Chapitre I. Théâtre et nouvelles technologies
Vers la fin de la représentation ?
p. 41-80
Texte intégral
1Le théâtre se caractérise par la rencontre de différents types de médias qui constituent autant de modes d’être de la représentation. Au cours des siècles, et au gré des évolutions techniques et des progrès technologiques, ces médias ont évolué : le texte, le son, le jeu d’acteur, la lumière et les décors, qui coexistent en un temps donné pour construire la représentation, n’ont jamais constitué des éléments figés de toute éternité. Or de ce point de vue, plusieurs tournants majeurs se sont produits au cours du xxe siècle.
2Le cinéma et l’image animée font leur apparition très tôt dans l’avant-garde théâtrale, dans le sillage des metteurs en scène Adolphe Appia et Edward Gordon Craig, avec notamment le spectacle La Terre cabrée du constructiviste russe Vsevolod Meyerhold en 1923, conçu à partir de La Nuit (1921) de Marcel Martinet, ou encore celui de Sergueï Eisenstein, Le Sage, une adaptation du texte d’Alexandre Ostrovski, également monté en 1923. Le metteur en scène allemand Erwin Piscator y a lui aussi recourt dans ses mises en scène de Drapeaux d’Alfred Paquet en 1924 et de Hop là, nous vivons (1927) de Ernst Toller en 1927. Mais ce sont surtout le scénographe Joseph Svoboda et le réalisateur Alfred Radok qui en sont les utilisateurs les plus remarqués, en particulier avec leur spectacle intitulé Laterna magika, une œuvre rassemblant le théâtre et le cinéma qui a été présenté à Bruxelles en 1958. Le metteur en scène français Jacques Polieri emploie de son côté la projection vidéo sur écran géant en 1964 dans son spectacle Gamme de Sept. L’histoire retiendra tout particulièrement les noms de Svoboda et Polieri comme les véritables défricheurs des potentiels théâtraux de ces expérimentations vidéos, que bien d’autres suivront.
3L’usage expérimental de la vidéo en art se systématise à partir des années 1960, par exemple lors de happenings ou d’installations du mouvement Fluxus. Fondé en Allemagne en 1962 par le galeriste et éditeur américain d’origine lituanienne George Maciunas (1931-1978), Fluxus s’inspire des expérimentations et des enseignements de John Cage, Merce Cunningham ou Robert Rauschenberg, eux-mêmes héritiers de la démarche artistique de Marcel Duchamp. Sa création est concomitante avec les premiers happenings du peintre américain Allan Kaprow à la fin des années 1950. Ces artistes expérimentent de nouveaux médias – ici la vidéo, ainsi que leur manière d’entrer en relation avec le texte, les acteurs ou les décors – dans le contexte plus large d’un questionnement autour du statut de l’art. Il s’agissait alors de mettre en question son autorité, son autonomie1, voire sa suprématie2 sur les autres formes d’activités humaines pour le réinscrire dans le cours normal de la vie. Lors d’une exposition à la Galerie Parnass de Wuppertal en 1963, l’artiste sud-coréen Nam June Paik a par exemple proposé une installation avec treize téléviseurs posés au sol, qu’il court-circuitait à l’aide d’aimants afin de tordre les images des programmes officiels. L’ambition affichée était de détourner un média de masse, symbole d’une société de consommation en plein essor, grâce à une réflexion et à un travail de perturbation mené sur l’image par l’artiste. Cette exposition a ouvert le champ à l’art vidéo, qui sera progressivement – et largement – investi sur les scènes de théâtre.
4L’imagerie numérique a constitué une nouvelle étape et un nouveau chantier dans les années 1970-1980, en lien avec le perfectionnement des ordinateurs, pour donner lieu à des formes d’art hybrides vers 1990, ranimant la technique du collage3 qui avait été inaugurée au début du xxe siècle par des artistes comme Pablo Picasso ou Georges Braque. À compter de cette époque, il devient en effet possible de superposer et d’imbriquer des images tirées de la réalité en y associant des images virtuelles mais aussi d’en créer de toutes pièces, à savoir en dehors de toute représentation. L’imagerie numérique comporte ainsi trois spécificités qui la distinguent de l’image analogique, qui capte le réel sans agir véritablement sur lui : elle peut être indéfiniment travaillée dans la mesure où elle est entièrement programmée et mathématisée ; elle est reproductible à l’identique à l’infini sans rien perdre de son originalité ; elle admet le mélange entre le réel et la fiction, entre la nature et l’artifice. Advient ainsi l’art numérique. Pionnier du digital, Manfred Mohr est un des premiers artistes à s’être engagé dans l’art algorithmique. Il a notamment réalisé une exposition au début des années 1970 au musée d’art moderne de la ville de Paris dont les œuvres étaient entièrement conçues par ordinateur. Cet art numérique et les hybridations qu’il autorise vont à leur tour entrer sur les scènes de théâtre. En 2010, la metteure en scène Judith Depaule4 a présenté un spectacle pour enfant : Même pas morte, une enfant de la guerre, mettant en scène une petite fille, Vesna, sous la forme d’une marionnette numérisée projetée sur un filtre posé en avant-scène. Des acteurs de chair, dans le récit les parents adoptifs de la petite fille, interagissaient et échangeaient avec elle dans un décor virtuel.
5Enfin, le développement des nouvelles technologies et des biotechnologies a contribué à la naissance de formes basées sur les potentiels de la robotique, des prothèses, des implants, des cyborgs et des manipulations génétiques en matière artistique. C’est dans les années 1990 que le bio-art, l’art biotech et l’art transgénique trouvent leur point d’ancrage. Leur représentant le plus connu et le plus controversé est sans aucun doute l’artiste américano-brésilien Eduardo Kac avec son usage, en 2000, d’une lapine fluorescente fabriquée par l’INRA (Institut national de la recherche agronomique). Si les cyborgs ou les manipulations génétiques n’ont pas encore véritablement fait l’objet d’expérimentation au théâtre, les robots humanoïdes ou androïdes, les implants et les prothèses font leur entrée sur les scènes et sont devenus l’objet de nombreuses recherches d’artistes, d’universitaires et d’industriels.
6D’un côté, ces derniers voient dans les expérimentations artistiques des outils pour repenser les rapports entre l’homme et la machine, et des moyens pour augmenter les performances de cette dernière. D’un autre côté, les artistes y exploitent de nouvelles potentialités théâtrales, tout en les interrogeant. C’est ainsi qu’en 2007, le metteur en scène Gildas Milin5 a introduit des robots dans son spectacle Machine sans cible. En 2008, le metteur en scène et essayiste japonais Oriza Hirata6 a conçu une performance théâtrale de 20 minutes, Hataraku Watashi (Moi, travailleur), mettant en scène deux robots humanoïdes de 90 centimètres de haut interagissant avec deux acteurs de chair. La metteure en scène Dominique Leclerc s’est fait implanter une micropuce sous la peau de sa main contenant des informations personnelles et permettant potentiellement des accès à des espaces sécurisés. Cette implantation s’inscrivait dans le projet de théâtre documentaire Post Humains, présenté en 2017 à l’Espace libre de Montréal. Parallèlement à ces expérimentations artistiques, des groupes de recherche collaborative se sont constitués pour questionner le sens et les enjeux de ces pratiques. Parmi eux, on trouve notamment le programme de recherche et d’expérimentation « Les Sondes » mis en place par Franck Bauchard alors qu’il était directeur-adjoint de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon en 2007, projet qu’il a poursuivi de 2011 à 2015 à La Panacée de Montpellier pendant qu’il en était le directeur. Ce programme de recherche associait artistes et chercheurs du LIRM7, un laboratoire rattaché à l’université Montpellier 2 et au CNRS (Centre national de la recherche scientifique).
7L’arrivée de la vidéo, du numérique et autres nouvelles technologies sur les scènes de théâtre ne s’est pas produite sans en bouleverser les pratiques. Ces changements induisent-ils pour autant une modification de nature du phénomène théâtral ou a-t-on affaire à une même réalité ? Cela a-t-il encore un sens par exemple de parler de « théâtre » pour ces formes scéniques contemporaines intégrant les nouvelles technologies ou doit-on, en vertu de ces pratiques, préférer le terme de « trans-théâtre », voire anticiper sur l’avenir et considérer celui de « post-théâtre » ?
8Les questions que pose l’usage des nouvelles technologies au théâtre et plus spécifiquement de la réalité virtuelle résident dans le fait qu’elles engagent des régimes d’expérience différents, notamment dans le rapport au public qu’elles instaurent, qui semblent peu conciliables avec ce que nous entendons classiquement par « théâtre » et l’horizon d’attente expérientiel que cette pratique promet. Aussi, mettrai-je à l’épreuve d’un exemple l’hypothèse selon laquelle les formes artistiques plaçant les nouvelles technologies au cœur de leur projet relèvent davantage de l’installation que du théâtre. Il ne s’agit pas bien sûr de contester leur légitimité, mais bien de montrer qu’il est encore possible, malgré le mélange des arts et des disciplines qui caractérise l’époque contemporaine, de dessiner des lignes de partage entre les arts sans que celles-ci soient pour autant rigides. Je m’appuierai alors sur l’analyse du dispositif technologique mis en place par Clyde Chabot8 en 2000 dans sa mise en scène de Hamlet-machine de Heiner Müller. Si cette proposition a attiré mon attention, c’est parce qu’elle cristallise toutes les ambiguïtés liées aux dispositifs technologiques dans l’espace du théâtre. Autrement dit, elle s’affirme comme hautement problématique à plusieurs égards et met en relief avec force les enjeux propres à ces expérimentations de type technologique aussi bien du point de vue du jeu des acteurs, que de la place du spectateur et de leur relation.
Terrains d’expérimentation numérique
9Depuis son origine, le théâtre déploie des artifices et des procédures techniques qui se déclinent à tous les niveaux de la représentation, allant de la technique du jeu d’acteur à celle de la production et du fonctionnement des décors, des sons et des lumières. En effet, « l’évolution du théâtre est, dans une large mesure, tributaire des découvertes résultant des avancées techniques et technologiques9 ». Il est traversé par les innovations, qu’il a su mettre au service de ses propres desseins : la peinture imitative sur panneaux ou toiles, la sculpture, les techniques architecturales, les masques sont utilisés sous l’antiquité grecque et romaine ; l’art de la perspective est convoqué sur les plateaux des théâtres à l’italienne au xvie siècle ; de complexes machineries permettent de changer de décors au cours d’un même spectacle ou encore de faire apparaître des fantômes, des dieux ou des monstres dans les airs à partir du xviie siècle ; l’électricité et son exploitation dans les salles de théâtre à partir de la moitié du xixe siècle produisent une véritable révolution scénographique ; les techniques d’enregistrement à cette même période augmentent les possibilités de création et de diffusion sonores. Enfin, l’histoire du théâtre et de la scénographie du xxe siècle est marquée par les inventions du cinéma, de la vidéo, de l’informatique et du numérique, inventions qui s’accompagnent d’un progrès constant des découvertes, notamment dans la miniaturisation et l’efficacité des outils techniques. Ces quelques exemples indiquent que les arts de la scène ont de tout temps investi les nouvelles techniques et expérimenté leurs potentiels. Afin de mesurer les impacts sur notre manière de pratiquer et de penser le théâtre, je propose d’examiner les façons dont la technologie y intervient.
10Si la voix a depuis la naissance du théâtre fait l’objet d’expérimentation, l’invention du microphone à la fin du xixe siècle, dont la nature consiste en la traduction d’un signal acoustique en un signal électrique, ouvre des perspectives au jeu de l’acteur et à la diffusion sonore. Jusqu’alors, la voix naturelle de l’acteur était directement liée à la présence de son corps situé dans un espace donné, et cela même dans les cas où elle était amplifiée par des masques. L’acteur peut bien entendu faire varier sa voix en travaillant sa tonalité, son volume, son ampleur, son intonation, sa diction et en s’aidant pour cela de techniques artisanales, comme l’ouverture des bouches des masques antiques servant de porte-voix. Mais ces techniques prolongent des potentialités naturelles plutôt qu’elles n’en inventent au sens strict. Ces variations restent dépendantes d’un corps dont les possibilités sont certes indéfinies mais dont les modulations subtiles sont contraintes par les limites imposées par l’organisme vivant, notamment par le souffle.
11Les nouvelles techniques de sonorisation assurent de nouveaux chemins d’expression pour la voix. Le microphone agit sur elle en modulant, en tordant, en modifiant tous ses aspects. En ce sens, il multiplie les variations possibles de la voix naturelle ou amplifiée sur tous les plans que nous avons évoqués plus haut. Les sons provenant de la voix de l’acteur peuvent par ailleurs être prolongés dans le temps à partir du début de leur énonciation, mais aussi être fractionnés, fissurés. Les techniques d’enregistrement associées aux enceintes, permettent de faire entendre des voix dissociées de leur substrat corporel et de les superposer dans un même temps. Variations, jeux sur les temporalités, scissions entre la voix et le corps : les effets produits par ces techniques créent de nouvelles modalités de présence qui se distinguent de celle qui passe par le contact physique entre l’acteur et le spectateur.
12Plus généralement, les corps sont des espaces d’expérimentation pour les nouvelles technologies. On peut évoquer par exemple le développement du mapping vidéo. Il s’agit d’une technologie multimédia qui permet de projeter des lumières, des vidéos, des images sur des volumes. Ce procédé est surtout utilisé sur des monuments. Ces projections épousent les formes et les reliefs de leur support et transforment les corps en espaces à sculpter.
13Des hologrammes, à savoir des images apparaissant dans l’espace en trois dimensions, font également leur apparition sur scène. C’est le cas dans Kant de Jon Fosse mis en scène par Émilie Anna Maillet (2017) qui joue sur les relations entre des corps organiques, des hologrammes, et les imaginaires poétiques que leur rencontre développe.
14D’autres usages de la réalité virtuelle et du numérique existent dans leur rapport aux corps à partir d’un travail de traduction des émotions des acteurs en images ou sons. Des capteurs électroniques placés sur la peau enregistrent les rythmes cardiaques, les respirations, la température du corps au gré du jeu et des sensations vécues. Ces données sont transmises à des logiciels qui à leur tour traduisent ces variations physiologiques par des images transmises au plateau. La mise en scène d’Orgia de Pier Paolo Pasolini par Jean Lambert-Wild de 2001 utilise ce procédé : des créatures virtuelles et translucides tout droit sorties des océans, les Posydones, dont les mouvements dépendent des informations prélevées sur les corps des acteurs, apparaissent sur la scène. La base matérielle et vivante des corps humains influe en direct sur l’écriture scénographique du spectacle. Ce procédé fait du corps le site d’un environnement numérique. C’est ainsi que l’interactivité acteur-machine déclenche de nouveaux types d’espaces oniriques facteurs de présences inédites.
