Chapitre IV. Représentation
p. 99-116
Texte intégral
1La théorie de la représentation déployée dans Mimesis as Make-Believe est le fruit d’une longue maturation amorcée quelques années plus tôt, dans « Pictures and Make-Believe ». Loin des complications philosophiques, le terreau d’où elle émerge est simplement « l’observation » des œuvres représentationnelles, « couplée à une sensibilité à l’importance que ces œuvres ont pour nos vies et notre culture1 ». En amont de toute pensée philosophique, il se trouve un intérêt pour les valeurs qu’on accorde aux œuvres représentationnelles, une curiosité pour la manière dont elles sont conçues et pour la manière dont elles fonctionnent. Cette attention constante à ce qui fait notre attrait pour les œuvres est la force de sa théorie et explique son retentissement en esthétique et en philosophie. Devançant de quelques années l’exposition de sa méthodologie, Walton donne à comprendre l’importance que revêtent à nos yeux ces œuvres par une analogie principielle. L’analogie attire notre attention sur de nouvelles similarités, de nouvelles différences entre les choses ou les pratiques qu’elle compare. Au bout du compte, elle conduira notre penseur vers une « théorie grandiloquente » – c’est-à-dire, non pas à « un compendium de réponses séparées à des problèmes particuliers, mais [à] une tentative de construire une théorie simple, compréhensive et unifiée, avec de multiples applications2 ». Bien avant d’en arriver là, elle permet de comprendre, simplement mais non sans subtilité, notre attachement aux arts représentationnels.
2Dans ce chapitre, nous appréhendons – ce que je nomme – l’anthropologie de la représentation en tant qu’elle est la première partie de la théorie du faire-semblant. Nous verrons qu’elle est composée de remarques structurées autour d’une analogie principielle entre les arts représentationnels et les jeux reposant sur des supports imaginatifs externes. La comparaison fondatrice mène à la nécessité d’une recherche sur le concept d’imagination. Fait étonnant, la théorie de Walton ne comporte pas, à proprement parlé, de théorie de l’imagination. En lieu et place de cela, elle propose une classification des phénomènes imaginatifs. Ici, nous aborderons une portion de la classification. Fort de ces remarques, nous retournerons vers les valeurs des représentations, pour montrer qu’elles sont éclairées par des faits anthropologiques mis en avant par la version waltonienne de l’analogie.
Analogie principielle
Des chevaux de bois aux arts représentationnels
3La méthodologie philosophique de Walton aboutit à quelques préceptes. Les philosophes ne doivent pas s’effrayer des grandes théories. Lorsqu’ils le peuvent, ils doivent les poursuivre. Les poursuivre suppose de remarquer des similarités jusque-là inaperçues.
« Les grandes théories (Grand theories) indiquent bien des similarités. La grandeur3 est de mettre beaucoup de choses sous un même chapeau, éclairant ce qui est commun parmi un large éventail de cas. Mais remarquer des similarités est souvent la clé pour comprendre des différences. Et certaines différences ne sont apparentes que sur un arrière-fond de similarités4. »
4Les constructions philosophiques s’accompagnent de catégories renouvelant notre compréhension de groupes de choses ou de pratiques. Les grandeurs vertigineuses des théories philosophiques sont, en vérité, les propriétés de ces catégories, ou schèmes d’organisation. D’après Walton, les grandeurs procèdent de similarités nouvellement appréhendées par les catégorisations. Souvenons-nous que, durant le premier chapitre, les présentes remarques conduisaient notre penseur vers une Méthode Heuristique de construction d’une catégorie philosophique.
Méthode Heuristique
5Une catégorisation philosophiquement pertinente peut être obtenue en dégageant des similarités entre des choses, ou des pratiques particulières x1,…, xn relevant typiquement des arts ou de l’esthétique et des choses, ou des pratiques particulières y1,…, yn ne relevant pas nécessairement des arts ou de l’esthétique. La catégorisation nouvelle est en droit de rassembler ou traverser les groupements x1,…, xn et y1,…, yn pour des fins théoriques.
6La Méthode suggère qu’un philosophe dégage d’abord des similarités qu’il fixe ensuite par la construction d’une catégorie. Rappelons-nous encore que, durant les second et troisième chapitres, nous rencontrions des comparaisons cherchant à montrer de telles similarités. Nous les nommions alors Analogies Principielles.
Analogie Principielle
7Une analogie est principielle relativement à une théorie donnée dans la mesure où, pour cette théorie, x1,…, xn appartenant paradigmatiquement à une catégorie, X, sont analogues à y1,…, yn sous certains aspects, et ces aspects sont les clés d’une réponse philosophique à « Qu’est-ce que X ? »
8Dans le chapitre suivant, la catégorisation ou schème d’organisation qui est au cœur de la théorie du faire-semblant sera pleinement déployée. Pour le moment, nous nous occupons des similarités que la théorie de Walton nous permet de saisir. Les grandeurs suivront bientôt.
9Par l’analogie principielle de la théorie du faire-semblant, les arts représentationnels sont comparés aux jeux imaginatifs des enfants.
« Je considère comme sérieux le rapprochement avec les jeux d’enfants – qui s’amusent au papa et à la maman, au maître et à l’élève, aux policiers et aux voleurs, aux cowboys et aux indiens, qui édifient des mondes fantaisistes autour de poupées, d’ours en peluche et de voitures miniatures. Nous pouvons apprendre beaucoup sur les nouvelles, les peintures, le théâtre et les films en travaillant à les comparer avec de telles activités de faire-semblant (make-believe)5. »
10L’analogie prend la direction des jeux enfantins vers les arts représentationnels. Autrement dit, les aspects que les ours en peluche, pistolets en bois et autres chevaux à bascule partagent avec les pièces de Molière, peintures de Rubens et autres romans d’Asimov permettent de mieux comprendre ces derniers.
