « à l’aveugle75 », dans l’insécurité certes, mais aussi dans la curiosité de ce qui peut émerger du protocole et des situations. Toutefois, ce mouvement de la trace admet certaines limites qui font paradoxalement sa valeur : il demeure indéterminé dans ses résultats. Mais quelle importance accorder à la notion de « résultats » ? D’après Nordey « réussi ou raté ne veut pas dire grand-chose pour moi, ce qui importe, c’est la tentative, le travail ; et cette somme de travail au plateau, si elle est conséquente […], il en restera toujours une trace profonde76 ». L’action continuera au-delà du processus de production et des temps de représentation, et c’est peut-être là l’essentiel.
58Le « tout est bon » impliqué par le principe heuristique du geste de la trace n’est cependant pas un n’importe quoi, il trouve son équilibre dans la fonction critique de ce même geste. La part laissée au hasard n’est pas un point de non-retour. Les modalités d’élaboration de l’impression-affection au cours du processus de création reposent en effet sur des sélections, des retouches et des retours sur les traces vécues de telle sorte que celles-ci entrent dans des processus de transformation. La trace marque et se remarque dans un mouvement de dédoublement : elle s’imprime de manière relativement passive puis se déplie dans son active réélaboration.
Vers une esthétique de l’arabesque
59La trace s’insère dans un réseau infini de traces. Les théories sémiotiques d’un Charles S. Peirce77, Roland Barthes78 ou Jacques Derrida79 ont montré, de différentes manières, pour les discours ou pour les images, que la chaîne des signifiants est infinie, qu’un arrêt dans cette chaîne ne peut qu’être arbitraire, provisoire, et n’avoir de vertu que pragmatique ou communicationnelle, mais qu’en principe celle-ci reste indéfiniment ouverte du point de vue de ses significations. Il en est de même de la trace, en particulier quand elle s’inscrit dans des corps vivants. Les jeux des espaces-temps au théâtre comportent ainsi deux aspects essentiels : d’une part une dimension de profondeur et d’obscurité et, d’autre part, une dimension d’ouverture et de dispersion. Les corps du théâtre sont des territoires d’inscription de multiples histoires (collective, individuelle, théâtrale, immémorielle). En raison de ces inscriptions et du caractère infini des réseaux de traces auxquels elles renvoient, les corps font signe vers des séries infinies de sens. C’est pourquoi une monadologie de la trace au théâtre, qui en révélerait la pluralité des tracés, pourrait faire sens. Le corps propre de l’acteur et la scène théâtrale elle-même sont, d’une certaine façon, pensables sous le modèle de la monade leibnizienne en tant qu’ils contiendraient dans leurs plis, déplis et replis les traces de la totalité infinie des séries passées, présentes et à venir du monde, selon des assemblages infiniment variés. À cet égard, le monde en son ensemble, et pas seulement l’histoire du théâtre, est exprimé par eux80. C’est la dimension de profondeur du jeu qui apparaît ici. Néanmoins, et en vertu de ce principe même, la réalisation d’une monadologie théâtrale serait-elle pertinente ?
60Le corps de l’acteur, les mots qu’il énonce, et plus largement encore, l’ensemble des éléments de la représentation certes « contiennent le tout », mais cette totalité reste un indéfinissable. Elle excède nos capacités intellectuelles, et elle déborde le champ de la réalité ou de l’effectivité dans le surcroît de possibles qui les constitue, les fonde et les transforme. Tenter cette totalisation relèverait alors à la fois d’une tâche impossible et d’un non-sens. Ce ne sont donc que ce que Deleuze appelle des « régions claires81 » qui peuvent être mises au jour. Cela révèle la dimension d’obscurité que comportent l’expérience du théâtre et sa délicate détermination dans un écrit comme celui-ci. La reconnaissance du caractère monadique d’une représentation théâtrale qui apparaît au travers d’une analyse de la trace ne peut se faire sans en souligner les limites. Car si le modèle de la monade permet de thématiser la texture et l’épaisseur, qui apparaissent comme des dépassements de la représentation, en aucun cas ce ne peut être dans une dimension de clôture sur elle-même. Or cette clôture est une détermination essentielle de la monade.
