Chapitre II. Anachronisme théâtral
Passer par les corps
p. 81-115
Texte intégral
1Si les nouvelles technologies introduisent des variations dans les modalités de jeu, si elles proposent des potentiels de théâtralité et de nouveaux champs exploratoires, elles ne modifient pas en substance le théâtre comme champ artistique spécifique. Plus précisément, elles n’annulent pas par elles-mêmes la dimension de coprésence charnelle des acteurs et des spectateurs, ni même la « juste distance » au principe de leur communauté. Si les modes d’être de la représentation théâtrale ne sont pas affectés par l’introduction des nouvelles technologies, c’est néanmoins à la condition d’un certain retrait, qui laisse sa place au jeu des acteurs. Cela suppose que la dé-hiérarchisation des différents modes d’être de la représentation théâtrale ne se consume pas dans son envers, au sens où les usages des technologies, du numérique et du virtuel ne doivent pas se substituer aux autres modalités de la représentation et en gommer les valeurs.
2Mettre l’accent sur la présence incarnée des acteurs et des spectateurs au sein de la représentation théâtrale oblige à une conversion du regard vers les corps en jeu dans l’expérience du théâtre. Il ne s’agit pas de les considérer comme des absolus, mais de les envisager en relation à leur environnement. Ces corps sont fondamentalement engagés dans et engagent des espaces et des temporalités qui rythment et définissent leur modalité de présence et d’existence.
3Une réflexion sur l’être et l’existence dans les scènes contemporaines ne peut ainsi faire l’économie d’un questionnement sur les espaces-temps déployés dans et par la représentation. L’existence est un mode d’être de l’exister qui détermine l’homme et qui se réalise dans, avec, devant et par le temps et l’espace. Elle s’envisage dans ces rapports qui sont à la fois constituant et constitutifs d’elle-même. Dans cette perspective, les modalités de l’existence humaine sont dépendantes de l’expérience qui en est faite. Par ailleurs, c’est bien par la sensibilité que nous existons d’abord, au sens où nous sommes biologiquement et culturellement affectés par un monde qui nous précède. Cette sensibilité est déterminée par nos cinq sens qui sont eux-mêmes des modalités d’être de notre corps. Or, selon la perspective phénoménologique, celle de la perception chez Merleau-Ponty, le corps est à l’espace1. Cela signifie qu’il n’est ni dans l’espace comme un objet parmi d’autres, ni face à l’espace comme un sujet connaissant le serait face à un objet, mais il fait partie de l’espace et s’y fond. Le temps se constitue à partir de cet ancrage dans un lieu. C’est pourquoi le modèle de la spatialisation du temps n’est pas celui du temps objectif et mathématique symbolisé par la flèche ou l’horloge, mais plutôt celui de la boucle ou de l’arabesque. Ce qu’apporte le modèle de l’arabesque pour une pensée du théâtre, c’est peut-être d’abord sa forme et son rythme qui évoquent la dynamique et la plasticité de l’expérience des temps et des espaces en art théâtral. Avec cette impression d’absence de commencement et de fin dans le trait, ses chutes et rebonds, ses variations et déviations, ses présences multipliées, ses boucles à jamais ouvertes sur elles-mêmes, l’arabesque est « le vide, le blanc, l’interstice ou le creux qui rend possible l’expression poétique2 ». C’est aussi, comme le souligne Pierre-Henry Frangne, que
« [l]a véhémence de l’arabesque qui meut l’œuvre et émeut en conséquence le spectateur donne à sentir non une multiplicité-une où le principe de l’agencement se ferait voir dans toute sa clarté et triompherait une fois pour toute du désordre, mais au contraire une unité-multiple (ou unité démultipliée) qui ne cesse jamais de se diffracter et de se disperser3 ».
4Ces effets de diffraction et de dispersion caractérisent l’expérience du temps et de l’espace au théâtre, dont le corps est le lieu de provenance et d’émergence. Pierre-Henry Frangne indique que « dans chaque art, le “trou”, “le cercle”, “le rond” est un principe vide de l’inscription de ce qui est nécessairement une arabesque4 ». Cette remarque peut être lue comme un encouragement à poursuivre l’analogie établie par l’écrivain autrichien du xixe siècle Eduard Hanslick entre la musique et l’arabesque, et à la reprendre pour une pensée du théâtre contemporain. Voici ce que Hanslick écrit à propos de l’arabesque :
« Nous y voyons des lignes incurvées, qui tantôt s’abaissent doucement, tantôt remontent en bonds audacieux, qui se rejoignent et se séparent, se répondent dans le détail ou dans de grands arcs, apparemment incommensurables et pourtant toujours parfaitement coordonnées. Figurons-nous maintenant une arabesque, non pas sans vie et sans mouvement, mais s’animant devant nos yeux, comme dans une génération spontanée. Voici les lignes de toutes grosseurs qui se poursuivent, qui prennent leur élan par une courbe gracieuse et montent d’un bond à des hauteurs orgueilleuses, puis retombent, s’élargissent, se rétrécissent, réjouissant la vue par de charmantes alternatives de repos et d’activité, par des surprises toujours nouvelles. Le tableau est déjà plus noble et plus élevé. Mais allons plus loin, et représentons-nous l’arabesque vivante comme le rayonnement actif d’un esprit d’artiste, qui, inlassablement répand son imagination surabondante dans les artères de ce mouvement : l’impression ressentie ne sera-t-elle pas voisine de la musique5 ? »
5Si le modèle de l’arabesque peut aider à penser les espaces et les temps au théâtre, c’est peut-être aussi en vertu de ce rapprochement entre théâtre et musique, par cette insistance toute contemporaine sur la musicalité de la langue ou le corps de la langue. Cela permet de risquer l’hypothèse d’une transitivité entre les mouvements de l’arabesque, ceux de la musique et ceux du théâtre. Enfin, l’arabesque, si elle se présente comme « le rayonnement actif d’un esprit d’artiste6 », signale, avec ses lignes qui se prolongent dans l’infini, que ce rayonnement se poursuit dans une expérience esthétique bien au-delà du moment de sa réception. Elle s’annonce comme la promesse d’une ornementation de soi suivant une poétique liée à son mouvement. C’est pourquoi le théâtre, dans cette manière qu’ont les temps et les espaces de se plier et de se déplier en lui, constitue un appel, au sens de Paul Valéry, lequel dit à propos de l’« Artiste de l’Arabesque » qu’« il lui incombe […] d’appeler quelque chose7… »
6Une spatialisation du temps sous la forme de l’arabesque se justifie par le caractère phénoménal de l’expérience théâtrale et induit, d’un point de vue méthodologique, une conception anachronique et polytopique des espaces-temps. La justification de cette hypothèse et de la méthode qui lui est liée m’oblige à un détour épistémologique grâce auquel j’énoncerai la manière dont il convient de mener et de décrire mon enquête. Proposer une réflexion sur les espaces-temps de la représentation théâtrale au travers d’une phénoménologie du corps et de son expérience implique une analyse et une mise en récit ou une narratologie de ses occurrences, à savoir des spectacles choisis, ou encore, pour le dire à la façon de Michel Foucault, un « ordre du discours8 ». Cet ordre découle de la manière dont opère l’historien lorsqu’il découpe, sélectionne, classe et assemble dans un tout cohérent des données historiques. Il est nécessaire – non pas au sens de l’injonction mais au sens de l’exposition – car il rend le cours de l’histoire compréhensible. Mais il est aussi un risque « dans ce que [cet ordre du discours] a de tranchant et de décisif9 ». En cela, son mode de présentation même menace le modèle de l’arabesque, qui se caractérise au contraire par ses courbes, entrelacements et discontinuités. C’est pourquoi, ma démarche s’éloignera de l’approche génétique, sans nier ses aspects positifs ni sans reconnaître sa fécondité heuristique. Raconter l’expérience théâtrale sans en perdre ses désordres, ses dérèglements, ses fulgurances et ses replis, implique de partir en quête d’une méthode adéquate à rendre compte des façons dont se vivent les épreuves esthétiques et existentielles du théâtre dans les processus de création et de réception de la scène. Or ce sont les approches anachronique et archéo-généalogique de la scène qui révèlent les confusions spatiotemporelles constitutives de son expérience. Un éclairage sur les principes, les significations et les formes de mobilisation de ces approches pour l’objet de cette étude permettra de comprendre ensuite comment celles-ci se jouent, concrètement, à même l’existence en ce lieu originaire de toute expérience qu’est le corps sentant et pensant.
Les présupposés et les limites d’une approche génétique des œuvres
7L’approche génétique a vu le jour en études théâtrales dans les années 1990, sous l’influence des méthodologies mises en place pour l’analyse de textes littéraires par Louis Hay10, Pierre-Marc de Biasi11 et Almuth Grésillon12 à partir des années 1970. La génétique des textes a pour objectif de retracer par un examen attentif des manuscrits, des témoignages, et des documents ayant un rapport avec l’élaboration du texte final, la naissance et l’évolution du geste créateur. Il s’agit, grâce à cette méthode, de dévoiler les chemins empruntés par l’écrivain dans la réalisation de son œuvre afin de pouvoir, sous certains aspects, se représenter l’activité de création en train de se faire. Par cette étude du geste d’écriture, la critique génétique entend contribuer à une esthétique de la production, qui vient répondre à une esthétique plus classique de la réception. L’esthétique de la production a pour ambition de mettre au jour les processus qui ont concouru à la formation de la valeur littéraire d’un texte. Une interprétation des mécanismes en jeu dans le processus d’écriture permettrait de dévoiler les arrière-plans d’une écriture, lesquels contribuent eux-mêmes à un éclairage des processus de légitimation et de reconnaissance d’une œuvre. Cette génétique repose sur deux principes : le premier consiste à penser que l’œuvre publiée ne se suffit pas en elle-même pour faire sens ; le second affirme qu’une œuvre littéraire se caractérise par son inachèvement fondamental, celle-ci étant toujours en mouvement, ce que peut révéler une étude des documents et archives qui entourent les brouillons textuels ainsi que les ratures, variations, déplacements, notes apposés sur ces derniers. La génétique propose ainsi de tracer de façon critique un chemin à rebours, sur le modèle chronologique, venant expliciter le présent de l’œuvre par les éléments du passé.
8En France, Josette Féral13 et Jean-Marie Thomasseau14 sont les figures principales de ce terrain d’étude, avec Marie-Madeleine Mervant-Roux15 et Sophie Proust16. À l’image de la génétique des textes, la génétique de la représentation théâtrale s’intéresse au processus de création qui a conduit au spectacle, à la gestation d’une création, à l’avant-représentation en portant son attention sur les brouillons textuels (si la pièce s’écrit dans un va-et-vient avec le travail de plateau), dans leur rapport avec les brouillons scéniques et visuels de la création. Parmi eux, on trouve par exemple les plans lumières, les plans scénographiques et les conduites sonores, les cahiers de notes des acteurs, des assistants, du metteur en scène, les textes joués et annotés, les différents supports qui ont accompagné le travail de répétition (films/représentations théâtrales/ouvrages/musiques), les productions intermédiaires (réalisations d’un film/enregistrement de témoignages audio), les photographies prises sur les temps de répétition, les documents de communication, les notes d’intention du metteur en scène, les divers entretiens réalisés avec l’équipe. L’argument qui justifie le recours à l’ensemble de ces traces repose dans l’idée que la représentation théâtrale recouvre une nouvelle compréhension dans l’articulation entre le « savoir pratique de l’artiste […] et le savoir théorique de l’analyste17 ».
9Mais cette approche génétique n’est-elle pas tributaire, voire prisonnière d’une vision fonctionnaliste de l’acte de création ? Faire dépendre la création d’un processus linéaire tendant vers une fin ou attribuer une utilité fonctionnelle à certaines de ses étapes dans le procès de création, n’est-ce pas aborder la représentation d’un point de vue téléologique ? N’est-ce pas une façon d’expliquer les origines de la représentation présente – et cela surtout si elle est elle-même envisagée comme processus – par ce qui lui précède, transformant les traces en causes mécaniques de l’œuvre ? Un débat ancien, qui a agité les sciences humaines et sociales et plus spécifiquement l’histoire et l’histoire de l’art, se rejoue ainsi depuis quelques années au sein de ce nouveau champ de recherche que sont les études théâtrales s’appuyant sur une méthode génétique. Je propose d’en refaire rapidement le parcours afin d’expliciter les raisons d’une certaine réserve face à ce regard porté sur les arts.
