Chapitre I. Recours contre retour : du bon rapport à l’histoire
Pourquoi Le Corbusier rejette-t-il les normes anciennes ?
p. 33-56
Texte intégral
1Dans la perspective d’une interrogation systématique de la problématique de la norme dans l’œuvre de Le Corbusier, le rapport qu’entretient l’architecte à l’histoire fait figure de point nodal, à la fois décisif et difficultueux. En effet, si toute l’œuvre de Le Corbusier apparaît comme une tentative de refondation radicale de la discipline architecturale sur des bases normatives nouvelles, toute aspiration révolutionnaire va à l’encontre d’un état de fait préexistant dans lequel elle s’inscrit sur le mode du rejet. Refonder, c’est certes proposer quelque chose de neuf, mais c’est également, d’abord et avant tout, refuser du déjà existant, sans quoi cet acte de refondation n’aurait aucune nécessité réelle. L’exigence d’une refondation fait ainsi fond sur une réaction première de rejet, de refus des bases sur lesquelles l’ancien système était établi. Et, au fond, en dépit de toutes ses déclarations tonitruantes, le grand révolutionnaire ne part jamais de zéro. Faire table rase du passé pour ouvrir un avenir meilleur, cela consiste toujours à se rapporter à ce passé d’une manière déterminée.
2Si tout acte de refondation renvoie nécessairement à la dimension historique pour des raisons structurelles (en ceci que cet acte s’inscrit dans une histoire), dans le cas de l’architecture de Le Corbusier, l’interrogation sur l’histoire s’imposera à lui de manière redoublée pour des raisons liées à l’état de l’architecture de son temps. En effet, depuis la Renaissance au moins, la production architecturale se mesurait à l’aune d’un certain mode de rapport à l’histoire, à savoir le modèle de l’imitation du vocabulaire architectural d’œuvres du passé, principalement issues du monde antique (ou du Moyen Âge en ce qui concerne le gothique). Cela s’effectuait certes selon des modalités extrêmement variées et subtiles selon l’époque considérée, mais la référence à ces architectures du passé constituait bien jusqu’au début du xxe siècle une sorte d’invariant indiquant la mesure de ce qui non seulement se faisait, mais devait se faire en architecture. Cette dimension du devoir indique bien la présence d’un élément normatif extrêmement marqué. L’architecture du début du xxe siècle, l’architecture dont Le Corbusier allait devenir l’éminent pourfendeur, était fondée pour sa grande majorité sur l’imitation de formes historiques passées. Et pour l’architecte de la Chaux-de-Fonds, refonder l’architecture sur des bases normatives nouvelles, cela voulait dire prioritairement rompre avec ce modèle de l’imitation du passé, qui constituait la norme alors dominante et écrasante (si ce n’est exclusive) de la production architecturale de son temps. Il s’agit bien de jouer une norme nouvelle contre une norme ancienne et toujours dominante, en se plaçant au niveau des principes même de l’art de bâtir. Selon ce qui vient d’être indiqué, tout pourrait porter à croire que l’acte de refondation corbuséen serait avant tout caractérisé par un rejet massif et intégral de l’architecture du passé. Car, si toute la production architecturale antérieure était réellement fondée en référence à l’imitation de modèles passés et que Le Corbusier souhaite renouveler radicalement l’architecture de son temps, il semblerait qu’il lui faille prendre le problème à la racine, c’est-à-dire rompre avec les bases mêmes sur lesquelles reposait l’ancien système architectural.
Le problème de l’histoire
3Ce qu’il faut noter d’emblée, c’est que le caractère à la fois central et problématique du rapport de Le Corbusier à l’historicité, a très tôt été mis en avant par les détracteurs contemporains de l’architecte. Que reproche-t-on donc à Le Corbusier dans son rapport à l’histoire ? Avant tout son iconoclasme, une certaine forme de rejet, voire de mépris souverain et ostensiblement affiché à l’égard du passé, attitude qui semble clairement manifestée dans nombre de ses déclarations et dans certains de ses projets.