61Pour cette raison, un autre modèle est plus à même de caractériser les jeux des espaces-temps de la scène théâtrale : celui de l’arabesque. L’image de l’arabesque octroie une place à l’ouverture et à la dispersion, sans oublier la profondeur et l’obscurité. S’appuyant sur les usages de l’arabesque dans les compositions artistiques à partir du xviie siècle, Pierre-Henry Frangne en dégage six déterminations qui renvoient très exactement à celles d’une représentation théâtrale à la lumière de son approche spatiotemporelle. La première détermination que l’arabesque confère aux œuvres selon Pierre-Henry Frangne est « celle d’une mobilité et d’une circularité qui brisent l’uniformité de la structure ». Ces aspects résonnent avec la dimension performative de la représentation qui induit que celle-ci bien que s’opérant sous le signe de la répétition (circularité) n’est jamais précisément la même (mobilité) au moment où elle est activée, étant toujours en mouvement selon les principes de la variation et plus banalement de la vie. La seconde détermination que relève Pierre-Henry Frangne est l’« aspect vaporeux » que l’arabesque donne à la composition. Cette sensation vaporeuse se retrouve dans ce qui entoure les temps et les espaces du jeu comme leurs possibles reflets sans pour autant qu’ils soient montrés en quelque manière que ce soit. Ce qui est donné à éprouver lors de la performance se transmue en une invitation au rêve donnant naissance à une nébuleuse qui a une épaisseur d’être. Cette nébuleuse caractérise les dérives de l’esprit au moment de l’expérience théâtrale qui viennent travailler un sens préconceptuel, informe à ce qui est regardé. Il s’agit donc bien là, par le jeu, de créer une atmosphère qui enveloppe de son halo les limites d’une réalité pleinement tangible, manifestant ainsi une forme de transcendance que l’imagination et la rêverie pourront investir. La troisième est la « profondeur », une profondeur qui n’opère pas selon des « plans étagés » dissociés, mais qui les « relie ». L’approche anachronique de la représentation théâtrale passant par la notion de corps propre et de traces a montré cet élément. Les différentes mémoires et les séries infinies de sens émergeant au cours de l’expérience révèlent cette profondeur dans la multiplicité des associations ou combinaisons possibles qu’elles encouragent. Ce faisant, elle opère comme un liant de l’existence. À cela s’ajoute alors l’ouverture. Cette ouverture de l’arabesque :
« Donne à l’œuvre […] un mouvement d’illumination et d’expansion par lequel l’œuvre se désaxe et se décadre à partir d’une obliquité qui lui est inhérente. Cette obliquité indique un outre-passement nécessaire de ce que l’on voit : ce que l’on voit se trouve incessamment débordé et résiste en conséquence à toute tentative ou tentation de clôture ou de totalisation. »
62Le pendant de ces quatre premières déterminations se trouve dans une cinquième : la présence « d’une obscurité toujours mêlée à la clarté » qui oblige à une posture analytique et existentielle réservée, consciente de « la part d’incompréhensible » dans l’expérience d’une œuvre mais qui autorise, dans un même mouvement, l’audace, en se risquant vers de nouvelles interprétations. Enfin, c’est l’« unité démultipliée […] qui ne cesse jamais de se diffracter et de se disperser82 » que manifeste l’arabesque et qui en constitue sa sixième caractéristique d’après Pierre-Henry Frangne. L’expérience théâtrale se fonde sur cette unité qui se diffracte, notamment en raison de ce va-et-vient dans les rapports entre individu et communauté, entre « je » et « non-je ». Mais elle se situe également dans la capacité à tisser une réalité relativement continue à partir d’un éclatement des expériences qu’elle donne à vivre.