10Il est de coutume de distinguer, au sein du phénomène de l’art, des temps distincts qui structureraient son existence et qui se succéderaient les uns aux autres. L’approche génétique de la représentation théâtrale semble reprendre ce schéma classique. Ainsi, du point de vue de l’œuvre, ces étapes se concrétisent-elles d’abord dans le processus de création par lequel elle advient, qui correspond au moment de la conception/production, ensuite dans le temps de l’activation ou d’existence de l’œuvre (le moment de la représentation théâtrale), enfin dans sa réception par le spectateur. Trois temporalités successives sont traditionnellement délimitées, lesquelles permettent de cerner le temps de l’art selon une perspective chronologique mettant en exergue un avant (conception/production), un pendant (existence/activation) et un après (réception/interprétation) de l’œuvre. Cette approche autorise du point de vue du discours sur l’art aussi bien une analyse de type diachronique, dans laquelle l’œuvre est étudiée à partir de ses évolutions, que synchronique, dans une sorte d’arrêt sur image. D’un côté, il s’agit de déterminer comment cette œuvre s’est construite, traverse le temps historique et comment elle est affectée par lui. D’un autre côté, il s’agit de définir ses modalités d’existence et de fonctionnement à un moment donné. Ce sont deux manières particulières de faire l’histoire de l’œuvre qui ne sont pas antithétiques mais complémentaires, dans la mesure où les modalités de fonctionnement de celle-ci dépendent de son inscription historique et de son procès. D’un côté comme de l’autre, l’œuvre existe sur la flèche d’un temps linéaire à partir duquel il est possible de la situer par rapport à des séquences ou plus largement des périodes.
11Cette approche historique est celle de l’histoire de l’art dans son sens le plus classique. Selon cette perspective, les œuvres d’art peuvent être décrites en combinant diverses analyses : en s’interrogeant sur les intentions qui ont prévalu à leur fabrication grâce à des recueils de témoignages oraux ou écrits ; en prêtant une attention particulière aux protocoles mis en œuvre grâce à un travail de collecte de documents d’archives (avec par exemple un souci pour les matériaux utilisés, les opérations techniques et intellectuelles mises en jeu, les procédures convoquées, les collaborations) ; en décrivant l’agencement des constituants et leurs évolutions (scénographies, jeux et déplacements des acteurs, plans lumières, costumes, usages des arts vidéo et arts numériques, sons) ; en la situant parmi les autres œuvres selon des repères déterminés tels que sont les genres, les mouvements, les écoles, les styles, les périodes ; en s’intéressant aux contextes et aux influences historiques, sociologiques, politiques, culturels de leur création et fonctionnement ; enfin en les décryptant et en les interprétant selon les règles d’une approche sémiologique, le signe faisant sens depuis toutes ces connaissances positives.
12Cette manière d’envisager l’histoire de l’art, aussi nécessaire et riche fût-elle, dépend de présupposés quant à la nature même de l’histoire en tant que discipline positive productrice de savoirs. L’un de ces présupposés consiste à penser qu’une forme de rationalité est à l’œuvre dans le cours de l’histoire, au sein même de la contingence, de l’indétermination et de la pluralité mais aussi de la singularité des actions individuelles. Cette rationalité fonderait les conditions de possibilité de l’organisation de l’histoire selon des lois causales qui rendent nécessaires l’apparition de faits en fonction des circonstances qui les précèdent. Cette raison n’est pas celle qui travaille l’histoire selon une temporalité de l’origine ou du développement et qui orienterait son devenir. Elle n’est pas celle qu’ont pensée les philosophies de l’histoire depuis une perspective téléologique portée par l’espoir du salut18, du progrès19 ou comme résultat de la chute20. Cependant, n’en porte-t-elle pas encore les stigmates ? La rationalité mise en avant ici aspire à une approche scientifique des événements du passé et constitue le présupposé de l’explication historique classique selon lequel entre les antécédents et le fait historique, il existe une connexion de type causal déterminante et par conséquent des lois nécessaires. Sur le plan de la lecture de l’œuvre, on identifiera par exemple les causes qui ont permis sa naissance par un examen minutieux des étapes qui l’ont précédée. Introduire, dans l’explication de la création, une forme de nécessité légale entre la cause et l’effet, ainsi que le hasard qui, comme l’a signalé Friedrich Nietzsche21, est son pendant naturel au sens où il est ce que les lois ne permettent pas de prévoir, c’est, sous une nouvelle forme, admettre un principe téléologique au cœur de la production des œuvres. De telle sorte, ce mécanisme est un finalisme, il assujettit le devenir à un état final et le passé au présent. La génétique de la représentation théâtrale s’emploie à déceler dans le passé les origines et les causes du présent, et soutient par là une conception mécanique, linéaire et continue du temps.
13Outre ce présupposé d’un lien de causalité entre les faits, l’histoire classique entend étudier les événements en eux-mêmes. Cela signifie qu’elle aspire à la plus grande objectivité et impartialité dans le traitement de ses objets en se préservant des écueils du subjectivisme et de l’anachronisme. L’anachronisme est ici compris comme une manière de prêter à un événement ou à une œuvre passée des significations et/ou des concepts présents. Considérer les événements en eux-mêmes, c’est donc les examiner indépendamment du contexte historique et culturel dans lequel se déploie la pensée de l’historien. L’autonomie de l’événement est à envisager relativement au point de vue de l’historien et non relativement au contexte de son avènement propre. Or, comme le souligne Georg W. F. Hegel dans La Raison dans l’histoire lors d’un propos sur ce qu’il appelle « l’histoire réfléchie22 », à savoir celle qui a pour prétention de transcender l’actualité de l’historien pour se pencher sur celle du passé, « ce que l’historien présente comme l’esprit de l’époque risque d’être son propre esprit érigé en maître23 ». Ce danger tient, selon le philosophe, au fait que la sympathie avec les personnes du passé est illusoire. Aussi le point de vue de l’historien est-il toujours porteur d’une certaine subjectivité et relativité. Cette difficulté n’échappe pas aux historiens qui pratiquent ce type d’histoire et qui sont parfois dits « positivistes » ou plutôt qui en appellent à une scientificité à l’image des sciences de la nature. En effet, Gabriel Monod, par exemple, représentant de l’École méthodique24, reconnaît lui aussi une influence des opinions du présent sur la perception du passé25. Mais en réponse à ce constat, il propose de s’exercer à éloigner sa propre actualité pour ne pas transposer dans le passé les valeurs présentes de l’historien. Du point de vue de l’œuvre, cela exige une mise à distance de soi, de ses catégories et de ses valeurs pour percer les significations qu’elle contenait au moment même de sa création, significations qui la définiraient en propre.
14Enfin, un troisième présupposé réside dans la volonté de ramener à une unité ou une totalité la multiplicité. Faire l’histoire d’un objet, c’est en articuler différents aspects considérés comme décisifs en les insérant dans un tout cohérent. Cette méthode permet de donner une certaine cohésion à des objets qui sans elle apparaîtraient comme disparates, troués et éclatés. Du point de vue de l’étude des représentations théâtrales, cela revient à établir un principe de continuité et d’unicité entre les commencements d’un projet et la représentation finale.
15La méthode génétique ne s’inscrit-elle pas ainsi à certains égards dans la continuité du positivisme scientifique ? Cette manière de concevoir l’histoire, qui met au principe de son activité la rationalité causale, l’objectivité, l’unité et l’absoluité de l’événement, a reçu de nombreuses critiques tout au long du xxe siècle. Les tenants d’une approche génétique de la représentation théâtrale ne sont bien sûr pas sans les connaître. Ces critiques trouvent leur ancrage dans les écrits de Wilhelm Dilthey26 et de Max Weber27, lesquels se sont fait les avocats d’une approche compréhensive des objets des sciences humaines et sociales en soulignant et en revendiquant leur spécificité par rapport aux sciences de la nature. Cependant, l’objectif de ces champs du savoir naissants restait de prouver leur légitimité par rapport aux sciences dites « exactes » en arguant que si elles sont des sciences idiographiques, c’est-à-dire des sciences qui ont affaire à du singulier, si elles sont également des sciences de l’herméneutique, de l’interprétation qui réclament des méthodes propres, elles n’ont pas pour autant un degré moindre de scientificité que les sciences de la nature. Sciences « dures » qui avaient par ailleurs dû essuyer elles-mêmes des critiques dans leur prétention à découvrir les lois de la nature, avec en particulier la remise en question de la valeur de la catégorie de causalité par David Hume28, puis selon une autre perspective par Friedrich Nietzsche29. Aussi, l’approche compréhensive des sciences humaines et sociales ne renonce-t-elle pas aux critères de la rationalité, même si elle les a élargis en insistant sur la notion de causalité singulière (elles ne prétendent pas énoncer des lois générales), en offrant une place à la subjectivité du chercheur (elles ne prétendent pas à l’objectivité et l’impartialité pures) et en prenant en compte la multiplicité et la complexité des phénomènes étudiés (elles ne prétendent pas atteindre l’univocité).
16Ces critiques du positivisme ont été réinvesties par les historiens du xxe siècle en général30 et par les historiens de l’art en particulier, mais aussi par les tenants de la méthode génétique eux-mêmes, que ce soit en littérature ou en arts du spectacle. Louis Hay, fondateur et éminent représentant de la critique génétique littéraire, dans un article intitulé « Qu’est-ce que la génétique ? » souligne ainsi :
« Au niveau de l’interprétation, nous ne pouvons pas démontrer que telle opération génétique soit l’effet de telle cause, qu’elle obéisse à telle ou telle loi de la création […]. Dans la perspective de la création littéraire […] la génétique ne relève pas d’une logique déterministe, elle ne vise pas une explication, mais une compréhension, elle est la recherche non d’un mécanisme, mais d’un sens. »
17Plus loin, il ajoute que « [l]’origine première de l’écriture demeure donc souvent indiscernable (et parfois à l’écrivain lui-même) ; la critique ne peut la revendiquer comme point de départ. Il lui faut choisir un repère observable : l’instant où la plume touche le papier31 ». Louis Hay reconnaît à ce commencement un caractère arbitraire, ce que laisse également entendre, dans un double sens, le titre de l’article de Marie-Madeleine Mervant-Roux, cette fois dans le domaine de la génétique théâtrale, intitulé « The Fragility of Beginnings. The first Genetic Stratum of Le Square (M. Duras, 1956)32 ». Cette démarche naissante est encore tâtonnante et parfois contradictoire, elle oblige en ce sens à une certaine retenue devant l’ambition de la génétique, qui est selon son fondateur, de « découvrir les mécanismes secrets de la création33 ». Mais poursuivons notre chemin, car il ne s’agit pas de répondre à ces difficultés, mais simplement d’en signaler les tensions.
18Cette manière classique de faire de l’histoire a également reçu des critiques de la part de certains phénoménologues dans le domaine de l’art, critiques qui ont parfois étendu leur réserve à toute forme d’approche historique, qu’elle soit positiviste ou non. Henri Maldiney, par exemple, a distingué, voire opposé, l’approche historique de l’approche existentielle ou affective des œuvres d’art, en montrant en quoi la première passe à côté de la façon dont nous les vivons et les éprouvons sur un mode authentique. Si l’on en croit le philosophe, l’approche historique, dont une des formes est la génétique, empêche en effet d’accéder au temps spécifique de l’œuvre, temps qui n’est pas à entendre sur le mode de la successivité mais dans sa dimension rythmique. Dans un texte qui s’intitule « Vers quelle phénoménologie de l’art ? », Maldiney34 sépare deux attitudes face à l’art : celle de l’historien d’une part, qui thématise, classe, objective l’œuvre artistique en la situant sur la flèche du temps et, d’autre part, celle du « voyageur », qui vit l’œuvre en elle-même et pour elle-même, sur le mode d’une expérience antéprédicative, c’est-à-dire antérieure à toute forme de discours qu’il soit critique, historique ou sémiologique. Voici ce que l’auteur écrit à propos de Bernard Berenson, historien de l’art américain du xxe siècle :
« “Voyageur passionné” pour qui l’art existait, était sa raison d’être, et historien de l’art pour qui une œuvre d’art représentait un nœud dans l’histoire des styles, conçue comme un complexe de trajets culturels entrelacés, il découvrit, vers la fin de sa vie, que ces deux façons de se comporter à l’art, qu’il avait cru jusqu’alors identiques, en réalité s’excluaient ; que sa conscience historienne de l’art supposait et entretenait le refoulement de sa présence aux œuvres “elles-mêmes”35. »
19La perspective de la génétique de la représentation, malgré tout son intérêt, ne comporte-t-elle pas un risque, qui est celui de faire écran à la présence même de l’art et de l’œuvre, à sa temporalité et à sa spatialité propres ? Sans doute est-ce là une difficulté qui concerne les sciences humaines et sociales dans leur tentative de transmuer ou de traduire des univers de significations vécues en des univers de significations objectives. Toutefois, en portant son attention sur les processus qui ont conduit à la réalisation des œuvres, sur l’atelier, sur la fabrique et leur environnement, la génétique de la représentation ne menace-t-elle pas de leur faire perdre leur pouvoir de signification en faisant acte d’un certain néopositivisme ? C’est une question que pose l’historien de l’art Henri Zerner. Selon lui, décrire et analyser une œuvre par le biais de son contexte de production fait courir le danger paradoxal de noyer ce qu’elle avait à nous en dire :
« La mode est au contexte, par quoi on entend en général spécifiquement le contexte social. Au mieux, il s’agit de replacer les œuvres dans un jeu de discours et de pratiques propres à la société qui les a produits. […] Mais il comporte certains dangers : d’une part ceux qui pratiquent ce genre ont tendance à présenter les circonstances de la production comme une explication de l’œuvre d’art. En cherchant à restituer les conditions d’intelligibilité originales de l’œuvre on aboutit trop souvent à une évolution imaginaire d’un présent révolu aussi fantasmatique que les reconstitutions archéologiques du xixe siècle ; on tombe dans une sorte de néopositivisme. Une faiblesse particulière de ce néopositivisme est de prétendre retrouver les critères du jugement de l’époque, tentative non seulement futile, mais néfaste si l’on considère que l’une des caractéristiques de ce que nous appelons art est précisément de dépasser ces limites et de rester un agent efficace au-delà du contexte spécifique qui lui a donné jour.
