Conclusion de la première partie. Espace figural et musical
p. 145-149
Texte intégral
1Il ressort de cette première partie, que le nocturne n’est pas une figure sombre qui serait l’envers du jour mais un espace temporel, que l’on qualifiera de figural, parce qu’il revêt différentes formes et fait ressortir des figures appelées distorsions. Il me semble désormais possible d’affirmer, en reprenant les mots de Bertrand Gervais et Audrey Lemieux, que le nocturne comme distorsion est une figure « qui se complexifie en se déployant1 » et qu’il « ne se donne pas comme une entité simple, mais comme un ensemble de situations et de traits2 ». Les distorsions sont des traits qui « constituent peu à peu un complexe dynamique de figures, une totalité qui se donne à percevoir en tant que véritable espace figural3 ». En d’autres termes ces figures appelées distorsions résultent du nocturne et le composent en retour. Parfois très présent, d’autres fois insaisissable, le nocturne se teinte de coloris rares, accrus encore à travers le prisme des appareils photographiques, caméras, analogiques ou numériques. L’image du fondu au noir inaugural de 2001 : L’Odyssée de l’espace, considéré comme « une puissance génératrice4 », doit permettre de visualiser le champ figural nocturne comme une figure spatio-temporelle, qui est intrinsèquement une distorsion, et en génère d’autres.
2Les séquences nocturnes attirent l’attention sur les formes, la lumière, la couleur et le son. La musique qui les colore à sa manière est un excellent catalyseur du regard et des émotions. Elle est également une distorsion nocturne. Elle vient s’apposer au fondu au noir de 2001, qui est alors une figure-forme symbolique à laquelle elle confère profondeur et sens ; elle accompagne une lumière stridente dans Lost Highway sur fond de nocturne figure-image ; elle accroît, par ses sonorités sourdes, le sentiment d’angoisse que procure la vision du diurne devenu nocturne par un filtre bleu-acier dans Passion ; par des voix et des bruits dissonants, elle illustre le sentiment de peur de l’enfant et de sa mère dans The Shining ; enfin lors du slit-scan de 2001, elle fait écho aux ondes de couleurs sur la figure-forme d’une nuit interstellaire artificielle. Selon Vladimir Jankélévitch « c’est toute la musique, même la plus lumineuse et la plus ensoleillée, qui est nocturne en sa profondeur. […] La musique est nocturne en soi parce qu’elle échappe aux servitudes du langage, aux interdits du discours rationnel5 ». Par ces mots, le philosophe fait aussi écho à Léonard de Vinci et Gaston Bachelard, lorsqu’ils écrivent que le bleu du ciel n’est qu’une surface de l’obscurité, révélée par les rayons du soleil6. Enfin, Vladimir Jankélévitch souligne que la musique comme le nocturne, font sens par le biais d’ondes, de couleurs, de nappes tonales, sans recourir à la parole, souvent trop réductrice. Pascal Pierlot insiste sur la dimension musicale du mot Stimmung, Stimme signifiant voix et stimmen, accord7. Dans le cadre des distorsions nocturnes, on aura noté que les voix sont peu présentes, sinon par la musique, en revanche, un accord n’est-il pas recherché par cette interrogation constante du regard du spectateur ?
3Les analyses de photographies et de séquences filmiques, ont en effet confirmé que le nocturne donne lieu à une vision marginale, plus perceptive que la vue diurne, et paradoxalement, plus attentive aussi. Le nocturne fait appel aux sensations et simultanément à une vision réfléchie. Les distorsions obligent à une certaine extension de l’acuité visuelle pour suivre leurs différentes formes. Elles contraignent à scruter la forme nocturne dans ses moindres particularités pour en extraire des indices narratifs. L’obscurité nocturne oblige d’une part, les artistes à mettre en lumière ce qu’ils souhaitent préciser et, d’autre part, le spectateur à une lecture plus attentive des compositions.
4Les photographies et extraits de films ont conjointement révélé une similitude entre la forme abstraite du nocturne et l’énigme que constitue la psyché humaine. Il semble que la psychologie humaine se dévoile plus aisément de nuit tout en gardant toujours une part de mystère, comme le nocturne lui-même, qui demeure sombre malgré les halos ou faisceaux de lumière qui percent son obscurité. Les récits des films de Stanley Kubrick, David Lynch, Brian de Palma et Francis Ford Coppola sont axés sur le caractère humain tandis que les photographies nocturnes semblent plutôt interroger la place de l’homme dans le contexte social (sur les séries de Gregory Crewdson et de Bill Henson), urbain (séries de Daniel Boudinet et de Rut Blees Luxemburg) et celle de la nature dans la société contemporaine (séries de Chrystel Lebas, Darren Almond, Bill Henson, Nicolas Dhervillers).
