Chapitre XI. Complément : Esthétique
p. 327-361
Texte intégral
1Changeons de sujet. Une des problématiques de l’épistémologie de l’esthétique concerne la fonction et les fonctionnements des catégories de l’art dans l’appréciation des œuvres. « Categories of art » de Kendall Walton (1970) porte exactement sur cette problématique, bien qu’à ma connaissance, personne n’en ait pris la pleine mesure. Il introduit un concept de perception catégorielle qui désigne l’acte de « percevoir une œuvre sous, ou comme appartenant à, une catégorie de l’art ». La thèse du présent chapitre est que, pour comprendre cette notion, il faut l’envisager dans le cadre d’une épistémologie antifondationnaliste, reposant sur une certaine notion de disposition, et d’une métaphysique relativiste, reposant sur une certaine notion de schème conceptuel. La lecture proposée est fondée sur l’idée que « Categories of art » est le versant esthétique d’un triptyque d’articles sur les relations entre expérience et cognition : « Dispensability of Perceptual Inferences » et « Linguistic Relativity » en sont les autres volets. Cette perspective donne à comprendre les notions bien connues de standardité, variabilité et contra-standardité, comme représentant des manières d’expérimenter les propriétés d’une œuvre, déterminées par les concepts de catégories de l’art d’un schème conceptuel. De là, je défends que certaines remarques de l’article, en particulier concernant la phénoménologie de l’expérience, et la correction des catégories, doivent être entendues en termes d’ajustement cognitif du schème à l’œuvre et de l’œuvre au schème. Cette étude approfondie permet d’évaluer soigneusement quelques limites de l’approche, difficultés qui ont été pour le moins préfigurées par Gregory Currie.
2Le commentaire sérieux de « Categories of art » est, pour nous, l’occasion de plonger profondément dans les méandres de la pensée de Walton. Dès les premières mesures, nous avons imputé à Walton un relativisme conceptuel. L’heure du final est proche. Il est temps de reprendre le thème. La théorie des catégories de l’art justifie, d’après moi, que nous présentions techniquement la métaphysique et l’épistémologie sur lesquelles s’est échafaudée la théorie du faire-semblant.
Jugement esthétique
Esthétique et non esthétique
3Traditionnellement, il y a deux problématiques majeures que soulève la sorte de jugement que sont les jugements esthétiques : quelles sont les conditions de possibilité du jugement des propriétés esthétiques ou du mérite esthétique ? Quelles conditions ces jugements doivent-ils satisfaire pour être corrects ? Ce qui se joue, en substance, est de savoir comment ménager l’opinion selon laquelle les jugements esthétiques sont fondamentalement ancrés dans la perception avec l’opinion selon laquelle les jugements esthétiques sont soutenus par des raisons de croire.
4L’esthétique analytique s’est dotée de moyens propres pour clarifier l’opposition entre les tendances épistémologiques rationaliste et empiriste sur les questions de la nature et de la correction des jugements esthétiques. Dans « Aesthetic Concepts », Frank Sibley offre un traitement rigoureux des jugements esthétiques en tant qu’ils sont exprimés par des descriptions esthétiques1. Il distingue la classe des concepts esthétiques de la classe des concepts non esthétiques. La classe des termes esthétiques comprend une grande variété d’adjectifs, tels que « délicat », « vivant », « sombre », « serein », ou « mélancolique », et d’expressions, telles que « construit une tension », ou « véhicule un sentiment de ». Les termes et expressions non esthétiques désignent la présence, par exemple, d’un contraste de couleurs en clair-obscur, d’une progression harmonique ii-V-I, d’une infraction à la règle de montage des 180 degrés, ou de la figure stylistique de l’allitération. Le grand mérite de la contribution de Sibley est d’argumenter en faveur de deux thèses à partir de cette distinction.
Principe grammatical
5Les descriptions des œuvres convoquent différentes sortes de concepts, et certains concepts, à savoir les concepts esthétiques, s’appliquent en dernier recours en vertu de la présence de certaines propriétés, à savoir de propriétés non esthétiques.
6Le principe grammatical porte (directement) sur les conditions de l’application d’une certaine sorte de concepts et (obliquement) sur les conditions de possibilité de cet exercice. Admettons qu’un critique affirme que Paysage avec transporteurs de pierre de Rubens (c. 1620) exprime une tension dramatique. S’il doit s’en expliquer, il peut indiquer certains éléments de la peinture, comme la présence de juxtapositions de couleurs contrastées et de traits tortueux au centre du tableau, composés pour former une masse concentrique ayant pour diamètre la hauteur de la toile. Le principe grammatical permet de rendre compte de cela. L’assertion du critique exprime, ou résulte de, sa capacité à saisir sur une relation entre un ensemble de propriétés d’une certaine sorte et des prédicats d’une certaine sorte. De même, l’argument que le critique construit pour donner à percevoir la tension dramatique de l’œuvre est établi sur cette relation.
Principe ontologique
7Les œuvres possèdent des propriétés nombreuses et variées, et certaines de ces propriétés, à savoir les propriétés esthétiques, dépendent fondamentalement d’autres d’entre elles, à savoir, de propriétés non esthétiques.
8Sibley suppose que l’assertion du critique et son explication reflètent la relation ontologique entre propriétés esthétiques et non esthétiques. Une grande partie des débats autour du réalisme esthétique porte sur la survenance des propriétés esthétiques sur les propriétés non esthétiques qui désigne le couple de relations suivant : (i) l’existence des premières dépend de l’existence des secondes, (ii) les premières covarient avec les secondes. Je n’entrerai pas dans ces considérations. L’auteur de Mimesis reprend à celui qui fut son professeur à l’université de Cornell ces deux principes et les interprète de sorte à leur adjoindre une contrepartie expérientielle.
Principe phénoménal
9Pour une personne et à une occasion particulière, une œuvre paraît posséder certaines propriétés esthétiques parce qu’elle paraît (consciemment ou non) posséder certaines propriétés non esthétiques.
10Paysage avec transporteurs de pierre ne paraîtra pas posséder une tension dramatique à celui qui observerait ce tableau sous un éclairage déficient ou sous un angle très obtus ou aigu, car alors les formes et couleurs de la peinture, c’est-à-dire ses caractéristiques non esthétiques, lui paraîtront sombres et déformées. Encore une fois, on retrouve une même relation, cette fois entre des semblances ou des apparences. Ces trois principes offrent une manière de mettre de vieux problèmes dans de nouvelles bouteilles, pour reprendre une expression anglo-saxonne. Les difficultés traditionnelles gravitant autour de l’appréciation esthétique, abordées dans une perspective grammaticale, ontologique, ou phénoménale, peuvent, en conséquence, être rapprochées de la difficulté suivante : quels concepts, propriétés ou semblances de propriétés non esthétiques sont esthétiquement pertinents ?
Empirisme esthétique et contextualisme esthétique
11L’empirisme esthétique considère qu’une œuvre, selon le mot de Gregory Currie, est une « surface sensorielle », et que ses propriétés esthétiques « peuvent être détectées simplement en la regardant », en l’écoutant, ou en comprenant la langue qu’elle emploie2. Traditionnellement, la thèse philosophique correspond à l’opinion répandue, selon laquelle les jugements et décisions esthétiques n’ont rien de mécanique, que l’activité du critique n’est pas de formuler des principes et de résoudre les questions esthétiques en procédurier. Sibley tâche de proposer une formulation rigoureuse de cette opinion, en complétant le principe grammatical. Les concepts esthétiques ne sont pas « régis par des conditions » : on ne peut pas dire que le trait d’un dessin est gracieux si et seulement si il a telle forme, car un nombre indéfini de traits différents peuvent être gracieux. L’appréciation est affaire de capacités ou d’excellences humaines. Discerner des caractéristiques non esthétiques ne requiert guère plus que des capacités perceptives et intellectuelles ordinaires. Elles sont accessibles au vu et au su de tous. Au contraire, « pour qu’un homme ne parvienne pas à voir qu’une chose est gracieuse, nul besoin qu’il soit bête ou ait une mauvaise vue3 ». Discerner les qualités esthétiques d’une œuvre demande l’exercice des compétences du goût ou de la sensibilité, dont les hommes ne sont pas pourvus également. La thèse positive de l’empirisme esthétique demeure : l’appréciation se déroule entre un individu et ce qu’il perçoit, ce qu’il discerne de l’œuvre. Dans la littérature contemporaine, l’empirisme esthétique se présente sous sa forme la plus radicale.
Empirisme radical (E-)
12Aucune propriété esthétique et aucune attribution esthétique n’est fondée sur des propriétés non esthétiques imperceptibles.
13Ainsi entendu, l’empirisme esthétique est une restriction quant aux propriétés non esthétiques qui sont pertinentes pour l’évaluation esthétique. Le cas, exemplaire s’il en est, que représente « The Intentional Fallacy » de Monroe Beardsley et William Wimsatt souligne la prégnance de l’empirisme esthétique dans les premières décennies de la tradition analytique4. L’article défend une thèse anti-intentionnaliste en philosophie de la critique d’art, et soutient, par l’argument, les mouvements de la Nouvelle Critique en littérature. Beardsley et Wimsatt dénoncent une fallacie intentionnelle qui consiste à prendre les desseins et les états psychologiques de l’auteur pour la norme à l’aune de laquelle on doit évaluer les mérites, les significations et les propriétés esthétiques d’une œuvre, plutôt que pour la cause de cette dernière. Les deux auteurs nient que le jugement du critique d’art doive être, ne serait-ce qu’en partie, fondé sur des propriétés imperceptibles d’une œuvre, telles que l’histoire de sa genèse, ou des éléments de la vie de l’auteur, que l’on aborde souvent comme les indices d’états mentaux ou d’intentions auctoriales. L’argument que l’on retient souvent de « Intentional » est que le critique qui chercherait à rendre compte des événements mentaux et physiques concourant à la création d’une œuvre serait moins le critique de l’œuvre que le biographe de l’artiste5.
14Le contextualisme esthétique pourrait revendiquer le slogan proposé par Jerrold Levinson : « Aucune œuvre n’est une île. » Pour le contextualiste, « les œuvres d’art sont essentiellement des objets incorporés dans l’histoire6 ». En ce sens, les contextualistes soutiennent que le contexte génétique d’une œuvre, c’est-à-dire le fait d’avoir été produite avec certaines intentions, à une certaine période, au sein d’une certaine communauté culturelle et épistémique, est esthétiquement pertinent. La plupart des contextualistes procèdent à une généralisation universelle : c’est ce qu’il faut entendre lorsque Currie affirme que « la valeur esthétique d’une œuvre dépend en partie de son histoire de production », ou que Levinson affirme que les œuvres d’art « n’ont jamais […] des propriétés esthétiques manifestes […] en dehors ou indépendamment de ce contexte génétique7 ». Cette inférence donne une thèse radicale.
Contextualisme radical (C+)
15Toute propriété esthétique et toute application de prédicats esthétiques est en partie fondée sur des propriétés non esthétiques imperceptibles, à savoir des propriétés génétiques.
16La manière de formuler les thèses (E-) et (C+) que je propose n’est pas anodine. Pour qui a en mémoire le carré des oppositions aristotélicien, il est évident que (E-) et (C+) ressemblent de près à des contraires logiques. L’incompatibilité que l’on suppose entre empirisme et contextualisme est clarifiée lorsqu’on définit les deux positions par ces propositions radicales.