15L’ère du numérique impulse des jeux sur les espaces et les temporalités. L’espace scénique est touché dans son unité lorsqu’il accueille des scénographies dématérialisées qui viennent s’y inscrire pour lui donner de la profondeur, du volume, des lignes de fuite. L’usage du direct et de la télé-présence ouvre l’espace dramatique à l’extérieur du plateau et de la salle de théâtre. Extérieur et intérieur s’interpénètrent, brouillant les frontières des lieux et faisant tomber les murs. Les espaces scéniques dissimulés à la vue des spectateurs sont montrés par la diffusion de vidéos captées en direct (Muerte y reencarnacion en un cowboy de Rodrigo Garcia – 2009) ; les coulisses ou les rues qui environnent le théâtre entrent sur la scène (Dom Juan de Molière, mise en scène de Yann-Joël Collin – 2008) ; plusieurs plateaux peuvent se réunir et dialoguer pour tisser les fils d’un même drame grâce à leur mise en réseau articulée à un dispositif de télé-présence. Dieu est un DJ de Falk Richter, adapté par la Compagnie Insanë en 2012 dans le cadre d’un projet de télé-présence – ou présence à distance – artistique initié par la SAT (Société des arts technologiques) de Montréal et Le Lieu multiple à Poitiers, en constitue un exemple. La SAT a développé un logiciel de télé-présence pour le théâtre du nom de Scènic dont les possibilités commencent d’être expérimentées. L’expérience de la Compagnie Insanë en constitue une étape. L’idée est de créer les conditions d’une relation artistique entre deux acteurs situés à deux endroits du monde différents en temps réel. Dans notre cas, un acteur à Montréal donne la réplique à un autre présent sur un plateau à Genève via le réseau Internet.
16L’usage des nouvelles technologies fait éclater les dimensions classiques de la temporalité et de l’espace théâtraux. Avec la vidéo, les acteurs sont dotés d’une sorte de pouvoir d’ubiquité qui leur permet d’être en deux endroits différents simultanément, voire d’interagir avec eux-mêmes. Lors d’une performance de la danseuse Priscilla Marrero et du saxophoniste Matthew Evan Taylor intitulée Les Formes infinies incarnent la beauté (2013), sont projetées des images d’une captation d’une autre de leur performance à partir desquelles ils composent leur partition sur scène en direct. Les artistes jouent ici avec leur propre image dans un avant et un après qui coexistent visuellement dans l’instant de la présentation.
17Outre ces aspects, les relations entre les spectateurs et les acteurs subissent des mutations, notamment quant à la possible intervention directe des spectateurs sur l’écriture de plateau au travers des différents médiums techniques mis à leur portée. Les acteurs agissent ou réagissent en jeu en fonction de demandes de spectateurs. Ces interactions sont possibles grâce à des dispositifs numériques munis d’interfaces où des actions de spectateurs se trouvent répercutées en temps réel au plateau. C’est ainsi que le spectateur semble pouvoir devenir « acteur » en même temps que l’acteur de théâtre, lui, « assiste » parfois aux propositions de ce même spectateur. À ce titre, ce dernier contribue à l’écriture et à l’invention du plateau. La situation de représentation classique, frontale où les spectateurs sont devant une scène qui déplie son pouvoir poétique grâce au jeu des acteurs est ici remise en cause, en faisant du spectateur un agent de la création au sein d’un espace commun aux frontières possiblement inexistantes.
18Que dit ce survol des pratiques actuelles liées aux nouvelles technologies sur les différents modes d’être de la représentation théâtrale ? D’après Pierre Morelli, ces nouvelles technologies « déterminent un changement dans la démarche théâtrale, dans l’écriture textuelle et/ou scénique. Leur exploitation interroge la relation acteurs/public à travers l’interactivité. Scène et acteurs sont démultipliés dans un jeu, qui peut être infini et qui abolit la notion d’espace, de temps clos, d’unicité de la personne, au profit de l’ubiquité10 ». Ce « changement dans la démarche » provient d’une modification du statut des nouvelles technologies par rapport aux techniques artisanales : les premières ne constituent plus seulement des outils au service de la représentation, mais des instruments d’écriture à part entière, voire des opérateurs de la représentation au même titre que les agents humains. À cet égard, il est possible de dire d’elles, selon l’étymologie même du mot « instrument », qu’elles instruisent la représentation. L’ambivalence revient avec cette capacité à insuffler la forme et à la faire apparaître. Les nouvelles technologies apparaissent sous une double dimension : à la fois constitutive et constituante de la représentation, comme de son expérience. Nous retrouvons cette double dimension dans la pensée du dispositif.
La spirale du soupçon à l’égard des dispositifs technologiques
19Le mode d’existence des nouvelles technologies peut être appréhendé grâce à la catégorie de « dispositif » en raison de leur caractère rhizomatique, c’est-à-dire d’une organisation horizontale, décentrée et souple des éléments hétérogènes mais liés qui le composent. Cette catégorie de « dispositif » a été largement adoptée par les arts plastiques comme équivalent ou substitut à celle d’installation au fur et à mesure que s’est développé l’usage des arts vidéo et des nouvelles technologies dans ces pratiques :
« [L’installation] est conçue comme un dispositif, c’est-à-dire une structure ou un agencement spatio-temporel permettant la mise en scène d’éléments et d’objets qui peuvent être fort divers. Ce que l’on dénomme une installation se présente donc comme un ensemble d’éléments, d’objets, de matériaux qui entretiennent entre eux et avec l’espace environnant certains rapports privilégiés11. »
20Le terme de « dispositif » s’est au cours du xxe siècle banalisé pour désigner l’agencement dynamique des divers éléments de la représentation, dont certains d’entre eux relèvent des apports du numérique. Ces éléments sont eux-mêmes en situation d’interdépendance les uns par rapport aux autres au sein du dispositif, avec dans certaines propositions une suprématie du numérique. D’une certaine façon, les usages du terme de dispositif au théâtre répondent à la dimension « interartistique12 », qui selon Marie-Christine Lesage caractérise la scène contemporaine. Plus largement, ces quelques remarques montrent que cette notion apparaît comme transversale aux différentes pratiques artistiques si bien qu’elle participe du brouillage des frontières et du mélange des arts propres aux arts contemporains.
21L’intérêt pour cette catégorie se manifeste dans la grammaire des praticiens du théâtre, même s’ils ne sont pas particulièrement attachés aux nouvelles technologies. C’est le cas par exemple de l’équipe artistique de Stanislas Nordey qui préfère parler de « dispositif scénique » et d’« espace plastique » que de scénographie ou encore de décor, et pourtant, c’est davantage le travail de l’acteur dans sa dimension vocale qui l’intéresse au premier chef. Cet exemple signale une généralisation de l’usage de cette notion.
22Ce terme de « dispositif » est également de plus en plus usité dans les études universitaires en études théâtrales. Certains travaux d’Arnaud Rykner proposent une réflexion essentielle sur ce concept au théâtre13. La revue Incertains regards, Cahiers dramaturgiques créée en 2011, dont Yannick Butel est le directeur de publication, a pour thématique de son premier numéro : « Écriture contemporaine et dispositif ». La moitié des contributions fait apparaître dans leur titre la catégorie de « dispositif ». Une thèse en études théâtrales soutenue à Paris 3 en 2012 sous la direction de Joseph Danan par Anyssa Kapelusz porte le titre Usages du dispositif au théâtre. Fabrique et expérience d’un art contemporain14. Elle propose de retracer l’historique de ce concept et d’en analyser ses significations au théâtre. D’autres travaux récemment soutenus ou en cours mettent en jeu cette notion au croisement de différentes disciplines artistiques15. Enfin, les chercheurs en esthétique y prêtent, aujourd’hui, une attention toute particulière en essayant d’en délimiter les contours, les aspects et les significations, notamment en vue de développer une pensée des installations16. Dans cette perspective, Christophe Hanna, par exemple, annonce la naissance d’une nouvelle forme de discours, la « dispositologie17 », dont l’objet d’étude serait les dispositifs. Cette nouvelle approche théorique permettrait de prendre en charge par la pensée le renouvellement des pratiques artistiques lié à l’usage des nouvelles technologies et des dispositifs qui leur sont associés.
23Pour autant, la catégorie de « dispositif » n’est pas nouvelle. Sans l’avoir systématisée, Michel Foucault en a dessiné les significations et les aspects dans son approche de l’histoire, qui s’inscrit dans un refus revendiqué du structuralisme. Ce terme trouve une origine au Moyen Âge où il est utilisé pour décrire des réalités particulières (un dispositif militaire, technique, pulsionnel, etc.). Chez Foucault il couvre un sens plus général, il prend la forme d’un « concept transversal et unificateur18 » qui rend compte des processus historiques.
24Dans l’acception qu’en donne Foucault, tout dispositif se caractérise par son hétérogénéité et par un ensemble de savoirs et de pouvoirs contraignants. Ce qu’il entend par ce terme c’est :
« Un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques ; bref, du dit aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même c’est le réseau qu’on établit entre ces éléments […] par dispositif, j’entends une sorte – disons – de formation qui, à un moment donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante… J’ai dit que le dispositif était de nature essentiellement stratégique, ce qui suppose qu’il s’agit là d’une certaine manipulation de rapports de force, d’une intervention rationnelle et concertée dans ces rapports de force, soit pour les développer dans telle direction, soit pour les bloquer, ou pour les stabiliser, les utiliser. Le dispositif, donc, est toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent, mais, tout autant, le conditionnent19. »
25Un dispositif rassemble des éléments distincts les uns des autres qui entrent en relation étroite afin de produire des résultats précis et pré-déterminés. Le dispositif sert ainsi des intérêts qui doivent pouvoir voir le jour grâce aux pratiques et aux savoirs qui en résultent. Comme exemples de dispositifs, Foucault évoque souvent l’école, la prison, l’hôpital psychiatrique, etc. Dans sa dimension stratégique et manipulatrice, le dispositif, sous certains aspects, se révèle comme étant normatif et prescriptif. Il indique les manières dont il convient d’agir et de penser. À cet égard, il oriente et détermine l’action en fonction de sa propre stratégie. Ce faisant, il apparaît également comme un opérateur de subjectivation au sens où il contrôle et module le sujet lui-même en lui montrant le chemin de son devoir être et de son devoir faire. Dès lors, il définit les identités et détermine les désirs. Le dispositif contient ainsi un versant de négativité au sein de sa positivité même. Il a en effet la capacité de produire des effets par la contrainte – contrainte qui est intégrée par le sujet. Ainsi, peine-t-il à trouver une voie de salut : sa description conceptuelle en fait le site de l’exercice d’un pouvoir auquel il semble difficile d’échapper.
26C’est en tout cas en ces termes que Giorgio Agamben interprète le dispositif : « J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants20. » Agamben propose, dans son court texte Qu’est-ce qu’un dispositif ?, de procéder à une généalogie du concept afin d’en comprendre les origines et la trajectoire pour mettre en lumière les traces de sens qu’il contient. C’est dans la théologie chrétienne qu’il les trouve, plus précisément, autour du problème de la justification de l’idée de la Trinité. Alors que l’unité de Dieu est garantie du point de vue de l’être, sa dimension trinitaire s’explique par la nécessité de l’administration et du gouvernement de la maison (oikonomia). Or, d’après l’auteur, le dispositif de l’oikonomia induit une séparation radicale entre ce qui relève de l’être et ce qui relève de la praxis, ce qui a pour conséquence de destituer toute action d’un ancrage dans l’être et donc de lui ôter toute consistance, assise et surtout valeur. Selon Agamben, tout dispositif (parmi lesquels il citera le téléphone portable) relève de cette praxis contrôlée et sans ancrage dont les dispositions à l’action sont prédéfinies par lui.
27Il est tentant alors de condamner tout type de dispositif en raison de ses tendances à cadrer, encercler l’action humaine jusqu’à lui confisquer pouvoirs et potentialités créatrices. C’est bien une attitude de soupçon à l’égard de ce qui place les individus dans une certaine disposition à agir et à penser qui l’emporte si l’on s’en tient à une interprétation du dispositif uniquement en termes de contrainte, comme le propose Agamben par exemple.
28Au regard de l’objet qui nous occupe, les nouvelles technologies au théâtre, ce soupçon est redoublé par la spécificité même du numérique qui se caractérise par des programmes informatiques générant des opérations, des images ou des sons construits, calculés dans un langage formel de type mathématique. Cette mathématisation et dématérialisation induit un changement de rapport dans la production de l’art et ses manifestations. En même temps, ces aspects influent sur le statut ontologique de ces productions. Ce qui paraît ici redoutable, c’est que l’image et le son, dans leur nature virtuelle, perdent leur grain, leur texture, leurs aspérités. La clarté de leur apparence rappelle leur essence numérique et quantifiable, qui se réalise parfois au détriment de la qualité sensible du geste dans son faire ou sa saisie. De plus, comme le souligne Florence de Mèredieu, « [r]eposant sur la stricte gestion d’un code et d’un programme, l’image numérique est l’exemple même de l’image que l’on peut contrôler de part en part21 ». Elle est manipulable à l’infini. Elle ajoute que « l’image construite par ordinateur hérite d’un fort potentiel régulateur22 ». Cela signifie que l’activité de l’artiste dépend des possibilités du logiciel informatique utilisé et de ses programmes algorithmiques. D’une certaine manière, c’est le logiciel qui détermine les possibles. Les acteurs d’un processus artistique viennent se caler sur des modèles et des mouvements imposés par la machine, dérivant de données et de possibilités quantifiées et finies, au risque d’une réduction des vécus.
29C’est ainsi que dispositif et nouvelles technologies numériques sont en mesure de se répondre et paraissent, dans leur articulation, annihiler doublement le pouvoir-être et le pouvoir d’action des êtres humains en raison de leurs dimensions communes de contrainte, de régulation et de contrôle. Ce constat justifie les soupçons entretenus à leur encontre. Les dispositifs numériques instruisent la forme et le sens.
30Mettons cette hypothèse à l’épreuve d’une proposition artistique : un spectacle pensé et mis en scène par Clyde Chabot à partir d’un texte de Heiner Müller, Hamlet-machine. Cette création a débuté en 2000 et s’est développée sous des formes différentes au cours de cette décennie. La mise en scène du texte de Müller par Clyde Chabot suscite intérêt et curiosité d’une part parce qu’elle propose un dispositif scénique de type numérique qui intègre le spectateur en l’invitant à y agir, d’autre part parce que cette proposition est porteuse des ambivalences d’un tel dispositif23.