Ce qui est le plus grave, est qu’en cherchant une explication de l’œuvre par les circonstances sociales et culturelles qui l’entourent, on s’interdit l’accès à ce que l’art seul peut nous révéler de cette société. En d’autres termes, alors que le but est ostensiblement de donner la parole à l’œuvre d’art comme témoin historique, on lui coupe la parole en faisant entendre toutes les voix qui l’entourent36. »
20Cela conduit Henri Zerner à voir dans le formalisme une posture qui permette d’entendre les voix des œuvres. Sans prendre le chemin du formalisme, c’est à une position médiane que j’aspire, une position qui n’oppose pas la forme au contenu, l’existence à l’histoire. Il me semble que c’est sur ce chemin méthodologique qu’invite Pierre-Henry Frangne dans l’introduction de son ouvrage intitulé La Négation à l’œuvre. La philosophie symboliste de l’art (1860-1905)37. L’auteur pose « le problème de l’existence et de l’unité du symbolisme ». Cette remise en cause du symbolisme se justifie par ce qu’il nomme une « illusion rétrospective », qui consiste à penser que nos catégories, nos découpages, nos manières de faire l’histoire et d’introduire des connexions entre les faits sont dans le réel avant même d’être énoncés et avant même d’apparaître. Cette illusion conduit Pierre-Henry Frangne à souligner que
« [l]es œuvres d’art n’existent jamais, jusque dans leur création même, en dehors d’une très grande épaisseur d’interprétations qu’elles modifient et qui les modifie en même temps, selon une circularité qui rend les déterminations difficiles et particulièrement mouvantes ».
21En effet, l’histoire de l’art, « est une série sans fin de rétroactions, et même de rétroactions de rétroactions interdisant la considération d’un degré zéro d’interprétation, la détermination d’un moment primitif où un spectateur découvrirait “naïvement” une œuvre38 ». Dès lors, l’histoire n’est pas indépendante ni indifférente au site depuis lequel elle se constitue, de même que l’existence s’insère dans des contextes spatiotemporels, ou si l’on préfère, dans un environnement spécifique où l’on trouve au présent les fantômes du passé et de l’avenir. En ce sens, le présent est marqué par une forme d’anachronisme qui se répercute sur le passé et l’avenir. C’est ainsi que s’entrelacent histoire et existence.
22Dès lors, si le modèle de l’anachronisme, qui est celui de l’empiètement des temps, a une efficacité à la fois au sein de l’histoire vécue et en tant que constituant de l’histoire comme discipline, alors le partage entre une approche historique et une approche existentielle d’une œuvre d’art semble cette fois trop radical. Au contraire, ces approches sont appelées à se fondre l’une dans l’autre, n’existant pas l’une sans l’autre. Elles sont appelées à s’enchevêtrer tant et si bien qu’il devient complexe, voire impossible, de déceler une véritable frontière entre elles. C’est ainsi que la perspective anachronique s’affirme comme promesse.
Un anachronisme « au bord de la falaise », pour une archéo-généalogie de la représentation théâtrale
23La survivance du modèle positiviste en histoire (rationalité causale/autonomie de l’événement par rapport au présent/continuité et unité du temps historique), s’exprime souvent par le refus d’accorder une légitimité à l’anachronisme, qui permettrait pourtant de rendre compte de la dissonance des temps. Si le modèle chronologique et euchronique39 a bien été discuté40, si certains historiens, comme Nicole Loraux41, ou philosophes, comme Jacques Rancière42, ont reconnu une positivité à l’anachronisme, la plupart des historiens n’en ont pas fait une valeur pour lui-même et n’ont pas non plus tenté de l’ériger en principe méthodologique. Or, l’anachronisme permet une approche enrichie des objets de l’histoire, et en particulier des objets de l’histoire de l’art et des images, parce qu’il révèle en elles le mélange des temps, la confusion des temps ou, le jeu des espaces-temps. C’est pourquoi il convient d’en souligner la souveraineté, la fécondité et la valeur heuristique.
24Georges Didi-Huberman ouvre son livre Devant le temps sur ce que Claire Paulian a appelé une « expérience du regard43 » qui viendra appuyer la nécessité d’une attention particulière à l’anachronisme en matière d’appréhension des images. C’est à partir d’une expérience et analyse historique de la fresque de Fra Angelico du couvent de San Marco à Florence que l’auteur montre que « [l]a concordance des temps n’existe – presque – pas44 ». En regardant la fresque, Didi-Huberman est attiré par des pans tachetés qui ne représentent rien de particulier et qu’une approche euchronique ne permet pas d’expliciter. Pour tenter de comprendre ces pans, il procède alors à une archéologie de l’œuvre y montrant la coexistence de temps hétérogènes : le xve siècle florentin de la première Renaissance que l’on peut percevoir dans le cadre en trompe-l’œil, lequel révèle un mimétisme « moderne » et la présence de la notion de prospectiva albertienne45 ; les xiiie et xive siècles avec la notion de figura empruntée aux écrits dominicains qui se dévoile dans l’usage de la fonction mémorative de la couleur ; le ve siècle au travers de la dissemblance qui renvoie à une tradition textuelle remontant à Denys l’Aréopagite. À ces trois temps hétérogènes, Didi-Huberman ajoute celui mythique de l’Incarnation. Cette archéologie de l’œuvre indique que « des notions historiques aussi fondamentales que celles de “style” ou d’“époque” s’avèrent tout à coup d’une dangereuse plasticité46 ». Mais, si l’auteur a entrepris cette reconstruction, c’est parce qu’il avait fait à son entrée dans le corridor du couvent « une expérience du regard » par laquelle face aux pans tachetés restés inexpliqués, il a procédé à une association d’idées et à une réminiscence qui l’ont conduit à voir une « ressemblance déplacée47 » entre la fresque du xve siècle et les drippings du xxe siècle de Jackson Pollock. Or c’est cette expérience qui l’a placé en amont sur le chemin de cette recherche de type archéologique. L’expérience de l’œuvre se signale comme anachronique sous quasiment tous ses aspects48. D’où la possibilité et la nécessité de l’ériger en principe.
25Le principe de l’anachronisme fait cas de l’hétérogénéité des temps et permet de déjouer la question de l’origine en montrant qu’elle n’est pas située dans ce qui se trouve dans un avant de l’œuvre (par exemple dans les processus de création en vue de la représentation), mais que son mode d’être est l’anachronisme même. Il fait éclater le modèle de la cause et de l’effet, l’autonomie du passé par rapport au présent, enfin la continuité et l’unité du temps, en montrant que l’histoire est anachronique : « L’anachronisme n’est-il pas la seule façon possible de rendre compte, dans le savoir historique, des anachronies de l’histoire réelle49 ? » Ce principe répond de la sorte à l’impureté des temps. C’est pourquoi, le chercheur doit se faire le « chiffonnier50 » de la mémoire, agissant selon le mode de présentation de ces temps enchevêtrés. En ce sens, le chercheur ramasse, comme le chiffonnier, les traces et les restes du temps comme un archiviste.
26Cet anachronisme fragilise l’approche génétique de la représentation théâtrale à la fois dans ses principes – déterminer une origine et dévoiler les mécanismes processuels de la création à partir d’une étude critique des brouillons de la représentation, donc à partir d’une approche euchronique – et dans ces résultats, puisqu’elle ne permet pas de montrer le chevauchement des temps. Le point de vue génétique ne rend-il pas alors aveugle aux mouvements spatiotemporels des représentations théâtrales ?
27Pour autant, si le principe de l’anachronisme permet une meilleure compréhension des phénomènes et semble si fécond, pourquoi a-t-il fait l’objet d’un tel rejet ? Comment se préserver de la séduction et de l’attrait de la pure fiction, qui en est le pendant négatif ? Le principe de l’anachronisme n’autorise-t-il pas en effet la fiction à devenir histoire, faisant de la superposition d’espaces-temps hétérogènes dans les œuvres d’art le terrain légitime de la confusion des discours ?
28Si, comme le définit Paul Veyne, l’histoire, comme discipline, est le récit ou la mise en intrigue d’événements vrais51, elle se situe alors à l’intersection de la narration (une manière d’écrire qui s’articule autour d’une intrigue) et de la connaissance (qui s’appuie sur une critique des traces disponibles en guise d’administration de preuves), dont ce qui s’est réellement passé sert de garant. Il semble n’y avoir plus qu’un pas à faire pour associer le récit de l’historien à la fiction littéraire, transformant le constat de la distance entre la représentation (à savoir le récit) et ce qui s’est réellement passé (le passé qui a eu lieu), en un fossé infranchissable pour l’historien, conduisant à la confusion entre la vérité et le vraisemblable. Le constat d’une impossibilité de dire ce qui a été absolument et la reconnaissance de la place de la fiction dans la discipline a provoqué la « crise de l’histoire » des années 1980. Pourtant le caractère fictionnel de la poétique de l’histoire est tout relatif en ce qu’elle se doit, se fait un devoir même, d’assurer une certaine objectivité en même temps que d’être en capacité de répondre de cette objectivité. Dans la postface datant de 2009 à son propre ouvrage, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, publié en 1998, Roger Chartier fait de ce problème une question relevant de l’épistémologie ainsi que de l’éthique et du politique, en reconnaissant par là aux choix épistémologiques des enjeux qui dépassent le strict domaine de la science. À propos du brouillage des frontières entre fiction et histoire, l’historien signale que :
« La capacité critique de l’histoire ne se limite pas […] à la récusation des falsifications et des impostures. Elle peut et doit soumettre à des critères objectifs de validation ou de récusation les constructions interprétatives. »
29Il ajoute plus loin :
« En ce temps où notre rapport au passé est menacé par la forte tentation d’histoires imaginées et imaginaires, la réflexion sur les conditions qui permettent de tenir un discours historique comme une représentation et une explication adéquates de la réalité qui fut, est essentielle52. »
30L’enjeu est bien celui de la vérité. Un usage « exagéré » ou non contrôlé de l’anachronisme pour raconter l’art théâtral ne comporte-t-il pas le risque de la fiction pure ou des délires de l’imagination et du fantasme ?
31Car, les raisons qui ont prévalu au refus de toutes formes d’anachronisme en histoire résident essentiellement dans cette exigence d’exactitude. La liste des historiens ou des penseurs de l’histoire qui mettent en garde contre l’anachronisme dans cette optique est longue et traverse le temps53. La difficulté derrière ce que Didi-Huberman appelle, empruntant là l’expression à Georges Bataille, la part maudite54 de tout historien, laquelle repose dans l’anachronisme et ses excès de signifiance, c’est la possibilité de l’erreur, de l’altération, de l’illusion, voire celle de la justification de la négation de ce qui s’est réellement passé ou du mensonge. Comment alors articuler le modèle de l’anachronisme, qui intègre des éléments fuyants, mouvants et disparates, avec l’exigence éthique d’exactitude en histoire ?
32Le tissage entre le principe de l’anachronisme et le principe d’une archéo-généalogie, l’un et l’autre venant en tension se maintenir mutuellement dans un fragile équilibre, constitue peut-être une réponse. En quoi la méthode archéo-généalogique permet-elle un usage contrôlé de l’anachronisme ?