17Hier, le conflit s’ouvrait en ces termes. Aujourd’hui, l’empirisme esthétique n’a plus le vent en poupe. C’est désormais un lieu commun d’affirmer que « Categories of Art » de Walton lui asséna un coup décisif, participant ainsi d’un renversement des tendances en faveur du contextualisme. Certains commentateurs, comme Sébastien Réhault, certains contextualistes revendiqués, comme Gregory Currie, et certains formalistes revendiqués comme Nick Zangwill vont plus loin : ils interprètent l’article de Walton comme une profession de foi envers le contextualisme esthétique8. À la suite de Brian Laetz, je pense que c’est mécomprendre l’ambition de « Categories » et les arguments de son auteur que d’affirmer cela9. Je m’en expliquerai dans la conclusion de ce chapitre.
« Categories of Art », un abrégé
18Un mot, tout de même. Dès l’ouverture, l’essai se donne pour tâche d’évaluer « jusqu’à quel point les questions critiques à propos des œuvres d’art peuvent être séparées des questions à propos de leurs histoires ». En d’autres termes, il prend explicitement pour cible la fallacie de Wimsatt et Beardsley, et l’idée que les « circonstances [de la création d’une peinture] n’importent que dans la mesure où elles eurent un effet sur le motif des taches de peinture qui furent apposées à la toile ». Dès lors, la thèse positive de l’article consiste à « défendre que certains faits à propos de l’origine des œuvres d’art ont un rôle essentiel en critique, que les jugements esthétiques reposent sur eux d’une manière absolument fondamentale10 ». Pour être tout à fait rigoureux, il n’y a rejet de l’empirisme esthétique que s’il est défini par la proposition négative (E-), thèse qui est incarnée par l’anti-intentionnalisme esthétique de Beardsley et Wimsatt. Or la logique classique contemporaine ne valide pas la notion aristotélicienne de contraire logique, au sens où nier « Aucun A n’est P », n’implique pas « Tout A est P ». En d’autres termes, il est tout à fait plausible de nier tout à la fois (E-) et (C+). Ces quelques éléments, je l’espère, suffisent à instiller le doute quant à la lecture qui voudrait que la thèse positive de Walton soit de fait une adhésion à (C+).
19Pour ne pas se méprendre, il faut comprendre que la construction théorique de « Categories » est bâtie sur une tension. Tout d’abord, elle soutient que « [l’idée d’après laquelle] les œuvres d’art devraient être jugées simplement sur ce qu’on peut percevoir en elles est sérieusement erronée ». Cette première assertion exprime un rejet de l’empirisme esthétique de (E-) et annonce une conséquence de l’explanans de la construction théorique. Pourtant, l’article concède qu’« il y a quelque chose de juste à l’idée que ce qui importe esthétiquement dans une peinture ou une sonate est seulement la manière dont elle se laisse voir ou entendre (how it looks or sounds)11 ». Qui garde en tête les présupposés et prescriptions méthodologiques de Walton ne peut prendre à la légère l’affirmation. Cette seconde assertion exprime le jugement intuitif que l’empirisme esthétique veut saisir par la thèse (E-) et, parce que les intuitions méritent d’être respectées et expliquées, elle exprime également l’explanandum de la construction théorique. En d’autres termes, qui prétend évaluer les limites de la restriction postulée par l’empirisme esthétique doit expliquer pourquoi l’on pense ordinairement que les propriétés esthétiques sont des choses que l’on perçoit. Cette tension entre l’explanandum, que partagent la thèse défendue et la thèse critiquée, et la conséquence de l’explanans, qui oppose la thèse défendue et la thèse critiquée, conduit à l’élaboration d’une théorie de la perception des propriétés esthétiques.
20La stratégie de « Categories of Art » est de montrer que les catégories de l’art sont décisives en matière d’ontologie des propriétés esthétiques et de psychologie du jugement esthétique. La structure de son argumentaire est la suivante. Dans un premier temps, il opte pour une perspective phénoménale. Il défend que, dans des circonstances ordinaires, l’appréciation esthétique est fonction à la fois des propriétés non esthétiques perçues et à la fois de la manière dont ces propriétés sont perçues. La manière de percevoir est aussi pertinente esthétiquement que le contenu de la perception. Sommairement, il faut entendre par manière de percevoir, percevoir les propriétés non esthétiques d’une œuvre en tant que relatives à une catégorie. L’article fournit pas moins de six cas pour étayer l’affirmation : entre autres, le cas des propriétés représentationnelles, le caractère unifié des sonates, le rôle des conventions musicales, ou enfin le cas hypothétique de la catégorie des guernicas qui prétend être un argument général en faveur de la thèse. Certains, à l’instar de Currie, voient dans l’expérience de pensée des guernicas un contre-exemple à l’empirisme esthétique et une explication de l’endroit où cette thèse échoue : elle est incapable de rendre compte de la pertinence esthétique des catégories de l’art12. Strictement parlant, l’objection de Walton n’arrive que dans un second temps, lorsque l’article passe d’une perspective phénoménale à une perspective épistémologique et ontologique. Walton défend alors que, pour certaines œuvres, les manières de percevoir les propriétés non esthétiques relatives à des catégories de l’art peuvent être correctes ou incorrectes. L’évaluation des propriétés esthétiques qu’une œuvre paraît posséder (perspective phénoménale) ne compte comme accès épistémique aux propriétés esthétiques qu’une œuvre possède réellement (perspectives épistémologique et ontologique) que sous la condition qu’on la perçoive sous une catégorie correcte. Il propose quatre symptômes de correction des catégories de l’art. Deux de ces symptômes sont, respectivement, intentionnel et historique. L’objection contre la restriction (E-) intervient à cet endroit de l’argument. Les faits relatifs au contexte génétique des œuvres sont essentiels à l’appréciation esthétique, au sens où ils permettent de décider de la correction des catégories.
21Arrive le moment où la dialectique historique doit céder la place au commentaire philosophique. L’abrégé montre que « Categories of Art » porte essentiellement sur l’expérience perceptive des propriétés des œuvres. L’amendement conséquent qu’elle fait du principe phénoménal ou expérientiel concerne la relation psychologique entre la perception esthétique et la perception catégorielle d’une œuvre sur un appréciateur. La perception esthétique correspond aux propriétés esthétiques qu’une œuvre paraît, pour un appréciateur, posséder lors d’une occasion particulière. La perception catégorielle correspond aux catégories de l’art sous lesquelles l’œuvre paraît, pour l’appréciateur, tomber lors d’une occasion particulière. Toutes les thèses de l’article émergent d’une certaine analyse du phénomène de perception catégorielle. Afin d’en rendre compte, Walton déploie un appareillage conceptuel complexe qui capture des aspects du phénomène de manière subtile et indirecte. Cette partie est largement ignorée dans la littérature, réduite à quelques notions phares. La conséquence de cette omission est qu’on néglige l’une des ambitions premières de Walton : expliquer et évaluer le caractère intuitif de l’empirisme esthétique (E-) et non ouvrir la voie au contextualisme esthétique (C+). Rapporter et raffermir ces considérations sur la perception catégorielle a pour effet de réévaluer les propositions du philosophe sur les dimensions expérientielle et normative de l’évaluation esthétique. Restituer et renforcer l’étude de la perception catégorielle sera mon point d’entrée.
Catégories et perception
« Percevoir sous une catégorie »
22La psychologie de la perception catégorielle est le point d’achoppement de la théorie des catégories de l’art. D’une part, l’expression complexe – « percevoir une œuvre sous une catégorie de l’art » – est composée d’un terme de classe. Toutes les catégories de l’art usuelles ne sont pas des catégories de l’art au sens de Walton. Une catégorie de l’art compte comme perceptivement distinguable seulement si « l’appartenance [d’une œuvre à cette catégorie] est uniquement déterminée par des caractéristiques qui peuvent être perçues dans l’œuvre lorsqu’on en fait l’expérience de manière ordinaire13 ». Cela signifie que la perception catégorielle concerne uniquement les catégories de l’art que l’on peut voir ou entendre, en un sens qu’il reste à expliquer, dans une œuvre. Une conséquence immédiate de cette condition nécessaire est que la notion de perception catégorielle s’applique aux œuvres visuelles et musicales, mais « n’est pas directement applicable aux œuvres littéraires14 ». C’est là une implication de l’analyse waltonienne que le philosophe doit assumer. Une autre conséquence, souhaitée cette fois, est que la perception catégorielle s’applique seulement à une classe restreinte des catégories usuelles des arts visuels et musicaux. Cette classe contient des termes de média, tels que « peinture », « architecture », de genre, tels que « jazz bebop », « cubisme », et de style, tels que « peinture dans le style de Rubens ». En revanche, la gravure à l’eau forte, qui désigne un procédé physique de production, le ready-made, qui désigne un processus intentionnel de création, ou le cinéma de la Nouvelle Vague, qui désigne une période de l’histoire du cinéma, n’en sont pas. (Les catégories qui satisfont ce critère seront maintenant en gras.)
23D’autre part, l’expression complexe – « percevoir une œuvre sous une catégorie de l’art » – est composée d’une construction linguistique. Le concept waltonien de « percevoir x sous c » n’est pas sans rappeler le concept wittgensteinien de « voir x comme y ». Grammaticalement, tout d’abord, les deux constructions sont composées d’un verbe de perception, d’un adverbe qui en modifie le sens et de deux termes. Contrastant avec la perception simpliciter de quelque chose, qu’on exprime en répondant à « “Que vois-tu là ?” – “Je vois ceci” (suivent une description, un dessin, une copie) », la perception-comme et la perception-sous introduisent des manières de percevoir un objet15. Mais la filiation est plus profonde. La perception catégorielle est véritablement une sorte de perception aspectuelle. Wittgenstein a prêté une attention particulière à l’expérience et aux descriptions de l’expérience qui consiste à remarquer un aspect, en tant qu’il s’agit soit d’une « vision continue » soit d’une « apparition soudaine16 ». C’est ce qu’il se passe lorsqu’on voit deux visages distincts comme se ressemblant (perception continue d’un aspect), ou lorsqu’on voit la même figure du canard-lapin tour à tour comme l’image d’un lapin et l’image d’un canard (perception épisodique d’un aspect). Ce faisant, on ne perçoit pas seulement la configuration particulière de lignes du canard-lapin ou de traits de visages, mais, en un sens qui intrigue particulièrement le philosophe autrichien, on les voit comme on les interprète.
24Le phénomène qu’analyse Walton est de cet ordre. La perception catégorielle implique, sans s’y réduire, la perception d’une somme de propriétés typiques des membres d’une catégorie. On peut remarquer la rectangularité des formes de Nu descendant l’escalier de Duchamp (1912), sans comprendre qu’il s’agit d’une peinture cubiste. La perception catégorielle suppose quelque chose de plus, à savoir, pour reprendre l’idiome wittgensteinien, percevoir une œuvre comme on la catégorise. Ce serait un contresens de penser la matière de ce supplément en termes d’application conventionnelle d’une règle. La perception catégorielle ne consiste pas à inférer de la perception d’une somme de propriétés et de quelques connaissances sur les arts l’appartenance d’une œuvre à une catégorie. On peut percevoir la facette jazz-blues de l’interprétation de Jim Hall de Things Ain’t What They Used to Be (1957) sans cerner les accords septièmes dominants, la progression harmonique fondée sur le I et le IV degrés de la tonalité ré bémol majeur, l’ajout d’un coulé de la seconde à la tierce qui fait entendre une blue note absente de la mélodie originale et ainsi de suite. Un appréciateur « peut manquer de remarquer de nombreuses caractéristiques pertinentes » pour la catégorisation de l’œuvre, ou « être très vague quant à savoir quelles caractéristiques sont pertinentes », sans que cela affecte la perception d’une œuvre sous une catégorie. La perception catégorielle ne suppose pas une « réalisation intellectuelle », elle consiste, pour reprendre encore l’idiome wittgensteinien, à percevoir un aspect de l’œuvre.