31Le texte de Heiner Müller écrit en 1977 propose une réécriture du Hamlet de William Shakespeare transposé dans le contexte historique de la guerre froide et de la fin des idéologies. En neuf pages de monologue, où les porteurs de parole ont une identité brouillée et fuyante, l’auteur dresse le portrait d’une Europe en ruine, déchirée et désenchantée, à partir d’une écriture conçue sur un mode musical et choral. À partir de l’idée de Müller selon laquelle Hamlet-machine relève d’« une expérience collective24 », Clyde Chabot met en place un dispositif en mesure de répondre aux exigences d’une communauté en train de se faire ou de se dé-faire, dans tous les cas en train de s’expérimenter. Dans cet objectif, la metteure en scène propose aux spectateurs de s’assembler autour de l’acte de créer et de contribuer à l’écriture de plateau. Leur participation directe est médiatisée par du matériel technique mis à leur disposition. En quoi consiste le dispositif scénique proposé par Clyde Chabot ?
32Tout d’abord, celui-ci délimite un espace géométrique unique qu’est la scène où cohabitent acteurs, danseurs, spectateurs et techniciens. Le dispositif rompt avec celui frontal qui relève de ce qu’Hubert Damisch appellerait le paradigme perspectif où spectateurs et acteurs évoluent certes dans un espace commun mais qui conserve toutefois une ligne de partage entre la scène et la salle. Tous, donc, sont sur le plateau. L’ensemble du dispositif a par ailleurs la caractéristique d’être « visible », apparent : les câbles, les projecteurs, les consoles, l’appareillage technique est « transparent » et le public circule à l’intérieur. Cet aspect différencie radicalement certaines pratiques scéniques actuelles qui, contrairement aux formes classiques, ne cherchent pas à cacher les rouages d’un spectacle pour faire illusion ou créer des effets de magie mais au contraire tentent de les mettre à nu, de les laisser au regard, voire de les intégrer pleinement à l’espace de visibilité comme parties du discours porté par le dispositif.
33À la marge de cet espace, se trouvent « trois pôles d’activité technologique25 » à partir desquels les spectateurs peuvent intervenir dans et sur le cours du spectacle. Le public peut écrire des mots sur un écran d’ordinateur, mots qui viennent s’insérer dans le texte de Heiner Müller et par conséquent le modifier. Cet ordinateur est relié à un projecteur qui lance le texte en cours d’écriture sur différents supports : un écran géant, les corps des acteurs, le sol, etc. Un lecteur CD26 accompagné de propositions musicales peut être déclenché en vue de diffuser de la musique pendant le spectacle. Enfin, une caméra est à disposition. Le public a la possibilité de filmer les acteurs, la danseuse, les techniciens, les objets, les autres personnes du public, dans des plans larges ou fragmentés, à leur guise. Les images filmées sont transmises en direct sur deux petits écrans qui sont au-dessus des consoles des techniciens, et parfois à d’autres endroits de l’espace. C’est donc le dispositif numérique qui sert de médium à l’action des spectateurs. Ces derniers donnent des ordres ou, si l’on préfère, formulent des propositions par l’intermédiaire de celui-ci (écrits, sons et images) que l’équipe technique répercute en direct au plateau.
34Ensuite, ce dispositif a une fonction symbolique. Premièrement, il figure « le cerveau de l’auteur à l’œuvre, l’environnement technologique et le système politique global actuel27 ». En ce sens, tous les participants – acteurs, spectateurs et techniciens – sont au-dedans du cerveau de l’auteur et expérimentent ensemble le processus d’écriture, ici scénique, les technologies et la communauté politique qui s’y dessine. Le dispositif cristallise ces trois aspects. Il peut être pensé comme « une machine à écrire, à produire de l’écriture, à impulser de l’écrit ». Il dispose les participants à entrer dans un processus d’écriture. Deuxièmement, en tant que machine, il conserve ses ambivalences et les risques d’autonomisation qui lui sont liés. Partant, le dispositif interroge le statut des nouvelles technologies et leurs rapports à l’humain. Dans la version de 2004, par exemple, un virus informatique créé à partir d’un logiciel pensé avec un informaticien se déclenche lors de la représentation pour grossir, rapetisser, faire glisser ou chuter de façon aléatoire les mots du texte de Heiner Müller projeté. Ce virus indique un dépassement de l’homme par la machine tout en donnant à cette dernière un aspect humain. En effet, elle devient capable de mélancolie et de larmes et par là le dispositif signale sa possible vulnérabilité. Troisièmement, il dessine un espace commun où une communauté œuvre ensemble à l’écriture de plateau à partir du texte de Heiner Müller, chacun sous les yeux de l’autre.
35Enfin, le dispositif comporte une dimension esthétique dont il est possible de dire qu’elle repose plastiquement sur des matériaux qui rappellent à la fois le laboratoire scientifique et l’univers mécanique et numérique de la machine sous une forme matricielle. L’aspect organique des machines est symbolisé notamment par les câbles qui entourent le plateau, tombent au sol et ressemblent à une forme animale pourvue de tentacules. Clyde Chabot insiste par ailleurs dans ses écrits sur le fait que le texte reste au centre du projet et qu’il est « éclairé, amplifié, concrétisé » par le dispositif. Aussi, le dispositif vise-t-il sa propre révélation. Il semble investi d’une fonction qui consiste à en manifester le sens, ce qui, d’une part, suppose que le texte ne se suffirait pas à lui-même et aurait besoin d’être explicité et, d’autre part, indique que le dispositif est conçu comme un discours en soi.
36Que dire des trois aspects du dispositif que sont son espace géométrique, sa symbolique et son esthétique ? Commençons par la question de l’espace. Si effectivement, spectateurs, acteurs et techniciens partagent l’espace du plateau, en revanche, celui-ci reproduit les divisions symboliques entre les lieux respectifs des acteurs, des spectateurs et des techniciens. En effet, Clyde Chabot note que les trois pôles d’activité technologique, d’où les spectateurs peuvent agir sur l’écriture de plateau, sont « situés à la périphérie de l’espace scénique28 ». Ce terme de « périphérie » illustre une redistribution des espaces d’action selon un schéma assez classique, fussent-ils nivelés. Certes les frontières restent poreuses et la circulation est encouragée, mais si elle l’est, c’est bien que les espaces sont, d’une certaine manière, quadrillés. Ainsi, le dispositif induit-il chez le spectateur un respect des limites dessinées symboliquement par lui, augmenté d’une tendance à l’autocensure résultant d’habitus contractés lors de ses précédentes expériences de théâtre et de l’intimidation due aux effets de transparence ou de surprise.
37La fonction symbolique du dispositif prétend faire de chacun des écrivains de plateau. Mais l’expérience se révèle ici inégale, limitée et réglementée dans son exercice. Elle est inégale car les artistes et les techniciens ont une connaissance et une pratique du dispositif dans lequel ils évoluent. Ils en mesurent les potentialités et en détiennent la signification dans les intentions. L’environnement qu’ils ont eux-mêmes créé leur est familier. De plus, ils possèdent une partition fixe et une connaissance parfaite du texte de Heiner Müller. Toutes ces raisons font qu’ils peuvent transformer les initiatives des spectateurs « librement29 », c’est-à-dire en connaissance de cause. Ils ont le pouvoir, en vertu de cette connaissance, de rebondir rapidement devant ce qui arrive et de réintégrer les options qui se présentent à la marche d’un spectacle qui avait été préalablement déterminée. Les spectateurs, eux, sont dépourvus de ce savoir, ils ignorent tout du dispositif qu’ils découvrent et certains d’entre eux méconnaissent le texte joué, son contexte d’écriture, sa portée politique. Cette asymétrie limite le réel pouvoir d’action des spectateurs et rend les espoirs démocratiques du projet quasi nuls. L’expérience est par ailleurs réglementée et régulée. Comme le souligne Clyde Chabot, « l’intervention des spectateurs est orientée30 ». À leur entrée dans la salle de spectacle, la metteure en scène expose les « règles du jeu » : les spectateurs doivent agir en rapport avec ce qui se joue sur scène ; il leur revient de contribuer à une production de sens qui entre en écho avec ce qui se passe au plateau ; enfin, il leur est demandé d’être attentifs à l’ensemble du dispositif et au sens du texte. Clyde Chabot justifie la présence de ce mode d’emploi par l’évitement des débordements et de l’absurdité de certaines situations mais, ce faisant, la consigne enserre et canalise aussi bien l’imagination que les gestes.
38Enfin, dans sa dimension esthétique, la metteure en scène souligne que l’équipe maintient « une maîtrise de l’esthétique scénique ». Toutes les propositions des spectateurs sont ainsi absorbées par le dispositif. L’équipe artistique opère des choix en direct par lesquels elle attribue de la valeur à certaines actions en leur offrant une inscription et elle en délaisse d’autres. Même si toutes les actions sont en principe visibles, certaines d’entre elles tombent dans l’oubli parce qu’elles ne font pas l’objet d’une reprise par l’équipe.
39Tous ces éléments concourent à produire un contrôle des corps et des valeurs symboliques et esthétiques de l’expérience artistique. Lors de sa leçon au Collège de France du 11 janvier 1978, Michel Foucault expose les différentes modalités d’un dispositif, dans le cadre d’une introduction à une réflexion sur le bio-pouvoir. D’après Foucault, le dispositif revêt trois formes différentes, à savoir la loi, la discipline et la sécurité auxquelles répondent des mécanismes ou des procédures spécifiques qui permettent de les assurer : les mécanismes juridico-légaux, ceux qui relèvent de la surveillance et de la correction, et ceux qui s’appuient sur des calculs de probabilité et de coût d’un type de phénomène donné à partir desquels il s’agira d’en déterminer les limites31. Ces trois formes sont contemporaines les unes des autres et s’articulent les unes aux autres.
40Or, ces trois modalités contraignantes du dispositif semblent dans le cas de notre exemple s’exercer sur le territoire du plateau. Reprenons-les et examinons la manière dont elles s’y déclinent. Tout d’abord, un mécanisme juridique est en jeu dans la prescription de ce qui est permis et interdit de faire lors de l’énonciation performative des règles du jeu par la metteure en scène. Ce mécanisme juridique opère notamment à un niveau social : celui qui enfreint les codes s’expose à la désapprobation, voire à l’exclusion du jeu. S’ajoute ensuite un mécanisme disciplinaire où « la loi [est] encadrée par des mécanismes de surveillance et de correction ». Dans notre cas, l’aspect disciplinaire est en jeu dans l’horizon d’attente du désirable, à savoir le respect des moyens et des objectifs théâtraux identifiables grâce à un ensemble de techniques de persuasion ou de dissuasion : le traitement symbolique de l’espace, la répercussion ou non des propositions des spectateurs et leurs modalités. Par exemple, le volume sonore des musiques diffusées par les spectateurs au cours de la représentation peut être contrôlé par les techniciens qui le baissent lorsqu’ils estiment qu’il nuit à l’écoute. Ces techniques s’avèrent en outre modulables selon ce qui arrive. Clyde Chabot m’informe, lors d’un entretien téléphonique, qu’elle a renoncé à proposer aux spectateurs de créer la musique à partir de matériaux et d’objets posés sur une table sonorisée car, après essai, cela faisait trop de bruit, les spectateurs couvrant le jeu des acteurs par leurs manipulations. Nous observons enfin un dispositif de sécurité dans la capacité à maîtriser toute transgression par le traitement des données brutes par l’équipe comme principe de réintégration dans une esthétique définie. Mais ce dispositif de sécurité se manifeste davantage encore en amont, dans la mise en place d’un atelier du spectateur à propos duquel je questionnais lors de notre entretien la metteure en scène. Cet atelier a été mis en place pendant les répétitions, donc avant les représentations. Des spectateurs y venaient exploiter le dispositif dans l’objectif d’analyser leur comportement et de l’adapter en conséquence. La finalité était bien de servir les intérêts de la proposition et non d’initier des spectateurs à une participation créative. Si le dispositif de sécurité repose, comme le dit Foucault, sur une estimation visant à anticiper les comportements des individus pour mieux les contrôler par avance, alors le dispositif théâtral dont il est ici question admet cet aspect. Il s’agit bien dans la sécurité de « maximaliser les éléments positifs […] et de minimiser au contraire ce qui est risque et inconvénient32 ». C’est ainsi que le dispositif de sécurité vient renforcer les mécanismes juridiques et disciplinaires tout en traitant ce qui échappe à une prévisibilité totale.
41Le dispositif a dans cette perspective une forte propension à influencer le cours des actions de ceux qui y sont pris et à organiser les conditions même de son propre fonctionnement. D’une certaine manière, en tant que tel, il détermine ce qui peut ou doit arriver. Or, cela s’avère problématique car l’art n’est-il pas au contraire le lieu de l’imprévisible acte créateur et de l’ouverture du sens ? Dans notre exemple, alors même que le dispositif simule la possibilité pour chacun d’improviser et de se faire auteur du spectacle, on s’aperçoit que s’y exerce un pouvoir relié à des savoirs spécifiques qui échappent aux spectateurs. Ce qui exacerbe le trouble, c’est que cet aspect aliénant du dispositif est réinvesti par le dispositif lui-même, au sens où il intègre sa propre critique. Consciente des limites et des ambiguïtés liées au dispositif théâtral qu’elle a pensé, la metteure en scène met en scène son pouvoir de contrôle de façon assez cynique, c’est-à-dire en faisant des spectateurs les otages mêmes du dispositif. Concrètement, ces derniers sont filmés et enregistrés par les techniciens lors de la première séquence de la représentation sans en être informés33. À l’issue de cette première séquence, se produit une fausse panne électrique qui atteint la capacité du dispositif technologique à fonctionner et pendant laquelle les spectateurs sont invités à boire un verre. Lors de cet intermède, images et sons continuent d’être volés par l’équipe. Lorsqu’au bout de dix minutes, la fausse panne est réparée et que la représentation reprend, les images et les sons captés de façon cachée sont diffusés. Comment justifier la violence d’un tel procédé ? Selon la metteure en scène, il s’agit de dévoiler le caractère stratégique et manipulateur d’un dispositif apparemment transparent. Ce dévoilement servirait deux propos : l’un d’ordre dramaturgique où est dénoncée, par l’expérience, la fin des utopies politiques du xxe siècle, comme le propose le texte de Heiner Müller, l’autre d’ordre pédagogique où est envisagée dans la chute des illusions et des croyances aveugles la possibilité d’un retournement vers une véritable action collective et créative. Le spectateur ferait alors l’épreuve de la ruine et du mensonge à partir de laquelle il pourrait se reconstruire comme acteur.