Dramatisation
5L’obscurité, balayée de couleurs lumineuses, participe d’une dramatisation nocturne, qui s’oppose à la clarté diurne, moins contrastée, plus rassurante aussi. L’état normal des êtres et des lieux est celui qu’on leur reconnaît de jour. Gérard Genette rappelle que « le jour est ainsi désigné comme le terme normal, le versant non spécifié de l’archi-jour, celui qui n’a pas à être spécifié, parce qu’il va de soi, parce qu’il est l’essentiel8 ». Toutefois, il termine son essai sur Le jour et la nuit, en remarquant qu’il serait tout autant passionnant « de rêver l’opposition, la conjonction du diurne et du nocturne9 », car selon lui, le nocturne domine sur le diurne10. Les remarques de Gérard Genette sont évidemment relatives à la sémantique, mais, on observe, que la pâleur attribuée au terme diurne par la linguistique11 est généralisable aux images diurnes, lorsqu’elles sont opposées aux images nocturnes. Une certaine théâtralité différencie les secondes des premières. Les éclairages nocturnes dramatisent l’obscurité ou au contraire la rendent plus accueillante. Ils mettent également en scènes des éléments du quotidien qui parés de couleurs rares prennent une allure plus étrange. On s’interrogera au cours de ce texte sur la nécessité pour les artistes de recourir de manière régulière au nocturne sur leurs photographies ou dans leurs films. Que recherchent tous ces photographes et réalisateurs à travers ce prisme plus sombre ? Que leur apporte-t-il ?
Figure-forme, figure-image
6Sur les images étudiées, fixes ou en mouvement, le nocturne se décline tout autant comme figure-image de la nuit que comme figure-forme sombre support d’expérimentations techniques ou opérateur dramaturgique. On observe d’ailleurs combien il est difficile de dissocier ces deux figures. Jean-François Lyotard souligne que la figure-image appartient au visible12 tandis que la figure-forme est à la rigueur visible, mais le plus souvent invisible puisqu’elle est « la scénographie d’une représentation, le cadrage d’une photographie, bref le schème13 ». Sur les images nocturnes, une figure-image est filmée, photographiée ou incorporée numériquement mais elle sert souvent de cadre à d’autres manifestations. Elle devient donc figure-forme, à la fois présente mais aussi opérateur dramaturgique et technique. Toutefois, il est aussi possible d’envisager qu’une figure-image de la nuit apparaisse dans le champ tandis qu’une figure-forme conditionne la réalisation des distorsions spatio-temporelles. Concrètement, les images de la série My Sentimental Archives de Nicolas Dhervillers sont des figures-images nocturnes pourtant elles sont construites avec des fonds nocturnes artificiels et un assombrissement numérique, soit des figures-formes du nocturne. Dans Dracula et Lost Highway, une figure-image de la nuit apparaît tandis qu’une figure-forme nocturne semble faciliter les figures cinématographiques. Seule l’atmosphère nocturne de The Shining qui prévaut en intérieur est plus lisiblement une figure forme qu’une figure image. Toutefois, puisque la figure forme peut appartenir au champ du visible, tout en étant le cadre de celui-ci, il peut être considéré qu’elle prévaut, sur les plans fixes et en mouvements.
7L’objectif de cette dissociation du nocturne en deux figures avait pour fonction de souligner sa dimension figurale. Elle permet désormais d’envisager le nocturne plus certainement comme une forme (figure-forme) que comme un motif iconographique (figure-image). Cette forme conditionne l’environnement, les êtres représentés mais aussi le spectateur tandis qu’elle est produite par les dispositifs techniques de la photographie et du cinéma. Elle s’assimile, pour ainsi dire, à un dispositif, si l’on se réfère à la définition bien connue de Giorgio Agamben. En effet, sur les plans photographiés ou filmés, le nocturne a « la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions (des personnages de fiction, de l’environnement représenté) et les discours des êtres vivants14 » (le récit). Cependant, que voit-on, spontanément, face à une photographie ou une séquence filmique nocturne et même, en conditions réelles, face au ciel ou à l’environnement proche, assombri par la progression de l’obscurité ? À cette question, je répondrai que l’on observe la dominante sombre du nocturne, son évanescence, son caractère aérien. Cette atmosphère, tour à tour percée par des halos, des faisceaux, des irradiations, créés par des éclairages urbains ou artificiels, permet, en cinéma et en photographie, des figures de styles, d’accompagner les gestes de personnages dans leurs actions… toutes choses déjà évoquées. Je peux dès à présent affirmer, que pour la photographie et le cinéma, le nocturne est une figure-forme spatiale, une atmosphère qui interroge le regard et invite à la contemplation. Il s’assimile à l’atmosphère esthétique définie par Gernot Böhme : « Les atmosphères sont toujours spatiales : “sans bordures, en flux, en cela sans lieu, c’est-à-dire non localisables15”, ce sont des puissances émotionnelles saisissantes. Elles sont les porteuses spatiales des ambiances et des humeurs [Stimmungen]16. » Il reste maintenant à déterminer comment se déploie le nocturne au cours des deux métamorphoses suivantes.
Notes de bas de page
1 Gervais Bertrand et Lemieux Audrey, Perspectives croisées sur la figure, À la rencontre du lisible et du visible, Québec, Presses de l’université du Québec, coll. « Approches de l’imaginaire », 2012, p. 11.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Moure José, op. cit., p. 35.
5 Jankélévitch Vladimir, Quelque part dans l’inachevé, op. cit., p. 208-209.
6 Vinci Léonard de, op. cit., p. 125-126. Bachelard Gaston, op. cit., p. 220.
7 Pierlot Pascal, op. cit., p. 8.
8 Genette Gerard, op. cit., p. 104.
9 Ibid., p. 121.
10 Ibid., p. 121-122, note 4.
11 Ibid.
12 Lyotard Jean-François, op. cit., p. 271.
13 Ibid.
14 Agamben Giorgio, op. cit., p. 31.
15 Klages Ludwig, De l’eros cosmogonique (1922), trad. Ludwig Lehnen, Paris, L’Harmattan, 2008, cité par BÖhme Gernot, op. cit., p. 31-32.
16 BÖhme Gernot, op. cit., p. 31-32.
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