25L’analyse de la perception catégorielle de Walton est plus stricte que l’analyse de la perception aspectuelle de Wittgenstein. Elle consiste à « percevoir la “Gestalt” [d’une] catégorie dans [une] œuvre ». Autant que la perception aspectuelle, la perception catégorielle se décline sous deux modalités : une perception épisodique, qui correspond à la reconnaissance ou à l’identification d’une qualité Gestalt ; une perception dispositionnelle, qui correspond, à proprement parler, à la perception continue d’une qualité Gestalt. Une qualité Gestalt est typiquement conçue comme une forme globale, comme un tout qui n’est pas identique à la somme de ses parties. Cette caractérisation de la psychologie de la perception catégorielle n’est pas anodine. Elle est ce qui permet à Walton d’affirmer que la perception catégorielle implique, sans se réduire à et sans être un raisonnement à partir de, la perception de propriétés catégoriellement typiques des œuvres. Percevoir-sous revient à entendre ou voir ces caractéristiques catégoriellement pertinentes « combinées dans une simple qualité Gestalt ». Percevoir Things Ain’t What They Used to Be sous la catégorie jazz-blues, c’est percevoir un son jazz-blues dans l’œuvre. Percevoir M. le Maudit de Fritz Lang (1931) sous la catégorie expressionnisme, c’est percevoir une vue (a look, une apparence visuelle) expressionniste dans l’œuvre. La convocation de qualités Gestalt est ainsi tout épistémologique17.
26L’épistémologie de la perception catégorielle est informée par « The Dispensability of Perceptual Inferences ». De prime abord, l’article porte sur le caractère épistémologique de la perception, c’est-à-dire sur le problème de la justification des croyances perceptives. Il est une attaque à l’encontre du fondationnalisme, qui consiste à soutenir que nos connaissances empiriques sont fondées sur une base de croyances basiques. Ce qui ne convient pas est que le fondationnaliste est mené à se méprendre, en suggérant que
« les taches de couleurs sont les éléments de construction fondamentaux de toute connaissance visuelle, que le sens de la vue ne peut rien nous apprendre qui ne soit dérivé ou “bâti à partir” d’une conscience des couleurs et des formes18 ».
27L’erreur est épistémique ; elle concerne la nature des processus conduisant à la formation des croyances. Certes, voir une chose, c’est avoir une certaine expérience visuelle causée par le réfléchissement des ondes lumineuses sur l’objet jusqu’à nous. Ce que l’on voit est un composé de formes et de couleurs. Mais « voir » est alors, le plus souvent, à prendre en un sens non épistémique, dit « distillé ». Walton défend que tout ce qu’une personne, dans une certaine situation physique, peut connaître (ou croire) par inférence à partir de son expérience sensible peut être connu (ou cru) par une personne, dans la même situation physique, directement de son expérience sensible. Le recours ou le non-recours au raisonnement inférentiel repose sur les dispositions perceptuelles des personnes. Une disposition perceptuelle est définie comme
« la propension d’une personne à voir, ou qu’a à lui apparaître (or for it to appear), que certaines propositions empiriques sont vraies, lorsque ses organes sensoriels sont stimulés d’une manière particulière19 ».
28Les dispositions perceptuelles sont des capacités des personnes à acquérir des connaissances, ou des croyances, directement de leurs expériences sensibles. Une disposition perceptuelle est dite appropriée pour une situation lorsque les informations perceptuelles conduisent à tenir pour vraie une proposition, sans en appeler à des informations qui en sont indépendantes. En conséquence, la justification des croyances empiriques repose moins sur la conscience de formes et de couleurs que sur le caractère approprié des dispositions d’un individu pour une situation. Le philosophe nous enjoint à conclure que les constellations, les peluches, les montagnes ou les tasses « sont exactement sur la même base épistémologique que les taches de couleurs20 ». Endosser une telle proposition épistémique conduit à rejeter l’idée que les connaissances seraient à l’image d’un édifice, tout en verticalité.
29Cela offre une vue d’ensemble au sein de laquelle s’intègrent les analyses sur la perception catégorielle. Les personnes possèdent des ensembles de dispositions perceptuelles. Certaines de ces dispositions sont des capacités à tenir non inférentiellement pour vrai « Ceci est une main » lorsqu’un étudiant demande la parole, ou « Il y a un chat sur le paillasson » lorsqu’on manque de trébucher en passant le pas-de-porte. Certaines de ces dispositions sont des capacités à catégoriser une œuvre et, ainsi, à tenir non inférentiellement pour vrai « Je vois quelque chose d’expressionniste » en regardant M. le Maudit, ou « Il y a une sonorité jazz-blues » lorsque Things est diffusé dans un café en guise de musique d’ambiance. Ainsi, le phénomène de perception catégorielle résulte causalement des dispositions perceptuelles des personnes. Les catégories de l’art, en tant qu’elles sont perçues sous forme de qualité Gestalt, ne sont pas moins fondamentales, ou plus modestes, que les qualités formelles ou chromatiques des choses. Elles peuvent être épistémologiquement basiques.
30Ensemble, les approches gestaltiste et antifondationnaliste assurent qu’une catégorie de l’art n’est pas qu’un principe permettant de grouper des choses. Elles relèvent de la cognition. La théorie waltonienne ne cherche pas tant à élaborer un système des catégories, qui, supposant un réalisme d’obédience aristotélicienne, participerait de l’inventaire des choses qui existent, qu’à clarifier certaines catégories de notre schème conceptuel. Elle veut étudier les conditions de possibilité de la cognition des œuvres et de leurs propriétés, s’inscrivant dans un conceptualisme d’obédience kantienne. Les concepts de catégories de l’art font partie de notre équipement cognitif et participent de notre compréhension des œuvres et du monde ; ils déterminent l’expérience de perception catégorielle. Pour mieux saisir ces aspects, quelques considérations métaphysiques sur l’esprit et le langage s’imposent.
Schème conceptuel ou la fabrique des prédicats
31« Linguistic Relativity » s’occupe du concept même de schème conceptuel. Qu’est-ce qu’un schème conceptuel ? Qu’est-ce qu’une différence de schème conceptuel ? Walton veut expliquer le premier en définissant la seconde. Un schème conceptuel, dans l’acception que Walton favorise, est une manière de percevoir ou de penser à des faits, ou une manière d’ordonner les données de l’expérience. D’après le philosophe, une sorte de différence de schème conceptuel intervient lorsque des faits ou données correspondants sont organisés ou interprétés de différentes façons. La correspondance entre deux faits répond à un critère d’équivalence extensionnelle et deux faits correspondent « si chacun est le fait qu’un objet a une certaine propriété et si la propriété est la même dans chaque cas21 ». S’il n’y a pas correspondance, il n’y a pas de différence dans les manières de percevoir ou de penser, mais une différence dans ce qui est perçu ou pensé22. La sorte de différence qu’expose Walton équivaut à une différence de ressources et d’usages des ressources cognitives, reflétées par une différence entre manières d’expérimenter. Pour résumer, l’article cherche à faire sens de la notion de schème conceptuel, en explorant une sorte de différence de schème ; il aboutit à une condition suffisante de différenciation à deux aspects.
32Dans le cadre des schèmes imbriqués dans les classifications opérées par les langues, la correspondance des faits ou des données, qui est la première composante de la condition de différenciation, est exprimée de la façon suivante. Pour toutes paires de langages, L1 et L2, d’une paire de sociétés, S1 et S2, et pour tout prédicat P tel que L1 comporte un prédicat P et L2 ne comporte aucun analogue à P, il y a différence de schèmes seulement s’il est possible de construire un prédicat coextensif à P dans L2. Afin d’expliciter cette idée, Walton donne l’expérience de pensée suivante.
« Considérons une société, [S1], et un langage [L1] qui incorporent une manière différente de la nôtre de classer les oiseaux. Le langage [L1] contient des noms d’espèces, comme “hirondelle”, “bécasseau”, “pinson”, etc., mais avec différentes portées d’application. Par exemple, il y a un nom d’espèce, “[P]”, en [L1], qui s’applique à certains oiseaux qu’on appelle “hirondelle” mais non à tous, ainsi qu’à certains oiseaux qu’on appelle “martinet” mais non à tous. Par ailleurs, les [S1] utilisent des prédicats relationnels qui fonctionnent comme nos “mêmes espèces” et “différentes espèces”, mais qui ne sont, bien entendu, pas vrais des mêmes paires d’oiseaux. Je suppose qu’on peut spécifier les classes d’oiseaux qui constituent les espèces de [S1] en [français], en termes de couleurs, formes, motifs de vols, cris d’oiseaux et ainsi de suite, i. e. on peut construire des prédicats compliqués extensionnellement équivalents aux noms d’espèces de [S1]23. »
33L’article utilise une terminologie aux allures aristotéliciennes pour qualifier ce qui est en jeu. Cette construction vise à traiter le prédicat étranger « P » comme désignant une propriété secondaire des oiseaux, à savoir qui est fondée sur des critères. Le prédicat construit, P’, est complexe et disjonctif. Il désigne des combinaisons de propriétés primaires relativement à une propriété secondaire, à savoir qui servent de critères à une propriété secondaire. Elles pourraient faire référence à la couleur du plumage, à la qualité du chant, aux motifs comportementaux des oiseaux. Tant et si bien qu’il devient possible de formuler une règle d’application du prédicat étranger à l’attention des L2-phones qui chercheraient à reconnaître l’espèce P du langage L1. Elle pourrait être de la forme : pour tout x, x est P si et seulement si x est f1,…, fn, ou x est g1,…, gn, et ainsi de suite. Il y a, dans ce cas particulier, une traduction du prédicat P, au sens de construction d’une catégorie extensionnellement équivalente, de L1 vers L2.
34La possibilité de la construction d’un prédicat coextensif permet de s’assurer que notre perception d’un oiseau en tant que P’ et la perception d’un oiseau en tant que P convergent. Ces perceptions reposent sur l’appréhension de caractéristiques (couleur, forme, et ainsi de suite) qu’il appelle les « données » (“given” or “data”) de l’expérience. Cela vaut autant pour nous, qui ne sommes pas familiers de la bizarrerie catégorielle P’, que pour ceux qui manient ordinairement la catégorie P.