42Concernant les aspects politiques de cette démarche, je m’interroge sur son efficacité : comment en effet bâtir la confiance à la base de toute communauté à partir d’une dissimulation d’information, puisque toutes les règles n’ont pas été énoncées au départ ? La confiance constitue pourtant un présupposé de toute vie éthique et politique à la recherche d’une vie bonne. Du côté du dispositif technologique, est-ce à dire qu’il est par nature aliénant ? Un dispositif ne peut-il pas accueillir ses propres espaces de fêlure sans les absorber ni les annihiler ? Si c’est le cas, à quelles conditions ? Mon hypothèse consiste à dire que les conditions d’un dispositif ouvert et créateur de formes nouvelles résident dans sa capacité à accueillir l’improvisation.
Improvisation et potentialités théâtrales
43L’improvisation est un des chemins empruntés pour que surgisse l’imprévisible acte créateur au théâtre. Elle peut être envisagée comme une modalité d’existence au plateau. Dans cette perspective, elle désigne aussi bien le statut de la représentation elle-même dans sa dimension de jeu impromptu, qu’elle caractérise ce qui demeure vivant, ce qui est à chaque fois différent et singulier dans la répétition du même. En outre, elle peut être utilisée comme un outil lors des répétitions pour dessiner les traces et les contours de ce qui deviendra le spectacle.
44En tant que modalité d’existence de la représentation, l’improvisation a traversé l’histoire du théâtre. Comme l’a montré Florence Dupont, l’un des aspects essentiels de la comédie romaine antique (Plaute, Térence) reposait déjà sur l’improvisation. L’accent était mis sur le jeu qui se construisait autour d’un texte et qui donnait sa raison d’être à la représentation, et non sur le muthos, l’histoire en elle-même. Florence Dupont montre que l’argumentum présenté lors du prologue n’était qu’un prétexte ou un alibi au divertissement. Aussi, ces représentations relevaient-elles de « la raison spectaculaire » ou encore de la « raison du rituel ». Selon l’auteur, « [u]ne comédie romaine, n’était […] pas un texte mis en scène, mais une performance dont le texte n’était pas isolable du rituel qu’il contribuait à célébrer34 ». Ces aspects spectaculaires sont aussi présents dans la farce, la Commedia dell’arte ou encore le théâtre de la foire des xviie et xviiie siècles, et plus récemment, dans le happening ou la performance. Ces registres théâtraux reposent sur l’aptitude des acteurs à improviser à partir d’un rôle ou d’un cadenas, qui confère une certaine fixité au jeu, et de leur environnement, qui renvoie à ce qui arrive de façon imprévue. Ils trouvent leur finalité dans le caractère ludique des propositions.
45L’improvisation rend vivante une partition, un donné déterminé, ce qui est déjà écrit. Elle est à l’œuvre à chaque nouvelle représentation de forme plus classique au sein du refaire de l’acteur toujours en mouvement. À cet égard, la répétition est une reprise, elle est l’occasion d’un lien nouveau, sans quoi elle se mourrait dans la mobilité.
46Enfin, l’improvisation peut également être un instrument au service de l’écriture du plateau, aussi bien du point de vue du jeu d’acteur que de la scénographie. Constantin Stanislavski35 et bien d’autres après lui, comme Jerzy Grotowski36 ou Anatoli Vassiliev37 par exemple, tiennent l’improvisation comme un chemin conduisant à l’interprétation la plus juste d’un texte. Elle constitue un aspect de la méthode de l’acteur. Stanislas Nordey utilise également cette technique pour d’une part conduire ses acteurs au texte et d’autre part dessiner ses mises en scène. Lors des répétitions de la pièce Les Justes d’Albert Camus, il a demandé à son équipe d’improviser à partir de leur texte. C’est ainsi que l’acteur Frédéric Leidgens, endossant la figure du chef de l’organisation terroriste, est venu un jour avec un plateau de serveur sur lequel il avait mis autant de verres en cristal que de personnes appartenant au groupe qu’il menait. Il a dit son texte en tenant ce plateau. Cette improvisation lui a indiqué la manière dont il pouvait entreprendre le rôle de Boris Annenkov38. La proposition telle qu’elle a été apportée par Frédéric Leidgens n’a pas été retenue pour la version finale du spectacle, mais qu’importe car l’acteur y a trouvé une posture du corps ainsi qu’une posture morale pour son jeu. L’improvisation constitue dans ce cas les expériences de l’essai et de la tentative qui concourent à la construction du spectacle.
47Le recours à l’improvisation se décline certes selon différentes modalités au théâtre selon qu’elle est distinguée ou non de la composition, mais elle y est cependant présente de façon constante, c’est-à-dire quelle que soit la forme de la représentation en question et du chemin qui y a conduit. Authentique, elle constitue un aspect essentiel de toute création vivante39. Jean-François de Raymond la définit comme une praxis « inventive immédiate où on cherche à atteindre un objectif par la mise en œuvre des seuls moyens alors disponibles40 ».
48Le dispositif technologique de Hamlet-Machine (Virus) admet-il des espaces d’improvisation, qui seraient autant de lignes de fracture permettant de dépasser sa compacité et prévisibilité relevées jusqu’ici ? Le large spectre d’expérimentations, que les dispositifs technologiques encouragent, ouvre-t-il un champ des possibles à l’improvisation aussi bien pour l’acteur que pour le spectateur ?
49Rappelons que dans le Hamlet-machine mis en scène par Clyde Chabot, les spectateurs sont invités à exploiter des outils technologiques pour en faire des instruments d’écriture de plateau. Les images filmées, les musiques choisies, les textes écrits sont ensuite réinvestis par les artistes en direct. Or même si les actions des spectateurs sont orientées, celles-ci comportent une certaine indétermination à la fois dans leur caractère inattendu (l’effet de surprise étant à la fois du côté du spectateur qui découvre le dispositif, et du côté de l’équipe artistique qui répercute les expériences de ces mêmes spectateurs). Cette indétermination est relative et reste à interroger, cependant elle implique qu’il est laissé une part importante à l’improvisation, ainsi la représentation se modifie-t-elle sensiblement chaque soir. Que dire alors de la qualité du jeu chez les acteurs ? Leur spontanéité relève de la créativité et non seulement du réflexe, à ce titre elle augmente les potentialités de leur jeu. En effet, les acteurs disposent d’une partition fixe, d’une trame ou d’un plan qui est celui du déroulement de la représentation. Celle-ci, dans le projet qui constitue notre exemple, a certes subi des évolutions au cours des dix années d’expérimentation du dispositif. Les acteurs avaient l’ensemble du texte de Heiner Müller à énoncer en direct dans une première version ; ils choisissaient, dans une deuxième version, au fur et à mesure de ce qui arrivait, les passages qu’ils énonceraient en direct, donnant du texte une version trouée pendant que la version originale dans son intégralité était diffusée en voix off. Simultanément, les acteurs ont à répercuter les prises d’initiatives des spectateurs. Dès lors, leur improvisation intervient sous deux formes : celle de la reprise d’un texte et celle de « la saisie de l’occasion », c’est-à-dire la saisie de ce qui apparaît sur-le-champ. Le rôle des acteurs est, sous cette perspective, bien augmenté : outre leur figure à assumer, ils modulent leur traversée en fonction des interventions des spectateurs, lesquelles constituent des ajouts au bénéfice de l’œuvre théâtrale. Ce faisant, les improvisations des acteurs transmuent celles des spectateurs en de véritables actes créateurs. Cette mutation du geste s’opère sans délai, dans l’urgence de l’acte selon un plan prédéterminé : celui de la mise en scène du texte de Heiner Müller. C’est ainsi que les membres de l’équipe artistique deviennent des actants à double titre : en rendant vivant leur parcours planifié et en impulsant une dimension artistique à ce que font les spectateurs. Selon Jean-François de Raymond, « tout véritable actant ne se contente pas de vivre par procuration, à partir de ce qu’un autre lui propose – c’est-à-dire d’exécuter, mais il est capable, lui aussi, d’organiser son existence propre selon les nécessités de l’urgence temporelle41 ». Cela exige au passage adresse et vélocité, donc de la préparation et une certaine virtuosité dans la pratique de l’art. La médiation du dispositif numérique permet dans ces conditions d’investir directement, de moduler, de fragmenter, de convoquer nouvellement et parfois de façon différée au cours de la représentation les actions des spectateurs. Le mouvement spontané et presque naïf de ces derniers se transforme en un geste théâtral grâce à cette réappropriation. Les actants deviennent alors également auteurs : ils participent directement à l’écriture de plateau.
50En outre, l’acteur n’improvise pas seul, il improvise au contact et à partir d’autrui dans un jeu interactif : les autres membres de l’équipe, les spectateurs et plus largement encore les ingénieurs informaticiens qui ont programmé les logiciels utilisés participent d’une manière ou d’une autre à l’écriture du spectacle. Ce partage de compétence est médiatisé par les interfaces qui permettent le passage rapide d’un langage à l’autre et par là entraînent la possibilité d’échanges de façon quasi-immédiate. Cet appel à des ingénieurs en informatique fait évoluer le statut de la création. Apparaissent avec ce type de collaboration ce que Jean-Paul Fourmentraux, dont les études sociologiques portent sur l’articulation des arts, des sciences et des techniques, appelle des « projets polyphoniques et multicentriques42 ».
51Ces projets sont polyphoniques car ils impliquent plusieurs praxis provenant de diverses disciplines. Ils sont multicentriques en raison de la variabilité de leurs applications. L’auteur parle d’« œuvre-frontière », notion qu’il emprunte à la sociologie des sciences et des techniques « pour désigner une production dont la particularité est de se déployer dans plusieurs mondes sociaux43 ». Ces nouvelles manières de faire œuvre viennent d’une part fragiliser la figure mythique de l’artiste singulier et génial. Le porteur de projet n’est plus créateur unique de l’œuvre, celle-ci étant le fruit de la collectivité participante. D’autre part, elles modifient ou interrogent le statut ontologique de l’œuvre dont les usages deviennent multiples. Cette dernière entre désormais dans une trajectoire qu’il s’agit de prendre en compte et qui ne cesse de l’affecter.
52Si Clyde Chabot n’a pas fait mention d’une possible diversification dans les applications de l’expérimentation au sens où l’entend Fourmentraux, en revanche, elle fait intervenir différentes écritures qui viennent se superposer et se sédimenter les unes aux autres à l’origine desquelles se trouve une pluralité d’acteurs : l’écriture des programmes numériques, l’écriture du projet artistique composée lors des répétitions, l’écriture improvisée sur scène en direct impliquent l’engagement des informaticiens, des artistes, des techniciens, des spectateurs. Tous s’associent pour cocréer une œuvre commune à dimension multiple et aux variations infinies. Que la pluralité soit un facteur d’enrichissement des pratiques par les désordres et les décentrements qu’elle impulse n’est pas une découverte. Du frottement des différences naît la puissance créatrice. C’est une des leçons de l’ouvrage de vulgarisation de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, dans lequel il montre que les conditions de possibilité du développement d’une société donnée reposent dans les échanges et la multiplicité des contacts avec la différence, c’est-à-dire avec d’autres sociétés44. En ce sens, l’isolement atrophie la créativité par la clôture sur soi et la répétition du même. L’invention apparaît grâce à une reconfiguration d’un existant pluriel et indéterminé. Mais, si un dispositif numérique accroît cette pluralité en raison des différentes compétences qu’il engage, il n’est pas le site spécifique de toute invention, il en est juste une occasion. Quelles sont alors les conséquences de ce type de projet polyphonique sur le jeu d’acteur ?
53La nature collective des créations rehausse le jeu improvisé : au plateau, l’acteur est d’autant plus aux aguets, en éveil, sensible qu’il est apte à répondre de façon opportune à ce qui arrive et à revêtir son jeu des attributs offerts par un contexte de création pluriel. La profusion des propositions ouvre des perspectives au jeu et en démultiplie les possibles. Outre cet aspect, la destinée du projet de Clyde Chabot a pris effectivement des formes variées au sein même du domaine de l’art. À la fin des années 2010, le dispositif technologique de type théâtral s’est transformé en une installation qui voyage depuis à travers le monde. Se joue dans ces modulations des usages les ambiguïtés de statut entre l’installation et le dispositif théâtral de type numérique ainsi que la valeur transversale du concept de dispositif pour désigner ces deux formes.
54Un autre aspect des potentiels déployés par les dispositifs numériques au théâtre en termes d’improvisation réside dans l’exacerbation de la dimension ludique. La célérité, la dynamique de l’exécution et l’élan vital qui caractérisent l’action improvisée au sein du dispositif démultiplient le sens du jeu et de l’amusement pour l’équipe artistique comme pour les spectateurs. Les dispositifs numériques rappellent qu’une condition de l’expérience théâtrale et plus largement de l’art réside dans l’abandon de tous dans le jeu et dans la profonde légèreté qui préside à cette activité. Plus qu’une condition, le jeu constitue selon Hans-Georg Gadamer « la manière d’être de l’œuvre d’art elle-même45 ». Dans notre exemple, le « laisser prendre » au jeu est continuellement réactivé par la machine et le dispositif. Ce dernier, de nature numérique et interactif, accentue son mouvement, qui n’est joué, comme le souligne Gadamer, que pour lui-même en faisant de ceux qui s’y abandonnent ses jouets ou ses objets car « “jouer”, c’est toujours “être joué” ». Les joueurs se trouvent ainsi extraits pour un temps du cours ordinaire des choses. Mais ce n’est pas pour autant que chacun se perd dans le pur divertissement car à l’origine du jeu demeurent une initiative, une décision et une volonté de s’y prêter, de s’adonner aux règles qui préservent de l’errance. C’est donc sur le mode de la participation que l’expérience esthétique est à penser, celle qui vient déplacer une vision relationnelle de l’œuvre d’art sur le mode du face-à-face d’un sujet (le spectateur) à un objet (l’œuvre). Le jeu, qui est toujours participatif, devient lui-même le sujet de la représentation. Christophe Viart, à partir de ce constat d’une participation improvisée de plus en plus marquée dans les formes esthétiques contemporaines, fait de la dimension ludique qu’elles impliquent une de leurs caractéristiques principales et constitutives :
« La transfiguration du spectateur en participant coïncide avec la transformation de l’œuvre en jeu. L’expérience de la participation change le participant aussi bien que l’œuvre. Poussé à sortir de sa réserve, le spectateur s’expose en entrant physiquement en scène. Il ne s’agit pas tant pour lui de devenir un objet de monstration mais plutôt d’être un des instruments de l’œuvre et de son fonctionnement. Ce n’est pas réduire son rôle à une part accessoire dès lors que le jeu enjoint d’être mis en activité pour être opératoire. C’est au contraire l’un des premiers impératifs du jeu : il s’agit de faire ainsi que l’on invente et fabrique46. »
55Il dépendra alors de chacun que le jeu fonctionne et, d’une certaine manière, que l’œuvre existe. Clyde Chabot voit dans les hésitations des spectateurs à entrer dans le jeu se répéter le drame de Hamlet. Ceci dit, le dispositif technologique incite à la participation, il contribue à la favoriser. Lors de la représentation, l’équipe stimule l’activité des participants par des procédés techniques permettant de les désinhiber : augmenter la vitesse de diffusion de leurs images captées afin d’éviter une inscription trop longue des propositions minimise l’impact des interventions individuelles en les fondant dans l’œuvre commune, hausser le son des musiques diffusées fait monter l’enthousiasme. Les effets « libérateurs » de ces techniques induisent une accélération des improvisations dans une frénésie qui glisse parfois dangereusement vers l’hubris. La panne électrique viendra mettre un terme à l’effusion d’orgueil du spectateur vêtu du masque de l’écrivain de plateau.