63Toutes ces caractéristiques montrent l’intérêt de penser l’expérience théâtrale sous le modèle d’une esthétique de l’arabesque. Plus encore, leur association constitue des conditions de la naissance de l’événement théâtral, qui peut s’envisager comme la naissance d’une nouvelle boucle, dont les effets d’ouverture et de dispersion viennent fendre la continuité de l’arabesque et en remodeler l’unité ou la cohésion en profondeur. Le parcours de ces six caractéristiques n’a cessé de rappeler la présence dans l’expérience d’un théâtre se jouant sur la scène d’une tiercéité, à laquelle d’autres formulations correspondent : « espace intermédiaire », « troisième élément », « interstice ». Ce tiers est l’espace même où s’effectue le jeu, et où se constitue sa symbolique. Il présente en creux un espace de potentialité qui se situe en dehors du temps horizontal de la représentation et ouvre sur une nouvelle temporalité qui est celle de l’événement.
Notes de bas de page
1 Voir Nordey Stanislas, « Entretien avec Bernard Debroux. Donner des indemnités aux morts », Alternatives théâtrales, n° 99 : « Expériences de l’extrême », Bruxelles, 2008, p. 27 et Nordey Stanislas, entretien vidéo réalisé dans le cadre d’un reportage sur la pédagogie de Stanislas Nordey par France 5, émission « Coup de théâtre », inédit, 2010.
2 Nordey Stanislas, La Fabrique du spectacle, Rennes, le 6 novembre 2012.
3 Nordey Stanislas, « Entretien avec Frédéric Mauvignier. Faire dire », Le Journal, Paris, Théâtre ouvert, n° 18, 2007, p. 27.
4 Nordey Stanislas et Lang Valérie, Passions civiles, entretiens avec Yan Ciret et Franck Laroze, Genouilleux, La Passe du vent, 2000, p. 111 : « Je considère que le théâtre c’est faire passer des textes, transmettre une langue » ; Lang Valérie, « Entretien avec Georges Banu. Traverser ensemble une poésie. Sur le travail de Stanislas Nordey », Alternatives théâtrales, n° 52-53-54 : « Les répétitions, un siècle de mise en scène. De Stanislavski à Bob Wilson », Bruxelles, 1996, p. 118 : « Nous ne travaillons jamais particulièrement sur les rôles ni sur les personnages, mais essentiellement sur la langue : ensemble nous cherchons à parler la langue du poète. »
5 Dans un entretien accordé à Frédéric Vossier, Stanislas Nordey signale : « Je n’ai jamais créé un texte par complaisance. […] J’évalue les paramètres, la situation. Je veux toutes les conditions pour être sûr de parvenir à quelque chose de fort. Le moment juste, le lieu juste, une équipe juste. Je fais très attention à ça. C’est une forme de calcul » (Vossier Frédéric, Stanislas Nordey, locataire de la parole, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2013, p. 24 et 25).
6 La Dispute de Marivaux. 1988 ; Le Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare. 1995 ; Le Tartuffe de Molière. 1998 ; La Puce à l’oreille de Georges Feydeau. 2003 ; Le Triomphe de l’amour de Marivaux – 2004.
7 Sodome, ma douce de Laurent Gaudé. 2011 ; Par les villages de Peter Handke. 2013 ; Je suis Fassbinder de Falk Richter – 2016 ; Erich von Stroheim de Christophe Pellet – 2017 ; Qui a tué mon père d’Edouard Louis – 2019, par exemple.
8 Spendid’s de Jean Genet. 1995 ; La Noce de Stanislaw Wyspianski. 1996 ; Se trouver de Luigi Pirandello – 2011.
9 Nordey Stanislas, extrait vidéo présentant la mise en scène des Justes d’Albert Camus, [http://educ.theatrecontemporain.net/pieces/LesJustesAlbertCamus/spectacles/LesJustes/createurs/role/miseenscene/idcontent/18000], consulté le 10 janvier 2011.
10 Beck Julian, La Vie du théâtre, trad. Fanette et Albert Vander, Paris, Gallimard, coll. « Pratique du théâtre », 1978 ; Beck Julian, Théandrique ou la possibilité de l’utopie, trad. Fanette et Albert Vander, Paris, L’Harmattan, 1998 ; Beck Julian, Chants de la révolution n° 36 à 89, trad. Pierre Joris, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1974.