« Le fait d’avoir ces données n’est pas seulement nécessaire mais (causalement) suffisant au fait d’être en capacité d’identifier un oiseau comme hirondelle, du fait de notre état d’esprit ordinaire et notre système nerveux. […] Ainsi, en un sens, nos expériences sont fondées entièrement sur ces données. Notre perception que l’oiseau est une hirondelle peut être simplement entendue comme une manière d’expérimenter ses caractéristiques, plutôt que l’expérience de quelque autre donnée24. »
35Cette explication apporte une clarification complémentaire à ce que l’expression « voir en un sens distillé », introduite précédemment, cherchait à désigner. Ce qui importe ici est que les faits ou données de l’expérience d’un individu disposé à L1, qui perçoit sans suivre de règle d’application, et les faits ou données de l’expérience d’un individu disposé à L2, qui perçoit en suivant une règle, correspondent. La possibilité d’une construction de prédicats extensionnellement équivalents ne montre pas autre chose que ce fait cognitif : nos expériences et leurs expériences portent sur des faits correspondants.
Schème conceptuel ou la relativité des classes
36Toujours dans le cadre des classifications, la différence entre manière d’expérimenter ou d’ordonner, qui est la seconde composante de la condition de différenciation, est exprimée de la manière suivante. Pour toutes paires de sociétés, S1 et S2, et pour toutes paires de prédicats, P et P’, tels qu’ils satisfont à la condition précédente, il y a différence de schème seulement si la classe des P est naturelle, à savoir est uniquement déterminée par une propriété simple, et la classe des P’ est arbitraire, à savoir est uniquement déterminée par une propriété disjonctive. Les propriétés simples, ou basiques, sont celles « qui ne sont basées sur aucune autre, qui ne sont pas secondaires25 ». L’explication de cette seconde composante requiert qu’on délaisse les notions controversées de classes naturelles et classes arbitraires simpliciter et qu’on entende la conception offerte de classes naturelles et classes arbitraires relatives à une société. Selon cette conception, les frontières conceptuelles entre les classes naturelles et les classes arbitraires, entre les propriétés simples et les propriétés disjonctives ne sont ni « “objective[s]” ou “absolue[s]” » ni « simplement linguistique[s] » : « Il existe un juste milieu26. » Le modus operandi de ces différenciations consiste à distinguer quelles sortes de ressources cognitives concourent à la catégorisation d’un oiseau en P ou en P’.
37La classe des P est naturelle relativement à la société S1, d’une part, parce qu’au principe de ce groupement de choses, il y a « un (unique) égard (respect) envers lequel les membres de cette classe sont semblables et différents de tout autre chose », et, d’autre part, parce que la catégorisation d’une chose en P ne suppose pas, pour les membres de la communauté S1, de suivre une règle d’application27. Ainsi, une classe est naturelle pour une société, si elle est déterminée par une propriété simple ou basique pour cette société, au sens où la reconnaissance d’un membre de cette classe ne suppose pas la reconnaissance de propriétés primaires relativement à elle. Nos classifications des goûts, en choses salées, sucrées ou amères, sont naturelles pour nous. On catégorise un aliment en chose amère simplement en le goûtant et en percevant son amertume. L’amertume nous est simple. On pourrait ajouter la supposition que les membres de S1 classifient les oiseaux comme nous classifions les goûts, simplement en percevant l’hirondellité de l’un, la bécasséité de l’autre, ou la Pité d’un dernier. Même sans ce supplément à l’expérience de pensée, il reste que les membres de S1 donnent priorité à une catégorisation en P sans suivi d’une règle conventionnelle, alors que les membres de S2 donnent priorité à une catégorie en P’ par suivi d’une règle. La classe des P’ est arbitraire pour S2 au sens où les membres de cette classe leur sont semblables en vertu d’une propriété disjonctive. Ainsi, la distinction entre classes naturelles et classes arbitraires pour une société est construite sur une différence d’usages et de capacités d’usage des classifications.
38L’argument de Walton est que cette disparité des usages équivaut à une différence de manières d’expérimenter ou d’ordonner.
« Les classifications des espèces de [S1], et dans une certaine mesure les nôtres, ne sont ainsi ni les simples reflets des faits, ni des motifs (pattern) transparents superposés sur eux par commodité de communication ; elles ne sont ni comparables aux contours des continents sur une carte, ni aux lignes arbitraires de latitude et de longitude. Elles sont mieux interprétées comme des formes ou des concepts à travers ou par le moyen desquels nous et [S1] expérimentons les faits. Elles – les classifications elles-mêmes, non simplement les symboles visuels et auditifs qui en sont l’empreinte – participent du mécanisme de notre pensée et perception, autant que celles de [S1]. Elles incorporent deux manières alternatives d’ordonner les données de l’expérience28. »
39Ce qui particularise le schème conceptuel d’une société n’est pas tant quelles catégories il comprend, mais comment les catégories qu’il comprend sont distribuées entre classe naturelle et classe arbitraire pour cette société. Les différences entre les schèmes sont, au moins en partie, des différences entre ces distributions. Ce que Walton défend est qu’il y a là des différences entre les manières dont les classifications se font l’instrument de la cognition. Elles répartissent différemment les prétendues données de l’expérience, les propriétés des objets, en propriété simple et en propriété disjonctive (et ainsi, en propriété secondaire et en propriété primaire relativement à une propriété secondaire) pour un schème conceptuel. D’un schème à l’autre, la structure hiérarchique de ces données se trouve réorganisée. En ce sens, les différences entre distribution en classe naturelle et classe arbitraire sont la transposition de différences dans les manières d’expérimenter les faits que nous expérimentons.
40Un emprunt tronqué permet de résumer l’idée de Walton :
« Il est possible de dire que certains genres [naturels] dans [une société] manquent dans un[e] autre ; mais nous ferions peut-être mieux de dire que les deux [sociétés] contiennent exactement les mêmes classes et diffèrent par leurs arrangements en genre [naturel] et non-[naturel]29. »
41Cette citation de Goodman synthétise bien le propos. Il aura suffi de remplacer « monde » par « société » et « pertinent » par « naturel ».
Relativisme conceptuel
42Il y a une certaine vue métaphysique qui s’offre à celui qui regarde le monde par le prisme de cette sorte de schème conceptuel30. Ce qu’on peut commencer par remarquer est que, selon Walton, il n’est pas nécessaire de
« se positionner en dehors de tout schème conceptuel pour observer les données brutes “non-interprétées”, les propriétés basiques des choses (le “Ding an sich”), et les comparer avec les faits “interprétés” par un schème conceptuel, pour évaluer la contribution du schème conceptuel31 ».
43De là, l’essai sur les schèmes conceptuels tend à conclure
« la plausibilité de l’ancienne idée qu’il n’existe rien de tel que la manière dont le monde est en lui-même, et que les choses en tant qu’elles sont conçues par un être sensible ou un autre sont peut-être tout ce qu’il y a32 ».
44Bien qu’en toute rigueur il ne s’agisse pas d’une adhésion, le philosophe semble privilégier l’option d’un antiréalisme métaphysique : partant d’un constructivisme épistémologique, qui est l’idée que l’intelligibilité des faits et de la réalité présuppose une manière de les concevoir, il parvient à l’idée que les faits et la réalité sont eux-mêmes métaphysiquement dépendants des schèmes conceptuels.
45La raison la plus probante à cela est qu’« il n’est pas exigé qu’il y ait des propriétés basiques, [ou simples, simpliciter], des propriétés qui ne constituent pas une manière d’ordonner d’autres propriétés, propre à un certain schème conceptuel33 ». Il y a un relativisme descriptif, au sens où, en dernière analyse, les propriétés que les choses possèdent et qu’on leur assigne sont à rapporter à un schème conceptuel. La circularité n’effraie pas Walton, qui semble revendiquer la tenabilité du scénario suivant. Pour un individu membre d’une première communauté, l’hirondellité est une propriété simple. Pour un second individu issu d’une autre communauté, c’est une propriété disjonctive, telle qu’une chose est une hirondelle si et seulement si cette chose est un oiseau, chante de telle façon, ou bien si cette chose a une tête noir-bleu, un dos noir-bleu, un croupion blanc pur, et ainsi de suite ; les propriétés qui composent la propriété disjonctive, par exemple chanter de telle façon, sont simples pour lui. Pour un troisième individu provenant d’une tierce société, le chant d’une hirondelle est une propriété disjonctive, telle qu’une chose est un chant d’hirondelle si et seulement si cette chose est un son, est émis par une hirondelle, et ainsi de suite ; à nouveau, l’hirondellité est simple pour lui. Le ballet des propriétés simples et disjonctives relativement à une société ne gêne pas le philosophe. Après tout : « Pourquoi toutes les propriétés ne pourraient-elles pas être secondaires34 ? » Une telle déclaration a les atours d’un relativisme ontologique.
46Le relativisme descriptif, affirme explicitement Walton, n’est pas qu’un fait linguistique. Ses remarques tendent à établir qu’un schème conceptuel détermine autant les relations cognitives entre catégorie et monde, qu’il détermine le choix de certains éléments de base d’une ontologie, à savoir en sélectionnant quelles sont les propriétés qui sont simples et celles qui sont fondées sur une combinaison de propriétés primaires. Or, défendre de cette façon la plausibilité de l’antiréalisme entraîne la plausibilité du pluralisme ontologique, selon lequel il n’y a pas un unique schème conceptuel adéquat pour rendre compte des propriétés des choses, mais une pluralité de manières de concevoir le monde, c’est-à-dire de schèmes conceptuels, également adéquates.
47D’une manière (trop) précautionneuse, Walton formule un relativisme métaphysique bien compris, communément nommé relativisme conceptuel. Il est le ciment du triptyque qui nous occupe : la sorte de schèmes conceptuels que définit « Linguistic Relativity » supporte la sorte de dispositions que définit « The Dispensability of Perceptual Inferences » et donne corps au phénomène de perception catégorielle que décrit « Categories of Art ». Ainsi, la théorie des catégories de l’art est enchevêtrée à cette tradition philosophique, ou, faudrait-il dire, à sa plausibilité. Après ces quelques circonvolutions autour de la première philosophie de Walton, on est en mesure de donner une reconstruction précise, dans les termes de l’auteur, de la notion de perception catégorielle.
Catégories et cognition
Perception catégorielle
48[§ 1] Premièrement, on peut donner les conditions de possibilité de la perception catégorielle. Parvenir à percevoir catégoriellement une œuvre présuppose deux choses : d’une part, que les conditions physiques d’observation prêtent leur concours à l’appréciateur ; d’autre part, la possession de concepts de catégories de l’art perceptivement distinguables, ordonnés en schème catégoriel. Je ne m’attarde pas sur la première condition de possibilité, tout importante soit-elle. Mais on doit supposer ordinaires ces conditions d’observations.
49[§ 1.1] Une catégorie de l’art perceptivement distinguable est une classe d’objets esthétiques, dont les membres appartiennent à cette catégorie du seul fait de leurs propriétés manifestes. Plus rigoureusement, on peut adopter un critère d’identité extensionnelle et définir une catégorie de l’art comme une propriété secondaire qui est équivalente à des configurations de propriétés primaires relativement à cette propriété secondaire. Toutefois, cela reviendrait à traiter toute catégorie de l’art comme une classe arbitraire pour une société, au sens de « Linguistic ». « Categories » semble éviter cette difficulté. Une catégorie de l’art est moins une classe qu’une fonction qui prend en entrée une propriété manifeste d’une œuvre et assigne une propriété relative à cette propriété manifeste.
50[§ 1.1.1] Toute propriété manifeste, notée f, d’une œuvre, notée x, est soit standard, soit variable, soit contra-standard relativement à une catégorie de l’art perceptivement distinguable, notée c. Walton leur donne les définitions suivantes :
Standardc
51Une propriété f est standard relativement à une catégorie c seulement si l’absence de f tend à exclure x de c.