56Si la dimension ludique augmente le sentiment de plaisir dans l’expérience artistique, il reste qu’elle comporte un malaise dans l’oubli profond du jeu lui-même et de la distance qu’il suppose. Le prix de cet oubli serait de manquer ce « désœuvrement » auquel conduit l’expérience de l’art dans sa dimension de jeu. Le désœuvrement a une portée positive qui est celle d’une ouverture : « Loin d’être inerte, le désœuvrement fait apparaître dans le jeu des manières différentes de vivre aujourd’hui47. » Le jeu improvisé dans sa part d’exaltation positive défait ce qui est pour retisser les fils de l’existant différemment.
57Les dispositifs technologiques peuvent accueillir l’improvisation et même la soutenir. Celle-ci introduit des fissures dans le dispositif qui font voler en éclat son pouvoir contraignant. Ces dispositifs contiennent trois vertus potentielles qui se résument dans la figure de l’acteur-auteur, dans le statut d’une œuvre commune, et dans le jeu exacerbé auquel ils invitent. Trois lieux augmentés par l’usage des nouvelles technologies. Ainsi s’entremêlent les aspects déterminés d’une représentation précédée de répétitions et des imprévus qui trouvent leurs conditions dans un dispositif technologique planifié. Or c’est ce mélange qui semble être au cœur de la réserve de Gilles Mouëllic quant à une approche duelle de l’improvisation qui identifie un partage entre d’un côté des « variations48 » à partir d’un même thème qui seraient impuissantes à créer quelque chose de véritablement nouveau et, d’un autre côté, « l’invention authentique » surgissant du vide qui opère par déverrouillage. Cette distinction recouvre respectivement ce que Catherine Kintzler a nommé « improvisation de prolifération » et « improvisation constituante49 ». En reprenant l’idée selon laquelle « l’autonomie d’une improvisation ne peut être absolue » de Gérard Genette, Gilles Mouëllic soutient :
« L’improvisateur procède toujours par prolifération afin de parvenir – peut-être – au déverrouillage. Il ne se contente pas d’utiliser sa liberté de jeu pour broder confortablement à l’intérieur d’un cadre : sa posture l’incite au contraire à en repousser les limites, à tenter d’atteindre, à partir de l’évidence de quelques notes, d’un geste ou d’une phrase, l’imprévisible, la révélation d’une forme de vérité50. »
58La remarque de Mouëllic indique qu’entre variation et invention existe un rapport de continuité sans pour autant que de variations naissent nécessairement de nouvelles formes. Le débordement du cadre dont il est question trouve ses conditions dans une improvisation fondée sur des acquis. Autrement dit, l’improvisation inventive est un prolongement possible, et l’auteur insiste sur ce caractère indéterminé et incertain, de « l’improvisation de prolifération » qui repose sur un donné. Dans cette perspective, l’improvisation situe l’être humain à la bordure du dispositif, dans un sas qui dessine à la fois le contour du cadre et constitue sa pierre d’achoppement. Elle rend au dispositif sa dimension de vulnérabilité en le faisant trébucher – ou non. C’est ici que le plaisir de l’expérience théâtrale surgit, sur le site mouvant de la bordure, « lieu atopique », tant son sol se dérobe, de tension entre l’être et le néant ou entre ce qui relève de la « culture » et de sa « destruction », pour reprendre des analyses de Roland Barthes relatives au plaisir du texte. Car, « [l]a culture ni sa destruction ne sont érotiques ; c’est la faille de l’une et de l’autre qui le devient ». C’est pourquoi, ce que veulent le plaisir du texte et le plaisir du théâtre, « c’est le lieu d’une perte, c’est la faille, la coupure, la déflation, le fading qui saisit le sujet au cœur de la jouissance. La culture revient donc comme bord : sous n’importe quelle forme51 ». C’est là, en ce lieu sans lieu, que vient le désœuvrement, dans « ce qui fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs52 ».
59Ainsi, les dispositifs technologiques n’entachent pas en eux-mêmes l’expérience théâtrale, ils peuvent même exacerber certains de ses aspects dans l’exhibition de l’acteur devenant auteur, d’une communauté œuvrant ensemble et du jeu théâtral. Dans les possibles débordements qu’ils sécrètent, ils peuvent accueillir leurs propres fêlures sans pour autant les absorber ou les nier. Mais s’il y a une augmentation de certains potentiels de théâtralité, peut-on pour autant parler d’« acteur-augmenté » d’une part, et de « spect-acteur » d’autre part, comme cela devient l’usage ?
Peut-on parler d’« acteur-augmenté » ?
60La catégorie d’« acteur-augmenté » a fait l’objet de peu d’études à ce jour. Si celle de « scène augmentée » est devenue assez courante notamment avec les recherches de Clarisse Bardiot53, celle d’« acteur-augmenté » en revanche peine à entrer dans le vocabulaire des chercheurs en études théâtrales54. Jean-François Peyret utilise la notion de « comédien augmenté » pour nommer des workshops destinés à des apprentis-acteurs. Ces catégories renvoient à l’usage des nouvelles technologies au plateau et se sont formées sur le modèle de celles de « réalité augmentée » et d’« homme augmenté ».
61La réalité augmentée consiste en l’hybridation, grâce à des programmes informatiques, d’une réalité virtuelle (un objet virtuel comme une voiture dessinée par ordinateur par exemple) avec une réalité perçue classiquement par les sens (une image d’un paysage existant). L’hybridation donne le sentiment d’une imbrication de ces deux réalités et fait illusion en ce sens. La catégorie d’« homme augmenté » renvoie de son côté à un être humain dont les capacités réflexives et/ou corporelles sont accrues grâce aux nouvelles technologies : des prothèses permettent à une personne amputée des deux jambes de marcher et courir ; des implants de puces électroniques dans le cerveau économisent le recours au langage pour transmettre des informations. Ces deux exemples renvoient à deux cas médiatisés : le cas Pistorius et celui du chercheur britannique Kevin Warwick. Tous deux cristallisent depuis une décennie les discussions et les polémiques autour des enjeux liés aux applications sur le vivant des nouvelles technologies.
62L’un, Pistorius, s’est distingué car il a été sélectionné aux Jeux olympiques en 2011 alors qu’il était équipé de prothèses. La question s’est alors posée de savoir s’il devait concourir avec les handicapés aux jeux paralympiques ou aux jeux olympiques avec des concurrents valides. Oscar Pistorius peut être dit un « homme augmenté » au sens où il a été réparé, mais surtout parce que cette réparation le rend plus performant que s’il n’était pas handicapé. L’autre personne, Warwick, dirige des recherches sur les interfaces entre systèmes informatiques et systèmes nerveux, il a conduit un certain nombre d’expériences en la matière, parmi lesquelles celle d’être relié au cerveau de sa femme au travers d’implants permettant la transmission de données simples. Ici l’augmentation dont se dote Kevin Warwick concerne les capacités d’un homme normalement constitué. Ce dernier se déclare être le premier cyborg et est un représentant du transhumanisme, idéologie selon laquelle les technologies constituraient un moyen pour l’homme de déployer son humanité en la niant, c’est-à-dire en dépassant les limites liées à sa naturalité55.
63C’est parce que ces expérimentations technologiques, à des niveaux divers, se sont disséminées dans l’ensemble des champs d’activités humaines, et spécifiquement dans le domaine des arts que ces catégories de « scène augmentée » et d’« acteur augmenté » ont vu le jour au théâtre. Mais que peut bien signifier la catégorie d’« acteur augmenté » ? Un acteur augmenté, à l’image de l’homme augmenté, peut-être un acteur réparé dont les performances atteindront un degré plus haut de perfection qu’un autre non équipé d’un appareillage spécifique (une prothèse remplaçant un membre amputé) ou un acteur sans manque spécifique au départ et dont les capacités sont (dé) multipliées. J’ai énoncé les différentes possibilités liées à l’introduction des nouvelles technologies sur les corps des acteurs. Pour autant, les capacités de l’acteur sont-elles accrues du seul fait d’entrer en interaction avec la machine numérique, voire d’être le lieu d’une hybridation entre la machine et le corps ? Si le jeu peut être amplifié par l’usage de technologies numériques, ce qu’a montré l’exemple de Hamlet-machine par Clyde Chabot, en revanche, il semble impropre de parler d’« acteur augmenté » au sens où les qualités de jeu, de présence ou d’interprétation seraient supérieures du seul fait d’être accompagnées des technologies. Une augmentation quantitative de possibles ne suffit pas à faire œuvre ou art. Seule la saisie des opportunités ouvertes par le dispositif technologique grâce à un jeu improvisé, spontané et créatif peut détourner ces dernières en acte artistique. Sans cette opération de transfiguration, la saisie par les acteurs des possibles créés par les spectateurs risque de se scléroser dans le recours systématique à l’automatisme et à la répétition, supprimant tout effet de surprise et toute dimension d’altérité.
64Concrètement, l’acteur ne jouerait plus au sens théâtral du terme, il s’épuiserait dans un comportement réflexe où il s’agirait de traiter des données selon une « spontanéité illusoire56 ». Dans ce cas, c’est plutôt à une réduction des qualités de l’acteur qu’on assisterait dans la mesure où ses efforts de présence seraient inversement proportionnels à l’urgence et à la fréquence de ses réactions. Il assurerait seulement les conditions de fonctionnement du dispositif technologique. Dès lors, à l’image de l’« homme simplifié » soumis aux injonctions de la technologie que craint de voir apparaître Jean-Michel Besnier57, l’acteur perdrait lui aussi sa complexité, sa liberté et sa profondeur. Pallier ce risque, c’est approfondir et affiner le jeu d’acteur dans sa capacité à pouvoir toujours être présent, vivant quel que soit l’environnement (numérique/artisanal) dans lequel il évolue. Cela passe par une pratique de l’improvisation inventive qui se fonde sur un art au sens de savoir-faire. On peut dès lors s’interroger sur le degré de convenance entre ces deux termes qui sont ici associés.
65Les limites d’un usage banalisé de cette catégorie d’« acteur augmenté » résident de plus dans les valeurs auxquelles elle est rattachée et qu’elle véhicule. Celle-ci draine en effet toute une métaphysique du transhumanisme que Besnier s’emploie à définir depuis quelques années. Dans Le Post-humanisme. Qui serons-nous demain ?, ce dernier décline les caractéristiques de cette métaphysique dont l’objectif est de parvenir à s’arracher définitivement à la nature. Son programme contient trois axes principaux : « en finir avec le corps », « en finir avec la finitude » et « en finir avec le langage » et ce grâce aux technologies qui transformeraient radicalement notre « nature ». Mais ces trois éléments caractérisent notre humanité. La catégorie d’« acteur augmenté » sur le modèle de celle de l’« homme augmenté » contient elle-même l’espoir et la volonté d’un dépassement des limites imposées par le corps (déployer et faire varier la voix au-delà des capacités du corps/multiplier les traductions visuelles ou sonores des mécanismes physiologiques/jouer sur l’ubiquité), par l’espace et le temps finis (déployer un ailleurs dans l’ici/superposer différentes temporalités) mais aussi par le langage ordinaire (rejeter le drame et la narrativité du texte, voire tout type de texte). Mais que vient-on voir et entendre au théâtre sinon des acteurs de chair, recouverts d’une peau sensible et fragile, créer, faire et dire selon leur art ? Aussi, dans la continuité du philosophe, est-il possible de faire appel à une éthique de la vulnérabilité grâce à laquelle nous pourrions « découvrir ou redécouvrir que les blessures sont la condition même du désir de communication qui caractérise l’humanité58 », désir de partage que nous retrouvons justement dans l’expérience théâtrale.
Qu’est-ce que le « spect-acteur » ?
66Qu’en est-il à présent de l’expression « spect-acteur » qui a trouvé son origine et sa justification dans l’essor des propositions artistiques convoquant la participation du public au sein de dispositifs numériques interactifs ? Le spectateur est-il acteur, et si oui, en quel sens ? Quel est le rôle du spectateur dans le processus à l’œuvre au sein du dispositif technologique ? L’improvisation du spectateur dans Hamlet-Machine (Virus) peut-elle véritablement être créatrice ?
67L’acte de création dans la représentation relève pour ce cas de la responsabilité de l’équipe artistique et technique. D’eux dépendent les ratés et les réussites du processus d’engendrement du spectacle. D’une part, eux seuls possèdent la conscience ou encore la maîtrise du dispositif et le savoir-faire du geste théâtral. D’autre part, les choix qu’ils opèrent dépendent d’un plan prédéfini lors des répétitions. Aussi, la spontanéité du spectateur est-elle de son côté en partie illusoire car celui-ci ignore le contexte dans lequel il évolue. Or, une action libre et consciente d’elle-même ne peut se réaliser qu’au prix de la maîtrise d’un certain savoir, même si celui-ci comporte des espaces d’indétermination. L’action des spectateurs est de l’ordre de ce qu’Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, a classé dans la catégorie des actions « malgré soi » ou involontaires, celles effectuées sous la contrainte et/ ou par ignorance (elles aussi seulement partielles). Le dispositif participe de cette situation. À cela s’ajoute l’ambivalence de la trame de la mise en scène de Clyde Chabot qui dans une première partie instrumentalise le spectateur en le constituant comme ressource de créativité à ses dépens avec l’espoir cependant que, dans une deuxième partie, il s’éveillera une fois avoir pris conscience de l’ensemble des règles du jeu. Empêtré dans l’ignorance d’un faire qu’il ne peut dépasser pour le constituer en praxis, le pouvoir d’agir du spectateur demeure limité. Quelque chose advient non par la matière brute qu’il produit de façon hasardeuse, mais parce que celle-ci est configurée en œuvre par le geste improvisé de l’artiste.
