Épilogue. L’art et la fin de l’esthétique
p. 249-254
Texte intégral
1Notre questionnement sur les trajectoires et l’importance expérientielles, historiques et théoriques de l’art nous a attiré hors du champ de l’esthétique proprement dite vers des régions d’enquête philosophique que nous n’avons qu’effleurées. Pourtant, les relations qu’entretient l’esthétique avec d’autres domaines de la philosophie ne sont pas fortuites, et cela ouvre des perspectives neuves. Ainsi, des liens solides relient l’esthétique à l’enquête épistémologique et métaphysique, par exemple, puisque considérer l’expérience comme fondatrice conduit à des structures et des concepts communs ou associés. Et bien qu’elles aient été soigneusement écartées tout au long du xviiie siècle, il existe aussi des implications éthiques et sociales, car l’expérience normative est omniprésente et ne connaît pas de frontières disciplinaires. En dépit de la tendance de l’esthétique moderne à protéger l’art du nivellement de l’ignorance et de l’insensibilité, malgré sa tentation d’élever des barrières contre l’incursion d’usages politiques, de conventions sociales, d’orthodoxies morales, ces relations étroites avec d’autres domaines ne doivent pas surprendre.
2Les arts ne gagnent pas à rester dans leur tour d’ivoire. D’ailleurs, ils ne sont jamais restés vraiment à l’écart du commerce de la culture, en dépit d’efforts faits pour les en protéger. Reconnaître le contexte social de la création, de l’appréciation et de l’usage des arts, c’est renforcer leur importance et leur force, et non les affaiblir. Et prendre conscience de l’amplitude plus large du champ de l’esthétique est d’autant plus important que nous comprenons ainsi mieux comment il fonctionne. Il faut bien prendre conscience que la théorie esthétique n’est pas seulement un dérivé intellectuel, ou un sous-genre de disciplines philosophiques considérées à tort comme plus fondamentales. Cela implique aussi de répudier la tendance à considérer les arts comme une catégorie secondaire dans le domaine des études pratiques. Si l’éducation ne s’est pas montrée bienveillante envers les arts, il en va de même avec la philosophie envers l’esthétique.
3 Il serait en fait peut-être plus éclairant de renverser l’ordre conventionnel des influences et de prendre en compte les effets de l’esthétique sur la pensée sociale et philosophique en général, car les phénomènes esthétiques conduisent à la source même de la perception et de la signification dans l’expérience directe, et sont ainsi, en un sens, fondateurs. S’il n’existe pas d’expérience véritablement première, si rien n’est « donné », pour ainsi dire, les arts nous rapprochent davantage que n’importe quelle autre forme sociale de l’immédiateté du monde humain tel que nous en faisons l’expérience. Il pourrait peut-être bien s’ensuivre que « la philosophie de l’art est le cœur de la philosophie1 ».
4Comme les axiomes fondamentaux des systèmes métaphysiques, les concepts élémentaires de l’esthétique ne se prêtent pas à une démonstration logique. Au départ d’une enquête primaire, nous ne pouvons qu’établir des méthodes de preuve, mais sans possibilité de les employer. Ce que nous avons découvert ici, nous l’avons donc reconnu plus que démontré logiquement. Cette capacité de reconnaissance esthétique peut rappeler la doctrine de l’anamnèse chez Platon, selon laquelle l’apprentissage est un processus de remémoration de ce dont nous avions par le passé la connaissance, mais qui s’est trouvé obscurci par les expériences subséquentes et recouvert par des couches de culture. Ces réflexions sur l’esthétique dans la théorie, l’art et l’expérience, n’ont donc pas pour vocation de décréter comment l’on doit aborder le domaine des arts, ni de déclarer de façon péremptoire que toute appréciation des arts doit être participative. Mon but était plutôt ici de faire tomber les barrières conceptuelles érigées par la tradition réductrice qui prévaut en Occident depuis plus de deux siècles, et de dévoiler cette condition de l’engagement, toujours présente en réalité lors de nos rencontres esthétiques les plus fortes et enrichissantes.