33Les bases de la méthode généalogique sont habituellement attribuées à Nietzsche, lequel l’a appliquée au domaine de la morale. Par exemple, le projet de la Généalogie de la morale est d’établir des relations entre une conception présente de la morale, à savoir des valeurs particulières qui apparaissent comme immuables, et ses raisons cachées qui seront liées à des puissances ou des volontés inconscientes résultant d’une dynamique pulsionnelle du corps55. La méthode généalogique recherche ainsi les raisons d’un phénomène culturel plutôt que leurs causes en s’affranchissant dans sa méthode et ses résultats de la filiation chronologique. C’est à Michel Foucault que l’on doit son réinvestissement dans le cadre d’une pratique d’historien. Dans un texte intitulé « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », Foucault présente la méthode généalogique du philosophe tout en explicitant sa propre démarche, qu’il envisage comme une alternative à l’histoire classique qu’il qualifie de « supra-historique », que celle-ci soit théologique ou rationnelle. La clarification de ce qu’est la méthode généalogique passe par une analyse de l’origine. Foucault observe que dans certains textes Nietzsche emploie indifféremment les termes Ursprung, Herkunft et Entstchung, quand dans d’autres, et en particulier au début de la Généalogie, il opère des distinctions. Ce sont ces différences qui intéressent Foucault. L’Ursprung renverrait à une origine métaphysique, première et totalisante, au sens où elle porterait en germe la série continue de ce qu’elle annonçait, tandis que l’Herkunft et l’Entstchung constitueraient en propre ce que cherche la généalogie. Celle-ci se définirait par l’analyse de la provenance et de l’émergence. D’un côté, l’idée de provenance montre que les commencements d’une chose forment « un réseau difficile à démêler », que « à la racine de ce que nous connaissons et de ce que nous sommes il n’y a point la vérité et l’être, mais l’extériorité de l’accident », enfin, que le corps y tient une place prépondérante. D’un autre côté, l’émergence indique que l’histoire se fraie un chemin dans les interstices des faits qui sont autant de lieux d’affrontement cachés qu’il s’agit de déceler. La méthode généalogique se donne alors pour règles de porter son attention sur le disparate et le singulier – au sens d’unique mais aussi d’inquiétant, d’ironique –, le discontinu, et, enfin, l’écart. Ces règles se réalisent en parodiant la réalité, c’est-à-dire en « mett[ant] en œuvre un grand carnaval du temps où les masques ne cesseront de revenir », en dissociant l’identité et en sacrifiant la vérité d’un sujet connaissant unifié. Aussi, Foucault affirme-t-il à propos de cette méthode qu’« [e]lle ne craint pas d’être un savoir perspectif ». Il ajoute : « Le sens historique tel que Nietzsche l’entend, se sait perspective, et ne refuse pas le système de sa propre injustice56. » Cependant, un savoir perspectif n’est pas un relativisme.
34La méthode archéologique a été exposée par Foucault dans l’Archéologie du savoir57, puis peu à peu supplantée par la généalogie au début des années 1970. Toutefois, un aspect important demeure, à savoir la conception du temps qu’elle autorise dans sa pratique. En effet, élaborer un récit d’un objet spécifique, c’est le faire à partir d’un présent qui n’est pas à comprendre comme le résultat d’un enchaînement causal dont on pourrait faire la génétique en se rapportant à ses origines. Le présent du chercheur est marqué par une discontinuité par rapport à ce qui est passé qui implique que « l’archéologie doit partir de l’étrangeté, de la distance, de la différence [du] passé par rapport au présent58 ». Elle consiste donc en une remontée aux ramifications multiples qui va du présent au passé, au sens où l’entend Pierre-Henry Frangne lorsqu’il qualifie l’histoire de l’art comme « une série sans fin de rétroactions, et même de rétroactions de rétroactions59 ». Partant du présent pour travailler l’écart, la méthode archéologique se donne les moyens de faire du passé un actuel, c’est-à-dire un élément qui vient interroger le présent et imposer des ruptures discursives dans nos manières de penser et d’être. C’est ainsi qu’elle se constitue non comme une volonté de savoir mais comme une expérience. La méthode archéologique conduit à un temps pensé dans sa verticalité et non simplement sur un modèle horizontal, ce que la généalogie reprend à son compte et déploie.
35Que peut-on dire de ces quelques éléments qualifiant la méthode archéo-généalogique à propos de notre dessein ? Il apparaît que le principe de l’anachronisme trouve ses freins dans une approche archéo-généalogique parce que celle-ci ne rejette pas la continuité dans sa totalité. Elle maintient des mouvements continus, dans la survivance par exemple du passé dans le présent tout en accordant une place à la différence, au discontinu, au multiple. À cet égard, elle reconnaît la polychronie, l’anachronie et l’hétérochronie à l’œuvre au sein même de la chronologie. L’histoire n’est pas une succession de ruptures ininterrompues. C’est pourquoi la méthode qui l’étudie ne peut pas partir de façon systématique à la recherche de ces aspects différentiels et des effets de rupture. Elle n’est pas non plus un continuum qui pourrait être rattaché à une origine dont le fil se déroulerait inexorablement vers un devenir déjà tracé qu’il s’agirait de dévoiler. Toutes deux, l’histoire qui a lieu et l’histoire comme discipline sont des expériences et, en tant que telles, elles sont des espaces de transformations que la méthode archéo-généalogique tente de rendre intelligibles en accordant une place au principe de l’anachronisme.
36L’anachronisme se joue à même l’histoire vécue, à même l’existence. Il est une des modalités selon lesquelles se réalise l’expérience du temps et de l’espace dans l’art théâtral. L’anachronisme est en effet une des manières pour l’homme d’être au monde, il est un aspect de la dimension temporelle de son existence qui la structure. Reconnaître cette dimension fondamentale de l’expérience en général et de l’expérience théâtrale en particulier, c’est d’une certaine manière se donner les moyens de décrire les multiples tensions qui y sont à l’œuvre : tensions entre le processus de création et l’événement de la création et de sa réception, entre les continuités et les ruptures qui y sont liées, entre les effets de mémoire et d’oubli, entre l’inscription dans la durée et le caractère instantané, immédiat de l’expérience. Ce jeu des temporalités est bien à entendre comme la coexistence ou le recouvrement des différentes dimensions du temps au sein de l’expérience, qui oblige le récit historique à reconnaître cette simultanéité dans le présent de ses objets et la dynamique qui y est à l’œuvre. On retrouve alors une certaine unité dans la différence assumée. Ignorer le jeu des temporalités dans l’expérience de l’art serait en occulter un de ses aspects les plus essentiels.
37Comment l’adhérence des différentes dimensions de l’espace-temps prend-elle forme, se manifeste-t-elle et fonctionne-t-elle dans l’expérience théâtrale ? L’approche archéo-généalogique montre le rôle et l’importance du corps en tant qu’ancrage primordial de l’existence dans ce phénomène d’adhérence. C’est depuis cet ancrage corporel, qui forme un contexte pluriel et complexe, qu’acteurs et spectateurs abordent l’œuvre et la constituent (la fabriquent, la vivent et lui attribuent sa valeur artistique et esthétique). Depuis le corps, qui est subjectivité incarnée, l’œuvre est vécue et constituée spatialement et temporellement. En ce sens, le corps est à la fois la provenance et le lieu d’émergence de l’expérience théâtrale. Il est ce à partir de quoi s’effectue et se vit le jeu des spatialités et des temporalités de l’expérience théâtrale. En effet, le corps porte à la fois la trace du passé et le tracé possible du futur, du processus de création (avec ses temps de répétition) et de l’acte de création (avec ses sursauts), de la mémoire et de l’oubli, qui sont autant de temps et de lieux qui se superposent et agissent en même temps, dessinant ainsi les potentiels du passé, du présent et du devenir. La trace est elle-même fondamentalement anachronique. Espace d’un irrémédiable écart entre présence et absence, elle est la blessure qui rappelle la perte et en même temps assure la survivance du passé dans le présent et, par cette non-coïncidence avec elle-même, constitue une condition d’ouverture sur le futur ainsi que la possibilité même d’une ex-tase verticale au cœur de son horizontalité. La trace indique que l’adhérence des différentes dimensions temporelles et spatiales est toujours fuyante ; elles entrent dans un jeu qui n’est jamais fixe mais en continuel réélaboration et déplacement. C’est pourquoi la mise en intelligibilité de la représentation théâtrale par une approche à la fois archéo-généalogique et anachronique s’appuyant sur le corps implique une perte en ce qu’elle comporte inéluctablement une part d’inexpliqué, de relativité, de subjectivité et d’hétérogénéité d’un côté et parce qu’aussitôt énoncée elle semble déjà tomber en désuétude d’un autre côté. En effet, cette mise en intelligibilité s’inscrit elle-même dans les mouvements de la vie si bien qu’elle est toujours à recommencer.
38Si la double approche anachronique et archéo-généalogique est la plus à même d’articuler récit de la scène et expérience de celle-ci, histoire et existence, il s’agit à présent de la pratiquer en faveur d’une meilleure compréhension du rôle et des significations du premier constituant de l’expérience théâtrale qu’est le corps des acteurs. Qu’est-ce que ce corps de l’expérience ? En quoi ses modalités spatiale et temporelle d’existence en font un constituant ? Que permet-il de faire advenir et pourquoi est-il si essentiel au théâtre ?
L’ancrage existentiel de la scène théâtrale : le corps anachronique
39En tant qu’articulation essentielle d’un texte – quelle que soit sa forme – et d’un corps sur scène reçue par des spectateurs, le théâtre n’est ni un texte sans corps, ni un spectacle qui se consomme dans la pure monstration60. Il est à la fois texte et monstration : « Ce que veut le théâtre, ce qu’il produit, ce à quoi il travaille, c’est à la mise à vue, à la monstration des mots – qui sont, par nature, dans l’élément de l’invisible61. » Or « la première, la plus nécessaire des modalités du devenir-visible de la langue, c’est le corps de l’acteur qui la parle62 ». L’acteur est un passeur de mots ; la condition d’effectuation du passage de la page à la scène est le corps et la voix qui en dépend. Il existe de multiples variations possibles de cette traduction d’un régime à l’autre de présence. Outre cet aspect de « mise/en/ scène63 », la visibilité des mots n’est possible qu’à la condition qu’un autre corps, qui est celui du spectateur, soit présent au regard et à l’écoute, c’est-à-dire soit sensiblement disposé à la réception. De façon très concrète, évidente et basique, il est accordé au corps une place primordiale dans le travail de l’acteur : trainings préparatoires, échauffements et déplacements dans les espaces scéniques avant le début des répétitions, propositions de jeux et de chorégraphies des corps. Celui du spectateur est également engagé de manière différente dans l’expérience : qu’il soit corps au repos et en silence disposé à accueillir la scène ou corps invité au plateau.
40Alors quel est précisément ce corps ? Le corps est un corps phénoménal à partir duquel toute expérience est, dans un premier temps, vécue et comprise sur le mode du senti. Au cours de la description du phénomène perceptif, Merleau-Ponty précise ce concept. D’après l’auteur, les positions intellectualiste et empiriste échouent à penser cette expérience : « [L]es analyses classiques ont manqué le phénomène de la perception64. » La posture intellectualiste s’égare lorsqu’elle envisage la perception comme un attribut de l’esprit qui n’est pas un mode de connaissance. Que les sens et les perceptions n’aient aucune valeur épistémique c’est ce que Descartes entend montrer avec l’analyse du morceau de cire. Selon ce dernier, notre rapport aux corps et au monde extérieur s’élabore par l’intermédiaire de l’entendement : « Nous ne concevons les corps que par la faculté d’entendre […] nous ne les connaissons pas de ce que nous les voyons, ou que nous les touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la pensée65. » L’introspection de l’esprit et le tri qu’il est en mesure d’opérer est une condition pour Descartes du passage d’une perception spontanée et confuse à une idée claire et distincte. La perception reconduit le cogito aux invariants de l’objet que sont l’étendue et les qualités qui en dépendent et par-delà celles-ci à la présence du cogito lui-même, dont il est possible en revanche d’avoir une connaissance immédiate, claire et distincte. Merleau-Ponty conteste cette démarche intellectualiste en ce qu’elle procède à une dévaluation épistémique et ontologique des corps et de la sensibilité. L’approche est en outre contradictoire puisqu’elle prétend reconstruire la perception à partir de ce qu’elle n’est pas, à savoir le jugement.
41L’empirisme, pour sa part, se trompe lorsqu’il pense que notre connaissance s’enracine dans la perception de sensations atomisées, pures, à partir desquelles le sujet peut recollecter les données de l’expérience et les constituer en savoir. Il en fera d’ailleurs les frais avec la dissolution de l’identité du moi dans des perceptions plurielles et éclatées chez Hume, le moi n’étant plus qu’une fiction de l’imagination à laquelle nous rapportons « nos diverses idées et impressions66 » particulières. Or selon Merleau-Ponty, « cette notion [de sensation pure] ne correspond à rien dont nous ayons l’expérience ». En effet, « les perceptions de fait les plus simples que nous connaissions […] portent sur des relations et non sur des termes absolus67 ».