68À cet égard, si un changement dans le cours de la représentation arrive et fait événement, c’est par le savoir-faire de l’acteur se constituant comme pouvoir. Livré à l’activité du faire, le spectateur, de son côté, risque de perdre la distance qui conditionne une approche symbolique et imaginaire de l’expérience esthétique à partir de laquelle il peut se constituer comme producteur de sens. Or, c’est justement en cela que se situe l’action du spectateur proprement dite, c’est en ces termes qu’il est possible de dire qu’il est « acteur » de la représentation au sens où il agit la représentation, où il la joue et la pense. Comme le montre Bernard Dort, dans une analyse des pratiques du Théâtre de l’opprimé59, qui entend à la fois transformer le spectateur en créateur et le conduire à façonner sa réalité sociale, l’émancipation du spectateur trouve sa condition dans son être spectateur :
« La liberté du spectateur, ce ne saurait être d’entrer dans le spectacle : là, il est métamorphosé en acteur et il devient captif du jeu théâtral. En revanche, c’est peut-être devenir le plus spectateur possible. Rompre avec son identification à un personnage et la fascination qu’exerce sur lui le spectacle, en regardant et en comprenant ce spectacle. En reconnaissant le caractère ludique et fictionnel de la représentation. Alors la jouissance peut rencontrer le savoir. Et délivrer le spectateur. Avoués comme tels, le jeu et la fiction libèrent : ils n’oppriment pas. Et derrière le spectateur, c’est nous-mêmes qu’ils atteignent60. »
69Ainsi, le devenir-spectateur, c’est-à-dire les conditions de possibilité d’une inscription de l’expérience de théâtre dans la temporalité d’une histoire individuelle et collective repose dans sa qualité d’observateur participatif. C’est pourquoi ces tentatives de mettre les spectateurs « au cœur du projet » de théâtre interrogent. Marie-Madeleine Mervant-Roux, à propos de Hamlet-Machine (Virus), pose la question : « Pourquoi serait-il évidemment mieux que le spectateur soit au centre, qu’il soit directement visé, c’est-à-dire forcément visible, perdant la position marginale, irreprésentable qui est structurellement la sienne, qu’il disparaisse donc en tant que tel61 ? » Vouloir que le spectateur n’en soit plus un, en faisant un usage des dispositifs numériques interactifs en ce sens d’une part, et prendre le risque de transformer l’acteur en un agent technique assurant le fonctionnement d’un dispositif d’autre part, n’est-ce pas s’orienter vers d’autres formes d’art que celle du théâtre ? Sans nier la diversité des formes théâtrales, sans non plus les hiérarchiser, ces questions invitent à poursuivre le chemin vers celle de savoir comment établir des lignes de partage entre des formes théâtrales et des formes artistiques relevant de l’installation ou d’activités purement ludiques. L’exemple de la mise en scène de Hamlet-machine par Clyde Chabot semble encore paradigmatique puisque, comme souligné plus haut, elle s’est peu à peu déplacée du théâtre vers l’installation. N’est-ce pas le symptôme d’un mélange des genres qui concourt à la difficulté d’identification et de reconnaissance des formes ?
Spécificités du régime de l’expérience théâtrale
70Il ne s’agit pas ici de participer à la construction de « semblants-solides », ces concepts consistants chargés de valeurs universelles qui semblent « vivre au-dessus de nos têtes », et ce indépendamment de la manière dont nous en faisons l’expérience. Comme le souligne le philosophe Jean-Toussaint Desanti, « une telle “consistance” ne se soutient que de nos actions singulières, de nos choix, de nos engagements, de nos désirs et de nos malheurs ; sinon elle est morte62 ». Il ne s’agit pas de déterminer une essence du théâtre ou de délimiter un concept unifié qui ferait abstraction de ses manières d’exister dans un monde concret. Ma démarche relève plutôt d’une « ontologie immanente, a posteriori et modeste63 » qui permette d’expliquer à quels types de réalité nous avons affaire quand nous convoquons la catégorie de « théâtre » en même temps qu’elle affirme une transcendance à même l’immanence « comme élargissement et non comme élévation64 ». Seules des lignes de partage peuvent être esquissées pour circonscrire des réalités plurielles marquées du sceau de l’« impureté65 ». Cela ne peut se faire qu’en prêtant une attention particulière aux traits marquants des expériences auxquelles ces réalités invitent. Les nouvelles technologies déclinent leur potentiel dans de multiples champs d’expérience qui se chevauchent les uns les autres. D’un agencement à l’autre des apports du numérique, une proposition artistique glisse d’une expérience de type théâtral, à une expérience relevant des arts plastiques vers une expérience simplement ludique. Plutôt que d’essayer de démêler ces domaines de variation par une méthode descriptive de ses occurrences, j’inverserai le mode de questionnement en interrogeant le type d’expérience qui facilite l’avènement d’un horizon théâtral et en envisageant les conditions d’agencement de cet avènement. Cette méthode permet, tout en reconnaissant une certaine « dé-spécification » des manifestations de l’art, de justifier l’usage de catégories certes floues et mobiles mais distinctes et d’attribuer au « théâtre » une valeur propre. De quoi est faite cette expérience esthétique théâtrale, quels en sont les principes ?
71L’expérience esthétique du théâtre repose sur un rapport scène/salle essentiel. Le théâtre, comme le rappelle son étymologie theatron, c’est le lieu d’où l’on peut voir et entendre, les gradins. Depuis ces gradins, l’horizon d’attente est médiatisé par la scène et ce qu’elle déploie. Dès lors, c’est la relation scène/salle qui est en jeu et c’est dans l’instauration d’une « juste distance » entre les deux que naît l’expérience. Les propositions interactives et immersives nient cette dimension centrale et brouillent les frontières dans cet objectif de rendre acteur le spectateur dans et par l’illusion d’une intégration ou d’une fusion communautaire. En quoi consiste alors la « juste distance », celle qui autorise à parler authentiquement d’expérience de théâtre ?
72La question de la place du spectateur entée sur celle de son émancipation, telle qu’elle a été prise en charge par Jacques Rancière, aide à en préciser les termes. Dans son ouvrage Le spectateur émancipé, le philosophe part d’un paradoxe qu’il estime fondé sur une opinion ou un malentendu qu’il s’agit de lever. Selon ce paradoxe, « il n’y a pas de théâtre sans spectateur » mais « [ê]tre spectateur, c’est être séparé tout à la fois de la capacité de connaître et du pouvoir d’agir66 ». Cette manière d’envisager le statut du spectateur induit deux types de réponse du point de vue de son émancipation : soit en finir avec le théâtre parce que s’y exercent des rapports de domination qu’il convient de ne pas reproduire, soit inventer un théâtre sans spectateurs afin d’instruire ses participants à la manière de Bertolt Brecht (distendre au maximum le rapport spectateur/spectacle) ou d’Antonin Artaud (supprimer la distance spectateur/spectacle). Or, l’auteur, en transposant les développements de Joseph Jacotot sur l’éducation, montre que ces réponses relèvent d’une « pratique de l’abrutissement » qui trouve son principe dans le postulat d’une inégalité fondamentale entre les différents protagonistes de l’expérience de théâtre : les acteurs d’une part et les spectateurs de l’autre. Partant, Rancière invite à repenser la distance qui sépare le spectateur du spectacle non pas en termes d’opposition (maître/ignorant) mais sous les aspects d’un rapport de congruence (maître ignorant/ignorant savant) qui suppose une égalité de principe entre des personnes qui expérimentent le phénomène théâtral. Dès lors, le chemin qui sépare spectateurs et spectacle constitue un « troisième élément » qui n’étant en la possession de personne est la condition de l’action du spectateur. Ce troisième élément entre scène et salle permet que ce dernier « compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui67 ». C’est dans cet espace d’indétermination que réside le pouvoir d’agir du spectateur, dans cet espace « vide » où tout reste à penser et à composer. La « juste distance » réside dans le respect de ce principe d’égalité de part en part et dans les rapports d’équité qu’il autorise quant à la relation que chacun met en place dans cet espacement avec l’expérience vécue.
73La « juste distance » fonde ainsi les conditions de possibilité d’un « voir ensemble », celle qui préserve à la fois de la fusion et de son opposé, c’est-à-dire d’une séparation qui abolit toute relation entre ce qui se donne à voir et ce qui est vu. Au creux de cet écart, se dessine un espace de partage symbolique qui se caractérise par son invisibilité. D’après Jean-Toussaint Desanti, c’est paradoxalement cet invisible qui constitue la « teneur de réel68 ». Cette « teneur de réel », ce n’est pas ce qui est perceptible par les sens, ce que l’on voit en regardant un objet ou une pièce de théâtre, ce ne sont pas les formes sensibles descriptibles et/ ou analysables. La teneur de réel, c’est le site d’« un autre voir » où se déploie une infinité de relations possibles entre le visible et l’invisible dans le mouvement toujours recommencé qui consiste à recouvrir l’écart, laissé par la relation scène/ salle par un tissage symbolique. Ce recouvrement hante le vide des fantômes de chacun. Il est d’ailleurs provisoire puisque sa destination est ouverte, en même temps qu’il dépend du site particulier des personnes qui procèdent à sa reconquête. C’est pourquoi il entre dans un mouvement en « boucle » qui manifeste sa fragilité, sa mobilité et sa précarité. À cet égard, la production de sens qui en résulte est mouvante. Qu’est-ce alors que « voir ensemble » ? « “Voir ensemble” se compose comme unité de visible et d’invisible, et […] tout cela se tient dans un vide pour ainsi dire toujours sans cesse recouvert, mais jamais comblé69 », si bien que ce n’est pas faire fusionner les regards selon une même perspective mais c’est au contraire prendre en charge la multiplicité des points de vue et des prises de vues. C’est par conséquent reconnaître en chacun l’égale possibilité ou capacité à produire du sens depuis son site. L’ensemble du voir ne repose pas dans une harmonie des regards ni dans le consensus.
« “Nous” ne voit rien. Si je prends “nous” comme désignant un être, “nous” ne voit rien. Chacun voit. Et le voir commun n’est pas simplement la convergence du regard de chacun. Il est la production de cet espace commun, où va se constituer l’unité du visible et de l’invisible dans l’œuvre70. »
74Au contraire, au travers de l’expérience de l’art, il s’agit de faire venir et d’accepter le « dissensus71 » entre plusieurs régimes de sensorialité. C’est bien l’individu qui voit à partir de son corps vivant et qui, depuis ce regard, se constitue comme spectateur. C’est à partir de solitudes capables d’entrer en relation qu’un monde commun s’agence et se ré-agence et que des potentialités politique et éthique de l’expérience du théâtre émergent.
75L’immersion et l’interactivité qui caractérisent le virtuel et qui sont au centre des expériences des arts numériques font obstacle au déploiement d’un jeu proprement théâtral en ce qu’elles abolissent la juste distance qui autorise une élaboration de l’expérience vécue ici et maintenant. Il existe en effet « trois zones de conflit » entre la réalité théâtrale et la réalité virtuelle dans leur rapport au public, qui font obstacle à leur articulation au théâtre. Celles-ci reposent, selon Didier Plassard, dans des écarts indépassables, premièrement entre des dispositifs immersifs et des dispositifs spectatoriels impliquant une séparation scène/salle, deuxièmement entre les perceptions multi-sensorielles et une domination de l’ouïe et de la vue, troisièmement entre des dispositifs interactifs et des dispositifs théâtraux qui garantissent une zone de réserve au spectateur. Ces trois zones de conflit empêchent, selon l’auteur, la fusion de ces deux régimes d’expérience dans la mesure où elles révèlent des incompatibilités irréductibles. Dès lors, un environnement numérique, fût-il à prétention artistique et/ou esthétique, qui viendrait défaire les trois spécificités du régime de relation au public propre au théâtre viendrait rompre « le pacte théâtral72 » et finalement remettre en question son appartenance à ce type d’expérience.
76En outre,
« [l]e mode d’inscription numérique est déracinant par définition : il détache les données de leur “sol sensible”, il les arrache à l’ici-et-maintenant de l’expérience de leur donation dite initiale, “charnelle”, pour les stocker en tant que data informatiques et les rendre disponibles indépendamment du lieu et du moment de cette donation sensible73 ».
77En effet, la rencontre du virtuel et du théâtre se heurte aussi à des impossibilités logiques en ce que le déracinement du numérique risque de produire un effondrement de l’art théâtral comme coprésence charnelle d’acteurs et de spectateurs, par quoi pourtant il se définit.
78Les conditions d’un usage des nouvelles technologies au théâtre, qui permettent de répondre aux horizons d’attente qui lui sont liés, résideraient alors en premier lieu dans un retranchement sur la scène de ces deux modalités d’existence propre à la réalité virtuelle et numérique que sont l’immersion et l’interactivité. Selon Plassard,
« pour que l’on reste dans le domaine de l’art théâtral, l’intégration de la réalité virtuelle doit se faire sur la scène, non dans la salle. Il faut que l’immersion et l’interactivité, ces deux caractéristiques fondatrices des mondes virtuels, reculent sur le plateau afin de devenir le spectacle de l’immersion, le spectacle de l’interactivité entre l’acteur et son environnement74 ».
79Partant, les interactions entre les différents régimes de réalité peuvent faire l’objet d’une « prise de vue », et, en tant que tel, permettre aux spectateurs de voir l’irreprésentable, l’invisible de l’œuvre grâce à leurs capacités imaginative et symbolique. Ces interactions à distance permettent également d’engager une pensée à propos de cet environnement théâtral.
80Cependant ce recul des nouvelles technologies sur l’espace du plateau ne peut se faire qu’au prix d’un double renoncement : celui d’une priorité de la présence charnelle des acteurs d’une part et celui d’une prétention de la réalité virtuelle à pouvoir s’y substituer d’autre part. Or n’est-ce pas là encore un risque pour le théâtre de ne plus accorder sa centralité au jeu d’acteur ?