11 Le Living Theatre est une troupe de théâtre expérimental qui a été créée en 1947 à New York par Julian Beck et Judith Malina. Ils se sont fait remarquer en France lors de leur venue à l’invitation de Jean Vilar au Festival d’Avignon en 1968 où ils ont présenté leur spectacle Paradise Now pour avoir refusé de jouer dans le théâtre qui leur était réservé, être descendu dans la rue et avoir fait participer le public à leur spectacle. D’après Stanislas Nordey, leurs écrits continuent d’interroger la place du public au théâtre. Voir Nordey Stanislas, France culture, « La grande table », Retour sur l’histoire du Living Theatre, animée par Caroline Broué, le 12 septembre 2012, avec Stanislas Nordey, Pascal Ory, Matthieu Potte-Bonneville.
12 Voir Beck Julian, La Vie du théâtre, op. cit., « Questions », 1963, p. 32-39.
13 Nordey Stanislas, La Fabrique du spectacle, Rennes, le 6 novembre 2012, 1 min 46. La phrase à laquelle fait référence Nordey est traduite dans La Vie du théâtre de la façon suivante : « Pourquoi ai-je choisi de faire un théâtre qui dérange plutôt qu’un théâtre agréable alors que j’aime faire plaisir aux gens ? » (Beck Julian, La Vie du théâtre, op. cit., p. 37).
14 À cet égard, le Living Theatre se constitue comme un héritier d’Antonin Artaud et du Théâtre de la cruauté. Artaud Antonin, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964 (1938).
15 Magnin Pierre-Henri (réalisation), « Le Living Theatre hier et aujourd’hui », avec Judith Malina, Hanon Reznikov, Georges Banu, durée : 1 heure, production Académie expérimentale des Théâtres/Centre national du Théâtre, 2000.
16 Stanislas Nordey a codirigé avec Valérie Lang le théâtre Gérard-Philippe à Saint-Denis de 1998 à 2000.
17 Notons au passage que l’équilibre financier de l’institution avait été rétabli avant le départ de Stanislas Nordey et Valérie Lang.
18 Une nuance doit être introduite car Nordey était à ce moment-là artiste associé au Théâtre national de la Colline, et ce depuis 2011. Il est actuellement à la direction du Théâtre national de Strasbourg qu’il a rejoint en 2014.
19 Nordey Stanislas, La Fabrique du spectacle, op. cit., 7 min 18 : « On arrive quand même à la fin d’un modèle, il y a un essoufflement dans le théâtre d’aujourd’hui. »
20 Cottanceau Claire-Ingrid, La Fabrique du spectacle, op. cit., 4 min 50.
21 Nordey Stanislas, La Fabrique du spectacle, op. cit., 17 min 51.
22 Stanislas Nordey souligne lors de notre entretien qu’« [il] ne se conçoi[t] pas comme un créateur » mais plutôt comme un « passeur », un « traducteur » de textes d’auteurs. Pour reprendre une autre de ses expressions, il est « organisateur de rencontre » (Nordey Stanislas, La Fabrique du spectacle, op. cit., 16 min 27 et 3 min 52).
23 Vossier Frédéric, Stanislas Nordey, locataire de la parole, op. cit., p. 25.
24 Cottanceau Claire-Ingrid, La Fabrique du spectacle, op. cit., 1 min 38.
25 Nordey Stanislas, La Fabrique du spectacle, op. cit., 11 min 22.
26 Nordey Stanislas, « Entretien avec Bernard Debroux. Donner des indemnités aux morts », Alternatives théâtrales, n° 99 : « Expériences de l’extrême », Bruxelles, 2008, p. 37-40, p. 37 et 38.
27 Nordey Stanislas, « Entretien avec Brigitte Prost. On ne distrait pas le public avec des fanfreluches », Théâtre S, n° 26 : « La scène mise à nu », 2007/2.
28 Benjamin Walter, Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, op. cit.
29 Veyne Paul, Comment on écrit l’histoire, op. cit.
30 Nancy Jean-Luc, « L’Exemption de sens », in Françoise Héritier et al., Le Corps, le Sens, Paris, Seuil, 2007, p. 87-117.
