Préface originale (1991)
p. 13-16
Texte intégral
1Cet ouvrage fut commencé bien avant sa conception, et ses intentions, comme son orientation, apparaîtront peut-être plus clairement si j’en rappelle brièvement les origines. Dans un ouvrage plus ancien, The Aesthetic Field : A Phenomenology of Aesthetic Experience (1970), je développai une théorie de l’art et de l’esthétique qui a pu sembler quelque peu excentrique à l’époque où l’ouvrage parut. Il s’agissait d’une théorie censée rendre compte de tous les facteurs à l’œuvre dans l’expérience de l’art, sans préjuger de leur importance ou de leur division en catégories spécifiques, et sans en considérer aucun comme exclusif, ou même central. Un tableau si vaste n’était pas de mode en ces temps glorieux de la miniaturisation philosophique. Il n’est pas surprenant dès lors que son paysage n’ait été visible que par ceux, en majorité, qui se sentaient concernés par la création et la performance artistiques, qui trouvèrent que l’ouvrage dépeignait clairement et avec justesse ce qu’ils avaient pu sentir sans l’avoir formulé eux-mêmes.
2L’idée centrale de The Aesthetic Field est que toute tentative de rendre compte de l’art doit partir de la façon dont l’art opère effectivement dans l’expérience humaine, en particulier en regard de ces expériences dans lesquelles la fonction esthétique de l’art prédomine, en regard donc du caractère esthétique de cette expérience. L’esthétique est en effet le terme plus général qui nous intéresse, non seulement parce qu’il inclut les objets naturels qui peuvent à l’occasion partager avec les objets d’art un espace particulier de la perception humaine, mais aussi parce que les racines étymologiques du terme d’« esthétique » sont liées à cette perception. En tant que « sensation », ou « perception par les sens », l’esthétique est inévitablement liée si complètement au facteur humain qu’aucune prise en compte de l’art qui soit animée par quelque espoir d’atteindre la vérité ne peut se faire sans la reconnaissance de ce fait. L’esthétique est donc doublement inclusive, comprenant à la fois le sujet humain percevant et les objets naturels, et l’expérience esthétique est le concept le plus à même de les prendre tous deux en compte.
3 L’explication donnée dans The Aesthetic Field était élaborée autour de quatre fonctions, qui tour à tour permettaient de mettre l’accent sur l’objet d’art, le sujet percevant, l’artiste et l’exécutant. Ces éléments ne se trouvaient pas séparés en tant que constituants se combinant à d’autres dans l’expérience esthétique, mais se trouvaient définis en tant que dimensions ou perspectives reconnaissables de ce qui fonctionne comme un champ homogène de forces expérientielles.
4La longue série d’essais qui suivit la publication de cet ouvrage en développait bien des thèmes, explorant le terrain de l’expérience esthétique en suivant des directions inspirées de la nature intrinsèquement perceptuelle d’une telle expérience. Ce qui veut dire que ces essais traitaient de choses plus empiriques que conceptuelles, et non tant de questions esthétiques d’ordre général que de questions particulières, telle la façon dont les arts spécifiques de la peinture, de la sculpture et de la littérature, mais aussi les développements particuliers de l’art contemporain opèrent dans notre expérience perceptuelle. Au fil de ces études, certaines idées semblaient se faire jour, tirées des conditions mêmes de l’expérience esthétique, comme offrant de ce mode d’expérience l’explication la plus opérante.
5Parmi elles, la plus centrale était la notion d’engagement participatif du sujet appréciateur à l’égard de l’objet d’art ou des circonstances de l’art. L’engagement n’était plus seulement identifiable comme un facteur explicite dans l’œuvre de multiples écoles et artistes novateurs : il devenait la clef de voûte permettant de rendre intelligibles les domaines variés que recouvre l’expérience esthétique. Plus significative encore fut la découverte que la participation esthétique n’est pas un principe explicatif du seul art contemporain : elle s’applique également aux arts traditionnels, nous permettant d’en renouveler l’expérience. La chose était tout aussi troublante que libératrice, car la tradition de la théorie esthétique depuis le xviiie siècle, quand cette discipline fut identifiée et définie, veut que l’art consiste en des objets possédant une sorte de valeur distinctive, la valeur esthétique. En outre, pour apprécier à leur juste valeur de tels objets, l’on devrait adopter une attitude à l’opposé de nos relations pratiques aux choses, qui sont, elles, présumées gouvernées par des considérations d’ordre exclusivement pratique et logique. Au lieu de cela, on nous a éduqués à adopter une position envers les objets d’art qui exclut tout intérêt pratique et nous permet de contempler l’œuvre d’art pour elle-même, avec un désengagement excluant toute autre considéra’ion.
6À vrai dire, cette tradition n’est pas seulement axiomatique de la théorie esthétique : elle est sous-tendue par des principes encore plus généraux qui prévalaient en philosophie bien avant les Lumières et l’avènement de l’esthétique moderne. En développant une théorie qui rende compte de l’expérience non préméditée de l’art, nous sommes donc confrontés à la structure philosophique plus vaste dont la tradition esthétique n’est qu’une partie. En particulier, nous devons affronter un éventail d’obstacles dualistes tendancieux, notamment l’opposition entre sujet et objet, qui s’y trouvent largement admis comme vérités fondamentales. En dépit de Hegel et, à sa suite, des efforts de Bergson, Dewey et Merleau-Ponty, pour n’en citer que quelques-uns, ces dualismes sont encore des commandements philosophiques premiers pour la plupart des philosophes. Avec d’autres convictions fondamentales, telles que la primauté cognitive de la science, l’universalité et l’exclusivité de la vérité, l’objectivité de la connaissance et l’ordre hiérarchique des êtres, ils constituent les fondations de la culture intellectuelle occidentale moderne.