81La relation scène/salle dépend de la relation acteur/spectateur. Ne plus faire de l’acteur une priorité, c’est oublier que cette relation est soutenue par des subjectivités incarnées qui font du théâtre un spectacle vivant. Ce n’est pas la même chose de regarder une marionnette virtuelle que de regarder un être humain jouer sur scène. L’invisibilité, dans ce dernier cas, se compose au travers d’une expérience de la vulnérabilité et de la faillibilité visible sur les visages et les corps des acteurs, dans cette mise à nu qui engage un commerce des regards où l’humanité de chacun est en jeu. C’est omettre également que le corps est au principe du théâtre comme la trace d’un en deçà de l’humain qu’il s’agit de faire resurgir. Enfin, c’est négliger les vertus de l’impetus, de l’énergie de l’improvisation inventive, qui ne trouve son impulsion que dans le corps et donne à la performance son rythme et son originalité. Si les expérimentations numériques peuvent coexister avec la scène de théâtre dans des « espaces feuilletés » selon l’expression de Didier Plassard, c’est bien dans la préservation de la présence de l’acteur dans toute son humanité, c’est-à-dire non réduit à un artefact, ni à un technicien, ni à un homme-machine. Sans ces conditions, faire reculer l’immersion et l’interactivité sur la scène et garantir le régime de présence propre à l’acteur, nous aurions affaire à des formes artistiques qui ne relèveraient pas du théâtre et qui justifieraient alors peut-être l’usage de la catégorie de « post-théâtre ». Ceci dit, la naissance de ces expérimentations ne met pas pour autant en péril cette réalité qu’est le théâtre, elle ne signe pas la mort ou la fin du théâtre et ne remet pas en cause ses modalités d’existence propres. Comme le souligne Christophe Bident, si « [l]’introduction progressive de dispositifs technologiques puissants, sinon écrasants, réduit dans une certaine mesure la place de l’acteur sur le plateau », cela ne veut pas pour autant dire « que le “diseur de texte” a disparu75 ».
Lignes de fuite en faveur du théâtre
82Les lignes de partage qui garantissent au théâtre sa survie en tant que domaine d’activité humaine spécifique dans un monde de l’art marqué par le mélange, « l’impureté », ou encore l’hybridation, sont en même temps celles qui accordent aux dispositifs technologiques des espaces fissurés où peuvent s’infiltrer les conditions d’un réagencement de l’expérience. Ces conditions mêmes nuancent le pouvoir contraignant des dispositifs, dans leur capacité à être mouvant, à subir et à impulser des déplacements. C’est l’interprétation même qu’en donne Gilles Deleuze :
« Les dispositifs ont donc pour composantes des lignes de visibilité, d’énonciation, des lignes de forces, des lignes de subjectivation, des lignes de fêlure, de fissure, de fracture, qui toutes s’entrecroisent et s’emmêlent, et dont les unes redonnent les autres, ou en suscitent d’autres, à travers des variations ou même des mutations d’agencement76. »
83La manière d’être d’un dispositif, y compris d’un dispositif technologique, contient une dimension de devenir-autre par les brèches qu’il recèle. C’est pourquoi, « [l]es différentes lignes d’un dispositif se répartissent en deux groupes, lignes de stratification ou de sédimentation, lignes d’actualisation ou de créativité77 ». Un dispositif, quel qu’il soit, peut rester ouvert sur le devenir et se constituer comme un lieu de désir de nouveaux agencements, comme il peut être contraignant et devenir un lieu d’aliénation. Lorsqu’Arnaud Rykner propose d’envisager le terme de « dispositif » au théâtre sous un jour différent de celui de Foucault, ce dernier met l’accent sur les aspects plastiques et les potentialités créatrices qu’il contient. Il fait le pari dans cette perspective que cette notion pourra désigner les formes théâtrales contemporaines, parmi elles celles qui accueillent des dispositifs numériques. Selon lui, ce concept s’oppose à « la structure ». En disant cela, Rykner semble s’inscrire dans l’héritage foucaldien de la critique du structuralisme, mais c’est pour s’en détacher très vite. En effet, il se servira du concept de dispositif en l’opposant à tout « système clos, quadrillant la représentation et assignant à l’ensemble des signes des coordonnées précises » faisant du dispositif le lieu de l’ouverture du sens. Il propose alors de le définir comme « un processus non dépourvu d’aléatoire, qui pose les conditions de possibilité de rencontres sans figer celles-ci dans un cadre déterminé » et le dote d’une dimension articulatoire dynamique – du point de vue des arts qui y sont engagés et des significations que ces dynamiques recèlent. D’après lui, c’est cette dynamique qui manquerait à l’installation mais qui serait en revanche développée au cœur des dispositifs théâtraux.
84Très loin de l’analyse critique des dispositifs de Foucault, Rykner leur attribue des pouvoirs positifs et libérateurs, qui se déclinent selon trois dimensions. Spatiale : le dispositif met en valeur les aspects visuels et plastiques de la scène et contribue à développer l’interaction entre les éléments du plateau. Il produit ainsi un espace caractérisé par son instabilité et ses incertitudes, dont « les significations ne sont jamais données mais sont à construire en permanence78 ». Pragmatique : le dispositif est à expérimenter et à relancer par le spectateur, il inclut donc sa présence et son expérience esthético-pratique. Discursive : la présence sur scène du texte apparaît comme une condition nécessaire au théâtre sans être suffisante. Tous ces aspects caractérisent à la fois un dispositif théâtral et le théâtre contemporain selon Rykner, c’est pourquoi il est justifié de parler de « théâtre du dispositif » pour désigner ce dernier. C’est le « théâtre du dispositif » qui aurait provoqué la crise du drame pour entrer dans ce que Hans-Thies Lehmann a appelé « le théâtre post-dramatique79 ».
85Le fait que la notion même de théâtre post-dramatique soit contestable, a été montré par Jean-Pierre Sarrazac80 et Christophe Bident81 chacun à leur manière. Selon Jean-Pierre Sarrazac, Lehmann joue la carte de la confusion lorsqu’il propose de réduire les formes théâtrales nouvelles à ce qu’il a nommé un théâtre postdramatique (après le drame), formule qui signale sa fin ou sa mort ; « une confusion [écrit-il] savamment entretenue – le postdramatique – entre les esthétiques hybrides – théâtre-danse, théâtre-vidéo, etc. – de ce que l’on pourrait appeler le “paradramatique” et le devenir de la forme dramatique82 ». Il n’y a pas eu de rupture, comme l’a soutenu Lehmann, entre les formes contemporaines et les formes traditionnelles du drame mais un changement de paradigme qui peut être thématisé par le passage du « drame-dans-la-vie », qui fonctionne sur le mode de la tragédie et a lieu au creux d’un épisode de la vie, à un « drame-de-la-vie », qui repose sur le mode tragique et qui concerne les mouvements de l’existence dans leur ensemble. Si la critique de Sarrazac s’effectue sur le plan de la littérature théâtrale, celle de Bident porte sur des questions de mises en scène. Devant le succès qu’ont rencontré l’ouvrage de Lehmann et sa formule, il entend « mettre en évidence les effets mythologiques du livre, […] montrer en quoi ils entravent une véritable réflexion sur les formes théâtrales des trente et quarante dernières années, et proposer en échange une catégorie esthétique susceptible de décrire celles-ci avec davantage d’exactitude83 ». Ce que l’auteur conteste, c’est le statut même de catégorie accordé à la notion de « théâtre postdramatique » sans analyse satisfaisante préalable. Il note l’aspect brouillon, confus et « fourre-tout » de l’ouvrage, propose de dégager sept caractéristiques du « théâtre postdramatique » envisagées par Lehmann, et signale les trois problèmes que pose cette tentative de modélisation : un problème de définition, un problème de logique et un problème d’historicité. Ces critiques incitent à s’interroger sur le lien introduit par Rykner entre « théâtre du dispositif » et « théâtre postdramatique » et sur son sens. Par ailleurs, si un « théâtre du dispositif » a conduit à la naissance d’un « théâtre postdramatique » comme le propose Rykner, comment peut-il en même temps désigner les mêmes objets que ce théâtre postdramatique ? La relation reste à éclairer, elle est, de plus, mise en défaut par les critiques sur la pertinence de la notion de « postdramatique ».
86Par ailleurs, il est surprenant que les significations historiques d’un tel concept, celui de dispositif, – ses dimensions stratégiques, de savoirs et de pouvoirs contraignants notamment – soient ainsi passées sous silence pour y substituer de nouvelles qui semblent entrer en conflit avec les anciennes – ses potentialités créatrices principalement. L’analyse du dispositif numérique de Clyde Chabot incite pourtant à davantage de prudence et à garder à l’esprit qu’un dispositif reste ambivalent, contenant d’aléatoire ce que les êtres humains (acteurs et spectateurs) voudront bien y mettre et en faire. Aussi, si le concept paraît avoir une valeur pratique et heuristique, les dispositifs eux-mêmes doivent-ils rester soumis à l’examen critique. Mais peut-on véritablement séparer un concept de sa réalité effective ? Pour toutes ces raisons, qui sont également des réserves, je ne convoquerai pas les notions de « théâtre de dispositif » ou de « théâtre postdramatique » pour désigner les formes scéniques contemporaines.
87En revanche, cette étude de cas a montré qu’un dispositif théâtral de type numérique conserve sa dynamique créative et productrice de sens, et que, dans cette perspective, nous pouvons dire qu’il fait théâtre, sous certaines conditions : celle de préserver un rapport scène/salle fondé sur une juste distance et celle de maintenir la coprésence charnelle des acteurs et spectateurs. Cela n’empêche pas que la scène puisse être augmentée de la présence d’images dématérialisées et que ne s’y chevauchent des régimes d’expérience distincts.
Notes de bas de page
1 Pour une présentation de la thèse de l’autonomie de l’art, voir Esquivel Patricia, L’Autonomie de l’art en question. L’Art en tant qu’Art, Paris, L’Harmattan, 2008.
2 Pour une analyse de la théorie spéculative de l’Art, voir Schaeffer Jean-Marie, L’Art de l’âge moderne. L’Esthétique et la philosophie de l’art du xviiie siècle à nos jours, Paris, Gallimard, coll. « Essai », 1992.
3 Pour une définition du collage, voir Frangne Pierre-Henry, « Le fragment et le quotidien dans l’art », conférence donnée à Rennes au Centre culturel Le Triangle le 4 février 2004, [http://pierre.campion2.free.fr], mis en ligne le 3 janvier 2005, consulté le 5 décembre 2013.
4 Judith Depaule est une metteure en scène française. Elle a créé la compagnie Mabel Octobre en 2001. Son travail combine une démarche documentaire avec une recherche sur les usages du multimédia.
5 Gildas Milin est un homme de théâtre, fondateur de la compagnie Les Bourdons farouches en 1996.
6 Une des grandes figures du théâtre contemporain japonais, Oriza Hirata est né en 1962, il enseigne à l’université d’Osaka et s’intéresse aux potentiels théâtraux de la robotique.
7 Laboratoire d’informatique, de robotique et de microélectronique. Pour plus d’informations sur les activités du LIRMM, voir [www.lirmm.fr/].
8 Clyde Chabot est dramaturge et metteure en scène pour la compagnie La Communauté inavouable qu’elle a fondée à Paris en 1992.
9 Hébert Chantal et Perelli-Contos Irène, « Théâtre et (nouvelles) technologies : un espace en interactions », in Lucile Garbagnati et Pierre Morelli (dir.), Thé@tre et nouvelles technologies, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, coll. « Écritures », 2006, p. 47-55.
10 Garbagnati Lucile et Morelli Pierre (dir.), Thé@tre et nouvelles technologies, op. cit.
11 Mèredieu Florence de, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, Paris, Larousse, 2008 (1994), p. 601.
12 Le qualificatif d’interartistique renvoie au recours à différentes pratiques artistiques pour un même projet, pratiques qui demeurent dans leur mobilisation relativement autonomes et différenciées les unes des autres. Dans cette perspective, l’interartistique au théâtre signalerait la fin du régime de la mise en scène, c’est-à-dire de la convocation de différents médiums au service d’une même fin, que celle-ci soit la mise en valeur d’un texte, d’une dramaturgie ou d’un argument. Lesage Marie-Christine, « L’interartistique : une dynamique de la complexité », Registre, n° 13 : « Théâtre et interdisciplinarité », Presses Sorbonne Nouvelle, 2008, p. 11-26.
13 Arnaud Rykner a été le premier à signaler la valeur heuristique de ce concept pour l’analyse des formes théâtrales contemporaines. Voir Rykner Arnaud, « Du dispositif et de son usage au théâtre », in Gilbert David et Hélène Jacques (dir.), Tangence, n° 88 : « Devenir de l’esthétique théâtrale », Presses de l’université du Québec, 2008, p. 91-103 ; Rykner Arnaud, « Dispositif », op. cit. ; Rykner Arnaud, Corps obscènes. Pantomime, tableau vivant et autres images pas sages ; suivi de Note sur le dispositif, Paris, Orizons, coll. « Universités/Comparaisons », 2014.
14 Pour un historique et une riche analyse des usages de cette notion de dispositif au théâtre, voir Kapelusz Anyssa, Usages du dispositif au théâtre. Fabrique et expérience d’un art contemporain, thèse d’études théâtrales, dir. Joseph Danan, université Paris 3, 2012. Selon Anyssa Kapelusz, « [l]a généralisation de la notion [de dispositif] semble […] entrer en résonance avec l’absence d’ancrage de créations qui réfutent, ou pour le moins, qui ne revendiquent pas d’enracinement précis, mais misent au contraire sur l’hybridation » (p. 63).
15 Voir Dodet Cyrielle, Entre théâtre et poésie : devenir intermédial du poème et dispositif théâtral au tournant des 20e et 21e siècles, thèse de littérature comparée, dir. Arnaud Rykner et Jean-Marc Larrue, université Paris 3/université de Montréal, 2015 ; Rascle Floriane, Écritures dramatiques et romanesques des xxe et xxie siècles à l’épreuve des arts non verbaux. Modèles et dispositifs, thèse de littérature française, dir. Arnaud Rykner, université Paris 3, en cours ; Bédard-Goulet Sara, Lecture et réparation psychique : le potentiel thérapeutique du dispositif littéraire, thèse de littérature française, dir. Arnaud Rykner, université Toulouse 2/université de Montréal, 2012. La liste n’est pas exhaustive.