Variablec
52Une propriété f est variable relativement à une catégorie c seulement si la présence de f ne tend ni à exclure ni à inclure x à c et l’absence de f ne tend ni à exclure ni à inclure x à c.
Contra-standardc
53Une propriété f est contra-standard relativement à une catégorie c seulement si la présence de f tend à exclure x de c.
54La platitude et l’immobilité sont standardsc relativement à la catégorie peinture. La récurrence de formes géométriques est variablec relativement à la catégorie peinture et est standardc relativement à la catégorie cubisme pictural. Une progression harmonique basée sur le I et le IV degrés d’une tonalité est standardc pour une musique blues, variablec pour une musique et est contra-standardc pour une sculpture classique. Un dénouement heureux d’intrigue est contra-standardc pour une tragédie.
55[§ 1.1.2] On doit à Brian Laetz d’avoir montré qu’un contresens sur les catégories de l’art consiste à penser que les symptômes de correction relationnel, hédonique, intentionnel et historique (voir [§ 5.2]) déterminent la relation d’appartenance d’une œuvre à une catégorie35. En admettant que ces symptômes sont des conditions qu’une œuvre doit satisfaire pour appartenir « véritablement » à une catégorie, on attribue à Walton l’idée que les catégories perceptivement distinguables sont en fait des catégories historiques et intentionnelles. Autrement dit, cela contrevient aux considérations liminaires de l’auteur, pour qui les catégories de l’art sont, par définition, uniquement déterminées par les propriétés perceptibles de l’œuvre. La critique est correcte. Après tout, Walton caractérise explicitement l’appartenance d’une œuvre à une catégorie de l’art, bien avant d’aborder la question de la correction des perceptions catégorielles. Les catégories sont simplement des fonctions, qui assignent des propriétés aux propriétés manifestes. Parmi les propriétés assignées, les propriétés standardsc sont ces propriétés « en vertu desquelles une œuvre appartient à une catégorie36 ». La leçon à retenir est que la notion de catégorie de l’art perceptivement distinguable de Walton ne désigne pas strictement une sous-classe des catégories de l’art usuelles ou populaires, mais est davantage un terme technique. La construction des catégories de l’art répond à des règles, si bien que nos pratiques constructives doivent respecter le principe suivant : pour toute propriété perceptible d’une œuvre, pour toute catégorie de l’art perceptivement distinguable, une propriété est soit standardc, soit variablec, soit contra-standardc pour une catégorie. Cette manière simple de définir les catégories de l’art laisse la liberté d’affirmer qu’un « critique, sensible ou non, peut facilement inventer des centaines de nouvelles manières [de percevoir une œuvre]37 ». On peut décider arbitrairement d’une catégorie qui n’assigne la standardité qu’à la propriété de mesurer moins d’un mètre de large, et la variabilité à toute autre propriété. On peut décider d’une catégorie qui assigne la standardité à toutes les propriétés perceptibles d’une œuvre particulière et à aucune autre propriété. Ces catégories, condamnées à être esthétiquement inactives, pèchent par l’absurdité de leur tolérance et de leur restriction. Toutefois, elles n’en sont pas moins, par définition, des catégories de l’art.
56[§ 1.2] Un schème catégoriel est un ensemble de concepts de catégories de l’art perceptivement distinguables que possèdent un individu, un groupe d’individus, ou les membres d’une société. Il est difficile de caractériser précisément ce qu’est un schème catégoriel, mais une telle définition doit observer deux contraintes. D’une part, un schème catégoriel dispose une personne à percevoir en continu la propriété Gestalt catégorielle d’une œuvre. Plus que cela, Walton soutient qu’il est possible, pour un appréciateur, d’avoir une perception catégorielle plurielle, c’est-à-dire de percevoir une œuvre sous « plusieurs ou de nombreuses catégories en même temps38 ». Ainsi, une définition doit respecter le fait qu’un schème dispose une personne à une perception catégorielle ou à une perception catégorielle plurielle d’une œuvre. D’autre part, un schème catégoriel détermine une manière de faire l’expérience d’une œuvre, d’ordonner les « données » de cette expérience. Une différence entre schèmes intervient lorsque les catégories qui les composent sont distribuées différemment entre arbitraires et naturelles relativement à un individu, un groupe d’individus, ou une société. Une définition doit respecter les critères de différenciation des schèmes conceptuels présentés précédemment. L’explication de Walton satisfait à ces contraintes.
57[§ 1.2.1] Lors d’une occasion particulière, une personne est disposée à percevoir une œuvre donnée sous un ensemble de catégories de l’art perceptivement distinguables, noté C. Les propriétés manifestes qui composent ces aspects ont un caractère standard, variable et contra-standard pour cette personne et lors de cette occasion particulière. Walton propose les définitions suivantes.
Standards
58Une propriété f est standard pour une personne et lors d’une occasion si et seulement si (i) il existe un c tel que c appartient à C, f est standardc, (ii) pour tout c tel que c appartient à C, f n’est pas contra-standardc.
Variables
59Une propriété f est variable pour une personne lors d’une occasion seulement si, pour tout c tel que c appartient à C, f est variablec.
Contra-standards
60Une propriété f est contra-standard pour une personne lors d’une occasion seulement si pour tout c, tel que c appartient à C, f est contra-standardc.
61Cela ne fournit pas une définition de ce que serait un schème catégoriel en tant que portion de schème conceptuel (ce qu’on ne peut lui reprocher, puisque c’est une notion que j’impute à sa théorie des catégories), mais explique pour l’essentiel la notion de posséder un schème catégoriel, tout en respectant les deux consignes. On peut préciser.
62[§ 1.2.2] Le principe de ces secondes définitions est, en quelques mots, le suivant. Les « données » de l’expérience – ou propriétés manifestes de l’œuvre appréhendées par le moyen – de la perception catégorielle sont ordonnées en standardités, variabilités et contra-standardités. (Ces données ou propriétés peuvent n’être perçues qu’en un sens distillé). Cet agencement est fonction de deux choses. Tout d’abord, il est fonction de relations entre les catégories et les propriétés manifestes de l’œuvre, du caractère standardc, variablec ou contra-standardc des dernières par rapport aux premières. Ensuite, il est également fonction de relations entre catégories au sein du schème catégoriel. Un schème catégoriel dispose une personne à percevoir une œuvre sous une pluralité de catégories (conformément à la première contrainte). Il faut se rappeler qu’une perception catégorielle consiste en la perception d’une qualité Gestalt. Ce que l’on perçoit dans la perception catégorielle est, ainsi, nécessairement une propriété simple ou basique relativement à une société. Ce qui implique que les catégories de l’art qui composent un schème catégoriel et qui conduisent à une perception catégorielle sont exclusivement des classes naturelles pour une société. Seraient-elles arbitraires qu’une propension à suivre une règle intercéderait dans l’exercice de catégorisation de l’œuvre, proscrivant toute perception continue et non inférentielle d’une qualité Gestalt. Une perception catégorielle suppose une certaine distribution entre catégories arbitraires et naturelles (ce qui satisfait à la seconde contrainte).
63[§ 2] Deuxièmement, on peut préciser en quel sens la perception catégorielle relève de la cognition. La perception catégorielle représente en soi une compréhension, elle est une cognition distincte. Elle ne l’est pas par incidence, c’est-à-dire en vertu des actes cognitifs qui la sous-tendraient. Percevoir catégoriellement n’est pas nécessairement une croyance. Percevoir une Gestalt catégorielle est un accomplissement cognitif, que l’on croie ou non que telle œuvre appartient à telle catégorie. Elle n’est d’ailleurs pas nécessairement propositionnelle. De la même façon, elle n’est pas nécessairement une recognition. Walton prend soin de distinguer la recognition (ou identification) d’une qualité Gestalt, qui est une occurrence, de la perception d’une qualité Gestalt, qui est un état continu. La perception catégorielle n’est pas non plus nécessairement une capacité de discrimination. À supposer qu’être en capacité de discriminer la présence d’une propriété, c’est être capable de trier une collection d’objets, quelle que soit la manière dont ils sont présentés, entre ceux qui la possèdent et ceux qui ne la possèdent pas39, alors discriminer est également une occurrence. Mais il faudrait aller plus loin encore. Idéalement, la perception catégorielle n’est pas nécessairement une perception simpliciter. L’affirmation peut paraître saugrenue. Néanmoins, si sa théorie ne se concentre que sur les œuvres picturales et musicales, Walton suppose que ses principaux aspects pourraient également s’appliquer, « avec les modifications adéquates, aux nouvelles, aux pièces et aux poèmes40 ». L’acte cognitif désigné par le terme de perception catégorielle est de ces éléments cruciaux qui doivent pouvoir être appliqués aux œuvres littéraires. Les meilleurs candidats pour réduire la perception catégorielle sont insatisfaisants, ce qui conforte l’idée qu’elle est proprement cognitive.
64[§ 3] Troisièmement, on peut préciser ce qu’est une expérience de perception catégorielle. Tout d’abord, il y a ce qui est expérimenté. Les propriétés manifestes d’une œuvre sont (tout) ce dont on fait l’expérience, elles sont (toutes) les données d’une telle expérience. Ensuite, il y a la manière d’expérimenter ce qui est expérimenté. Les configurations de propriétés standardss, variabless et contra-standardsssont ces manières de percevoir et d’expérimenter les diverses propriétés perceptibles de l’œuvre. Toutefois, finalement, il y a plus. La perception catégorielle s’accompagne de phénoménologies spécifiques, qui tendent à suivre ou refléter les manières d’ordonnancer les composants de l’expérience. Notre attention se trouve dirigée par suite de cet accomplissement cognitif et certaines réactions face aux propriétés non esthétiques sont engendrées par lui. En d’autres termes, elle se révèle comprendre une expérience attentionnelle et émotionnelle41.
65[§ 3.1] La taxinomie des vécus associés à la perception catégorielle peut être rapportée de la manière suivante. Une propriété standards est phénoménologiquement inerte. De telles propriétés « ne nous semblent pas choquantes, ou notables, nous les attendons ou les tenons pour acquises en quelque sorte42 ». Une propriété contra-standards est phénoménologiquement subversive. « Il est probable qu’on trouve [les propriétés contra-standardss] choquantes, ou déconcertantes, ou frappantes, ou agaçantes ; » elles peuvent être « si intrusive[s] qu’elles voilent les propriétés variables de l’œuvre43 ». Une propriété variables est phénoménologiquement neutre. Les propriétés variabless importent grandement à l’expérience des œuvres, mais suscitent des vécus variés. À ce titre, leur phénoménologie n’est pas aussi déterminée que celle des propriétés standardss et contra-standardss.