5Toutes sortes de forces ont toutefois obstrué ce genre d’expérience, car sa vitalité brute sape la légitimité des institutions qui cherchent à substituer leurs « vérités » à l’immédiateté de notre propre expérience. Cependant, la faiblesse fatidique de ces autorités tient au lieu même de leur pouvoir, au fait qu’elles se tiennent loin de l’expérience directe, médiatisées et isolées qu’elles sont par des institutions et des interdits sociaux. Leur prétention à la légitimité est dès lors structurelle, alors que les arts, au contraire, recèlent en eux-mêmes leur prétention à l’authenticité. Car l’art est en quelque sens toujours dionysien, il a ce pouvoir enivrant, une force qui tourne le dos aux conventions confortables, qui contourne les contraintes de la réflexion et affirme sa sincérité intrinsèque. Dans notre époque imprégnée d’irrationnel, où les drogues le disputent aux divinités, le terrorisme des armes au terrorisme de la pensée, l’artiste est l’anarchiste ultime, bienveillant et désintéressé, qui propose de nous épargner toutes ces fausses solutions en nous faisant retrouver notre place essentielle et libre dans le monde humain.
6Nous en venons, dès lors, non tant à la fin de l’art comme nous l’avons connu, qu’à la fin de l’esthétique telle que nous l’avons apprise2. Qu’est-ce qui pourrait remplacer la tradition esthétique des deux derniers siècles ? Peut-être une révision de la théorie du passé et de la théorie du futur. Il nous faudrait d’abord interroger les formes et la contribution de la dimension esthétique dans l’expérience des cultures non occidentales et sans écriture ; il faut explorer à nouveau les périodes antérieures de notre propre tradition, débusquer les intuitions dans les notions de catharsis et de mimèsis qui suggèrent une participation dans les arts et leur connexion à d’autres domaines. Il nous faut aussi une nouvelle théorie pour nous guider vers une esthétique qui élargisse sa vision traditionnelle et la gamme de ses objectifs. De nouveaux concepts sont nécessaires pour expliquer l’art et l’esthétique sans préjuger de ce qu’ils doivent être, ni les enrégimenter à d’autres fins. Il nous faut apprendre à appréhender le domaine des arts sans idée préconçue sur ce qu’ils doivent montrer, faire, ou signifier ; et nous devons développer notre compréhension des activités esthétiques à partir de la connaissance des arts eux-mêmes et des expériences qu’ils suscitent, et non pas sur la base de normes externes imposées par des politiques officielles ou des présupposés épistémologiques et métaphysiques.
7La réécriture de la théorie esthétique n’est pas la tâche d’un chercheur solitaire. Elle requiert les intuitions, l’expérience et l’imagination de tous ceux qui cherchent à mieux comprendre le champ esthétique. Une telle collaboration relie l’esthétique aux autres domaines d’étude culturelle par lesquels nous cherchons à éclairer le monde des hommes, ce petit point dans l’espace-temps cosmique que nous habitons. L’histoire de l’art, la psychologie de l’art, l’histoire de la musique, la sociologie de l’art, l’histoire de la danse, la critique et la théorie des divers beaux-arts et arts populaires, l’anthropologie culturelle, l’histoire culturelle et intellectuelle, de même que la philosophie, voilà certaines des disciplines qui peuvent contribuer à l’investigation esthétique. Aborder le domaine de l’esthétique de cette manière lui assure une ouverture maximale à toute l’information pertinente venant des sciences, qu’elles soient physiques ou humaines, à toutes les révisions ou reformulations théoriques et surtout à toutes les données de toutes nos expériences des arts – des expériences qui ne se répètent jamais et qui ne sont jamais entièrement prédictibles3.