11L’analogie au principe de la théorie du faire-semblant repose sur deux propositions anthropologiques. Premièrement, notre philosophe suggère que les pratiques enfantines de faire-semblant pourraient être « une préoccupation […] presque universelle ». Ses dires sont rapprochés d’études de folkloristes et de psychologues, fondant la première proposition anthropologique sur des hypothèses empiriques. Le penseur est enclin à penser que « le désir » de s’engager dans les activités de faire-semblant, autant que « les besoins » auxquels ces pratiques répondent sont « tout à fait fondamentaux6 ». Deuxièmement, il suggère que les pratiques enfantines de faire-semblant ne sont pas seulement analogues aux pratiques entourant les arts représentationnels : les secondes sont la continuité des premières. Les dires de Walton seront plus tard repris, empiriquement étayés par des écrits de psychologie du développement7.
« Il serait surprenant que le faire-semblant disparaisse sans laisser de trace une fois venu l’âge adulte. »
« Il n’en est rien. Je soutiens qu’il perdure dans notre interaction avec les œuvres d’art représentationnelles […]. Les formes que prennent les activités de faire-semblant changent de manière significative lorsque nous mûrissons. Elles deviennent plus subtiles, plus sophistiquées, moins apparentes8. »
12En somme, nous avons les idées suivantes : les pratiques de faire-semblant ont importé partout et de tout temps ; l’expérience des œuvres repose, toute proportion gardée, sur les mêmes ressorts culturels et cognitifs que la pratique des jeux. Pour ces raisons, il existe une relation entre ce qui nous attache aux jeux enfantins et ce pourquoi nous valorisons les arts représentationnels.
13Les faits sont suffisamment importants pour parler – de manière quelque peu idiosyncrasique – d’une parenté anthropologique entre les termes de l’analogie. Par comparaison, là où des propositions sémiotiques permettaient à Goodman de poser un regard neuf sur les problèmes touchant à la représentationnalité, ce sont les propositions anthropologiques qui permettent à Walton de raviver ces questionnements. Relativement à une théorie pour un concept X, une analogie principielle entre A et B est dotée d’une parenté anthropologique, dans la mesure où, pour B et A des pratiques humaines, l’explication des similitudes entre elles s’apparente à une étude de l’homme et porte les fondations de la catégorie X. Cette définition est trop large pour être véritablement intéressante, car qu’est-ce qu’une explication qui semble relever de l’étude de l’homme ? Mais il n’est pas besoin d’être trop précis, tout ce qui importe est que soient données des raisons d’articuler des pratiques humaines distinctes.
Histoire et versions de l’analogie
14L’analogie entre jouets et représentations n’est pas elle-même originale. Pour bien comprendre la spécificité de la démarche de Walton et restreindre approximativement ce qu’est la parenté anthropologique, on peut observer deux des expressions antérieures du rapprochement.
15Une première version de l’analogie provient de l’historien et critique d’art Ernst Gombrich. On attribue souvent la paternité du rapprochement à un article au titre aussi intrigant, au premier abord, qu’il est évocateur, au vu de ce qui a été mentionné plus tôt : « Méditations sur un cheval de bois ou les origines de la forme artistique9. » L’originalité est une attribution discutable, particulièrement en philosophie : on retrouve une formulation de l’analogie presque identique à celle de Gombrich dans les cercles viennois, en particulier chez Heinrich Gomperz et Julius von Schlosser, que Gombrich n’ignorait probablement pas, étant donné la proximité de ces auteurs avec le sématologue Karl Bülher, qui fut également le professeur de l’historien de l’art10. Pour ces philosophes viennois, une partie du problème de la représentation est de comprendre ce qui distingue deux attitudes psychologiques, consistant respectivement à prendre une chose pour ce qu’elle est et à prendre une chose pour autre chose que ce qu’elle est, tel un acteur pour Hamlet, ou un bâton pour un fier destrier. Gombrich hérite certainement de cette problématique. Sa réponse est la suivante :
« Pour qu’un bâton se transforme en un “dada” favori, deux conditions étaient nécessaires ; d’abord que sa forme permette de l’enfourcher, ensuite, et sans doute de façon décisive, qu’il y ait désir de chevaucher (that riding mattered)11. »
16Dans une certaine mesure, l’idée doit être rapprochée de l’axiome du comportement signifiant de la psychologie de Bülher12. L’axiome stipule qu’un comportement signifiant est une action déterminée dans le même temps par un facteur intérieur ou besoin (celui des félins à pratiquer la chasse) et un facteur extérieur ou opportunité (la présence d’une balle aux propriétés permettant de s’engager dans une poursuite). Ce modèle conceptuel explique très bien les deux conditions de Gombrich : le couple opportunité-besoin est instancié par le couple être enfour-chable-importance de chevaucher. La contribution particulière de Gombrich est le concept de substitut fonctionnel. Le fait qu’au moment où s’ouvre le jeu, le bout de bois soit potentiellement chevauchable – au même titre qu’un véritable cheval – érige l’objet en un substitut fonctionnel pour un cheval. En maintenant l’analogie, Gombrich en vient à défendre qu’à l’origine de la création artistique, « il y a le désir de fabriquer un “substitut”13 ». Aussi, les arts représentationnels répondent génétiquement à des besoins particuliers, en fournissant des opportunités, c’est-à-dire des substituts fonctionnels – ce qui est très éloigné de l’imitation ou de la dénotation. Pour résumer grossièrement, la thèse du substitut fonctionnel offre une explication sématologique de la parenté anthropologique. Toutefois, selon Walton, Gombrich ne va pas assez loin et commet une erreur : « Les chevaux de bois ne sont pas chevauchables, pas réellement14. » La thèse de Gombrich est pleinement fausse pour une raison, pour ainsi dire, grammaticale : le cheval à bascule ne remplit pas littéralement la fonction que je prête à ce qu’il représente. Preuve en est : si je suis en retard pour la rentrée des cours, chevaucher un bâton de bois ne m’aidera pas à couvrir plus rapidement la distance entre mon appartement et l’université. Par contre, je pourrais bien l’imaginer15 !
17Une seconde version de l’analogie se retrouve en philosophie de l’esprit, chez Gilbert Ryle. Ce précédent est moins connu que celui qu’on évoquait à l’instant, à tort, puisqu’à l’instar de Walton et contre Gombrich, Ryle désigne bien l’imagination et le faire-semblant (make-believe) comme le tertium comparationis du rapprochement. Bien sûr, on ne peut pas amoindrir l’influence du courant de la philosophie du langage ordinaire et le poids de la méthode – quelque peu idiosyncrasique – de géographie logique des concepts dans la conception rylienne de l’esprit. Pour le penseur d’Oxford, le philosophe doit observer les applications des concepts de capacités et de processus mentaux, pour dégager les règles logiques qui en président les usages16. L’analogie intervient précisément comme le résultat de ces préceptes méthodologiques, dans le chapitre de The Concept of Mind consacré à l’imagination.