4Voici quelques-unes de ces déclarations, très souvent rapportées :
« Le passé n’est pas une entité infaillible… Il a ses choses belles et laides. Le mauvais goût n’est pas né d’hier. Le passé profite d’un avantage sur le présent : il s’enfonce dans l’oubli1. »
« Tout ce qui est passé n’a pas, par définition, droit à la pérennité2. »
« Or je m’aperçois qu’une foule d’objets qui portaient autrefois l’esprit de vérité sont vidés et ne sont plus que des carcasses : je jette. Je jetterai tout du passé, sauf ce qui sert encore3. »
5On pourrait multiplier ainsi à l’envi de telles déclarations qui attestent, si ce n’est d’un iconoclasme radical (« démolir, reconstruire, anéantir les trésors du passé »), du moins d’une attitude extrêmement « libre » à l’égard des œuvres du passé, une attitude qui ne se sentirait pas particulièrement portée à un respect de l’historique en tant que tel, en sa qualité de témoin d’époques révolues de la culture humaine, et dont nous devrions prendre soin de ce fait même. Au contraire, Le Corbusier semble très souvent mettre l’accent sur la nécessité d’une bonne dose d’irrespect, d’attitude sacrilège, d’une sorte de profanation délibérée du passé, éloignée de tout sentimentalisme ou de toute notion de culpabilité face à la destruction des vestiges anciens. Sans tomber dans l’attitude « antiquaire », qui consisterait à accumuler et à conserver exagérément toute trace du passé sans aucun souci de discrimination et sans aucune hiérarchisation (ce qui n’était pas même le cas des architectes contemporains de Le Corbusier qui, tout en se référant au passé, y voyaient des choses plus belles que d’autres), il est néanmoins évident que les remarques de Le Corbusier sont susceptibles de heurter une sensibilité marquée par le souci de préserver le passé en tant que trace humaine et en tant que témoignage transmissible.
6« Tout cela n’a pas empêché mes détracteurs de m’accuser de vouloir détruire systématiquement le passé4 ! », rapporte Le Corbusier dans l’Entretien. En regard des éléments précédemment indiqués, une telle remarque pourrait paraître singulièrement paradoxale. C’est donc que l’attitude de Le Corbusier à l’égard de l’histoire était beaucoup plus complexe que la version simplifiée généralement retenue par ses détracteurs, très souvent à des fins rhétoriques et stratégiques. À l’époque de l’écriture des manifestes corbuséens, l’architecture se situait très exactement dans un contexte de lutte intense entre différentes tendances (modernistes et conservatrices) visant à imposer le visage de l’architecture dominante. Il est vrai que Le Corbusier lui-même était véritablement engagé dans ce qu’il appelait une « croisade » contre l’académisme dominant, ce qui le rendait tout aussi responsable des simplifications et des artifices du débat. Et il ne se privait d’ailleurs pas d’utiliser tous les moyens en sa possession pour remporter la victoire (violence verbale, attaques personnelles, absence de nuance, etc.), cela avec une certaine jubilation et un génie indéniable. Mais il est vrai également qu’il ne semble pas y avoir eu d’attaque qui ait paru plus blessante à Le Corbusier que celle qui consistait à faire de lui un « barbare », un insensible, incapable de prendre en compte les enseignements de l’histoire et ne respectant rien. Cela, il le ressentait comme une cruelle injustice, tant il lui semblait au contraire avoir bâti son système architectural sur la seule étude véritable du passé. C’est pourquoi on peut trouver chez Le Corbusier un autre type de déclarations, aussi présent dans ses textes que ses propos iconoclastes, mais peut-être affirmé de manière moins ostentatoire ou incantatoire, de manière plus fine et plus personnelle, quoique tout aussi constante.
7Évoquant aussi bien les chefs-d’œuvre architecturaux que les productions vernaculaires, l’une des formulations les plus représentatives se trouve dans Précisions et est une reprise d’une déclaration déjà présente dans L’Art décoratif d’aujourd’hui :
« Je vais vous confesser que je n’ai jamais eu qu’un seul maître : le passé ; qu’une formation : l’étude du passé […] je suis allé partout où il y avait des œuvres pures – celles du paysan ou celles du génie. […] J’ai pris dans le passé la leçon de l’histoire, la raison d’être des choses5. »
8Ou encore, toujours dans le même ouvrage :
« Si vous saviez combien je suis heureux quand je puis dire : “Mes idées révolutionnaires sont dans l’histoire à toute époque et en tous pays6.” »
9Dans l’Entretien :
« Tout homme pondéré, lancé dans l’inconnu de l’invention architecturale, ne peut vraiment appuyer son élan que sur les leçons données par les siècles ; les témoins que les temps ont respectés ont une valeur humaine permanente7. »
10Ces propos, donnés ici à simple titre d’exemples, ont une tonalité singulièrement différente de la série des citations précédentes, visant à mettre l’accent sur l’irrespect de l’architecte à l’égard du passé. Nous sommes là, comme bien souvent chez Le Corbusier, au comble d’un paradoxe apparent : comment celui qui aurait voulu « détruire systématiquement le passé » peut-il en même temps soutenir sans contradiction qu’il n’a « jamais eu qu’un seul maître : le passé » ? Ces deux positions ne sont-elles pas irrémédiablement inconciliables ?