8 C’est à quoi je me suis efforcé dans cet ouvrage, en essayant de construire et de documenter une démarche de recherche esthétique libérée des idées restrictives du passé récent. Son principe sous-jacent est que l’activité esthétique est un processus unifié qui réunit les aspects distincts de l’art et de l’appréciation esthétique en un tout expérientiel indissociable. C’est ce qui nous a conduits à identifier l’engagement esthétique à la fois comme la caractéristique commune de toute expérience esthétique et comme le facteur dont l’importance théorique est la plus fondamentale. Les quatre dimensions de la situation ou du champ esthétique qui sont apparues – la création, l’objet, l’appréciation et la performance – ne se produisent ni en tant que choses ni en tant que personnes, mais plutôt comme des aspects fonctionnellement interdépendants d’une occasion qui les réunit4. C’est dans l’immédiateté et l’éloquence d’une telle expérience que résident l’identité et la force de l’art.
9La notion d’engagement esthétique, basée sur la théorie, l’histoire et sa prédominance dans les arts modernes, nous a fourni la base de cette exploration d’un certain nombre d’arts spécifiques. Chacun de ces arts illustre au moins l’une des dimensions fondamentales du champ esthétique, et nous avons vu comment, à chaque fois, l’idée d’engagement esthétique enrichissait la compréhension et intensifiait notre conscience de cette dimension particulière. La peinture de paysage présente quelques manières dont l’objet d’art requiert notre participation active au plan perceptuel afin de trouver sa réalisation. L’architecture et le design environnemental attestent du rôle des structures et des lieux en tant que champs de force qui engagent les habitants dans une relation réciproque d’actions et de réactions. La littérature illustre la façon dont le lecteur appréciateur s’associe aux mots écrits pour parachever l’expérience littéraire. La musique révèle le processus générateur inhérent à la création artistique, processus auquel participent à la fois exécutant et public en plus du compositeur. La danse, par son accent si entier sur la performance, implique le chorégraphe, le danseur et le spectateur à un niveau égal dans le processus de génération d’un présent humain. Tandis que chacun de ces arts a été choisi ici pour représenter un trait particulier de l’expérience esthétique, toutes ces dimensions sont présentes en chacun d’eux. Dans le même temps, la façon dont celles-ci se présentent varie selon les caractéristiques de la forme artistique concernée et les traits distinctifs de son occasion esthétique. Enfin, le cinéma réalise de la façon la plus manifeste une capacité métaphysique inhérente à tous les arts. En employant un médium qui façonne totalement les conditions de l’expérience, le cinéma nous entraîne dans un univers total, un ordre de réalité qui n’existe que par notre engagement perceptuel actif. Prises ensemble, les diverses réflexions qui jalonnent le présent ouvrage visent à étayer, à la fois théoriquement et empiriquement, la notion d’engagement esthétique.
10L’art, donc, est une réponse possible au scepticisme intellectuel qui a plongé notre époque dans la confusion. Par le caractère immédiat et direct de l’expérience esthétique, l’art précède le jugement réflexif, et prévient ainsi les difficultés et les incertitudes de la philosophie et de la science. Il ne s’agit pas d’une stratégie d’évitement ou d’une tactique dilatoire. Si nous reconnaissons que l’idole de la certitude est un faux dieu, notre quête de la compréhension des choses reste un besoin humain légitime, que l’art ne remplace pas, ni ne subvertit. Ce que nous trouvons dans les arts, et dans l’expérience esthétique plus généralement, c’est quelque chose de différent, mais de tout aussi nécessaire, à la fois vérité de l’expérience et pierre de touche des vérités de l’ordre de la connaissance. Reconnaître cela, c’est remettre en question la pratique encore en cours parmi les philosophes qui consiste à juger de l’art selon les critères de la connaissance scientifique, et dès lors de le trouver déficient. Intellectualiser l’art risque de faire prendre des lanternes pour des vessies5.
11Nous pourrions en fait subsumer à l’inverse de l’ordre habituel. Lorsque l’esthétique devient le critère d’authenticité, la science trouve sa juste place en tant que force de pouvoir dans sa propre sphère, une sphère qui cependant n’est qu’un secteur parmi d’autres de l’univers plus vaste de l’expérience. La reconnaissance que le « sujet » connaissant est indissociable de l’« objet » connu a déclenché une révolution épistémologique majeure, la science elle-même, réputée la plus objective des disciplines, ayant dû admettre que le chercheur, non seulement ne peut être exclu du processus de connaissance, mais devient un facteur incontournable pour définir la nature même de ce qu’elle produit6. Et de fait, l’esthétique, présentant le modèle sans doute le plus abouti d’une expérience de l’engagement, pourrait bien à ce titre servir de modèle à la science.