« Il existe une myriade de comportements de sortes foncièrement différentes, mais qui sont habituellement et correctement décrits comme imaginatifs. […] [L]’auteur rédigeant un roman, l’enfant prétendant être un ours, ou encore Henry Irving [sur scène], tous exercent leur imagination ; mais il en va de même […] du lecteur d’un roman, de la nourrice qui se retient de sermonner l’ours pour ses élucubrations inhumaines, du critique d’art dramatique ou des amateurs de théâtre17. »
18Ce qui milite pour l’analogie entre ces activités est un élément de nos pratiques langagières, à savoir l’usage correct et ordinaire de l’adjectif « imaginatif ». Fait notable, cette analyse constitue en soi un argument en faveur des explications rylienne autant que waltonienne de l’analogie. Maintenant, Ryle est moins intéressé par les arts représentationnels que par le refus des conceptions de l’imagination comme faculté de produire ou de percevoir des images immatérielles, fantomatiques. Aussi, sa théorie de l’imagination est que toutes les activités imaginatives résultent de la capacité à réaliser des actes physiques ou des opérations mentales dans un état d’esprit hypothétique (hypothetical frame of mind). Ryle prétend qu’une catégorie logique de concepts psychologiques permet d’exprimer cet état particulier, dont la principale caractéristique est de décrire une action ou une opération dite sophistiquée ou d’un ordre logique supérieur à la description d’une autre action ou opération. Par exemple, la description du comportement consistant à faire le mort fait référence obliquement ou contient implicitement la description du comportement naïf du corps mort. Cette idée rend éventuellement compte des comportements imaginatifs mis en œuvre dans les jeux enfantins. Pour l’étendre à l’expérience des œuvres et aux activités imaginatives en général, Ryle doit introduire une thèse plus forte. Aussi, il affirme : « La notion de faire semblant de croire est d’un ordre supérieur à celle de croyance18. » Un exercice de l’imagination n’est pas seulement lié logiquement à un acte naïf, elle est une application particulière de connaissances à propos de cet acte naïf. On doit entretenir quelques croyances à propos des ours pour imaginer, en son for intérieur, être dévoré par l’un d’eux. Il espère de cette manière subsumer les concepts de conduites imaginatives sous celui de faire-semblant. Pour résumer, la thèse de Ryle peut offrir, en vertu de sa théorie de l’imagination, une explication conceptuelle de la parenté anthropologique. Pas davantage. Elle reste silencieuse quant au pourquoi l’homme s’engage dans les activités mises en cause par l’analogie. En outre, sa théorie de l’imagination ne tient pas. De son propre aveu, quelque part « dans cette recherche conceptuelle, [il s’est] perdu »… Spécifiquement, il ne parvient pas à expliquer certaines caractéristiques phénoménologiques des activités imaginatives, que désignent ordinairement les « concepts de quasi-sensitivité (quasi-sensuousness) ou de vivacité (vividness)19 ». Comme le dit Walton : « Il n’est pas évident de dégager quels critères comportementaux pourraient faire la lumière sur le fait d’imaginer20. » Les versions antérieures de l’analogie, les problèmes qu’elles rencontrent, illustrent la nécessité de clarifier le rapport qu’entretiennent les choses comparées à l’imagination.
Représentation et imagination
Théorie de l’imagination
19La théorie du faire-semblant est dans un rapport ambivalent au concept d’imagination. Bien qu’elle soit estimée acceptable, une tension théorique habite la pensée de Walton. Envisageons ce fait ainsi. Tout d’abord, une anthropologie de la représentation désireuse de clarifier l’analogie principielle ne peut se passer de la notion d’imagination. Nous l’apprenions des versions antérieures de l’analogie : « qu’une certaine sorte de faire-semblant (ou imagination, ou feintise [pretense]) soit centrale, en quelque manière », à l’expérience des jeux enfantins autant qu’à l’expérience des œuvres cinématographiques, théâtrales ou littéraires est « certainement incontestable ». Or, une anthropologie de l’analogie ne peut se contenter d’un lieu commun. Dire de ces activités qu’elles ressortent vaguement de l’imagination emportera trivialement l’adhésion et ne nous apprendra rien. En conséquence, l’anthropologie n’assurera le rapport de parenté entre jeux de faire-semblant et œuvres représentationnelles qu’en entrant plus rigoureusement sur le terrain de la philosophie de l’imagination. Par-delà le lieu commun, « expliquer ce qu’est le faire-semblant » ou « traquer les racines […] de la représentation […] dans cette direction » reste, pour l’essentiel, à faire21. L’ambivalence de la théorie du faire-semblant est que la pensée de Walton ne comprend pas de théorie de l’imagination. Aucune définition de l’imagination ne figure dans ses écrits ; nulle théorie portant sur l’unité des produits imaginatifs, sur la différence entre les états mentaux imaginatifs et non imaginatifs n’est avancée. La modestie paraît responsable de l’absence d’une théorie de l’imagination.
« Qu’est-ce qu’imaginer ? Dans ce chapitre, nous avons examiné plusieurs aspects sous lesquels peuvent varier les actes imaginatifs. Ne faudrait-il pas dire ce qu’ils ont tous en commun ? »
« Oui, pour peu qu’on en soit capable. Je ne le suis pas22. »
20Rien ne garantit que le défaut ne soit pas préjudiciable. Rien ne garantit qu’il soit, à l’inverse, rédhibitoire. Mes remarques sont empreintes d’un étonnement, rien de plus. Nous aurons, bien plus tard, l’opportunité de colorer la surprise de suspicion23. Préservons le principe de charité. De fait, notre philosophe n’est pas silencieux, ou neutre sur l’imagination. Au contraire, il a beaucoup à dire.
