Chapitre XV. Entre présence et absence
p. 293-295
Texte intégral
1Le parcours dans les eaux-fortes religieuses a permis d’explorer un sublime original, traversé et épuré par la kénose christique. À partir de ce fil directeur, on esquissera un cheminement dans l’œuvre profane de Rembrandt.
2Son œuvre témoigne d’« un acte esthétique1 ». Cet acte répond à une sollicitation du sensible. Se découvre alors la force de présence de certaines sensations, qui ne peuvent être intégrées à l’ordre pratique. Arraché à l’enchaînement des causes et des effets, le sensible paraît devenir autonome. Cette présence opaque rend inventif celui qu’elle saisit, en réveillant les images qui l’habitent. Revivifiée, l’imagination élabore une interprétation des sensations initiales. Ces dernières deviennent partageables, ce qui les dispose à être retravaillées dans un acte artistique : à prendre une nouvelle forme dans une œuvre.
3En quête du visage du Christ, Rembrandt a créé ses estampes, comme appelé par la puissance de certaines sensations. Il a répondu en donnant une forme inédite aux visages des autres hommes et au sien propre. Explorant ces gravures, on essaiera de comprendre comment la force provocante du sensible s’unit et se confond avec le sublime du Verbe.
4Il faut alors saisir les signes du sublime, moins en amont dans les conditions transcendantales de sa réception, qu’en aval, dans sa fécondité. Restant inappropriable, le sublime engendre un mouvement créatif. Celui qui l’accueille est un témoin au sens d’un passeur qui fait fructifier ce qu’il a reçu.
5Cette fécondité se fonde sur une absence. La réalité renouvelée, où se confondent l’homme et Dieu, est habitée par une présence christique ténue qui tend à la disparition. On peut penser que Rembrandt met en forme le manque constitutif de la condition humaine : la « carence » de l’identité individuelle, qui s’exprime par l’expérience émotionnelle2. Dans celle-ci, se manifeste l’incapacité pour le sujet de se situer dans un espace commun, dont il est exclu. Cette exclusion tient à l’impossible reconnaissance de l’individu par autrui3. Par la conduite émotionnelle, le sujet exprime ce qui lui échappe, tout en se le masquant à lui-même. Donnant forme à l’espace habité par l’altérité, l’œuvre d’art affronte directement le manque. Apprenant à accepter l’absence à lui-même, le sujet peut saisir cette altérité qui le fonde : « Tel est en effet le mode de présence de l’œuvre d’art, d’exprimer l’objet en tant que nous ne l’avons pas4. »
6En reprenant la typologie des arts de P. Kaufmann, on peut dire que l’estampe de Rembrandt tient de la peinture, comme surface plane, qui donne le sentiment de la profondeur. Abstraction en noir et blanc, son eau-forte explore aussi le sentiment des vibrations de la couleur, en tant que celle-ci renvoie à un monde partagé et différencié.
7Alors que la peinture illustre la catégorie de la joie, l’œuvre gravé de Rembrandt rend concrète la catégorie sous laquelle se subsume l’angoisse, comme expression transcendantale, préalable aux émotions différenciées. Une de ses figures spatiales est le précipice5. Le précipice est le symbole de la déréliction pour Augustin, ce que devient l’obscurité pour Burke : lieu de l’abandon, où le sujet est livré aux forces extérieures6. L’angoisse témoigne du dessaisissement du sujet, qui se constitue comme être autonome tout en ayant besoin de l’approbation des autres. Elle révèle le conflit premier par lequel l’individu se forme, conflit qui est « coupure dans l’intersubjectivité7 ». Par la figure de la distance entre les individus, l’angoisse traduit la béance au fondement du sujet, l’impossibilité de s’identifier à son corps sans l’aide d’autrui et l’incapacité de communiquer. Dans la tradition monothéiste telle que l’inaugure Philon d’Alexandrie, l’espace témoigne ainsi de la finitude et de la séparation avec le Créateur. Contrastant avec la plénitude divine, il est le lieu du manque, où l’homme fait l’épreuve du désir : de sa distance avec les autres êtres et de l’abîme qui le sépare de Dieu. Bien que celui-ci ait laissé son empreinte en l’homme, il demeure invisible, en raison même de la disproportion entre la créature et le Créateur8. L’homme apparaît comme un exilé9. Présente dans le christianisme protestant du xviie siècle, cette pensée de l’exil trouve une traduction visuelle dans les paysages hollandais. Derrière leur naturalisme apparent, se cache une signification religieuse10.
8 En plongeant le spectateur dans l’immanence, l’œuvre de Rembrandt révèle le vide inhérent au monde pour l’individu dont le Dieu est faible et presque absent. Son originalité est d’aider à exercer une nouvelle perception : la vision nocturne, capable de découvrir les rapports qui unissent les choses, tout en les singularisant. Cette vision fait ressentir au spectateur la présence tactile des choses et de son propre corps11. Il peut accepter les limites de son incarnation et accueillir l’altérité. Loin d’être seulement une puissance de division, l’espace gravé de Rembrandt devient le lieu de la Révélation.
9On analysera les portraits comme autant de tentatives de reconquérir un lieu, qui, au-delà des conventions sociales, s’enracine dans la présence christique. En amont, il faut prendre en compte le principe constitutif de l’œuvre de Rembrandt. Il élabore ses estampes en affrontant le manque. Bien plus qu’il n’est de coutume, il se confronte à l’altérité : aux œuvres des autres artistes.
Notes de bas de page
1 Saint Girons Baldine, L’acte esthétique, op. cit.
2 Kaufmann Pierre, op. cit., p. 328.
3 Ibid., p. 112.
4 Ibid., p. 329.
5 Augustin, Confessions, op. cit., VI, IV, 6 ; Kaufmann Pierre, op. cit., p. 207 et p. 124.
6 Burke Edmund, op. cit., IV, 14.
7 Kaufmann Pierre, op. cit., p. 207.
8 Ibid., p. 185.
9 Philon d’Alexandrie, De Cherubim, cité par Kaufmann Pierre, ibid., p. 180.
10 Bruyn Josua, op. cit., p. 81 sq.
11 Saint Girons Baldine, Les marges de la nuit, pour une autre histoire de la peinture, op. cit., p. 24.
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