7L’engagement esthétique défie cette tradition tout entière. Il revendique la continuité plutôt que la séparation, la pertinence contextuelle plutôt que l’objectivité, le pluralisme historique plutôt que la certitude, la parité plutôt que la priorité ontologique. Malheureusement, cependant, on ne peut pas tout dire en un seul ouvrage, et tandis qu’il me faut mettre de côté l’examen complet de bon nombre de ces questions plus larges, celles-ci ne sont pas sans influer sur l’élaboration des questions esthétiques. Il suffira donc d’affronter ici le principe central de l’esthétique moderne, sans pour autant se charger de mettre en cause la majeure partie de la philosophie moderne. Ce que cet ouvrage propose de faire, c’est de développer la notion d’engagement, en tant qu’elle serait un principe explicatif dans la théorie esthétique. Et puisque les arts sont toujours spécifiques et l’expérience que nous en faisons plus singulière encore, mon argument ne suit pas une démarche prioritairement dialectique, bien qu’il repose sur une structure générale conceptuelle. J’y tisse plutôt un réseau d’exemples qui, je l’espère, permettra de saisir la qualité participative de nos expériences de l’art et de démontrer en quoi le concept d’engagement permet de libérer ces expériences et de les élucider.
8Cet ouvrage offre donc, non pas tant un argument tiré de textes qu’un argument tiré de l’art, argument par lequel l’art, à la fois passé et présent, pourra acquérir une nouvelle signification et une vitalité renouvelée. Car les idées développées ici peuvent, je crois, rendre compte de tout ce qu’a accompli l’esthétique traditionnelle de la distance, tout en incluant les innovations en apparence perturbatrices du siècle qui vient de s’écouler. Peut-être ceux auxquels ce livre est destiné, les chercheurs, les artistes, les étudiants, tous ceux qui considèrent l’art et l’expérience esthétique comme signifiants et qui réfléchissent sérieusement à ce qu’est cette signification, trouveront-ils une touche de vérité dans cette tentative de cerner cette qualité insaisissable.
9Cette préface ne serait pas complète sans que soit remarquée l’affinité qu’entretiennent les idées développées dans les pages qui suivent avec les perspectives récemment esquissées de l’esthétique féministe. Certes, la pensée esthétique féministe ne s’est pas encore suffisamment développée pour que sa forme soit parfaitement claire, mais je prends comme une manière de confirmation des idées sur lesquelles j’ai longtemps travaillé le fait que ses intentions et ses orientations rejoignent ce qui apparaît comme une alternative émergeante à la tradition régnante.
10Une dernière clarification s’impose. En dépit de la référence à l’art dans son titre original (Art and Engagement), cet ouvrage évolue librement, à l’occasion, entre les arts et l’expérience esthétique que l’on peut avoir de la nature, en particulier dans le traitement du paysage, de l’architecture et de l’environnement. Il ne s’agit pas là de négliger leurs différences, mais délibérément d’abolir ce que je considère être une autre de ces divisions trompeuses qui ne cessent de nuire à la théorie esthétique. Car le monde naturel n’est pas séparé de la présence et de l’action humaines. Nous sommes de plus en plus conscients des effets inévitables et généralisés de l’activité humaine, à la fois locale et mondiale, sur notre environnement naturel. Dans la nature comme dans les arts, la formation de l’expérience suppose la transformation active de matériaux, et la structure conceptuelle d’une esthétique de l’engagement s’applique aussi bien à l’une qu’à l’autre.
11Aucun auteur n’écrit à partir de rien. Ma dette intellectuelle personnelle est grande et revient à tous ceux dont j’ai appris, soit par leurs critiques, soit par leur soutien. Au-delà, nombre de mes collègues et amis auront lu des parties du manuscrit dans certaines de ses nombreuses métamorphoses et m’auront suggéré bien des améliorations. Je leur suis sincèrement reconnaissant pour leur générosité en termes de temps offert et de travail fourni. Je citerai parmi eux Rudolf Arnheim, Robert Cantrick, Selma Jeanne Cohen, William Deguire, Sondra Horton Fraleigh, Paul Gray, Morris Grossman, Hilde Hein, Berel Lang, Geoffrey Payzant, Alexander Sesonske, Dabney Townsend et Gary Washington. Les suggestions faites par les collaborateurs anonymes de Temple University Press furent tout aussi importantes qu’extrêmement utiles. Mon travail avec Barbara Sandrisser sur l’esthétique environnementale aura également été très enrichissant. William Pardue m’aura souvent apporté ses bons conseils, avec l’ouverture d’esprit et la clairvoyance éditoriale qui le caractérisent. Mais des remerciements tout particuliers vont à mon épouse, Riva Berleant-Schiller. Nul ne saurait espérer éditrice plus rigoureuse ou critique plus compréhensive. Quelles que soient les faiblesses ou les maladresses qui restent, je les prends, bien entendu, à mon compte. Je voudrais aussi exprimer ma gratitude au C. W. Post Campus Research Committee pour une série prolongée d’allocations qui m’offrirent l’aide financière et le temps nécessaires à ces recherches, comme au personnel de la bibliothèque du Witherle Memorial, à Castine dans le Maine, pour leur assistance indéfectible. Enfin, je dois beaucoup à la compétence et à la délicatesse extraordinaires de Jane Cullen, une bénédiction tout au long du processus éditorial qui aura conduit à la publication de cet ouvrage.
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