66[§ 3.2] Tâchons d’illustrer cela en nous appuyant sur deux exemples. La légende veut que la première projection de L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat de Louis Lumière (1885) aurait effrayé ses spectateurs au point de provoquer un mouvement de panique. Quoi qu’il en soit, la mobilité des images était contra-standards pour les premiers spectateurs du cinématographe, qui ont certainement été déconcertés par ce qu’ils avaient sous les yeux, avant d’ajuster leurs catégories. Imaginons que Jacques perçoit Quai des Brumes de Marcel Carné (1938) sous les catégories œuvre de cinéma, film parlant, drame social. La platitude de l’œuvre et la mobilité des images sont standardss pour Jacques, car ces propriétés sont standardsc relativement à quelques catégories sous lesquelles il perçoit l’œuvre (cinéma, film parlant) et contra-standardsc relativement à aucune d’entre elles. Elles ne retiendront pas son attention. L’errance et la pauvreté de Jean, déserteur de la coloniale, la richesse de Zabel le marchand et de Lucien l’affranchi sont variabless pour Jacques. Ces détails de l’intrigue sont variablesc dans toutes les catégories sous lesquelles Jacques perçoit l’œuvre, bien que la représentation d’une tension entre classes sociales soit standards pour Jacques, car standardc pour un drame social. Comme Jacques ne perçoit pas Quai des Brumes sous la catégorie tragédie romantique ou réalisme poétique, la fin malheureuse de Jean, exécuté par Lucien, est inattendue, surprenante et l’affecte particulièrement. Ce dénouement, standardc pour toutes formes de tragédie, est variables pour Jacques.
67[§ 4] Quatrièmement, la perception catégorielle est une composante cognitive essentielle de la perception esthétique. Il s’agit, pour le moment, d’une thèse psychologique. Une perception esthétique n’implique aucune réalité esthétique. Il n’est question que des propriétés esthétiques qui paraissent être possédées par une chose. La thèse est en somme la suivante. Une perception catégorielle est une manière de percevoir les propriétés d’une œuvre et elle suppose le concours d’une certaine structure, d’un certain schème conceptuel, grand ordonnateur de l’expérience. De là, deux thèses valent d’être séparées. Tout d’abord, aucune perception esthétique n’advient sans perception catégorielle – la converse étant fausse. La perception esthétique dépend de la perception catégorielle. Ensuite, toute chose étant égale par ailleurs, il ne peut y avoir de variation dans la perception esthétique sans variation dans la perception catégorielle ; réciproquement, toute chose étant égale par ailleurs, rien ne change dans la perception catégorielle sans modification dans la perception esthétique. La perception esthétique covarie avec la perception catégorielle. La dernière idée est la plus provocante.
68[§ 4.1] La thèse de la covariation reçoit un des arguments les plus connus du penseur. Il s’agit de l’expérience de pensée de la catégorie des guernicas.
« Imaginez une société où le médium de peinture n’est pas institutionalisé, mais produisant une sorte d’œuvre d’art appelée les guernicas. Les guernicas sont comme des versions du Guernica de Picasso réalisés diversement en bas-reliefs. Tous sont des surfaces aux couleurs et formes du Guernica de Picasso, mais ces surfaces sont modelées de sorte à dépasser du mur, comme les cartes en relief de différents types de terrain. Certains guernicas ont des surfaces ondoyantes, d’autres sont dentelés et tranchants, d’autres encore contiennent plusieurs plans relativement plats, variant les uns des autres de par leurs angles, et ainsi de suite. Le Guernica de Picasso compterait comme un guernica – parfaitement plat – dans cette société, plutôt que comme une peinture44. »
69La covariation est exposée en ces termes :
« Sa platitude est variable[c] et les figures à sa surface sont standards[c] relativement à la catégorie des guernicas. Ainsi sa platitude, qui est standard[s] pour nous, serait variable[s] pour les membres de cette société, et les figures à sa surface, qui sont variables[s] pour nous, seraient standards[s] pour eux. Cela représenterait une profonde différence entre notre réaction esthétique au Guernica et la leur. Il semble violent, dynamique, vivant, dérangeant pour nous. Mais j’imagine qu’il les frapperait [par son caractère] froid, dur, sans vie, ou serein et paisible, ou peut-être fade, terne et ennuyeux – quoi qu’il en soit, non violent, dynamique et vivant45. »
70Les mêmes propriétés manifestes donnent lieu, ceteris paribus, à différentes perceptions esthétiques. Cette covariation est expliquée par les phénoménologies particulières qui accompagnent la perception de propriétés standardss et variabless.
« On ne prête pas attention à la platitude du Guernica ou on ne la remarque pas. C’est une caractéristique qu’on tient pour acquise. Mais pour l’autre société, il s’agit de la caractéristique du Guernica la plus frappante et remarquable – ce qui est expressif à son propos. À l’inverse, les taches de couleurs du Guernica, qu’on trouve remarquables et expressives, sont insignifiantes à leurs yeux46. »
71Ce qui est phénoménologiquement inerte et standards pour les uns, est phénoménologiquement neutre et variables pour les autres. En ce sens, l’attention portée à et les réactions suscitées par certaines propriétés non esthétiques varient en fonction des dispositions perceptuelles des personnes, ou de communautés de personnes. Du fait de cette variation dans l’expérience des œuvres, certaines propriétés non esthétiques sont, pour les uns, esthétiquement opérantes quand d’autres sont esthétiquement inopérantes, alors que, pour les autres, la configuration est inverse. En conséquence de cela, les perceptions esthétiques d’une même œuvre divergent.
72[§ 5] Cinquièmement, il est postulé que la « réalité » esthétique mime la perception esthétique dans son rapport aux catégories de l’art. Le postulat permet de dire que les propriétés esthétiques elles-mêmes « dépendent non seulement [des propriétés] non esthétiques [d’une œuvre] mais également de quelles sont, parmi ces propriétés non esthétiques, celles qui sont “standards”, celles qui sont “variables”, celles qui sont “contra-standards”47 ». Le postulat mène à un problème. Du fait d’une différence entre schèmes catégoriels et entre dispositions perceptuelles, Guernica paraît dynamique aux uns et non dynamique aux autres, qui le perçoivent respectivement comme une peinture ou comme un guernica. En supposant qu’ils observent l’œuvre dans des circonstances ordinaires, c’est une raison pour les premiers d’affirmer que Guernica est dynamique et pour les seconds d’affirmer qu’il est non dynamique. Qu’en est-il en vérité ? Doit-on trancher ? Le peut-on seulement ? La variété des perceptions catégorielles et la variété corrélative des perceptions esthétiques posent à Walton une question normative. La lecture que je propose rapproche la réponse normative de l’arrière-plan métaphysique et épistémologique du penseur.
73[§ 5.1] La théorie de Walton, d’après moi, repose sur une sorte particulière de constructivisme. Les ramifications contemporaines de la thèse kantienne sont variées. Pour reprendre Ian Hacking : « La maison de Kant a de nombreuses demeures48. » Inventé par et pour Goodman, le terme « constructionnalisme » désigne à rebours les projets philosophiques « qui cherchent à exposer comment, ou à prouver que, d’importants et divers entités, concepts, mondes, ou quoi que ce soit, sont construits à partir d’autres matériaux49 ». C’est alors une entreprise d’élaboration d’un système constructionnel, où les concepts, les entités, sont définis formellement et ordonnés de manière axiomatique. Le terme « constructionnisme » désigne les projets sociologiques, historiques et philosophiques qui cherchent à montrer qu’un phénomène, loin d’être inévitable et naturel, est un construit social, le produit de processus historiques et culturels. Aucune de ces variantes ne semble convenir aux catégories waltoniennes, qui ne sont ni définies formellement, ni traitées comme des produits historiques et sociaux. Faisons l’hypothèse qu’il n’y ait que des différences de degrés entre constructionnalisme et constructionnisme : où situerait-on l’approche waltonienne ? Sous cette condition, l’attribution d’une orientation constructionnaliste, débarrassée du soupçon de constructionnisme, doit être maintenue. La raison en est que la définition waltonienne des catégories de l’art pourrait être informée d’un traitement formel, mais ne pourrait pas être informée d’un traitement historico-sociologique, sous peine d’abandonner les concepts mêmes de catégorie perceptivement distinguable et de perception catégorielle (voir [§ 1.1.2] conjoint à [§ 5.4]).
74[§ 5.2] L’interprétation envisagée consiste à attribuer à Walton la thèse selon laquelle l’appréciation esthétique suppose la (re)construction de catégories de l’art et de leurs relations au sein d’un schème catégoriel. Pour des raisons de convenance, j’utilise un vocabulaire goodmanien pour caractériser ces manières de construire. Dès lors qu’on admet ce rapprochement, il est possible de lire certains développements de « Categories » comme établissant des opérations d’ajustement du schème à l’œuvre et de l’œuvre au schème. Ces opérations sont gouvernées par des critères pragmatiques, visant à permettre une bonne évaluation esthétique de l’œuvre.
75[§ 5.3] Les premières opérations sont la composition et la décomposition. Elles sont motivées par la présence dans une œuvre de propriétés contra-standardss. Ces dernières sont, disait-on, phénoménologiquement subversives. Cela ne signifie pas seulement qu’elles sont un terrain propice pour des propriétés esthétiques telles que « choquant », « agaçant », ou « bouleversant », mais qu’elles tendent à brouiller le jugement esthétique et apporter la confusion à l’appréciateur. Les vécus associés à l’expérience de ces propriétés fonctionnent cognitivement. Ils incitent à procéder à certains ajustements de notre schème. Décomposer et (re)composer consistent à réviser ce qui compte comme propriété secondaire (ou catégorie de l’art) et ce qui compte comme primaire relativement à cette propriété secondaire. Ces ajustements peuvent conduire à l’intégration d’« une nouvelle catégorie […] au sein de laquelle la caractéristique fautive est devenue standard[s] », ou d’« une catégorie étendue […] au sein de laquelle la caractéristique est variable[s]50 ». En restructurant notre schème, en se dotant de nouvelles catégories, on travaille à se donner le moyen de nouvelles perceptions catégorielles, et ainsi de nouvelles perceptions esthétiques.
76[§ 5.4] La seconde opération est la pondération. Toutes les catégories de l’art composant notre schème catégoriel ne se valent pas, certaines de ces classes sont pertinentes pour la perception des propriétés esthétiques de l’œuvre, et d’autres ne le sont pas. La perception catégorielle doit être pondérée, pour les besoins de l’évaluation esthétique, par les connaissances quant au contexte génétique de la création de l’œuvre. Quatre symptômes président à cette opération. Ce qui motive la pondération est
Symptôme relationnel
77La présence d’un nombre relativement important de propriétés standardsc et d’un nombre minimum de propriétés contra-standardsc en x.
Symptôme hédoniste
78Le fait que percevoir x sous c est plus intéressant, plaisant, ou vaut davantage d’être expérimenté que de percevoir x sous une autre catégorie.
Symptôme intentionnel
79Le fait que l’artiste ait l’intention, ou s’attende à ce, que x soit perçu sous c.
Symptôme historique
80Le fait que c est bien établi et reconnu dans la société où x a été produit.
81Les symptômes de correction déterminent la pertinence esthétique d’une perception catégorielle. Toutefois, l’exercice de pondération ne se résume pas à se renseigner sur les propriétés non esthétiques d’une œuvre, sans quoi cela ne serait pas un ajustement du schème catégoriel.
« Le critique doit ainsi aller au-delà de l’œuvre devant lui s’il veut la juger esthétiquement, non seulement pour découvrir quelles sont les catégories correctes, mais pour être capable de la percevoir à travers elles51. »
82La pondération consiste à réviser ce qui compte comme classe (ou catégorie de l’art) naturelle, et ainsi ce qui compte comme propriété simple (ou Gestalt). En d’autres termes, elle requiert de développer la compétence de percevoir, sans suivre de règle, certaines Gestalt catégorielles plutôt que d’autres. En sélectionnant les classes pertinentes pour une œuvre et en pondérant notre schème catégoriel, on se donne le moyen de juger plus justement une œuvre.