21L’anthropologie de la représentation prend la forme d’une taxinomie, qu’il ne revendique pas complète, des imaginés. Avant que les sourcils ne se froncent, une remarque terminologique s’impose. La langue anglaise possède un substantif précis et très utilisé pour désigner une expérience imaginative, an imagining, qui est au verbe « imaginer » ce qu’est la croyance au verbe « croire ». Un équivalent grammaticalement correct en français est simplement « une imagination ». En adoptant cette traduction, il y a un risque de confusion entre ce qu’on imagine, ou le fait d’imaginer, et la capacité à imaginer. Pour éviter l’ambiguïté, j’emploie parfois le substantif « un imaginé » pour alléger les phrases. Autant que possible, j’évite ce néologisme. Toutefois, les Anglo-Saxons emploient imagining comme un nom comptable. Bien qu’il y ait là quelque chose d’étrange aux oreilles francophones, ce fait est crucial pour certaines thèses abordées. Je ne peux donc pas véritablement me passer du néologisme. En ce sens, disons que la théorie de Walton comprend des classifications des imaginés. Nous devons séparer deux sortes de classifications, reposant sur deux sortes de méthodes d’investigation. Tout d’abord, nous observerons les éléments de classification qui relèvent d’une phénoménologie de l’imagination. Puis, nous étudierons les éléments de classification qui s’apparentent à une pragmatique de l’imagination. Bien plus tard dans notre exposé sur Mimesis, phénoménologie et pragmatique se verront complétées de secondes parties24.
22Durant la présentation de la taxinomie des imaginés, certaines thèses de la philosophie de l’imagination de Walton se révéleront d’elles-mêmes. Il est important de les évoquer maintenant pour qu’elles ne passent pas inaperçues.
- Une première thèse générale sur l’imagination permet d’emblée de nous garder d’un contresens. Notre penseur ne s’inscrit pas dans une tradition aristotélicienne ou cartésienne de l’imagination : d’après lui, l’imagination n’est pas la présentation d’une image mentale, perçue par l’œil de l’esprit. Il estime plus précisément que certains imaginés « consistent en partie à avoir des images mentales ; certains imaginés se présentent sans imagerie25 ». Les théories de l’imagination-image sont tenues pour incorrectes.
- Une seconde thèse générale sur l’imagination s’oppose à un mythe. Notre penseur reconnaît la tendance à penser qu’imaginer « est aisément conçu comme une activité libre, sans régulation, sujette à aucune contrainte sinon celles, capricieuses, fortuites et obscures, de l’inconscient ». La tendance est proprement « inexacte » : « Les imaginés sont également contraints ; certains sont corrects, adéquats dans quelques contextes, d’autres non26. » Il est capital pour la théorie du faire-semblant que tombe le mythe de l’imagination dérégulée.
- Une troisième thèse générale paraît au premier abord moins révolutionnaire, mais elle est la source de subtilités à venir. D’après Walton, aucun imaginé ne survient isolément d’autres imaginés. Nous imaginons toujours plus qu’il ne semble. Les imaginés sont « tissés ensemble en une toile continue27 ». Laissons, pour l’heure, planer le mystère quant à ce qu’il faut comprendre par là.
23Chacune de ces thèses fait sa première apparition dans les classifications des imaginés. Elles reparaîtront à mesure que la théorie du faire-semblant se déploiera.
Classification phénoménologique
24Bien que notre philosophe n’en dise mot, une partie de l’étude préliminaire s’apparente à une phénoménologie de l’imagination. En toute généralité, la phénoménologie est une étude de phénomènes conscients. La phénoménologie de l’imagination est alors une étude de la structure de l’expérience imaginative. Une telle recherche s’accompagne traditionnellement de plusieurs présupposés. D’abord, la structure des vécus est supposée intentionnelle, au sens où elle serait composée – au moins – d’un acte de conscience (ou noèse) et d’un objet de conscience (ou noème) qui « inexiste » au phénomène mental28. C’est un postulat phénoménologique. Ensuite, les phénoménologues s’accordent sur le fait que l’étude de cette structure doit s’effectuer à la première personne. Ce qui donne lieu à une méthode phénoménologique.
25L’histoire de la phénoménologie est scindée en deux moments. Elle est marquée par le tournant idéaliste transcendantal de Husserl qui annonce la fin des phénoménologues premiers (Brentano, Scheler, Meinong…) et l’avènement des phénoménologues tardifs (Husserl, Sartre, Merleau-Ponty…). Pour les commentateurs, la différence essentielle est que les phénoménologues tardifs adhèrent à l’épokhé ou réduction phénoménologique, c’est-à-dire à la mise entre parenthèses du monde, à la réduction totale du monde à l’être perçu, à son apparaître. En conséquence, la méthode phénoménologique est plurielle. La phénoménologie pure ou tardive procède de la manière suivante. Edmund Husserl préconise de partir d’exemples « de caractères intuitifs empruntés aux données de l’expérience, à celles de la perception, du souvenir » ou encore « d’intuitions “purement fictives” », comme des expériences de pensées29. Par le moyen de ce qu’on nomme, à la suite de Brentano, la perception intérieure (innere Wahrnehmung), revivre l’expérience évoquée nous permet de saisir intuitivement et dans le même temps des caractéristiques des phénomènes mentaux30. Pour les tardifs, le principe de cette consigne, nous rappelle Edward Casey, consiste à considérer que les vécus – qu’ils soient réels ou imaginaires – « exemplifient une essence ou une structure essentielle31 ». Ce qui offre à celui qui entreprend une phénoménologie de l’imagination une méthode simple et claire, que synthétise Sartre :
« La méthode est simple : produire en nous des images, réfléchir sur ces images, les décrire, c’est-à-dire tenter de déterminer et de classer leurs caractères distinctifs32. »
26Bien qu’aucune allégeance à la phénoménologie ne soit prêtée en aucune manière et à aucun endroit, il me paraît relativement indiscutable que la taxinomie waltonienne des imaginés relève pour partie de la phénoménologie – au sens large. Pour preuve, ses éléments de classification sont soumis à notre adhésion par le (seul) moyen d’expériences de pensée, nous invitant à saisir, par nous-mêmes, ces caractéristiques. Dans ce qui suit, je vais faire comme si la phénoménologie de l’imagination de Walton était une phénoménologie pure et tombait sous le joug de la réduction des tardifs. Certaines de ses analyses s’y conforment bien. On aura bien le temps de rectifier l’hypothèse par après. Pour commencer, j’évoque ce qu’on peut appeler des caractéristiques éidétiques, en termes d’essences, des imaginés. Ensuite, je rapporte des caractéristiques intentionnelles, en termes de structure et de contenu, des imaginés.