12L’esthétique peut alors devenir un modèle d’entreprise cognitive et l’occasion de rendre à la cognition sa dimension unique et incommensurable d’expérience normative et consommatoire. L’étude de l’esthétique réaffirme la participation humaine au monde de la nature et de la culture ; elle révèle l’influence de l’engagement esthétique à la fois sur l’expérience perceptuelle directe et sur l’interaction créative des arts au sein de la culture. Comme il y a là des univers entiers ouverts à notre compréhension, nous n’avons pas de cadre rigide, ni de critère universel, ni de réponse définitive à offrir. C’est avec une véritable humilité, dès lors, que l’esthétique devrait trouver sa fin là où la philosophie a commencé : dans l’étonnement.
Notes de bas de page
1 Arthur C. Danto, « La littérature comme philosophie », in L’assujettissement philosophique de l’art, op. cit., p. 212.
2 L’allusion ici est bien sûr à l’argument de Danto en faveur de « la fin de l’art ». Cf. Danto, « La fin de l’art », in op. cit., p. 111-151.
3 Il existe des mouvements et des orientations en esthétique qui n’ont pas été mentionnés ici, délibérément, mais qui étendent la portée du rôle et des significations de l’art. Dans la mesure où la théorie marxiste soumet les arts à des fins politiques et ne peut les considérer autrement que comme intéressés et partisans, elle manque de reconnaître la primauté ontologique (bien que non une priorité) de l’expérience esthétique comme fondatrice en termes de culture et de société. La théorie freudienne, le mythe intellectuel du xxe siècle, porte similairement les processus créatif et appréciatif de l’art au-delà des étroits confins des conventions, mais les perd dans les domaines tout différents du développement et de la thérapie psychologiques. Cependant, ni le marxisme, ni le freudisme ne reconnaissent la primauté de l’art et de l’esthétique. Et s’il ne s’agit pas de rejeter en une phrase un immense corpus de recherches et de critiques qui a sa valeur propre, cela restait une bonne raison de ne pas les inclure ici.
4 Dans l’un de mes précédents ouvrages, The Aesthetic Field, op. cit., se trouve développée une théorie esthétique basée sur ce modèle. Elle poursuit la réflexion dans le domaine de l’esthétique sur les types d’interconnexions fondamentales dans les travaux des traditions phénoménologique et herméneutique. Cf., par exemple, les réflexions de Gadamer sur la notion de contemporanéité : « Ni l’être-à-part de l’artiste créateur – sa biographie par exemple – ni celui de l’exécutant qui représente une œuvre, ni non plus celui du spectateur qui accueille le jeu, n’ont de justification propre en regard de l’être de l’œuvre d’art » (Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 214).
5 Cf. la réflexion de Dufrenne sur « [l]e monde objectif et le monde de l’objet esthétique », in Phénoménologie de l’expérience esthétique, op. cit., part. I, chap. v, II.d, p. 249-257.
6 Comme Stanley Cavell le remarque, « un événement auquel nous participons n’est pas connaissable hors de notre connaissance de notre participation à cet événement » (La Projection du monde. Réflexions sur l’ontologie du cinéma, trad. Christian Fournier, Paris, Belin, 1999, p. 174). Dewey et Bentley ont mis l’accent, il y a plus d’un demi-siècle, sur l’interpénétration du sujet sachant et de l’objet du savoir. Cf. John Dewey et Arthur F. Bentley, Knowing and the Known, Boston, Beacon Press, 1949. Bien des recherches philosophiques les plus originales et les plus importantes des cinquante dernières années se sont développées dans cette direction dans des domaines tels que la sociologie de la connaissance, les études marxistes, l’existentialisme, la phénoménologie, l’herméneutique, le déconstructionnisme et les études féministes.
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