16 Pour une pensée du dispositif technologique en art et de ses implications du point de vue d’une théorie de l’art, voir Cristofol Jean, « Écritures, dispositif, expérience », Plotsème, 2013, [http://temporalites.free.fr].
17 Voir Hanna Christophe, Nos dispositifs poétiques, Paris, Questions théoriques, 2010.
18 Raffnsoe Sverre, « Qu’est-ce qu’un dispositif ? L’analytique sociale de Michel Foucault », Copenhagen Business School, Symposium. Revue canadienne de philosophie continentale, 2008, [http://ir.lib.uwo.ca/symposium/], consulté le 1er novembre 2013.
19 Foucault Michel, Dits et écrits, 1954-1988, vol. 3, Paris, Gallimard, 1994, p. 299.
20 Agamben Giorgio, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, trad. Martin Rueff, Paris, Payot et Rivages, 2007 (2006), p. 31.
21 Mèredieu Florence de, Arts et nouvelles technologies. Art vidéo, art numérique, Paris, Larousse, mars 2003, p. 26.
22 Ibid., p. 96.
23 Pour consulter des vidéos de ce spectacle donnant une idée du dispositif, on pourra se reporter au lien suivant [http://www.inavouable.net/blog/productions-passees/hamlet-machine/hamlet-machine-virus/].
24 Lors d’un entretien, Heiner Müller dit à propos de Hamlet-machine : « C’est exact, Hamlet-machine est un texte pour chœur, c’est une expérience collective, pas une expérience individuelle » (Müller Heiner, « Allemand, dites-vous ? », entretien avec Sylvère Lotringer, in Fautes d’impression, Textes et entretiens, Paris, L’Arche, 1991 [1988], p. 88-92, p. 92).
25 Chabot Clyde, « Scènes classiques, Hamlet-machine (virus) : les technologies mises en jeu », in Lucile Garbagnati et Pierre Morelli (dir.), Thé@tre et nouvelles technologies, op. cit., p. 101-122, p. 101.
26 Dans la forme de 2002, les spectateurs pouvaient créer la musique du spectacle à l’aide d’objets posés sur une table sonorisée, qui manipulés émettaient des sons enregistrés par la table et retransmis en direct. La table a été remplacée par un lecteur CD dans la version 2004.
27 Chabot Clyde, « Scènes classiques, Hamlet-machine (virus) : les technologies mises en jeu », art. cité, p. 101.
28 Ibid., p. 108.
29 Ibid., p. 102.
30 Ibid., p. 115.
31 Foucault Michel, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France 1977-1978, Paris, Gallimard/Seuil, 2004, p. 7.
32 Ibid., p. 21.
33 On peut d’ailleurs s’interroger sur la légalité de ce procédé.
34 Dupont Florence, Aristote ou le vampire du théâtre occidental, op. cit., p. 9.
35 Le développement de la création, ou selon les termes de cet homme de théâtre de « l’inspiration », s’effectue grâce à l’exercice de l’improvisation alliée à la concentration et l’attention. Voir Stanislavski Constantin, La Formation de l’acteur, trad. Elisabeth Janvier, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1963 (1936).
36 Un aspect du théâtre pauvre de Grotowski, qui est un théâtre épuré, réside dans l’exercice de l’improvisation, celle-ci consistant, pour l’artiste, à se donner complètement dans ce que l’on est en train de faire en se délestant de tout artifice. Voir Grotowski Jerzy, Vers un théâtre pauvre, trad. Claude B. Levenson, Lausanne, L’Âge d’homme, 1971 et Raymond Jean-François de, L’Improvisation, Paris, Vrin, 1980, p. 148 et suivantes.
37 Vassiliev distingue trois étapes de travail dans l’approche d’un texte par l’acteur : l’improvisation, l’étude et le texte ou ce qu’il appelle le Verbe. Voir Vassiliev Anatoli, Sept ou huit leçons de théâtre, trad. Martine Néron, Paris, L’Académie expérimentale des théâtres/POL, 1990.
38 Pour un témoignage de cette expérience, voir Leidgens Frédéric, entretien avec Marielle Vannier, Paris, Théâtre de la Colline, 2011, ressources du TNB, [http://www.t-n-b.fr/fr/saison/fiche.php?id=660], consulté le 7 janvier 2014.
39 L’improvisation comme modalité de la création a fait l’objet d’études spécifiques pour de nombreux domaines artistiques. Voir notamment Kintzler Catherine, « L’improvisation et les paradoxes du vide », in Anne Boissière et Catherine Kintzler (dir.), Approche philosophique du geste dansé, Lille, Presses universitaires du Septentrion/université de Lille 3, 2006, p. 15-40 ; Mouëllic Gilles, Improviser le cinéma, Paris, Yellow Now/Côté cinéma, 2011 ; Levaillant Denis, L’Improvisation musicale : essai sur la puissance du jeu, Paris, Lattès, 1981 ; Bailey Derek, L’Improvisation, sa nature et sa pratique dans la musique, trad. Isabelle Leymarie, Paris, Outre-Mesure, coll. « Contrepoints », 1999 (1980) ; Béthune Christian, Le Jazz et l’Occident. Culture afro-américaine et philosophie, Paris, Klincksieck, coll. « Esthétique », 2008.
40 Raymond Jean-François de, L’Improvisation, op. cit., p. 15.
41 ibid., p. 23.
42 Un projet est polyphonique s’il fait intervenir différents types d’écriture dans sa production comme « l’écriture conceptuelle, scientifique et artistique, l’écriture informatique des algorithmes de programmation, l’écriture des scripts d’actions consignés dans des interfaces utilisateurs » ; il est multicentrique dans la mesure où ce même projet concentre des enjeux appartenant à différents champs d’activités humaines comme par exemple l’art, les sciences et les technologies. Voir Fourmentraux Jean-Pierre, « Faire œuvre commune. Dynamiques d’attribution et de valorisation en art numérique », Sociologie du Travail, n° 49, vol. 2, 2007, p. 162-179.
43 Ibid., p. 165, note 5.
44 Lévi-Strauss Claude, Race et histoire, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1987 (1952).
45 Gadamer Hans-Georg, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, coll. « L’Ordre philosophique », 1996 (1960), p. 119.
46 Viart Christophe, « L’art contemporain entre ludique et divertissement », in Christine Février, Pierre-Henry Frangne et Arnaud Guilloux (dir.), Revue Atala. Cultures et sciences humaines, n° 16 : « Sensibiliser à l’art contemporain ? », Rennes, lycée Chateaubriand, 2013, p. 83-99, p. 86.
47 Ibid., p. 99.
48 Mouëllic Gilles, Improviser le cinéma, op. cit., p. 19 et 20.
49 Pour la distinction entre « improvisation de prolifération » et « improvisation constituante », voir Kintzler Catherine, « L’improvisation et les paradoxes du vide », art. cité, p. 24 et 26.
50 Pour des précisions sur « l’improvisation continuée », voir Mouëllic Gilles, « Performance et improvisation dans L’Œuvre de l’art », in Joseph Delaplace, Pierre-Henry Frangne et Gilles Mouëllic (dir.), La Pensée esthétique de Gérard Genette, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Æsthetica », 2011, p. 221-229, p. 223.
51 Barthes Roland, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 15.
52 Ibid., p. 25.
53 Voir entre autres Bardiot Clarisse, « Ici et ailleurs, maintenant : scénographies de la présence dans les théâtres virtuels », in Jean-Marc Larrue (dir.), Théâtre et intermédialité, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2015, p. 207-222 ; « Habiter les images », in Josette Feral (dir.), L’acteur face aux écrans. Corps en scène, Montpellier, L’Entretemps, coll. « Les voix de l’acteur », 2018, p. 341-348 ; « Les partitions numériques des digital performances », in Julie Sermon et Yvane Chapuis (dir.), PARTITION(S) – Objet et concept des pratiques scéniques (20e-21e siècles), Dijon, Les Presses du réel, 2016, p. 429-441 ; « Arts de la scène et technologies numériques : les digital performances », Leonardo/Olats, coll. « Les basiques », 2013.
54 Schmitter Aude, Les nouvelles écritures et l’acteur qu’elles génèrent, mémoire de master 2 d’histoire et théorie du phénomène théâtral, dir. Yannick Butel, Aix-Marseille université, 2013. Un récent séminaire intitulé « Le théâtre augmenté, pour quels effets sur l’interprète ? » est en partie consacré également à cette notion. Il a été organisé par le PRÉAC Théâtre et arts de la scène du 13 au 15 février 2019 à l’Hexagone, Scène nationale arts sciences de Meylan.
55 Le transhumanisme est un mouvement de pensée né dans les années 1980 aux États-Unis. Il soutient l’idée selon laquelle les sciences et les techniques appliquées à l’homme permettront à terme d’une part de le réparer (c’est-à-dire de lui ôter tout handicap ou toute maladie possible) et d’autre part de l’augmenter en améliorant ses caractéristiques physiques et mentales (c’est-à-dire en le rendant plus performant et moins vulnérable). Les personnes qui se réclament de ce mouvement estiment que les sciences et les techniques sont dotées d’un tel pouvoir qu’elles pourront donner l’opportunité aux êtres humains de dépasser leur humanité et ce qu’ils considèrent comme des défauts d’être : la maladie, la souffrance, voire la mort.
56 Raymond Jean-François de, L’Improvisation, loc. cit.
57 Besnier Jean-Michel, L’Homme simplifié. Le Syndrome de la touche étoile, Paris, Fayard, 2013.
58 Besnier Jean-Michel, Le Post-humanisme. Qui serons-nous demain ?, CD-48 min, Paris, De Vive Voix, 2011.
59 Pour une présentation des enjeux du Théâtre de l’opprimé, voir Boal Augusto, Le Théâtre de l’opprimé, trad. Dominique Lémann, Paris, La Découverte, coll. « Poche », 2007 (1971).
60 Dort Bernard, « Libérer le spectateur », Le Jeu du théâtre. Le Spectateur en dialogue, Paris, POL, 1995, p. 93.
61 Mervant-Roux Marie-Madeleine, « Le cadavre exquis de Hamlet-machine. Essai d’identification de la place du spectateur », site internet de la compagnie Inavouable dirigée par Clyde Chabot, 2004, [http://www.inavouable.net], consulté le 15 octobre 2013.
62 Desanti Jean-Toussaint, La Peau des mots. Réflexions sur la question éthique, conversations avec Dominique-Antoine Grisoni, Paris, Seuil, 2004, p. 24.
63 Roger Pouivet présente cette ontologie de la façon suivante : « Immanente puisqu’il s’agit de choses de notre monde et non de réalités qui le transcendent. A posteriori : nous parlerons de choses rencontrées dans l’expérience ordinaire, bien avant que ne débute la réflexion sur leur statut métaphysique. Modeste, relativement et autant qu’un discours sur ce en quoi consistent les choses puisse jamais l’être : le résultat recherché est une meilleure compréhension du statut ontologique de ces choses » (Pouivet Roger, L’Œuvre d’art à l’âge de sa mondialisation. Un essai d’ontologie de l’art de masse, Bruxelles, La lettre volée, 2003, p. 20).
64 Frangne Pierre-Henry, « Gérard Genette : la philosophie de l’art comme “pratique désespérée” », in Joseph Delaplace, Pierre-Henry Frangne et Gilles Mouëllic (dir.), La Pensée esthétique de Gérard Genette, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Æsthetica », 2011, p. 11-25, p. 22.
65 Massin Marianne, « Les vertus de l’impureté », art. cité.
66 Rancière Jacques, Le Spectateur émancipé, op. cit., p. 8.
67 Ibid., p. 23.
68 Desanti Jean-Toussaint, « Voir ensemble », in Marie José Mondzain (dir.), Voir ensemble autour de Jean-Toussaint Desanti, douze voix rassemblées par Marie José Mondzain, Paris, Gallimard, coll. « L’Exception », 2003, p. 28.
69 Ibid., p. 24.
70 Ibid., p. 32, souligné par l’auteur.
71 Rancière Jacques, Le Spectateur émancipé, op. cit., p. 66.
72 Plassard Didier, « Ce qui tarde à émerger : Le théâtre au risque du virtuel », Prospero European Review, Rennes, n° 1, Théâtre national de Bretagne, 2010, [http://www.t-n-b.fr/en/prospero/european-review/fiche.php?id=13&lang=1&edition=8], consulté le 17 décembre 2013.
73 Prado Plinio-Walter, « Inscrire à l’épreuve du technologique. Le corps entre l’art et l’artefact », in Lucile Garbagnati et Pierre Morelli (dir.), Thé@tre et nouvelles technologies, op. cit., p. 33-43.
74 Plassard Didier, « Ce qui tarde à émerger : le théâtre au risque du virtuel », art. cité.
75 Bident Christophe, « L’acteur sur le devant de la scène. La scène française contemporaine », Textes et documents pour la classe, CNDP/CRDP, n° 1053, avril 2013, p. 34-35, p. 34.
76 Deleuze Gilles, « Qu’est-ce qu’un dispositif ? », Deux régimes de fous, Paris, Éd. de Minuit, 2003, p. 316-325, p. 320.
77 Ibid., p. 324.
78 Rykner Arnaud, « Dispositif », art. cité.
79 Lehmann est le premier à avoir proposé le concept de « théâtre postdramatique » pour qualifier les pratiques théâtrales contemporaines (Lehmann Hans-Thies, Le Théâtre postdramatique, op. cit.).
80 Cette critique figure entre autres dans les textes suivants : Sarrazac Jean-Pierre, « Penser le drame contemporain », in Catherine Naugrette (dir.), Qu’est-ce que le contemporain ?, vol. 1, coordination Anne-Laetitia et Johan Girard, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 59-71 ; Sarrazac Jean-Pierre, « La reprise (réponse au postdramatique) », in Jean-Pierre Sarrazac et Catherine Naugrette (dir.), Études théâtrales, n° 38-39 : « La réinvention du drame (sous l’influence de la scène) », 2007, p. 7-18.
81 Bident Christophe, « Et le théâtre devint postdramatique. Histoire d’une illusion », art. cité.
82 Sarrazac Jean-Pierre, « Penser le drame contemporain », art. cité.
83 Christophe Bident propose en échange de réévaluer la notion de postmoderne de Jean-François Lyotard pour désigner « les tendances esthétiques dominantes de la mise en scène contemporaine ». Il évoque trois types de raison de reprendre la réflexion sur ce terrain : des raisons historiques, rhétoriques et esthétiques (Bident Christophe, « Et le théâtre devint postdramatique – Histoire d’une illusion », art. cité).
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