83[§ 5.4.1] Il est temps de reprendre les considérations historiques de la première partie du chapitre. Le choix avait été fait de formuler la thèse de l’empirisme esthétique par la proposition :
(E-)
84Aucune propriété esthétique et aucune attribution esthétique n’est fondée sur des propriétés non esthétiques imperceptibles,
85et de formuler la thèse du contextualisme esthétique par la proposition :
(C+)
86Toute propriété esthétique et toute attribution esthétique est en partie fondée sur des propriétés non esthétiques imperceptibles.
87La théorie des catégories n’admet aucune de ces thèses. Tout repose sur la manière de comprendre la correction des catégories. La théorie rend compte de la correction par des symptômes, non des critères. Pris individuellement, il est à espérer que les quatre symptômes « coïncident, qu’ils donnent les mêmes conclusions ». Cependant, ce n’est pas toujours le cas, ce qui signifie que ces symptômes tendent « seulement à indiquer que l’un, ou plusieurs, ou quelque association d’entre eux sont pertinents52 ». Il est possible que certaines propriétés esthétiques soient révélées par les catégories de l’art qui sont historiquement ou intentionnellement pertinentes, conformément aux préceptes contextualistes. Il est également possible que certaines propriétés esthétiques soient révélées seulement par les catégories de l’art qui sont relationnellement pertinentes, conformément aux préceptes empiristes. Rien ne justifie qu’on interprète la théorie des catégories plus fortement que cela.
Embarras avec l’évaluation esthétique
88Le second chapitre de An Ontology of Art de Gregory Currie présente une critique argumentée et charitable de « Categories ». Currie n’est guère conquis par les vestiges empiristes de la définition des catégories de l’art et des symptômes de correction. Le philosophe présente un certain nombre d’expériences de pensée pour révéler les défauts des thèses de Walton. Dans cette partie, je vais en rapporter deux, qui consistent en variations de l’expérience des guernicas. Mon propos est que ces cas hypothétiques soulèvent bien des difficultés, mais qu’elles ne sont pas nécessairement celles supposées par Currie.
89La première variation du cas des guernicas vise à montrer un problème de relativisation des attributions esthétiques. Selon Currie, la correction des catégories permet tout à la fois de soutenir que « les propriétés esthétiques comme être dynamique sont dépendantes de considérations catégorielles », et que « leurs attributions sont dérelativisées (unrelativised) des catégories53 ». La stratégie de Walton pour contrer le relativisme radical consisterait à soutenir que si une catégorie, sous laquelle une œuvre est perçue, est correcte, alors l’opérateur de restriction du jugement esthétique tombe. Currie estime cette stratégie inefficace. Voici son argument.
« Supposons que l’histoire de l’art ait été quelque peu différente, et qu’on en soit venu à reconnaître la catégorie des guernicas aussi bien que la catégorie des peintures. Supposons également que Picasso ait décidé, ce qu’il aurait très bien pu faire, de produire une œuvre qui appartienne à ces deux catégories simultanément54. »
90Il faut également supposer, ce que Currie ne fait pas explicitement, que l’œuvre n’est pas plus appréciable sous une catégorie que sous l’autre (symptôme hédonique). Dans ce contexte, Guernica aurait tout à la fois pour propriété d’être dynamique et d’être non dynamique,
« ces jugements étant le résultat d’une perception de l’œuvre sous deux différentes catégories auxquelles elle appartient effectivement. Mais cela impliquerait une contradiction. Rien ne peut être simultanément dynamique et non dynamique55 ».
91L’écueil est évident ; l’objection est fondée. Si les symptômes de correction visent à établir une interprétation absolue des attributions esthétiques, par le moyen d’une acception absolue de la standardité, de la variabilité et de la contra-standardité, il y a bien un problème de relativisation. La première variation de la fiction théorique des guernicas illustre un cas où deux perceptions esthétiques contraires satisfont maximalement les conditions de correction : ainsi, si la relativisation révisionniste tombe, au motif d’une perception catégorielle correcte, alors nous avons deux vérités contradictoires et, vraisemblablement, un objet aux propriétés contradictoires. Tout valide qu’est l’argument, une précision doit être apportée.
92Le principal reproche qu’on peut adresser à l’objection de Currie est de ne pas tenir compte du fait que Walton se positionne explicitement sur de pareilles difficultés. Il existe des évaluations conflictuelles qui sont irréconciliables. L’indécidabilité de certains jugements conflictuels entraîne deux choses. Tout d’abord, elle conduit à reconnaître que les symptômes de correction n’ont pas vocation à trancher en toute occasion. Or,
« les survenues de telles impasses ne sont en aucune façon regrettables. Les œuvres peuvent être fascinantes précisément pour les changements entre des manières également permissibles de les percevoir. Et la grande richesse de certaines œuvres est due en partie à la variété des manières permissibles et intéressantes de les percevoir56 ».
93Pour Walton, raffiner les symptômes de correction reviendrait à « légiférer gratuitement », à outrepasser la frontière entre une esthétique philosophique et une critique philosophique de l’art57. Autrement dit, il est inopportun de chercher à trancher philosophiquement sur le dynamisme ou le non-dynamisme de Guernica de la première variation de l’expérience de pensée. Ensuite, le respect du désaccord doit conduire à exposer la source du conflit.
« Le mieux que l’on puisse faire est de désigner seulement quelles sortes de différences de perception sous-tendent la dissension et pourquoi elle n’est pas résoluble58. »
94En d’autres termes, le conflit entre deux évaluations esthétiques irréconciliables doit être expliqué normativement, en termes de variétés de perceptions catégorielles, de différences de schèmes catégoriels, ou encore d’inopérativité des symptômes de correction. Cela signifie que la difficulté n’est pas logique, mais critique. La seule manière d’expliquer ce qu’il se passe, dont je dispose, est la suivante. Nous avons nos deux attributions esthétiques :
- Guernica est dynamique.
- Guernica est non dynamique.
95Percevoir Guernica sous la catégorie peinture et le percevoir sous la catégorie guernica sont des perceptions catégorielles également correctes. À mon sens, les affirmations (1) et (2) héritent de ce trait : elles sont également correctes. Maintenant, il y a plusieurs options. Toute la difficulté, ici, est de savoir si l’indécidabilité est seulement épistémologique ou est ontologique, si elle relève de nos moyens de trancher ou de la nature des propriétés esthétiques. L’une de ces options est qu’aucune des affirmations (1) et (2) n’a la vérité pour valeur de vérité. Or, cela implique plus qu’une limitation cognitive : aucune ne pourra jamais être vraie. Cela n’est pas satisfaisant. L’autre de ces options suppose qu’on dispose d’une notion relative de vérité, et que les affirmations (1) et (2) soient vraies relativement à des cadres différents. Cela adhère naturellement avec l’idée du relativisme conceptuel. Aussi, il semble cohérent d’affirmer que les jugements esthétiques résultant de perceptions catégorielles correctes restent, en un sens, relatifs. Mais imputer une telle notion à Walton, c’est aller bien au-delà de ce que les textes permettent. Ainsi, il faut conclure avec Currie que ces qualifications ne lèvent pas le problème de relativisation. Walton ne fournit aucun moyen d’expliquer en quel sens non révisionniste les attributions esthétiques sont relatives.
96La seconde variation du cas des guernicas espère montrer un problème d’insuffisance des critères d’attributions esthétiques de Walton. Il y a un double objectif : d’une part, révéler ce que l’approche waltonienne ne peut pas faire (une limite), et, d’autre part, indiquer ce qu’une meilleure approche doit être en mesure de faire (une voie de sortie). Ainsi, Currie entend défendre que les propriétés esthétiques dépendent également de l’accomplissement artistique que représente une œuvre. Son argument est le suivant.
« Imaginons qu’il y a une race d’êtres qui vit sur Mars et qui a des intérêts et des sensibilités esthétiques semblables aux nôtres. Toutefois, ils diffèrent de nous en cela que leurs capacités artistiques sont grandement supérieures aux nôtres. Ce qui serait, pour nous, l’œuvre d’une compétence mature et d’une expression subtile, serait, pour eux, quelque chose d’insignifiant, comme le produit d’un martien moyen de cinq ans. Imaginons qu’un enfant martien sans talent (d’après les standards martiens) réalise une chose qui ressemble exactement au Guernica de Picasso, bien qu’elle ait été produite en toute indépendance de ce dernier. […] Imaginons également que les martiens ont les mêmes catégories de l’art que nous, ou au moins que nous partageons un nombre suffisant de conventions à propos de la catégorisation des œuvres d’art pour qu’on puisse dire que les deux peintures appartiennent à la même catégorie. Donc s’il y a une différence esthétique entre elles, elle ne peut être expliquée par une différence de catégorie59. »
97Ces nombreuses variables établissent les circonstances artistiques et cognitives : nous ressemblons aux martiens de par nos capacités esthétiques et nos schèmes catégoriels, nous nous différencions des martiens de par nos capacités artistiques. Il ajoute une autre supposition, à propos de l’évaluation esthétique des œuvres effectuées par les deux communautés :
« Nous pensons que [l’œuvre de Picasso] est méritante, alors que les martiens pensent que [l’œuvre de l’enfant] n’est absolument pas méritante60. »
98De ce nouveau conflit, une alternative se dresse.
« S’il n’y a aucune différence esthétique entre [les deux peintures], l’un ou l’autre de ces jugements doit être faux. […] Il serait complètement arbitraire […] de dire que l’un était juste et l’autre était faux. Donc il semble qu’il doit y avoir une différence esthétique [entre les peintures]. Dans ce cas, la valeur esthétique ne survient pas sur l’apparence [conjointe à] la catégorie61. »
99En conséquence, l’évaluation de la valeur et des propriétés esthétiques d’une œuvre doit être fondée sur quelque chose de plus que la conjonction des propriétés qu’elle paraît posséder et de la correction de la catégorie sous laquelle elle est perçue. Certaines propriétés génétiques, indépendantes de la catégorisation, agissent sur les propriétés esthétiques. « Être un accomplissement artistique » est de celle-là. Je tiens cet argument pour incorrect.
100Pour l’essentiel, si cette variation de l’expérience de pensée ne porte pas le préjudice escompté, c’est qu’elle fleurte dangereusement avec la pétition de principe. Elle prend pour prémisses que les deux sociétés ont les mêmes schèmes catégoriels, les mêmes capacités esthétiques et des évaluations esthétiques différentes. Elle conclut que les propriétés esthétiques ne dépendent pas seulement des propriétés manifestes et de la correction des catégories62. Si c’est bien correct, il faut s’exclamer : « De toute évidence ! » puisque, par hypothèse, ce n’est pas le cas. On peut délaisser cette difficulté pour observer un autre point contentieux. On pourrait être tenté de penser, de prime abord, que Walton répondrait à Currie de la même façon que cela a été fait pour la première variation, en évoquant les évaluations indécidables. Ce n’est pas nécessaire. La reconstruction que l’on proposait de la perception catégorielle permet de contester les prémisses de Currie sous un autre aspect, en particulier sur le fait que nous partagerions avec les martiens des schèmes catégoriels équivalents. Il suffit de penser à ce que représente le fait de dessiner comme un enfant. Parvenir à imiter les dessins d’enfants n’est en soi pas une tâche simple. Ce peut être, pour reprendre une célèbre citation, le travail d’une vie, surtout quand, comme Picasso, on dessinait enfant comme Raphaël. Ce qui permet de révéler une chose : le dessin d’enfant apparent est une catégorie de l’art perceptivement distinguable. Si la peinture de l’enfant martien est perçue comme une peinture d’enfant apparent, et que nous ne percevons pas la peinture de Picasso sous cette catégorie, alors nous ne partageons pas avec les martiens un même schème catégoriel. De toute évidence, la présence d’un grand nombre de traits contra-standardss, pour nous, tend à exclure l’œuvre de cette catégorie. Par extension, la supposition de Currie ne convient pas, car les prémisses qu’il donne satisfont aux critères de différenciation de schème conceptuel. Le jeu des petites altérations des variables d’une fiction théorique peut conduire à une modélisation sans attache. Ces deux difficultés permettent, je pense, de douter des conclusions du philosophe.