31 Benjamin Walter, Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985 (1925), p. 43.
32 Cottanceau Claire-Ingrid, entretien avec Rachel Rajalu, Paris, octobre 2012.
33 Flusser Vilém, « Le geste d’écrire », in Les Gestes, trad. Marc Partouche, Paris, HC D’Art’s, 1999 ; [http://www.flusserstudies.net/sites/www.flusserstudies.net/files/media/attachments/le-geste-d-ecrire.pdf], consulté le 10 avril 2020.
34 Derrida Jacques, L’Écriture et la Différence, Paris, Seuil, 1967, p. 312.
35 Nordey Stanislas, La Fabrique du spectacle, op. cit., 17 min 36.
36 Ricœur Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2003 (2000), p. 16-17.
37 Vossier Frédéric, Stanislas Nordey, locataire de la parole, op. cit., p. 218.
38 Lang Valérie, « Entretien avec Georges Banu. Traverser ensemble une poésie. Sur le travail de Stanislas Nordey », art. cité, p. 111.
39 Leidgens Frédéric, entretien avec Marielle Vannier, in Pièce (dé) montée, Paris, CNDP/ Scérén/Théâtre de la Colline, n° 105, mars 2010, p. 24, souligné par nous.
40 Kahan Ambre, La Fabrique du spectacle, Rennes, le 13 novembre 2012, 27 min 28.
41 Bailly Jean-Christophe, « “Nous” ne nous entoure pas », Vacarme, n° 69, vol. 4, 2014, p. 172-195.
42 Macé Marielle, « “Nouons-nous”. Autour d’un pronom politique », Critique, Paris, Éd. de Minuit, n° 841-843, vol. 6, 2017, p. 469-483.
43 Bailly Jean-Christophe, « “Nous” ne nous entoure pas », art. cité.
44 Pour un exemple de ce temps d’indication effectué à la table par le metteur en scène en direction de ses acteurs avant un filage, cf. travail à la table, séquence 1, La Fabrique du spectacle, Rennes, le 24 octobre 2012.
45 Le terme de « témoin » a son importance dans la grammaire de l’équipe de Stanislas Nordey. Yann Lefeivre signale que dans ce terme « il y a quelque chose à la fois d’accompagner, de soutenir, tout en étant en retrait et en ayant [une] écoute active » (Lefeivre Yann, La Fabrique du spectacle, Rennes, le 13 novembre 2012).
46 Cf. filage, La Fabrique du spectacle, Rennes, le 24 octobre 2012, 18 min 00-26 min 21.
47 Piveteau Karine, La Fabrique du spectacle, Rennes, le 26 octobre 2012.
48 L’« aria » est pour cette proposition également un terme clé. Il est emprunté au champ lexical de l’opéra et renvoie à des partitions chantées en solo mais accompagné. Pour un exemple d’aria dans Living !, voir la scène d’Anaïs Müller, générale, La Fabrique du spectacle, Rennes, le 7 novembre 2012, 62 min-71 min 01.
49 Amrous Sarah, La Fabrique du spectacle, Rennes, le 13 novembre 2012, 25 min 40.
50 Pour un exemple filmé de retours après filage par Stanislas Nordey à son équipe d’acteur, cf. travail à la table, séquence 2, La Fabrique du spectacle, Rennes, le 24 octobre 2012.
51 Amrous Sarah, La Fabrique du spectacle, Rennes, le 13 novembre 2012, 25 min 21.
52 Voir Fleury Cynthia, Les Irremplaçables, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 2015.
53 Deleuze Gilles, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Seuil, coll. « L’Ordre philosophique », 2002 (1981), p. 12.
54 Garcin-Marrou Flore, « De la difficulté de rassembler ses idées : cinq propositions sur le Théâtre du Radeau », in Éric Vautrin (dir), Théâtre/Public, n° 214 : « Variations Radeau », Montreuil, Éditions Théâtrales, oct.-déc. 2014, [http://recherchesradeau.org/tp214/ew], consulté le 20 septembre 2014.