27Commençons par les caractéristiques éidétiques. Une première paire de traits particuliers des imaginés est que toute pensée imaginative est réalisée de manière soit spontanée soit délibérée. Ce couple indique un rapport causal de l’imagination aux autres phénomènes mentaux, relevant de la volonté, du désir, de la croyance ou de l’intention. On imagine comme on respire : en en formant l’intention ou, pour ainsi dire, sans qu’on en soit l’agent. La principale différence entre ces façons d’imaginer est qualitative – elle touche aux propriétés subjectives de l’expérience, au « ce que cela fait » d’imaginer ce qu’on imagine. Ce qui est en cause est le degré de vivacité (vividness), de réalisme de l’expérience, ou, pour emprunter davantage à la terminologie humienne, sa force ou sa fidélité. Walton suggère deux explications de cette variation, corrélative, de la qualité des imaginés : l’une est phénoménologique, l’autre fonctionnelle. Lorsqu’on imagine délibérativement, nous sommes « bien conscients (well aware) que [les imaginés] dépendent de nous », ils apparaissent au sujet comme son propre « artifice » ; lorsqu’on imagine spontanément, les imaginés apparaissent au sujet comme « quelque chose de créé et d’existant indépendamment de nous », en « capacité de nous surprendre ». Cette explication porte sur le rapport à soi des apparences. Elle est complétée par un principe qu’offre Walton : plus l’évidence de la fausseté d’une proposition s’impose à la conscience, plus il est difficile d’imaginer avec vivacité que la proposition est vraie. Autrement dit, les croyances peuvent interagir négativement avec la vivacité des imaginés. L’automobiliste coincé dans les embouteillages du centre-ville aura plus de facilité – non pas à imaginer mais – à imaginer de manière vivace une promenade en forêt en fermant les yeux, c’est-à-dire en occultant la présence écrasante des immeubles et des gaz d’échappement. Cette explication en termes de relation entre croyance et imagination est exemplifiée par la situation imaginaire d’une promeneuse, qui s’aventure dans un sous-bois et imagine un ours. Le principe permet alors de préciser la description phénoménologique : pour la promeneuse, se croire responsable du fait d’imaginer qu’il y a un ours sera plus difficile à occulter si l’imaginé est délibéré que s’il est spontané, causant des variations dans la force de l’expérience33.
28Une seconde paire de caractéristiques essentielles est que toute pensée imaginative est soit patente (occurrent) soit latente (nonoccurrent). Ce couple témoigne d’une adhésion à la thèse du holisme du mental qui veut, dans notre cas, qu’aucun imaginé ne soit jamais une pensée isolée, tous sont toujours accompagnés d’autres imaginés. C’est encore par la description d’expériences imaginatives qu’est obtenue et défendue la démarcation. On peut considérer, avec Walton, une personne qui s’imagine gagner à la loterie, se servir du prix pour financer une campagne politique qui s’avère victorieuse, suscitant le respect et l’admiration de ses collègues, avant de prendre sa retraite dans le Sud de la France. Toutes ces pensées, elle les a « au devant » de l’esprit, ce sont des imaginés patents ou manifestes. La description phénoménologique peut également rapporter d’autres imaginés, greffés à ce flux de conscience. La personne peut bien imaginer ne pas avoir truqué les élections, en pratiquant le bourrage d’urnes ou en soudoyant les concurrents, ou être en bonne santé lors de sa retraite. Ces autres pensées forment un ameublement mental (mental furniture), elles adviennent de manière latente, en arrière-plan de ce qui est, à proprement parler, imaginé. Walton n’est guère spécifique quant à ce que sont ces imaginés latents : au mieux apprend-on qu’ils ne sont pas forcément inconscients, mais qu’ils se manifestent comme un « sentiment vague », une « coloration » de l’expérience pleinement consciente34. Toutefois, la conséquence de cette analyse est des plus remarquables : les imaginés s’intègrent toujours à un projet imaginatif. Comme le remarque Fabian Dorsch, là où « la plupart des discussions approfondies sur les imaginés se concentrent exclusivement sur des épisodes imaginatifs » singuliers, Walton fait figure d’exception35. Ainsi, « les imaginés variés sont tissés ensemble en une toile continue, bien qu’une partie seulement des mailles soient visibles en surface, en un endroit particulier36 ». Voilà pour les traits éidétiques des imaginés.
29Il existe plusieurs structures intentionnelles à travers lesquelles varient les imaginés37. Premièrement, il y a l’imagination propositionnelle, qu’on nomme également aujourd’hui imagination cognitive. On rapporte les états imaginatifs de cette sorte par des phrases de la forme : x imagine que p. Sans surprise, lorsque nous exerçons notre imagination de cette façon, nous sommes dans une relation mentale particulière, consistant à nous représenter un contenu propositionnel, noté p ; en ce sens, c’est une attitude psychologique similaire aux attitudes de croyance, d’espérance, de connaissance, etc. – du moins, telles qu’elles sont conçues par la majeure partie des penseurs contemporains. Deuxièmement, il y a l’imagination objectuelle qu’on rapporte sous la forme : x imagine y. La relation mentale est, alors, entre un individu et un objet représenté, notée y. Troisièmement, il y a l’imagination active rapportée sous des phrases de la forme : x imagine v-inf. Dans cette configuration, l’individu est en relation à une action effectuée ou à une expérience éprouvée, typiquement exprimées en français par un verbe au mode infinitif, noté v-inf. Une grande partie de Mimesis participe d’une étude approfondie de ces structures intentionnelles, mais on peut basiquement saisir en quoi elles diffèrent par quelques exemples simples. Lorsqu’on me demande d’imaginer objectuellement un ours dans le couloir de l’université, « il semble approprié de décrire ce que j’effectue comme l’imagination d’un [ours] particulier38 ». L’imaginé répondant à cette description est probablement accompagné d’une visualisation de l’animal, éventuellement de détails sur la couleur de sa fourrure, sur la taille de ses pattes, sur l’espace qu’il occupe relativement à un endroit familier, et ainsi de suite. Lorsqu’on me demande d’imaginer propositionnellement qu’il y a un ours dans le couloir, par exemple pour répéter les procédures d’évacuation des salles de cours, il n’est pas aussi certain qu’une visualisation se greffe au projet. Or, même si de telles « images » surviennent, il serait correct de se figurer un couloir vide, silencieux et une ambiance pesante. Lorsqu’on me demande d’imaginer activement voir un ours dans le couloir, j’occupe une place importante dans le projet imaginatif : je peux m’imaginer sortir de classe, agacé par le raffut que je suppose être celui d’étudiants, pour me retrouver nez à nez avec l’animal et être pris dans un tourbillon d’émotions. Une visualisation des événements accompagne vraisemblablement ce que j’imagine voir. Cependant, percevoir des « images » par l’œil de l’esprit n’est pas essentiel : « Avoir une image visuelle de quelque chose n’est pas pareil que s’imaginer voir ce quelque chose39. » Gardons toutes ces subtilités en mémoire.