42Les limites de l’intellectualisme et de l’empirisme invitent à repenser la perception à partir de l’expérience qui en est faite. Or que nous apprend celle-ci ? Que la perception d’une qualité, la couleur rouge par exemple, se fait toujours sur un fond. Percevoir une qualité, c’est la percevoir en relation à d’autres, par différence ou distinction : « Cette tache rouge que je vois sur le tapis, elle n’est rouge que compte tenu d’une ombre qui la traverse, sa qualité n’apparaît qu’en rapport avec les jeux de lumières, et donc comme élément d’une configuration spatiale68. » Une qualité n’est pas isolable de son contexte d’apparition, elle s’insère dans une totalité articulée, dans un système de renvois au sein duquel le corps percevant est partie prenante et sur lequel il adopte un point de vue. Dès lors, la perception n’est ni englobante, ni objectivante, elle ouvre sur autre chose qu’elle-même d’une part, elle est porteuse d’un sens qui apparaît comme immanent au sensible d’autre part. Aussi, la perception est-elle d’emblée synthèse. Les notions de forme et de champ perceptif permettent alors de s’arracher aux écueils précités : une perception se déploie sur fond d’un champ perceptif qui lui donne sa forme. C’est la raison pour laquelle celle-ci est déjà signifiante sur un mode existentiel sans être conçue de façon objective ou conceptuelle. La perception sensible constitue un premier niveau de rapport au monde qui se situe avant toute représentation et qui se définit comme antéprédicatif. En ce sens, elle contient une forme de compréhension préconceptuelle.
43La mise en échec des perspectives intellectualiste et empiriste impose également de repenser les rapports du sujet à l’objet et notre conception classique de la subjectivité. La description du phénomène perceptif montre que la conscience n’est pas constituante dans le sens où ce serait à partir d’une conscience distincte des sens qu’une connaissance des choses s’élaborerait. La conscience est conscience incarnée, phénoménale : elle est celle d’un corps inséré dans un monde, en prise avec ce monde et à partir duquel la saisie immédiate et originaire d’un sens immanent au sensible est possible. Sur ce fond, d’autres significations, conceptuelles celles-ci, pourront advenir. Cette subjectivité qui se fait chair est celle du corps propre.
44L’expérience du corps propre traduit ainsi « l’ambiguïté de l’être au monde69 » comme étant tout à la fois corps et conscience. Le corps propre se distingue d’un corps purement physiologique, maîtrisable par la science et faisant l’objet d’une connaissance en troisième personne. Il n’est pas cette substance étendue descriptible de façon mathématique en longueur, largeur et profondeur et dont les mouvements sont réductibles à des mécanismes physico-chimiques. Ce n’est pas un géométral. Il signale un nouveau régime de corporéité qui n’est pas celui d’une existence impersonnelle, anonyme et purement biologique. Le corps propre manifeste au contraire une existence singulière. Selon les termes de Jean-Yves Mercury, il « est source et lieu de mon incarnation et, à ce titre, expression d’une certaine manière d’être-au-monde, de le vivre, de le signifier et pourquoi pas de le comprendre70 ». Cette conscience incarnée non réductible à la matérialité pure du corps constitue une puissance par laquelle le « je » existe : « La conscience est originairement non pas un “je pense que”, mais un “je peux”71. » Or, s’il s’affirme comme pouvoir-être, c’est parce qu’il est déjà intentionnalité :
« Dès qu’il y a conscience, et pour qu’il y ait conscience, il faut qu’il y ait un quelque chose dont elle soit conscience, un objet intentionnel, et elle ne peut se porter vers cet objet qu’autant qu’elle s’“irréalise” et se jette en lui, que si elle est tout entière dans cette référence à… quelque chose, que si elle est un pur acte de signification. Si un être est conscience, il faut qu’il ne soit rien qu’un tissu d’intentions. S’il cesse de se définir par l’acte de signifier, il retombe à la condition de chose, la chose étant justement ce qui ne connaît pas, ce qui repose dans une ignorance absolue de soi et du monde, ce qui par suite n’est pas un “soi” véritable, c’est-à-dire un “pour soi”, et n’a pas d’individuation spatio-temporelle, l’existence en soi72. »
45Ce caractère intentionnel de la conscience incarnée induit le fait primordial d’une existence originairement projetée vers un horizon qui dépasse sa situation présente. Cette conception de la conscience conduit le philosophe à soutenir que « je suis mon corps73 » au sens indiqué par Renaud Barbaras, à savoir « que le “je” est son corps, que l’être de la subjectivité est celui du corps, non comme objet mais comme transcendance vers un monde74 ».
46En quoi la notion de corps propre permet-elle de mieux comprendre les corps engagés sur les scènes théâtrales ? Que signifie pour l’acteur que sa subjectivité soit définie en termes de corps propre ? Le corps de l’acteur est au centre du dispositif théâtral, à partir de lui l’espace scénique se transforme en espace dramatique ; avec lui, le réel et l’imaginaire se rencontrent pour de nouveaux horizons. Gestes et voix permettent cette transition en ce qu’ils investissent le lieu scénique, l’occupent et le remplissent de façon signifiante. Dans ce processus continué et dynamique, le corps de l’acteur n’est pas réductible à un corps instrument, il n’est pas un objet parmi les objets ou encore un matériau que l’on pourrait modeler au service de la représentation et de sa dramaturgie. Il n’est pas une machine maîtrisable et objectivable : il perçoit et existe en tant que corps propre, selon une existence personnelle et unique, chargée d’une histoire et d’une vie sensible.
47C’est un fait qui n’a pas échappé à l’acteur et théoricien du théâtre britannique Edward Gordon Craig, pour lequel le corps de l’acteur témoigne de l’emprise de sa vie affective, de ses émotions, de ses particularités, du poids de son passé. Cette affectivité du corps de l’acteur transparaît partout et à tout moment alors même qu’il est en jeu. C’est pourquoi si le jeu contient une part de mise à distance de soi, celle-ci ne peut être intégrale et absolue. C’est justement parce que l’acteur en jeu présente « une série d’aveux involontaires » incompatibles avec les nécessités d’un acte véritablement artistique, qu’il ne peut, selon Craig, constituer un matériau pour le théâtre d’art. Il s’agit alors pour le metteur en scène de s’en défaire afin d’instituer une esthétique du « Théâtre de l’Avenir » : « Il n’y aura plus de personnage vivant pour confondre en notre esprit l’art et la réalité ; plus de personnage vivant où les faiblesses et les frissons de la chair soient visibles75. » Le déplacement du naturalisme ou du réalisme vers le symbolisme s’opère par la substitution de la « sur-marionnette » à l’acteur, seule en mesure de révéler la beauté de l’art parce que tout à fait dépersonnalisée. Le recours à la sur-marionnette montre que les tentatives par le réalisme ou le naturalisme de domestication du corps sont vaines.
48D’un côté, la tradition du théâtre bourgeois voit dans la relation objective entre le personnage et l’acteur les conditions de possibilité d’une authenticité volontaire. Denis Diderot, dans le Paradoxe sur le comédien, préconise dans cette perspective un jeu de réflexion qu’il oppose à un jeu de sensibilité grâce auquel la confusion de l’acteur avec son personnage passe par un effort de dédoublement ou de dissociation de soi pour devenir radicalement autre. C’est au prix d’une aliénation et d’un oubli de soi que l’acteur touchera au plus près son personnage. Cette opération requiert d’après le philosophe « beaucoup de jugement ; il […] faut dans cet homme un spectateur froid et tranquille ; j’en exige, par conséquent, de la pénétration et nulle sensibilité76 ». D’après Baldine Saint Girons, ce sur quoi met l’accent cet appel de Diderot à un « acteur de sang-froid », c’est sur sa plasticité qui fait qu’il devient capable d’endosser n’importe quel rôle et d’être « non plus seulement imitateur mais persifleur […], c’est-à-dire railleur77 ».
49D’un autre côté, le naturalisme pose ses espoirs d’authenticité dans une technique d’acteur qui vise la coïncidence subjective entre l’individualité de ce dernier et son personnage. Il s’agit cette fois d’être le même, acteur et personnage, par un effort d’identification. Dans Causerie sur la mise en scène, André Antoine explicite ce jeu des acteurs : « Ils ne “disent” pas mais ils vivent leurs rôles […], ils vivent leur personnage sous nos yeux78. » L’acteur est appelé à ressentir en première personne les émotions de son personnage en convoquant sa mémoire affective et sensorielle ou sa vie intérieure. Mais Craig voit poindre avec ces deux tentatives, celle du dédoublement et celle de l’identification, l’expression de l’individualité de l’acteur derrière le jeu, une expressivité qui rend impossible l’apparition du personnage idéal au sein d’une représentation mimétique. La mimèsis parfaite n’existe pas, elle reste déchirée par l’écart. Dans cette perspective, la vérité du personnage semble bel et bien inaccessible, fût-elle envisagée selon une relation dichotomique ou fusionnelle. Ce constat n’est pas sans mettre en « crise79 » l’idée du personnage à l’époque moderne.
50Pourtant, ce que regrette Craig peut être transmué en vertu en ce que la prise de conscience de l’absence d’une vérité univoque du personnage, d’un contenu propre au rôle qui précéderait son jeu, aboutira à la reconnaissance de son « statut polysémique80 ». Car, comme le souligne Georg Simmel, lorsque l’acteur est en jeu, lorsqu’il soutient un rôle et donne vie au personnage, « c’est lui-même qu’il présente81 ». À cet égard, il n’existe pas une manière d’envisager le rapport d’un acteur au personnage mais bien une pluralité de façons possibles. L’écart qui prévaut entre l’acteur et le personnage laisse en effet libre court à la stylisation créatrice. Ainsi, la relation personnage/acteur relève-t-elle d’une relation singulière qui trouve sa forme dans une rencontre entre un individu doté d’un caractère propre et un personnage. Cette relation singulière selon Simmel constitue une idéalité au sens où il n’existerait pour cet acteur-ci qu’une seule manière de jouer ce personnage-ci à ce moment-là en ce lieu-ci. La rencontre entre un acteur et un texte donne naissance à une troisième entité, originale et originelle. C’est pour cette raison qu’il est possible de dire, à l’encontre de Craig, que le jeu relève d’un acte créateur : parce qu’il incarne une rencontre unique qui n’est ni dans le texte, ni dans la subjectivité seule de l’acteur mais qui provient et émerge de leur confrontation et de leur tressage. Or les conditions de ce tissage reposent tout à la fois dans le maintien et la plasticité du caractère propre de l’acteur. Le théâtre contemporain, qui a consumé la crise du personnage, préférera ainsi parler de figure. Cette catégorie a le mérite de nommer l’apparition de cette troisième entité et de désigner ce que dessinent les performances des acteurs. Le corps de l’acteur est donc bien corps propre au sens où il cristallise une appartenance au monde, une subjectivité et une ouverture.
51Les écoles d’acteur actuelles orientent d’ailleurs leurs processus pédagogiques dans cette direction : il s’agit pour les apprentis-acteurs, par différentes expérimentations, de prendre conscience de leur corps propre et de sa participation constitutive au jeu. L’acteur Laurent Sauvage, par exemple, lors d’un atelier conduit en 2008 à l’école du Théâtre national de Bretagne, a abordé la thématique de la singularité – « Qui suis-je ? », « Qu’est-ce qui fait ma spécificité ? » – autour d’improvisations et d’exercices corporels. La façon dont il emmenait chacun vers la problématique d’une identité d’acteur passait par un travail du corps. Explorer ses potentiels, ses limites et ses caractéristiques, contribue à développer une conscience corporelle de soi et de ses capacités transformatrices. À titre d’exemple, Laurent Sauvage a demandé aux élèves d’énoncer un texte en projetant des destinataires imaginaires placés dans des cercles concentriques, à des distances variables, en allant du plus proche au plus lointain (d’une personne à proximité jusqu’au monde entier). Cet exercice technique de la voix expérimente des manières de s’adresser en portant une attention à l’ensemble des lieux corporels en jeu : visage, voix, regard, tenue et posture du corps. Par cet exercice, technique du corps et formation d’un caractère propre construisent un être acteur singulier. Ce tissage indique qu’il n’existe pas d’une part un en soi, qui serait le corps techniquement et mécaniquement façonné et un pour soi, qui relèverait de la psychologie. En soi et pour soi sont intimement imbriqués l’un dans l’autre. Le corps de l’acteur est ainsi porteur d’un ethos qui correspond à sa conduite, à sa manière d’être et d’agir, et cela aussi bien d’un point de vue moral, que social et psychologique. Comme caractère, il contient en lui une dualité : une personnalité propre et unique située dans un environnement. La polysémie du terme « caractère » signale que les éléments d’individualité s’ajoutent à la dimension de stabilité que constitue le séjour, la demeure. Un environnement théâtral et plus largement un monde forment à eux deux un milieu au frottement duquel des modulations et des ajustements réitérés se produisent. L’ethos manifeste ainsi ce qu’il y a de durable en l’acteur et sa dimension plastique et labile.