101Toutefois, il y a bien une difficulté que cette variation met en évidence, sauf qu’il ne s’agit pas de celle que Currie veut démontrer. Supposons que l’on procède à des rectifications, de manière à libérer l’expérience de pensée des précédentes difficultés. Il resterait, à mon sens, un aspect sur lequel Walton et Currie pourraient être en désaccord : les membres des sociétés terrienne et martienne possèdent-ils les mêmes capacités esthétiques ? Car, c’est de ces capacités d’appréciation, plutôt que de capacités de création, dont il est question. En toute hypothèse, si les martiens réalisent de bien meilleures œuvres que les terriens sans posséder de meilleures capacités d’appréciation, on peut douter du fait qu’il juge le Guernica martien déméritant. Au mieux, l’œuvre martienne sera jugée comme la moins excellente des excellentes productions artistiques, ce qui ne revient pas à dire qu’elle a une valeur esthétique négative. Mais on peut faire l’hypothèse inverse. On peut estimer que l’accointance avec d’excellentes œuvres a permis aux appréciateurs martiens de développer leurs capacités cognitives qui ne relèvent pas de la perception catégorielle : à discriminer, à contraster, ou à identifier plus finement. Dans cette configuration, les appréciateurs martiens perçoivent l’œuvre sous les mêmes catégories correctes que nous, mais sont de meilleurs appréciateurs. Il est alors légitime de penser que nos appréciations esthétiques peuvent diverger, jusqu’à modifier radicalement la valence de nos jugements. Sous cette dernière hypothèse, la perception catégorielle ne suffit pas à déterminer l’appréciation esthétique. Ainsi, il y a effectivement un problème d’insuffisance, mais il concerne en premier lieu la psychologie de l’évaluation. La difficulté laisse suggérer deux corrections plausibles à la théorie des catégories de l’art : soit l’appréciation esthétique repose sur d’autres cognitions que la perception catégorielle, soit la perception catégorielle entretient des relations avec les autres cognitions plus complexes qu’on ne les a estimées. Cela représente, avec le problème de relativisation, les deux problèmes internes de l’approche de l’esthétique que défend Walton.
102Au-delà des atours de l’évidence et de l’intuition, l’étude approfondie de « Categories of Art » aura requis détours, reconstructions et interprétations. Finalement, la théorie des catégories de l’art se présente comme un ensemble de thèses sur les relations entre expérience, cognition et évaluation. Ces relations sont structurées par la notion de perception catégorielle que l’on peut tenir pour héritière de considérations wittgensteiniennes, et qu’on peut qualifier proprement de cognition. Liant expérience et cognition, une épistémologie résolument anti-fondationnaliste et dispositionnaliste suggère que la perception catégorielle procède de la maîtrise de concepts de catégories de l’art perceptivement distinguables. J’ai montré qu’en intégrant une certaine conception de la notion de schème conceptuel, l’idée de possession et d’exercice d’un schème de concepts de catégories permet d’expliquer autant la définition fonctionnelle des catégories de l’art, que les différentes acceptions des concepts de standardité, variabilité et contra-standardité. Régulant les frontières entre évaluation et expérience, l’objectivisme esthétique du philosophe est structuré autour d’une psychologie de la perception esthétique et de normes du jugement. Toutefois, on a pu voir que cela conduisait à certaines difficultés, en particulier quant à la relativisation des attributions esthétiques. Articulant cognition et évaluation, j’ai cherché à dégager une tendance au relativisme conceptuel et au constructionnalisme, pour expliquer de quelles façons Walton identifie certains commerces cognitifs entre schème et œuvre.
Notes de bas de page
1 Sibley Frank, « Aesthetic Concepts », dans Philosophical Review, vol. 68, n° 4, 1959, p. 421-450.
2 Currie Gregory, An Ontology of Art, Londres, Palgrave Macmillan, 1989, p. 17.
3 Sibley Frank, « Aesthetic Concepts », art. cité, p. 423.
4 Wimsatt William et Beardsley Monroe, « L’illusion de l’intention », dans Lories Danielle (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Paris, Klincksieck, 2004 (1946), p. 223-238.
5 Une autre dénomination de cette thèse existe, le formalisme : en dernier recours, ce sont les propriétés formelles de l’œuvre qui sont garantes de la correction d’un jugement esthétique. Pour l’essentiel, j’évite de recourir à cette appellation. La raison de ce choix est que, pour des raisons historiques ancrées dans la philosophie de Clive Bell, le terme désigne une thèse duale, qui touche à deux débats différents. Le formalisme artistique est une définition de l’art, pour qui une œuvre d’art est un artéfact qui suscite un jugement esthétique positif. Le formalisme esthétique est une thèse sur le jugement esthétique, qui défend que l’appréciation repose sur la forme manifeste signifiante de l’œuvre.
6 Levinson Jerrold, « Le contextualisme esthétique », dans Cometti Jean-Pierre, Morizot Jacques et Pouivet Roger (éd.), Esthétique contemporaine : art, représentation et fiction, Paris, Vrin, 2005, p. 451-452.
7 Respectivement : Currie Gregory, An Ontology of Art, op. cit., p. 44 ; Levinson Jerrold, « Le contextualisme esthétique », art. cité, p. 451.
8 Cf. Réhault Sébastien, Métaphysique des propriétés esthétiques. Une défense du réalisme, thèse de doctorat de philosophie, Nancy, université Nancy 2, 28 octobre 2011, p. 285 ; Currie Gregory, An Ontology of Art, op. cit., chap. 2 ; Zangwill Nick, « In Defence of Moderate Aesthetic Formalism », dans Philosophical Quarterly, vol. 50, n° 201, 2000, p. 476-493.
9 Laetz Brian, « Kendall Walton’s “Categories of Art” », art. cité.
10 Respectivement : Walton Kendall, « Categories of Art », art. cité, p. 335, 336, 337. Certains passages que je traduis sont tirés de la version modifiée et réimprimée dans le recueil Marvelous Images, plutôt que de la version originale. Lorsque les modifications sont mineures, c’est-à-dire lorsque la rectification vise à clarifier la phrase et que cette rectification est plus commode à traduire, je ne le précise pas.
11 Ibid., p. 35.
12 Currie Gregory, An Ontology of Art, op. cit., p. 30.
13 Walton Kendall, « Categories of Art », art. cité, p. 339, ou pour une légère clarification, « Categories of Art », dans Marvelous Images : On Values and the Arts, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 198.
14 Walton Kendall, « Categories of Art », art. cité, p. 335, n. 5.
15 Wittgenstein Ludwig, Recherches philosophiques, op. cit., p. 274.
16 Wittgenstein Ludwig, Recherches philosophiques, op. cit., II, § 11.
17 Toutes les citations de ces deux derniers paragraphes sont extraites de Walton Kendall, « Categories of Art », art. cité, p. 340-341.
18 Walton Kendall, « The Dispensability of Perceptual Inferences », dans Mind, vol. 72, 1963, p. 361.
19 Ibid., p. 357-358.
20 Ibid., p. 361.
21 Walton Kendall, « Linguistic Relativity », art. cité, p. 3.
22 Lorsqu’elles s’exercent entre des langages, la sorte de différence de schème que Walton cherche à dégrossir advient entre des langages intertraduisibles. Ainsi, la notion de schème conceptuel vers laquelle Walton tend n’est pas sujette aux arguments sceptiques de Donald Davidson : cf. Davidson Donald, « On the Very Idea of a Conceptual Scheme », dans Proceedings and Addresses of the American Philosophical Association, vol. 47, 1973, p. 5-20.
23 Walton Kendall, « Linguistic Relativity », art. cité, p. 5-6.
24 Ibid., p. 11. Mes italiques.
25 Ibid., p. 6.
26 Ibid., p. 13.
27 Ibid., p. 12.
28 Ibid., p. 17.
29 Goodman Nelson, Manières de faire des mondes, op. cit., p. 27.
30 Je délaisse la complexité de la définition complète et compréhensive (i. e. non limitée aux classifications d’espèces) que donne Walton de la notion. Cf. Walton Kendall, « Linguistic Relativity », art. cité, p. 22.
31 Ibid., p. 23.
32 Ibid., p. 99, n. 35.
33 Ibid., p. 25.
34 Ibid., p. 24.
35 Laetz Brian, « Kendall Walton’s “Categories of Art” », art. cité.
36 Walton Kendall, « Categories of Art », art. cité, p. 339.
37 Walton Kendall, « Categories and Intentions : A Reply », dans Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 32, n° 2, 1973, p. 268.
38 Walton Kendall, « Categories of Art », art. cité, p. 341.
39 J’emprunte la définition à Hopkins Robert, « Aesthetics, Experience, and Discrimination », dans Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 63, n° 2, 2005, p. 119.
40 Walton Kendall, « Categories of Art », art. cité, p. 335, n. 5.
41 Ces remarques quasi empiriques ont bien été cernées par certains commentateurs (tels que Parsons Glenn, « Moderate formalism as a theory of the aesthetic », dans Journal of Aesthetic Education, vol. 38, n° 3, 2004, p. 31-32), mais ils ne s’aventurent pas à les attacher à une taxinomie des vécus. Il est peut-être trop fort d’attribuer une telle classification à Walton, mais, pour le moins, cela a le mérite de clarifier l’enjeu théorique des distinctions entre propriétés standardss, variabless et contra-standardss.
42 Walton Kendall, « Categories of Art », art. cité, p. 348.
43 Ibid., p. 352.
44 Ibid., p. 347. Je place en gras les occurrences “guernica” désignant la catégorie de l’art, ce qui est absent de l’original.
45 Ibid.
46 Ibid.
47 Ibid., p. 338.
48 Hacking Ian, The Social Construction of What ?, Cambridge, Harvard University Press, 1999, p. 45.
49 Ibid., p. 47.
50 Walton Kendall, « Categories of Art », art. cité, p. 353.
51 Ibid., p. 366.
52 Ibid., p. 358.
53 Currie Gregory, An Ontology of Art, op. cit., p. 31.
54 Ibid., p. 31-32.
55 Ibid., p. 32.
56 Walton Kendall, « Categories of Art », art. cité, p. 362.
57 Ibid.
58 Ibid.
59 Currie Gregory, An Ontology of Art, op. cit., p. 36-37.
60 Ibid., p. 37.
61 Ibid.
62 Strictement parlant, Currie parle des mérites et démérites esthétiques. Je ne pense pas que cela contredise cette dernière affirmation.
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