55 À cet égard, le passage en répétition par une composition suivant la trame d’un abécédaire est significatif. Les paroles de chacune des figures se suivant selon les lettres, donc selon une mise en ordre arbitraire, exacerbe cet aspect fragmenté et isolé de la prise de parole. Cf. filage, La Fabrique du spectacle, op. cit.
56 Bident Christophe, « Les mouvements du neutre », in Ana Kiffer et Christophe Bident (dir.), Revue Textuel, n° 62 : « Les désaccords du temps ; Brésil – France », juillet 2010, p. 13-33.
57 Ibid., p. 23, souligné par l’auteur.
58 Nordey Stanislas, « Entretien avec Frédéric Maurin. Pour un théâtre mitoyen avec l’essai », Théâtre/Public, n° 141 : « Échouer », Paris, 1998, p. 42-43.
59 Nordey Stanislas, « Entretien avec Kévin Jacquet, Pour une école qui met en danger et invente le théâtre », Alternatives théâtrales, n° 112 : « Les théâtres et leurs écoles », Bruxelles, 2012, p. 81.
60 Descartes René, Discours de la méthode, Paris, Librairie générale française, 1973 (1637), p. 55.
61 Banu Georges, L’Oubli, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2002, p. 38.
62 Ricœur Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 26.
63 Zhuangzi est un philosophe chinois du vie siècle avant notre ère.
64 Romano Claude, « Un étrange oubli », Extrême-Orient, Extrême-Occident, n° 27, 2005, p. 161-167, souligné par l’auteur.
65 Ricœur Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 554.
66 Borges Jorge Luis, Fictions, trad. Roger Caillois, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1983 (1944).
67 Cottanceau Claire-Ingrid, entretien avec Rachel Rajalu, Paris, octobre 2012.
68 Romano Claude, « Un étrange oubli », art. cité, p. 164, souligné par l’auteur.
69 Didi-Huberman Georges, L’Empreinte, Paris, Centre Georges-Pompidou, 1997.
70 Greisch Jean, « Trace et oubli : entre la menace de l’effacement et l’insistance de l’ineffaçable », Diogène, n° 201, vol. 1, 2003, p. 82-106, p. 100.
71 Didi-Huberman Georges, L’Empreinte, op. cit., p. 19.
72 Greisch Jean, « Trace et oubli », art. cité, p. 94.
73 Vinciguerra Lorenzo, Spinoza et le signe. La genèse de l’imagination, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2005, p. 134.
74 Didi-Huberman Georges, L’Empreinte, op. cit., p. 108.
75 Derrida Jacques, À dessein, le dessin. suivi de « Derrida à l’improviste » par Ginette Michaud, Dijon, Les Presses du réel, 2013 (1991).
76 Nordey Stanislas, « Entretien avec Bernard Debroux. Donner des indemnités aux morts », art. cité, p. 27.
77 Peirce Charles Sanders, Écrits sur le signe, trad. et com. de Gérard Deledalle, Paris, Seuil, 1978.
78 Barthes Roland, « Rhétorique de l’image », Communications, n° 4, 1964, p. 40-51.
79 Derrida Jacques, De la grammatologie, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Critique », 1967.
80 Butel Yannick, Regard critique. Écrire sur le théâtre, op. cit.
81 Deleuze Gilles, Le pli, Leibniz et le Baroque, Paris, Éd. de Minuit, 1998, p. 67, souligné par nous : « Nous avons vu que le monde était une série convergente unique, infiniment infinie, que chaque monade exprimait tout entière, bien qu’elle n’exprimât clairement qu’une portion de la série. Mais, justement, la région claire d’une monade se prolonge dans la portion claire d’une autre, et, dans une même monade, la portion claire se prolonge infiniment dans les zones obscures, puisque chaque monade exprime le monde entier. »
82 Frangne Pierre-Henry, « Du symbolisme de l’arabesque à l’arabesque du symbolisme : remarques sur la musicalité de l’arabesque », art. cité.
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