Spatialité du corps de l’acteur
52C’est dans la manière dont la relation à l’espace est constituée et se constitue que l’acteur peut être envisagé comme corps propre, relation sur fond duquel ses modalités propres peuvent s’élaborer. Le terrain de l’acteur permet de décrire et de comprendre le sens de l’« ici primordial82 » depuis lequel ce dernier est au monde et ouvre l’espace de la représentation. À l’école de théâtre du TNB, les ateliers commencent en tout début d’après-midi. Les élèves arrivent cependant toujours plus tôt que l’intervenant, et cela, pas nécessairement pour y répéter une scène. En réalité, ils viennent circuler et habiter l’espace de travail : étirements, échauffements de la voix, temps de lecture, déplacements, découvertes des modifications dans la scénographie s’il y a lieu, rêveries, promenades au plateau, échanges. Ils regardent, touchent, respirent, écoutent, sentent l’espace et le font résonner dans leurs mouvements. Ils accordent leur corps à ceux de leurs partenaires présents. Ces moments sont recommencés chaque jour, à la manière d’un rituel. Ce qui frappe, c’est le silence trouble qui entoure ces habitudes ; je n’y décèle pas de bruits distincts et identifiables (de pas, de mouvements de corps, de voix, de portes) mais un bruissement délicat et continu, de faible intensité, avec ses petites chutes (un changement de posture lors d’un échauffement) et ses douces envolées (une page qui se tourne). Cet investissement de l’espace n’est pas une particularité d’école. L’équipe du Théâtre du Radeau par exemple ne procède pas différemment. Les acteurs viennent de concert à l’espace de répétition pour y défricher les lieux du théâtre, les humer et les hanter de leur présence avant d’entrer dans la répétition. Ils s’imprègnent et imprègnent l’espace en se laissant marquer par lui et en lui apposant leur marque dans un mouvement de réversibilité. Ces temps de rencontre entre l’acteur et l’espace peuvent faire l’objet de protocoles précis. Cela a été le cas notamment lors des répétitions de Living!83 mis en scène par Stanislas Nordey en 2012. Celles-ci avaient été séparées en deux temps et deux lieux distincts, un premier au début du mois de juillet en Avignon dans un gymnase, un deuxième au mois d’octobre à Rennes dans la salle de théâtre Didier-Georges Gabily. Il a fallu lors de la deuxième session retrouver le chemin commun de la création, reconquérir la mémoire de ce qui avait eu lieu ailleurs, se familiariser avec un nouvel espace et le peupler de cette mémoire, enfin y intégrer l’actualité des acteurs. Pour cela, l’artiste Claire-Ingrid Cottanceau a proposé des modalités d’appropriation originales : des traversées en forêt imaginaire, d’abord silencieuses puis parlées. La marche a été un outil de rapatriement et de réactivation du passé, en même temps qu’elle a dessiné de nouveaux usages pour l’espace. L’espace retrouvé n’est pas unique, pur, homogène, il contient d’autres espaces qui sont ceux des répétitions précédentes, ceux vécus par chacun au cours de leur histoire, ceux d’autres espaces dramatiques qui sont comme incrustés dans les murs. Cette imbrication confère une épaisseur au corps propre et à l’espace.
53L’espace scénique lui aussi se confronte à ses locataires et s’y module. C’est en tout cas de cette manière que l’envisage le scénographe Emmanuel Clolus84. Concernant Living !, l’espace scénique a été pensé, conçu et réalisé en amont, c’est pourquoi une fois disposé, il a été mis à l’épreuve du plateau, testé par le jeu des acteurs et le texte, prêt à être accepté tel quel, modifié ou rejeté le cas échéant. Le critère qui prévaut pour juger de la justesse d’une scénographie, selon Emmanuel Clolus reprenant là les exigences esthétiques de Nordey, est l’écoute. La fin des recherches arrive lorsque l’« on pense que dans cet espace-là on écoute bien le texte85 ». Bien écouter un texte suppose de pouvoir l’entendre grâce à un fond silencieux et une diction d’acteur claire, projetée au-devant de soi, permise par un corps non empêché par des obstacles scéniques ou psychologiques par exemple. Cela signifie que le critère de l’écoute suppose que l’acteur fasse corps et voix avec son espace de jeu et qu’il éprouve un sentiment de naturalité dans son rapport à lui. C’est de cette manière que les acteurs que j’ai interviewés formalisent leur rapport à l’espace. En effet, certains disent ne pas prêter attention à l’espace scénique y percevant là une sensation de « faire corps » avec lui. D’autres disent que quand leurs mouvements sont fluides, ils éprouvent l’espace comme un prolongement de leur propre corps. Ils reconnaissent un lien entre une aisance à l’espace et celle du jeu. Inversement, si l’espace du corps ne se fond pas dans l’espace scénique, si ce rapport présente des aspérités et des dysharmonies, alors la gêne éprouvée par l’acteur se ressentira à l’écoute. C’est pourquoi, au cours des répétitions, l’espace se modifie à mesure de sa rencontre avec les acteurs pour de meilleurs ajustements.
54Pour Living !, par exemple, Stanislas Nordey et Emmanuel Clolus se sont mis d’accord sur la construction d’un praticable, une structure légère et mobile sur laquelle les acteurs peuvent circuler. Elle a été installée au centre du plateau. Sur la façade de cette structure, face public, se dresse un mur de 250 tubes fluorescents positionnés parallèlement les uns aux autres sur la longueur et espacés chacun de quelques centimètres de telle manière que, lorsqu’ils sont éteints, il soit possible de voir ce qui se passe derrière. Allumés, ils éclairent le public. Au creux de cette façade, figure un cadre vide servant d’espace iconographique ou, selon, d’estrade. Si le plan général a été conservé, le positionnement de la structure a été légèrement modifié. D’après le scénographe, les corps des acteurs ne parvenaient pas à s’inscrire dans l’espace, ce qui était perceptible donc par une écoute difficile à soutenir. Cela a obligé à repenser la scénographie. Alors que la structure devait être parallèle à la salle, Clolus a préféré la placer de biais. Désaxer le praticable encourage les déviations et les bifurcations de l’écoute et du regard trouvant des points de fuite ou de rebond au-delà de l’espace scénique. D’un point de vue dramatique, c’est une écoute oblique des textes qui est proposée. Ce pas de côté est à l’image des choix du metteur en scène en matière de mise en scène qu’il n’a pas voulue documentaire pour interroger la résonance du Living Theater. Cet exemple montre en quoi la spatialité du corps de l’acteur constitue l’espace scénique qui l’environne, lequel peut s’envisager comme un « espace plastique86 ». Un espace plastique admet en effet des transformations et contient le mouvement dans sa forme même. Parallèlement, le corps de l’acteur se constitue comme un foyer d’expression de l’espace.
55Ce va-et-vient indique que l’acteur, comme corps propre, est à l’espace et non dans l’espace : « Être corps, c’est être noué à un certain monde […] et notre corps n’est pas d’abord dans l’espace : il est à l’espace87. » Être à l’espace signifie que le corps n’est pas un morceau ou un fragment d’espace. Il a une existence spatiale qui est le lieu d’une synthèse constituant la possibilité même de l’espace. À cet égard, l’espace ne dépend pas des représentations psychologiques de l’acteur.
56Quand je demande à un acteur d’énoncer la trajectoire qu’il effectue pendant une représentation d’un point de vue chronologique et géométrique (les sorties, les entrées, les endroits du plateau où son corps se positionne, les déplacements), il ne saurait l’expliquer et pourtant il possède son tracé « dans les jambes ». Pour cartographier l’un de ses parcours, l’actrice Marie Favre88 dit avoir d’abord besoin de « le faire en mouvement et à voix haute [i. e. en faisant l’allemande de son parcours et l’italienne de son texte]89 ». La description d’un itinéraire dépend du recours à l’expérience vécue. « [F]aire en mouvement », c’est en effet entrer dans la phrase musicale qu’est son trajet, comme dans une mélodie qui se déplie depuis son site sans signes ni représentations. Et c’est en vivant à nouveau la trajectoire qu’il paraît ensuite envisageable de la traduire en signes. La conscience de l’acteur à l’espace est bien en ce sens antéprédicative, elle ne s’appuie ni sur des données géométriques et ni sur des discours. En cela le corps de l’acteur en jeu est doté d’une « conscience globale de [sa] posture dans le monde intersensoriel90 » qui n’est pas conceptuelle. Le corps propre a un savoir immédiat et spontané de sa spatialité et de son environnement.
57Cette conscience, Merleau-Ponty l’appelle « le schéma corporel91 ». Le schéma corporel correspond à la façon dont je me représente à l’espace. Ce n’est pas un résultat : ce n’est pas la somme de mes expériences passées qui se sont accumulées et qui ont permis de le constituer tel qu’il est. Il précède en quelque sorte l’expérience, la rend possible et la constitue. Pour autant, le schéma corporel est dynamique et en constante évolution : les significations existentielles qui s’y jouent ne sont pas fixes et statiques, elles ne sont pas une fois pour toutes mais se redéfinissent de façon continue. En ce sens, l’« ici primordial » du corps propre n’est pas une origine au sens d’un commencement pur, il est un fond pris dans un mouvement perpétuel de reconfiguration. C’est la raison pour laquelle la spatialité du corps propre n’est pas une spatialité de position définissable par des coordonnées ; elle est une « spatialité de situation92 » qui est toujours singulière. Une position peut être occupée de manière indifférente par n’importe quel corps-objet et n’importe quel corps-objet peut « remplir » une position. En revanche, un site ne peut être que spécifique, unique et pris dans un système de relations qui oblige le schéma corporel à toujours se réajuster. Afin d’expliquer les modalités de synthèse du schéma corporel qui ne se ferme jamais sur lui-même, Merleau-Ponty procède à une analyse de l’habitude que l’on peut réinvestir pour une analyse des techniques d’acteur. Celles-ci ne sont pas assimilables à un mécanisme physique du corps, sans quoi elles risquent de ne pas pouvoir s’adapter à toutes les situations théâtrales possibles. Si la technique était purement mécanique, le corps de l’acteur jouerait selon un processus d’inculturation, c’est-à-dire selon des automatismes et manquerait le sens de son action. Au contraire, l’acteur créateur tente de se défaire des conditionnements que son corps porte en lui pour en former de nouveaux et modifier sa spatialité propre, sa manière corporelle d’être au monde, et ceci en fonction des situations dans lesquelles il est inséré. C’est ce qu’Eugénio Barba appelle un « processus d’acculturation physique93 ». Ce processus fonctionne à condition que l’acteur se soit approprié cette nouvelle manière d’être. Le signe de cette appropriation est la spontanéité acculturée d’un corps vivant et crédible. Ces habitudes de jeu qui se définissent à chaque nouveau projet de création doivent également s’adapter à chaque représentation, unique par nature. Chaque soir, le schéma corporel opère une nouvelle synthèse en fonction de la situation de jeu, qui dépend d’un nombre important de facteurs : les partenaires et leurs « humeurs » au sens classique du terme, la technique, les lumières, les regardants, etc. Les modalités d’être à l’espace de l’acteur ne sont ainsi pas différentes de n’importe quel autre être humain dans une autre situation. En cela son expérience de l’espace n’est pas non plus distincte : elle est d’abord vécue, sentie, touchée par un corps. Sa spécificité est sans doute qu’elle est plus intensément vécue et plus lisible en étant mise en jeu.
Temporalité du corps de l’acteur
58Si la notion de corps propre ouvre l’espace, le temps en constitue également l’horizon. Quelles sont les modalités d’existence du corps de l’acteur quant au temps ? À l’image de l’espace, le temps échappe à une conception purement réaliste ou idéaliste. D’un côté, les limites d’une conception idéaliste du temps reposent dans l’argument selon lequel la subjectivité n’est pas à l’origine du temps. Celui-ci n’en procède pas ; « je ne suis pas l’auteur du temps » ou encore « le temps fuse à travers moi94 ». C’est pourquoi la synthèse dont il fait l’objet entre le passé, le présent et le futur ne relève pas d’une conscience thétique du temps, capable de le poser objectivement, de le fragmenter et de le mesurer. La synthèse du temps est d’un certain point de vue passive au sens où elle suppose un temps déjà là. D’un autre côté, le temps n’est pas sans une subjectivité qui opère cette synthèse.