Classification pragmatique
30La phénoménologie « pure » de Walton laissait en suspens la question de la parenté anthropologique. Il faut maintenant y revenir. Les considérations phénoménologiques passent la main aux considérations pragmatiques sur l’imagination. La principale modification dans l’analyse concerne ses postulats. La pragmatique retire la parenthèse où le monde avait été assigné, pour étudier les déterminations mondaines des imaginés. La méthode de classification des imaginés qui en résulte est attentive au contexte. Les considérations phénoménologiques ne sont pas très loin, puisque la vivacité et la satisfaction restent des données importantes dans les choix de classification. Cependant, les caractéristiques pragmatiques des imaginés sont des manières par lesquelles le monde influe sur ce que nous imaginons.
31Une première paire de caractéristiques pragmatiques est que toute pensée imaginative est soit solitaire soit collaborative. Les projets imaginatifs peuvent autant être des rêveries privées que des activités sociales. Ce couple décloisonne le concept d’imagination de la métaphore d’un théâtre intérieur, coupé de toute réalité. Le philosophe se contente d’un exemple, accompagné de quelques remarques. Dans la situation qu’il rapporte, les participants aux projets imaginatifs collaboratifs coordonnent leurs imaginés par le moyen d’accords explicites. L’un annonce : « Imaginons qu’on voyage vers Pluton dans un vaisseau spatial. » Un autre continue : « Bien ! Disons qu’en passant devant Saturne, on se retrouve attaqué par des pirates de l’espace. » Les circonstances décrites rappellent le déroulement d’un jeu de rôle papier-crayon, à l’exception du fait, qu’ici, point de maître de jeu, chacun est libre de contribuer à l’envi. Walton relève trois particularités de cette activité. D’une part, la collaboration est une mise en commun des « ressources imaginatives », qui contribuent à rendre les imaginés plus satisfaisants. D’autre part, la collaboration « implique plus que la simple correspondance de ce qui est imaginé » ; les participants comprennent qu’ils partagent avec les autres participants un projet imaginatif, ce qui leur permet de raisonner sur ou prédire ce qui va être imaginé collectivement par la suite. La satisfaction n’en est que plus grande. Mais la situation imaginative comporte un inconvénient phénoménologique : le projet est, ici, nécessairement délibéré et donc moins vivace qu’un projet spontané. Crucialement, il ajoute que « la coordination peut être effectuée par d’autres moyens, sans avoir à payer ce prix – en sollicitant l’aide de choses comme les poupées, les chevaux de bois, les châteaux de neige, les camions miniatures et les œuvres d’art représentationnelles40 ». La parenté anthropologique doit être recherchée dans le fonctionnement des imaginés collaboratifs.
32La seconde paire de caractéristiques pragmatiques repose sur deux concepts primordiaux pour la théorie du faire-semblant. Le premier concept est celui de souffleur (prompter)41. Une chose est un souffleur dans la mesure où elle est une entité matérielle qui provoque (induce) un projet imaginatif à un individu. Aussi la notion indique-t-elle une des fonctions causales que le monde peut endosser dans les imaginés. Ce peut être un buisson taillé en forme d’ours par un jardinier malicieux, l’alarme d’un réveil qu’un rêveur imagine être la sonnerie de l’école, une drogue hallucinogène, un nuage dont la forme évoque une otarie, ou le chant d’oiseaux qu’on imagine être le son d’une soirée cocktail. Ainsi, certaines choses matérielles nous plongent dans un projet imaginatif. Intuitivement, un cheval de bois comme une œuvre représentationnelle sont tous deux de cette sorte de choses ! Le roman Le Feu d’Henri Barbusse (1916) cause les imaginés de ses lecteurs, qui imaginent entendre l’argot des poilus et apprendre de l’un que l’horreur des tranchées est davantage dans la pluie qui trempe et qui noie que dans les assauts meurtriers. Un second concept est celui de supports (props). Une chose est un support dans la mesure où elle est une entité matérielle qui « guide » un projet imaginatif. Ce que désigne la notion est une des fonctions normatives que le monde peut endosser dans nos imaginés. Dès lors qu’on admet qu’il existe des supports imaginatifs, il faut admettre que certains imaginés sont adéquats relativement à quelques contextes, alors que d’autres ne le sont pas. Prenons un jeu de faire-semblant que Walton introduit très tôt42. Tout imaginatif qu’il soit, ce jeu repose sur des règles et l’une de ces règles est que toutes les mottes de terre boueuse (globs of mud) comptent comme des tartes. Lorsqu’une personne marche par inadvertance sur une motte, les enfants imaginent probablement qu’une tarte est écrasée par l’imprudent. Ce serait sortir du jeu que d’imaginer qu’on a marché sur une mine. Lire Le Feu et son chapitre du même nom pour imaginer qu’aucune balle n’atteint les compagnons de l’escouade, que tous reviennent indemnes de la reconnaissance est tout autant inapproprié. En ce sens, certaines choses matérielles régulent nos projets imaginatifs. Une fois encore, on comprend intuitivement qu’un cheval de bois comme une œuvre représentationnelle sont tous deux de cette sorte de choses ! En somme, les considérations contextuelles, pragmatiques sur l’imagination nous conduisent d’une recherche des causes vers une recherche des raisons d’imaginer ce qu’on imagine.
