Conclusion
p. 309-312
Texte intégral
1Dans l’une de ses remarques mêlées consacrée à l’architecture, Ludwig Wittgenstein, affirmait la chose suivante : « Souviens-toi de l’impression que t’a faite une bonne architecture, à savoir l’impression qu’elle exprime une pensée. On aimerait lui répondre par un geste1. » Nous avons nous aussi choisi de répondre à l’architecture de Le Corbusier par un geste, analytique et critique, dont le fruit est ce travail concernant le problème de la norme dans son œuvre théorique. Que l’on admire ou que l’on déteste son œuvre, il semble indéniable que l’architecture de Le Corbusier incarne à de nombreux égards l’expression d’une pensée d’une intense richesse et d’une extrême puissance, l’une de celles qui, précisément, incitent à entrer en dialogue avec les formes, les lignes, les volumes, les couleurs, les idées et les mythologies qui la composent et l’animent.
2En ce sens, s’interroger sur l’architecture comme acte de création suppose d’entrer pleinement, de manière concrète et vivante, dans ce qu’il faut bien appeler un univers ou un monde symbolique. Le symbole n’existe jamais seul mais au sein d’une pluralité de renvois et de relations tissées entre les symboles pour dessiner un sens consistant, son mode d’existence est celui de l’enracinement dans la totalité singulière d’un horizon de création insubstituable. De ce point de vue, comprendre l’œuvre de Le Corbusier, c’est nécessairement se plonger dans un monde fait de béton et de verre, de pilotis et de fenêtres en bandeaux, de jeux de volumes et de lumières, mais également d’images, de dessins et de peintures, de formes naturelles et de nombres, de procédés constructifs et techniques, de théories sur la place de l’humain au sein du tout de la nature, de spéculations métaphysiques parfois hasardeuses, de divagations sur l’esprit des temps nouveaux, de souvenirs d’architectures passées et de rêves de constructions à venir, de fantasmes et de rêveries singulières. Tout cela forme une totalité et un ordre d’une remarquable complexité et compose en une concaténation très savante ce que l’on peut appeler l’idée architecturale. Par-delà la création d’unités de sens singulières, c’est une telle capacité de composition du sens que Le Corbusier avait avant tout en vue dans son architecture.
3Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes que de dire que c’est à partir de la recherche constante et systématique de solutions normatives générales que Le Corbusier a pu construire une œuvre unique et hautement originale. Animée d’une volonté de synthèse manifeste, cette œuvre se constitue dans ce qu’elle a de plus singulier dans cette relation entre l’unique et le typique, l’idiosyncrasique et l’universel. Le Corbusier semble même penser que c’est uniquement sur le fondement d’une recherche rationnelle de solutions normatives typiques qu’une architecture moderne pourra en même temps être le support de création originale de son génie poétique et plastique le plus personnel.
4Au terme de ce parcours au sein de l’univers de la pensée théorique de Le Corbusier, nous espérons avoir montré l’importance de la question de la norme dans son œuvre. Importance non seulement en termes de centralité pour qui souhaite reconstruire la cohérence de la pensée de l’architecte ; mais également en regard de la formidable extension du champ couvert par la notion au sein de son dispositif de pensée. Ainsi, dans toute la force de son parcours, qu’il s’agisse des aspects les plus théoriques ou de la dimension la plus pratique, qu’il soit question d’architecture à proprement parler, d’urbanisme ou encore d’aménagement intérieur, la notion de norme permet une reconstruction unifiée des théories de Le Corbusier.
5Bien loin des poncifs éculés sur la modernité architecturale, supposément techniciste et antipoétique, le travail sur l’œuvre de Le Corbusier (mais des équivalents pourraient être donnés pour Wright, Aalto, Sullivan, Mies ou encore Kahn), laisse à penser que l’architecture moderne n’est pas tout d’un bloc et que la raison est habitée par une foule de créatures hautement poétiques… Contrairement à ce que laissent également penser certaines critiques postmodernes issues de Venturi, les symboles architecturaux de la modernité sont bien plus denses et consistants, bien plus charnels, que leur réduction à une signalétique ou à une sémiologie liant de manière purement arbitraire la matière et le sens en un système signifiant conventionnel.
6À l’heure où nous écrivons ces lignes, l’héritage de Le Corbusier est encore un enjeu culturel polémique. La commémoration de la naissance ou de la mort des « grands hommes », en même temps qu’elle rythme un agenda culturel pensé sur le modèle du « buzz », de la polémique ou du « clash », laisse toujours toute sa place au folklore des regards unilatéraux, au jeu de l’indistinction sans nuances et des simplifications outrancières. En 2015, alors que nous célébrions le cinquantenaire de son décès sur une plage de Roquebrune-Cap-Martin, Le Corbusier et son prétendu fascisme n’auront pas échappé à la règle. Les mêmes vieilles rengaines, les mêmes vieilles méthodes furent utilisées à l’occasion d’un « débat » qui, à tout le moins, aura su démontrer que ce dont souffre notre société, ce n’est certainement pas d’un excès de rationalité. Tout s’est passé comme s’il s’agissait de dénoncer l’architecte de la mesure en versant dans la plus totale démesure : usage de citations tirées hors de tout contexte et mise sous silence d’éléments historiques contradictoires, mise en avant de faits supposément « fracassants » alors même qu’ils étaient bien documentés depuis des décennies, appel à la sacro-sainte théorie du complot, réductionnisme psychologique de l’œuvre aux travers mentaux supposés de son créateur, comparaison indécente entre l’architecture corbuséenne et les camps de concentration. Des procédés similaires ont parfois également été utilisés par ceux qui entendaient défendre l’architecte.