59Contrairement à ce que prétendent les réalistes, le temps a besoin de la subjectivité pour se temporaliser : « Le temps n’est […] pas un processus réel, une succession effective que je me bornerais à enregistrer. Il naît de mon rapport aux choses95. » Dans cette perspective, la synthèse est également active dans la mesure où elle n’est pas simple accueil par une subjectivité de la continuité entre le passé, le présent et le futur. Le temps est donc à la fois au monde et à la subjectivité qui le perçoit, dans une relation d’auto-fondation, ce qui explique son statut intermédiaire et insituable. Si la subjectivité produit cette synthèse, ce n’est pas au titre d’une conscience objectivante qui viendrait diviser son passage en des moments successifs mais en tant que conscience phénoménale et incarnée. La synthèse du temps dépend donc de la spatialité du corps propre. Mais la conscience phénoménale, en tant que lieu de l’expérience du temps originaire, effectue une synthèse de transition à jamais achevée, puisque le présent échappe toujours à celui qui tenterait de le saisir. Le sujet échoue donc à contenir ou arrêter le temps dans ses trois dimensions, puisque chacune d’elles, qui résultent d’un découpage arbitraire, n’est qu’une forme de sa déhiscence. La déhiscence est le fait pour le temps de se fendre, elle est une ouverture sur une béance qui rend impossible sa reprise totale. C’est la raison pour laquelle, le passage du temps, ce qui demeure dans l’irréductible écoulement du temps, ne sera ni pensé, ni enregistré mais effectué. Or le lieu de son effectuation est le corps propre lui-même : « Le temps suppose une vue sur le temps96. » Ainsi, comme le souligne Pascal Dupont, « [l]a temporalisation du temps a lieu à même la perception plutôt que par la perception97 ». C’est pourquoi, « je suis moi-même le temps98 ». Merleau-Ponty tente de dépasser la distinction entre temps objectif et temps subjectif ou durée. D’après l’auteur, tous deux ont in fine le défaut d’envisager le temps sous le modèle de la succession. À ce propos, Claude Romano note que les difficultés rencontrées par Edmund Husserl dans son projet de constitution du temps à partir de la conscience subjective proviennent d’une aporie conceptuelle, autrement dit, d’une inadéquation dans la manière même de poser le problème du temps. Selon Romano, Husserl fait fausse route lorsqu’il cherche une origine au temps car celui-ci n’est pas un phénomène mais « un principe de description des phénomènes ». C’est ainsi que le flux de la conscience intime du temps ne se soustrait pas chez Husserl à l’idée de succession. De plus, « un “flux”, de quelque manière qu’on le décrive, présuppose le temps et ne saurait en être la source99 ».
60Merleau-Ponty offre une piste pour décrire, selon le projet phénoménologique, l’expérience du temps sans en rechercher l’origine. En cela, il rend possible une phénoménologie du temps et de l’événement. Car la déhiscence du temps constitue l’espace même de la possibilité de l’événement. Ce dépassement permet à l’auteur de redonner au temps ce qui le caractérise en propre, à savoir ce qui demeure en lui : le fait de passer.
« Ce qu’il y a, ce n’est pas un présent, puis un autre présent qui succède dans l’être au premier, et pas même un présent avec des perspectives de passé et d’avenir suivi d’un autre présent où ces perspectives seraient bouleversées, de sorte qu’un spectateur identique serait nécessaire pour opérer la synthèse des perspectives successives : il y a un seul temps qui se confirme lui-même100. »
61Dès lors, « le passé n’est […] pas passé, ni le futur futur ». Les trois dimensions que sont le présent, le passé et le futur se recouvrent les unes les autres pour ne faire qu’un. C’est cette simultanéité qui se présente comme le lieu d’un passé et d’un avenir qui adhèrent au présent toujours fuyant. Par conséquent, une conception de la présence comme ek-stase, comme éclatement, ouverture du présent sur le passé et l’avenir devient possible. En ce sens, « être à présent, c’est être de toujours, et être à jamais101 ».
62L’acteur en jeu existe quant au temps de cette manière. À son tour, celui-ci « effectue » le temps de la représentation dans un présent éclaté où les dimensions du passé et du futur sont adhérentes à un présent qui ne coïncide jamais avec lui-même. Si son corps abrite les espaces qu’il a traversés, ce sont naturellement toutes les autres expériences passées qui y sont également présentes. Espaces et temps passés coexistent à même le corps propre de l’acteur en jeu, ce qui participe certes de son épaisseur, mais surtout confère, à travers sa présence, une texture à la réalité de la représentation qu’il est possible de toucher, sentir ou ressentir. Quant à l’avenir, il est également présent au titre des potentiels. Mais, plus concrètement et de façon paradoxale, il figure dans le mouvement d’intentionnalité du corps propre toujours marqué par une tension qui le porte au-devant de lui-même ou en dehors de lui-même, faisant du présent, l’avenir du passé. D’après Jean-Toussaint Desanti, ce mouvement de l’intentionnalité est pensable selon le modèle de la boucle, qui correspond à ce qu’il appelle le « circuit de l’ouverture ». Ce circuit est tendu par deux branches : l’une allant de O (la visée) à T (l’objet visé) correspond à l’arc intentionnel, l’autre est l’arc de rappel. Ce dernier part du point d’arrivée de l’arc intentionnel T pour se « fermer » – sans clôturer le cercle – sur son point de départ O. Or l’arc de rappel sonne comme un appel en O en vue de sa visée. Ce schéma permet de montrer que l’intentionnalité est à la fois un acte spontané de tendre vers mais aussi un mouvement de réceptivité. Dans cette perspective, l’acte intentionnel n’est plus pensable à partir d’un ego transcendantal comme le voulait Husserl mais en fonction de l’inscription du corps propre dans le circuit de l’ouverture. Par conséquent, la constitution de l’expérience de l’espace et du temps n’a pas d’origine ou de commencement dans un présent (ici et maintenant – espace et temps) absolu. En effet, ce que montre le circuit de l’ouverture, c’est que « le mode d’existence propre [du présent est] son être hors de soi ». Le présent tombe hors du circuit en raison de sa structure ek-statique. Ainsi, « advient[-il] d’ailleurs que de soi-même102 ». Cette analyse montre le caractère anachronique de nos relations au temps, mélange de ses modalités sans commencement ni fin. Plus encore, elle montre que le corps existe selon un mode anachronique. Elle révèle ainsi des modalités d’existence spatiales et temporelles complexes et toujours fuyantes. D’un côté, la description phénoménologique montre encore une fois les limites d’une approche génétique de la représentation théâtrale au sens où le récit qu’elle en propose ne correspond pas à la manière dont la scène existe et est vécue. D’un autre côté, elle atteste la justesse d’une perspective anachronique dans la mesure où cette dernière prend acte que les corps constituant l’expérience de la scène sont des corps anachroniques et polytopiques.
63De plus, par cette conception du temps comme unité, où le passé comme l’avenir sont eux-mêmes présents à tel point que le présent est toujours hors de lui-même, nous avons les moyens de montrer comment s’articulent le procès de la création et l’acte créateur. La dialectique entre processus et création trouve ses conditions de possibilité dans la déhiscence même du temps qui permet l’accueil de ce qui vient. Le lieu de cette déhiscence du temps réside dans l’expérience d’une temporalité originaire du corps propre. À cet égard, le corps de l’acteur en jeu effectue le temps et l’espace du jeu et de la représentation, met en contact le spectateur avec un temps originaire et préréflexif, et constitue le lieu de la déhiscence même de la temporalité de la représentation. C’est de cette manière que l’irreprésenté et l’irreprésentable trouvent le chemin d’une ouverture à l’intérieur de laquelle pourra se loger pour un temps le spectateur. Le corps de l’acteur est ce par quoi se temporalise le temps et se spatialise l’espace de la représentation. Mais, ce sont également les temps et les espaces de répétition d’où surviennent par à-coups des sauts créatifs qu’instituent les corps des acteurs.
64Le corps de l’acteur comme lieu de synthèse inachevée du temps et de l’espace constitue alors la condition de possibilité de transmuer ou, plus modestement, d’ouvrir le temps horizontal de la répétition ou de la représentation – début, milieu, fin qui ont fait que l’objet a duré un temps – au temps vertical de l’art. À cet égard, sa manière d’être au temps peut s’envisager selon une dimension subversive du temps chronologique qui justifie une approche anachronique ou polychronique du jeu et de la représentation. Après avoir décrit ma perspective méthodologique et les fondements phénoménologiques de cette réflexion, je propose d’examiner quelles sont les modalités de mise en jeu des espaces-temps au sein de l’expérience des scènes théâtrales.
Notes de bas de page
1 Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 164.
2 Frangne Pierre-Henry, « Du symbolisme de l’arabesque à l’arabesque du symbolisme : remarques sur la musicalité de l’arabesque », art. cité, p. 15.
3 Ibid., p. 9-10.
4 Ibid., p. 15.
5 Hansklick Eduard, Du beau dans la musique. Essai de réforme de l’esthétique musicale, Paris, Christian Bourgois, 1986 (1854). Cité par Masson Marie-Noëlle, « Éditorial : L’Arabesque », Musurgia. Analyse et pratique musicales, n° 2, vol. 17, 2010, p. 3-5, p. 4.
6 Ibid.
7 Valery Paul, « Orientum versus », Regards sur le monde et autres écrits, Paris, Gallimard, 1945 (1938), p. 136. Cet appel, Baldine Saint Girons le nomme une provocation à laquelle nous répondons par une autre provocation qu’est l’acte esthétique dans son pouvoir de relance : « L’acte esthétique répond à cette provocation [du monde] : il s’immisce dans le sensible, le retravaille et produit finalement une idée du réel plus riche, plus profonde, mieux ramifiée » (Saint Girons Baldine, L’Acte esthétique, op. cit., p. 20 et 44).
8 Foucault Michel, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.
9 ibid., p. 8.
10 Louis Hay est le fondateur d’une équipe de recherche née en 1968 et connue aujourd’hui sous le nom d’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM), dont il a été le directeur jusqu’en 1985. Il est un des initiateurs de ce champ de recherche qu’est la critique génétique littéraire.
11 Biasi Pierre-Marc, « L’Horizon génétique », in Louis Hay (dir.), Les Manuscrits des écrivains, Paris, Hachette/Éd. du CNRS, 1993, p. 238-259.
12 Pour une définition de l’approche génétique des textes littéraires, voir Grésillon Almuth, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, Presses universitaires de France, 1994, p. 7, souligné par l’auteur.
13 Voir l’article de Josette Féral de 1998 inaugurant ce champ de recherche : Féral Josette, « Pour une étude génétique de la mise en scène », Théâtre/Public, n° 144 : « Les Fédérés – Le Radeau », 1998, p. 54-59.
14 Voir Thomasseau Jean-Marie (dir.), Le Théâtre au plus près. Pour André Veinstein, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, 2005 ; « Les manuscrits préparatoires à la mise en scène de Ruy Blas de Brigitte Jacques-Wajeman, Comédie-Française, 2001 », in Jean-Marie Thomasseau (dir.), Le Théâtre au plus près. Pour André Veinstein, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, 2005 ; « Pour une génétique du théâtre non contemporain. Traces, objets, méthodes », conférence donnée au sein du groupe de recherche en Genèses théâtrales. Croisements de l’approche théâtrologique et de la critique génétique (2005-2007) de l’ITEM alors codirigé par Dominique Budor, Almuth Grésillon et Marie-Madeleine Mervant-Roux.
15 Voir Mervant-Roux Marie-Madeleine, Budor Dominique et Grésillon Almuth (dir.), Genèses théâtrales, Paris, Éd. du CNRS, 2010.
16 Proust Sophie, Santos Ana Clara et Vasconselos Ana Isabel, Parcours de génétique théâtrale : du laboratoire d’écriture à la scène, Paris, Le Manuscrit, 2018.
17 Féral Josette, « Pour une génétique de la représentation théâtrale. Prise 2 », [http://www.processusdecreation.uqam.ca], consulté le 28 avril 2014.
18 Pour un exemple de conception providentialiste de l’histoire, voir Bossuet Jacques-Bénigne, Discours sur l’histoire universelle. Oraisons Funèbres, BookSurge Publishing, 2001 (1681).
19 Pour des exemples de conception téléologique de l’histoire orientée vers le progrès parmi les auteurs classiques, voir Condorcet Nicolas de, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, Flammarion, coll. « Garnier-Flammarion », 1998 (1795) ; Kant Emmanuel, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique ; Qu’est-ce que les Lumières ? ; Le conflit des facultés, in Emmanuel Kant, Opuscules sur l’histoire, trad. Stéphane Piobetta, Paris, Flammarion, 1990 ; Hegel Georg Wilhelm Friedrich, La Raison dans l’histoire, trad. Kostas Papaioannou, Paris, Plon, coll. « 10/18 », 1965 (1822), Marx Karl, Manuscrits de 1844, trad. Jacques-Pierre Gougeon, Paris, Garnier-Flammarion, 1999 (1844).