Anthropologie de la représentation
33Retournons-nous pour apprécier le chemin parcouru. Nous avons abordé la théorie de la représentation de Walton par une analogie principielle entre deux sortes de conduites imaginatives. Intuitivement, nous sommes absorbés, ou transportés (caught up) par les jeux de faire-semblant, comme nous le sommes par les romans, les films et autres arts représentationnels. Théoriquement, une parenté anthropologique est conférée à ces pratiques analogues. La parenté est mise au jour par des analyses phénoménologique et pragmatique sur la variété des imaginés.
34La grande question était « Qu’est-ce que la représentation ? » D’après la taxinomie de Walton, les pratiques ludiques et les pratiques représentationnelles reposent sur des actes imaginatifs significativement similaires. Pragmatiquement, elles sont des projets imaginatifs qui ont pour causes et pour normes des choses particulières concrètes. Phénoménologiquement, elles partagent, de ce fait, la caractéristique éidétique de spontanéité. En rencontrant le buisson malicieusement taillé en forme d’ours, on « n’a pas besoin de décider d’imaginer un ours […], de savoir s’il est grand ou petit, de savoir s’il est face à [nous] ou s’il [nous] tourne le dos, et ainsi de suite ». De fait : « le buisson prend beaucoup de ces décisions pour [nous]43 ». Survenant sans concertation, immédiatement, les imaginés ont aussi une vivacité certaine. Pragmatiquement, les pratiques en question sont – au moins potentiellement – sociales ou collaboratives, puisqu’elles permettent la coordination de nos imaginés. Lorsqu’il façonne artificiellement le buisson, le jardinier « partage [ses] pensées imaginatives ». De cette manière, « chacun d’entre nous peut profiter de ceux qui sont inhabituellement imaginatifs, créatifs, perceptifs, de ceux qui possèdent des talents pour inventer des orientations provocantes ou éclairantes de l’imagination44 ». Advenant potentiellement en collaboration, les imaginés sont accompagnés d’une satisfaction certaine. En conséquence, les arts représentationnels sont, comme les jouets, des souffleurs et des supports de pratiques de faire-semblant.
35La question qui animait Walton était : « Pourquoi les œuvres représentationnelles et les jouets importent-ils dans nos vies ? » Une réponse rapide s’esquisse.
« L’objectivité, le contrôle, la possibilité d’une participation conjointe, la spontanéité, et, cerise sur le gâteau, une certaine liberté par rapport aux préoccupations du monde réel : il semble que le faire-semblant possède toutes les qualités. Il y a certainement des raisons pour s’engager dans d’autres modes de l’imagination, des desseins que le faire-semblant ne peut servir. Mais la magie du faire-semblant est une base extraordinairement prometteuse pour expliquer les arts représentationnels – leur puissance, leur complexité et diversité, leur capacité à enrichir nos vies45. »
36La « magie » du faire-semblant met en lumière les mérites expérientiels des arts représentationnels. Le philosophe compose avec l’idée répandue qui veut qu’« imaginer est une manière de jouer avec, d’explorer, d’essayer de nouvelles idées, parfois farfelues46 ». Les expériences – imaginatives – des arts représentationnels nous sont précieuses pour ce qui les différencie des expériences réelles. D’une part, « les mondes du faire-semblant sont bien plus malléables que ne l’est la réalité ». Dans une certaine mesure, « on peut modifier leur contenu comme on l’entend47 ». Autrement dit, parce qu’on a la possibilité de manipuler les souffleurs et les supports, on a la possibilité de maîtriser les dictées imaginatives. D’autre part, « le faire-semblant fournit l’expérience – ou quelque chose d’approchant – pour rien », là où, par exemple, « il y a un prix à payer dans la vie réelle lorsque les méchants gagnent ». Ainsi, « on acquiert les bénéfices d’une expérience difficile sans avoir à l’endurer48 ». Des valeurs expérientielles s’attachent aux arts représentationnels.
37L’anthropologie de la représentation présente une épistémologie particulière de la représentation. Certes, Walton est, à de nombreux égards, plus proche d’Aristote que de Platon. En particulier, il faut concéder que nous sommes maintenant sur la voie d’une conception pragmatique plutôt que sémantique de la représentation, ainsi que sur la voie d’une conception de la valeur des représentations qui enchevêtre plaisir et apprentissage. Cependant, l’orientation en épistémologie de la représentation conférée par l’anthropologie est platonicienne, plaçant en son cœur la structure de l’expérience des représentations, non les conditions d’intelligibilité de ce qui est représenté. Pour mieux apprécier la différence, revenons sur les analogies principielles des théories de la représentation de Goodman et de Walton. Toutes deux recherchent quelques grandes vérités philosophiques sur les manières dont l’homme appréhende le monde. Pour Goodman, il s’agit de montrer comment une partie de notre expérience du monde passe par la fabrication et le fonctionnement de systèmes symboliques. Pour Walton, il s’agit de montrer comment une partie de notre expérience du monde repose sur la formation et le fonctionnement de règles du jeu de faire-semblant. Dès lors, les défis philosophiques de la représentation sont relevés par l’étude de facultés de l’esprit : de l’entendement, en termes de symboles, et de l’imagination, en termes de règles. En conséquence, deux épistémologies de la représentation se démarquent : sommairement, soit la saisie du rapport entre representans et representatum est fondamentalement la compréhension d’une relation référentielle, soit elle est le sous-produit d’une expérience imaginative autorisée.
Notes de bas de page
1 Walton Kendall, Mimesis as Make-Believe, op. cit., p. 1.
2 Walton Kendall, « Aesthetics. What ? Why ? And Wherefore ? », art. cité, p. 157 ; Walton Kendall, Mimesis as Make-Believe, op. cit., p. 8.
3 En français dans le texte.
4 Walton Kendall, « Aesthetics. What ? Why ? And Wherefore ? », art. cité, p. 157.
5 Walton Kendall, Mimesis as Make-Believe, op. cit., p. 4.
6 Ibid.
7 Le livre incontournable en la matière est Harris Paul, The Work of the Imagination, Oxford, Blackwell Publishers, 2000.