7Que les choses soient très claires : le rapport de Le Corbusier à la politique pose problème2. Le Corbusier n’était ni un héros, ni un résistant, ni un saint. Les faits sont là : il a prononcé certaines paroles indignes, a frayé avec des personnages immondes. Mais il a également, et dans le même temps, côtoyé des gens sublimes et développé des théories profondes et des œuvres d’une rare intensité. Il ne s’agit pas de faire un quelconque exercice de « Corbudicée », mais si l’on condamne l’œuvre de l’architecte, si tant est que cela est un sens de nous rapporter au passé sur la modalité d’un rejet indifférenciée et, pour ainsi dire, « en bloc », tâchons de le faire pour de bonnes raisons… Pour le dire d’un mot : l’attitude politique de Le Corbusier se résume à l’opportunisme le plus systématique. En effet, si l’opportunisme consiste en la détermination par les circonstances ou les occasions du choix d’une position politique, dans la mesure où celui-ci est guidé par le service d’un intérêt particulier, il est clair que Le Corbusier a été un grand opportuniste, à la fois fin stratège et pourtant en même temps extrêmement maladroit : la plupart de ses tentatives n’ont débouché sur aucune construction concrète, il a été bien plus le jouet des puissants qu’il n’a tiré des bénéfices de leur fréquentation. En effet, Le Corbusier n’aura eu de cesse de chercher à se rapprocher des puissants, du pouvoir en place qui, seul, pouvait l’aider à mettre en œuvre son programme urbanistique visant à une réforme intégrale de la culture. Car, au fond, il ne croyait pas à la politique (ce qui ne signifie pas apolitisme !). D’une manière sans doute critiquable, mais constante et partout manifeste, c’est à ses yeux à l’architecture qu’il revenait de changer la vie. Sur ce point essentiel, il n’a jamais varié et s’il y a une chose qu’il n’ait jamais modifiée en fonction de son interlocuteur, c’était sa conception de ce que devait être l’architecture. Mais la politique n’est jamais à ses yeux qu’un moyen et non une fin en soi, un levier nécessaire mais non suffisant, une pure puissance efficiente. Outre cette conception extrêmement formaliste du pouvoir, Le Corbusier avait une vision individualiste du politique : le collectif n’est jamais pensé pour lui-même, mais comme pur agrégat d’unités cellulaires individuelles.
8Il est clair que cette recherche du pouvoir a pu aller jusqu’à la compromission et, en tous les cas, à une forme prononcée d’indifférence idéologique. Là aussi les faits sont tenaces et il faut les prendre en leur totalité : Le Corbusier a tout aussi bien tenté de se rapprocher des Soviétiques que des Américains, de Mussolini et de Pétain que du général de Gaulle, de Nehru, de la Société des Nations ou de l’ONU. Tout pouvoir acquis à sa cause semble bon à courtiser, sans qu’apparemment aucune forme de clivage au niveau du contenu idéologique desdits pouvoirs ne soit prise en compte d’une manière univoque, irréversible ou définitive.
9Ce que démontrent de tels épisodes de notre histoire, outre la complexité de l’aventure humaine et les errances où peuvent nous conduire nos engagements, c’est également cette capacité de cristallisation de l’architecture, cette puissance propre qui est sienne d’incarner l’époque, pour le meilleur et pour le pire. C’est pourquoi, rejoignant le souci corbuséen de « faire faire la sphère » ou son obsession pour la symétrie, nous retrouverons pour conclure la pensée de Wittgenstein avec cette autre remarque mettant en parallèle le travail en philosophie et en architecture :
« Le travail en philosophie – comme à beaucoup d’égards, le travail en architecture – est avant tout un travail sur soi-même. C’est travailler à une conception propre. À la façon dont on voit les choses3. »
10Cette remarque, aussi énigmatique soit-elle, nous semble pourtant bien dire quelque chose de l’intérêt que l’on peut porter à l’architecture d’un point de vue existentiel. En effet, en tant qu’art total, l’architecture possède une dimension éthique qui en fait le lieu même d’une mise en jeu de la personnalité en son intégralité. Car si nos opinions, nos croyances ou nos convictions nous définissent pour bonne part, notre sensibilité esthétique, nos préférences plastiques ou nos goûts les plus inconscients sont également des expressions pleines et entières de ce que nous sommes.
Notes de bas de page
1 Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, Mauvezin, T. E. R., p. 79.
2 Bien que, dans le cadre de cet ouvrage, la question de l’attitude politique de Le Corbusier ne soit pas examinée pour elle-même et pour que les complotistes en tous genres ne nous accusent pas d’avoir voulu taire cet aspect de son œuvre, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à l’article que nous avons fait paraître à ce sujet dans la revue Astérion. On verra que nous ne montrons aucune complaisance à l’égard de l’architecte. Voir Mickaël Labbé, « Le Corbusier : architecture et politique », Astérion, 16/2017 (disponible en ligne).
3 Ludwig Wittgenstein, op. cit., p. 24.
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