20 Pour une conception théologique du politique, voir Maistre de Joseph, Considérations sur la France, Paris, Complexe, 1989 (1797).
21 Nietzsche Friedrich, Le Gai savoir, trad. Pierre Klossowski, Paris, Folio, 1989 (1882), § 109 : « Dès lors que vous savez qu’il n’y a point de but, vous savez aussi qu’il n’y a point de hasard. Car ce n’est qu’au regard d’un monde de buts que le mot hasard a un sens. »
22 Sur la distinction entre histoire réfléchie, originale et philosophique, voir Hegel Georg Wilhelm Friedrich, La Raison dans l’Histoire, op. cit.
23 Hegel écrit à propos de l’histoire réfléchie : « Les auteurs de ce genre se proposent d’écrire l’histoire de façon si vivante que le lecteur s’imagine entendre les contemporains et les témoins oculaires raconter eux-mêmes les événements. Mais ces tentatives sont plus ou moins malheureuses. L’œuvre doit posséder une certaine unité de culture déterminée, tandis que les époques dont il traite sont nécessairement diverses, de même que les historiens qu’il utilise ; l’esprit que l’historien fait parler est différent de l’esprit de ces époques » (ibid., p. 30).
24 L’École méthodique s’est constituée en opposition aux philosophies de l’histoire ainsi qu’aux histoires partisanes. Selon Gabriel Monod, l’histoire « a pour but de soumettre à une connaissance scientifique et même à des lois scientifiques toutes les manifestations de l’être humain » (Monod Gabriel, « Introduction. Du Progrès des études historiques en France depuis le xvie siècle », in Gabriel Monod et Gustave Fagniez [dir.], Revue Historique, n° 1, Paris, Presses universitaires de France, 1876, p. 26-27).
25 Monod Gabriel, « Introduction », art. cité, p. 36 : « Sans doute les opinions particulières influent toujours dans une certaine mesure sur la manière dont on étudie, dont on voit et dont on juge les faits ou les hommes. Mais on doit s’efforcer d’écarter ces causes de prévention et d’erreur pour ne juger les événements et les personnes qu’en elles-mêmes. »
26 Dilthey Wilhelm, Critique de la raison historique. Introduction aux sciences de l’esprit et autres textes, trad. Sylvie Mesure, Paris, Cerf, coll. « Passages », 1992 (1883).
27 Max Weber, contre le positivisme de Durkheim notamment, élabore une critique de la notion de causalité en stipulant qu’un phénomène ne peut être expliqué seulement par une cause isolée mais qu’il requiert pour être compris la convocation de nombreux facteurs. Il préférera utiliser le terme de conditionnement, lequel signale la complexité de la réalité (Weber Max, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. Jean-Pierre Grossein, Paris, Gallimard, 2003 [1904]).
28 Le philosophe fait de la relation de causalité non pas un élément de la réalité mais une construction de l’esprit résultant de l’attente formée par l’habitude de voir deux événements associés l’un à l’autre selon un ordre de successivité (Hume David, Traité de la nature humaine, livre I, De l’Entendement, trad. Philippe Baranger et Philippe Saltel, Paris, Flammarion, 1995 [1739]).
29 La critique nietzschéenne de la relation de causalité se place sur un autre plan qui est celui du rejet de tout finalisme ou de tout discours de type téléologique (Nietzsche Friedrich, Par-delà bien et mal. Prélude d’une philosophie de l’avenir, trad. Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 1971 [1886], § 21 et 22).
30 Depuis la création de l’École des annales, fondée en 1929 par Lucien Febvre et Marc Bloch, il est possible de dire que la majorité des historiens ne se reconnaît plus dans les ambitions du positivisme historique au sens fort.
31 Hay Louis, « Qu’est-ce que la génétique ? », [www.item.ens.fr], consulté le 28 avril 2014.
32 Mervant-Roux Marie-Madeleine, « The Fragility of Beginnings. The first Genetic Stratum of Le Square (M. Duras, 1956) »/ « La fragilité des commencements. La première strate génétique du Square (M. Duras, 1956) », Theatre research International, n° 3, vol. 33, oct. 2008, p. 263-275.
33 Hay Louis, « Qu’est-ce que la génétique ? », art. cité.
34 Maldiney Henri, « Vers quelle phénoménologie de l’art ? », La Part de l’œil, n° 7 : « Art et phénoménologie », 1991, p. 247-264.
35 Ibid., p. 247.
36 Zerner Henri, Écrire l’histoire de l’art. Figures d’une discipline, trad. Jeanne Bouniort, Paris, Gallimard, 1997, p. 11.
37 Frangne Pierre-Henry, La Négation à l’œuvre. La Philosophie symboliste de l’art (1860-1905), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Æsthetica », 2009.
38 Ibid., p. 23.
39 L’euchronie est le fait d’interpréter le passé au travers de catégories ou concepts passés afin d’en saisir la réalité intrinsèque.
40 Sur la question de l’anachronisme en histoire, voir Deluermoz Quentin et Singaravélou Pierre, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2016.
41 Pour un plaidoyer en faveur d’un anachronisme contrôlé, voir Loraux Nicole, « Éloge de l’anachronisme en histoire », Le Genre humain, n° 27, 1993, p. 23-39.
42 Voir Rancière Jacques, « Le concept d’anachronisme et la vérité de l’historien », L’Inactuel, n° 6, 1996, p. 53-68.
43 Paulian Claire, « L’Anachronisme pas tout à fait contrôlé de Georges Didi-Huberman. Ou “l’histoire n’est pas une science” », séminaire Anachronies – Textes anciens et théories modernes, séminaire transversal DSA-LILA (ENS) en collaboration avec l’Atelier de théorie littéraire de Fabula, séance 1, 7 octobre 2011.
44 Didi-Huberman Georges, Devant le temps, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Critique », 2000, p. 15.
45 L’humaniste Leon Battista Alberti a énoncé les principes de la perspective dans son traité De Pictura achevé en 1435. Sur ce sujet, voir Flécheux Céline et Lothier Claude, « Retour sur quelques fondamentaux de la construction en perspective. Dialogue entre une philosophe et un perspecteur », in Philippe Cardinali et Marc Perelman (dir.), Ville et architecture en perspective, Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2018.
46 Didi-Huberman Georges, Devant le temps, op. cit., p. 16.
47 Ibid., p. 20.
48 Baldine Saint Girons montre que « la paix du soir », exemple d’une vive expérience esthétique, devient un espace de souvenance où se mêlent différents temps et lieux liés à notre biographie et notre culture (Saint Girons Baldine, L’Acte esthétique, op. cit., p. 52).
49 Ibid., p. 33.
50 Benjamin Walter, Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, Paris, Cerf, coll. « Passages », 1993 (1835), p. 365-398.
51 Veyne Paul, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1996 (1971).
52 Chartier Roger, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 2009 (1998), p. 361-362.
53 Voir la distinction entre un « moi de recherche » et un « moi pathétique » chez Ricoeur : Ricœur Paul, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 2001 (1955), p. 24-26. Voir également Aron Raymond, Leçons sur l’histoire, Paris, Livre de Poche, 1991 : « La reconstitution interprétative ne doit pas faire l’objet d’anachronisme. » Paul Veyne interroge la valeur de nos concepts pour dire le passé en raison de leur caractère mouvant et flou (une famille romaine par exemple n’est pas pensable à partir du modèle de la famille d’aujourd’hui) [Veyne Paul, Comment on écrit l’histoire, op. cit.].
54 Voir Bataille Georges, La Part maudite, Paris, Éd. de Minuit, 1967 (1949) et Didi-Huberman Georges, Devant le temps, op. cit., p. 28.
55 Nietzsche Friedrich, La Généalogie de la morale, trad. Éric Blondel, Ole Hansen-Love, Théo Leydenbach et Pierre Pénisson, Paris, Flammarion, 2002 (1887), p. 28 et 31.
56 Foucault Michel, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », Dits et écrits, 1954-1975, Paris, Gallimard, 2001 (1994), vol. 2, texte n° 84, p. 136-156.
57 Foucault Michel, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
58 Paltrinieri Luca, L’Expérience du concept. Michel Foucault, entre épistémologie et histoire, Paris, Les publications de la Sorbonne, coll. « La Philosophie à l’œuvre », 2012, p. 22.
59 Frangne Pierre-Henry, La Négation à l’œuvre. La philosophie symboliste de l’art (1860-1905), op. cit., p. 23.
60 Sur la distinction entre spectacle et spectaculaire, voir Aristote, La Poétique, op. cit., chap. vi, 50b16-19.
61 Guénoun Denis, L’Exhibition des mots et autres idées du théâtre et de la philosophie, op. cit., p. 26.
62 Ibid., p. 32.
63 Ibid., p. 31.
64 Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 9.
65 Descartes René, Méditations métaphysiques, Paris, Garnier-Flammarion, 1979 (1641), p. 95.
66 Hume David, Traité de la nature humaine, livre I, partie IV, section VI, op. cit., p. 343.
67 Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 9.
68 Ibid., p. 10.
69 Ibid., p. 101.
70 Mercury Jean-Yves, L’Expressivité chez Merleau-Ponty. Du corps à la peinture, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 30.
71 Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 160.
72 Ibid., p. 140.
73 Ibid., p. 175.
74 Barbaras Renaud, Le Tournant de l’expérience. Recherches sur la philosophie de Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 1998, p. 117, souligné par l’auteur.
75 Craig Edward Gordon, De l’art du théâtre, trad. Geneviève Séligmann-Lui, Belfort, Circé, coll. « Penser le théâtre », 1999 (1911), p. 94.
76 Diderot Denis, Paradoxe sur le comédien, Paris, Hermann, 1996 (1773-1777), p. 48.
77 Saint Girons Baldine, « L’invention du comédien comme idéal anthropologique », Historia Philosophica : An International Journal, Fabrizio Serra Editore, n° 12, 2014, p. 55-65.
78 Antoine André, « Causerie sur la mise en scène », in Jean-Pierre Sarrazac et Philippe Marcerou (dir.), Antoine, l’invention de la mise en scène. Anthologie des textes d’André Antoine, Paris, Actes-Sud-papiers, coll. « Parcours du théâtre », 1999 (1903), p. 119.
79 Abirached Robert, La crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, 1994.
80 Ibid., p. 39.
81 Simmel Georg, La Philosophie du comédien, trad. Sibylle Muller, Belfort, Circé, 2001, p. 43.
82 Desanti Jean-Toussaint, Réflexions sur le temps. Variations philosophiques, t. I, conversations avec Dominique-Antoine Grisoni, Paris, Grasset, 1992, p. 218.
83 Le renvoi des documents collectés dans le cadre du projet La Fabrique du spectacle dans les notes de bas de page sera fait de la manière suivante : « Nom Prénom (de la personne interviewée), La Fabrique du spectacle, lieu, date, time code (s’il y a lieu) » quand il s’agit d’un entretien audio ou vidéo ; « thème du document (filage, générale, etc.), La Fabrique du spectacle, time code » pour les autres types de documents collectés.
84 Emmanuel Clolus est scénographe, il collabore régulièrement avec Stanislas Nordey, Frédéric Fisbach, Éric Lacascade ou encore Wajdi Mouawad.
85 Clolus Emmanuel, La Fabrique du spectacle, Rennes, le 6 novembre 2012.
86 Cottanceau Claire-Ingrid, La Fabrique du spectacle, Rennes, le 6 novembre 2012.
87 Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 173.
88 Marie Favre est une ancienne élève de l’école de théâtre du TNB, promotion 2003-2006. Elle est aujourd’hui actrice, metteure en scène et formatrice. Elle a travaillé avec Benoît Bradel, Irène Bonnaud, Stanislas Nordey, Dominique Pitoiset, entre autres.
89 Favre Marie, entretien informel, Rennes, le 29 mai 2014.
90 Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 116.
91 Ibid., p. 117 et 164.
92 Ibid., p. 116.
93 Barba Eugenio, « Le corps crédible », in Odile Aslan (dir.), Le Corps en jeu, Paris, Éd. du CNRS, 1994, p. 251-262, p. 253.
94 Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 488.
95 Ibid., p. 471, souligné par l’auteur.
96 Ibid., p. 470.
97 Dupont Pascal, Dictionnaire Merleau-Ponty, Paris, Ellipses, 2008, p. 209, souligné par l’auteur.
98 Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 481.
99 Romano Claude, L’Aventure temporelle, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 59.
100 Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 481.
101 Ibid., p. 483.
102 Voir Desanti Jean-Toussaint, Réflexions sur le temps. Variations philosophiques, t. I, conversations avec Dominique-Antoine Grisoni, Paris, Grasset, 1992.
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