8 Walton Kendall, Mimesis as Make-Believe, op. cit., p. 5.
9 Gombrich Ernst, Méditations sur un cheval de bois : et autres essais sur la théorie de l’art, traduit par Guy Durand, Paris, France, Phaidon, 2003 (1963).
10 Gomperz Heinrich, « On Some of the Psychological Conditions of Naturalistic Art », dans Journal of Art Historiography, traduit par Karl Johns, vol. 5, 2011 (1905) ; Schlosser Julius von, « A Dialogue about the Art of Portraiture », dans Journal of Art Historiography, traduit par Karl Johns, vol. 5, 2011 (1906).
11 Gombrich Ernst, Méditations sur un cheval de bois, op. cit., p. 7.
12 Pour une présentation concise de cet axiome, voir le commentaire de Achim Eschbach dans Bühler Karl, Theory of Language : The Representational Function of Language, traduit par Donald Goodwin, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, 2011 (1936), lxvi. Pour une défense du parallèle entre l’article de Gombrich et la Sprachtheorie de Bühler, voir Woodfield Richard, « Ernst Gombrich : Iconology and the “linguistics of the Image” », dans Journal of Art Historiography, vol. 5, 2011.
13 Gombrich Ernst, Méditations sur un cheval de bois, op. cit., p. 9.
14 Walton Kendall, « Picture and Hobby-Horse », dans Marvelous Images : On Values and the Arts, Oxford, Oxford University Press, 2008, 1 vol., p. 65.
15 La traduction francophone de « Méditations » n’est pas fiable. Pour la plupart des occurrences du verbe ride et de ses déclinaisons, le traducteur utilise indistinctement « enfourchable » et « chevauchable ». La critique de Walton n’aurait pas été aussi efficace si le bâton de bois n’avait été qu’un substitut pour une chose enfourchable.
16 Pour lever une ambiguïté, il faut préciser que je ne tiens pas plus Ryle que Wittgenstein pour des partisans d’un béhaviorisme philosophique. J’adhère, en particulier, aux analyses de Julia Tanney, dans Tanney Julia, « “Une cartographie des concepts mentaux”, Critical Introduction », dans La Notion d’Esprit, Paris, Payot, 2005, p. 7-70. Autrement dit, je ne pars pas du principe que la conception de Ryle serait à écarter sans préalable, au prétexte qu’elle aurait été dépassée par le paradigme fonctionaliste en philosophie de l’esprit. (Mais je formule quelques réserves plus bas.) C’est peut-être une raison pour attacher une certaine importance à cette version de l’analogie.
17 Ryle Gilbert, The Concept of Mind, New York, Barnes & Noble books, 1949, p. 256.
18 Ibid., p. 264.
19 Ryle Gilbert, « Phenomenology versus “The Concept of Mind” », dans Collected Papers : Critical Essays, vol. 2 : 1, Routledge, 2009, p. 202-203. De fait, un philosophe comme Anthony Kenny, généralement favorable à l’approche ryléenne, émet d’importantes réserves à l’encontre de sa tendance au « behaviourisme […] bien plus préjuciable à sa théorie de l’imagination et de l’intellect qu’à sa théorie des émotions et de la volonté ». Kenny Anthony, The Metaphysics of Mind, Oxford, Clarendon Press, 1992, p. viii. Même sans être particulièrement disposé à critiquer le supposé béhaviorisme de Ryle, on peut concéder que l’échec de sa théorie de l’imagination n’est pas tout à fait étranger à cette tendance.
20 Walton Kendall, Mimesis as Make-Believe, op. cit., p. 20.
21 Pour ces dernières citations : ibid., p. 5.
22 Ibid., p. 19.
23 Infra, chap. « Imagination ».
24 Infra, chap. « Participation ».
25 Ibid., p. 13.
26 Ibid., p. 39.
27 Ibid., p. 17.
28 Brentano Franz, Psychologie vom empirischen Standpunkt, Leipzig, Duncker & Amp, 1874, II, 1, § 5.
29 Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, traduit par Paul Ricœur, Paris, Gallimard, 1950 (1913), § 4.
30 Cf. Brentano Franz, Psychologie vom empirischen Standpunkt, op. cit., I, 2, § 2.
31 Casey Edward, Imagining : A Phenomenological Study, Bloomington, Indiana University Press, 2000, p. 24. Pour note, Casey est un phénoménologue que Walton a consulté.
32 Sartre Jean-Paul, L’imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination, Paris, Gallimard, 2005 (1940), p. 17.
33 Pour toutes les citations de ce paragraphe : Walton Kendall, Mimesis as Make-Believe, op. cit., p. 14-15. Pour un traitement phénoménologique apparenté mais plus engagé de ces traits, on peut lire Casey Edward, Imagining, op. cit., p. 34-35 et chap. 3.
34 Walton Kendall, Mimesis as Make-Believe, op. cit., p. 17-18.
35 Dorsch Fabian, The Unity of Imagining, Francfort, Ontos Verlag, coll. « Philosophische Forschung », 2012, p. 46, n. 23.
36 Walton Kendall, Mimesis as Make-Believe, op. cit., p. 17.
37 J’emprunte parfois les termes de Gendler Tamar, « Imagination », dans Zalta Edward (éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, Fall 2013, Stanford, Metaphysics Research Lab, Stanford University, 2013, (en ligne), sec. 1.
38 Walton Kendall, Mimesis as Make-Believe, op. cit., p. 132.
39 Walton Kendall, « Pictures and Make-Believe », art. cité, p. 286. Cela sera expliqué tardivement, dans le chapitre « Participation », en abordant la question de la dépiction.
40 Pour toutes les citations de ce paragraphe, Walton Kendall, Mimesis as Make-Believe, op. cit., p. 18-19.
41 La traduction de prompter par souffleur est discutable. On pourrait préférer un terme plus précis comme « incitateur ». Toutefois, l’option retenue est littéralement valable et est certainement, sous couvert de métaphore théâtrale, plus élégante que l’option rejetée.
42 Walton Kendall, « Pictures and Make-Believe », art. cité, p. 288-289.
43 Walton Kendall, Mimesis as Make-Believe, op. cit., p. 23.
44 Ibid., p. 22.
45 Ibid., p. 68-69.
46 Ibid.
47 Ibid., p. 68.
48 Ibid.
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