L’expérience de l’histoire : le Voyage d’Orient
11Le caractère à la fois formateur et fondateur des années de voyage du jeune Charles-Édouard Jeanneret n’est plus à démontrer. Plus qu’au voyage d’Italie de 1907 ou à celui effectué en Allemagne, c’est au célèbre « Voyage d’Orient » qu’il faut conférer ce caractère décisif. Dans ses ouvrages, Le Corbusier lui-même reviendra à de multiples reprises sur ce qu’il nomme dans le chapitre autobiographique qui conclut L’Art décoratif d’aujourd’hui, paru en 1925, un « grand voyage qui allait être décisif, à travers les campagnes et les villes des pays réputés intacts », un voyage consacré aux « monuments éternels, gloire de l’esprit humain8 ». Ce voyage débute le 20 mai 1911, au départ de Berlin, et s’achève le 1er novembre de la même année à la Chaux-de-Fonds, où Jeanneret rentre pour enseigner à l’École d’art dans la nouvelle section fondée par son maître L’Eplattenier. Entre-temps, il aura traversé l’Europe centrale jusqu’à Istanbul, puis d’Istanbul rejoint l’Italie en passant par le mont Athos et l’Acropole.
12Que ce voyage ait laissé en lui des traces indélébiles, des émois dont il n’arrivera jamais à se défaire en même temps qu’ils auront fortement informé sa sensibilité d’architecte, c’est là une thèse qu’il faudra expliciter ailleurs, lorsque la question de la beauté sera abordée. Il reste cependant indéniable que le voyage constitue pour le jeune architecte une expérience fondatrice au sens le plus fort du terme : ce voyage a conduit Le Corbusier à « inscrire dans son souvenir une commotion dont la trace ne s’effacerait plus », il y a ressenti « des émotions qui […] construisent [son] être affectif » et il recherchera toute sa vie durant « une explication à l’émoi qu’il avait ressenti ». Il le dit lui-même en ouverture des notes du Voyage d’Orient : « Ayant éduqué mes yeux au spectacle des choses, je cherche à vous dire avec des mots sincères le beau que j’ai rencontré9. » Néanmoins, ce sur quoi il faut insister dans le cadre de la présente discussion, c’est bien le fait de l’extraordinaire confrontation à l’histoire dont ce voyage a été l’occasion. Car l’objet du voyage de Le Corbusier était très clairement défini : il s’agissait, selon une extraordinaire formule, de partir « à la recherche de l’architecture10 » par la double étude des traditions populaires et des grandes œuvres de l’esprit humain, c’est-à-dire par l’étude de l’histoire vernaculaire et classique. C’est dire du même geste qu’il ne s’agissait nullement pour Charles-Édouard Jeanneret et son compagnon Auguste Klipstein d’un séjour touristique voué à la découverte de réalité exotiques ; le voyage devait être « utile », c’est-à-dire que Jeanneret souhaitait dès le départ pouvoir extraire de l’étude de l’histoire des éléments qui nourriraient sa propre production architecturale. « Je suis un gosse qui cherche… un maître11 ! » : le jeune Jeanneret cherchait dans le passé un maître dont il pourrait tirer des leçons visant à nourrir ses propres projets, dans cette logique d’auto-formation guidée qu’il a toujours suivie au contact des figures tutélaires que furent pour lui L’Eplattenier, Perret, Ritter ou plus tard Ozenfant. Il était très clairement à la recherche d’une norme pour l’architecture nouvelle (au sens d’une règle et d’un modèle) et il pensait qu’il la trouverait dans l’étude du passé. Mais, avant le départ et au-delà de toutes les projections amenées par une telle aventure, il ne savait pas encore ce qu’il allait découvrir en route. Il est donc très clair qu’il ne s’agissait nullement d’un voyage à visée de simple érudition, d’une étude du passé pour lui-même tel que pourrait l’envisager l’historien, mais d’une confrontation aux œuvres du passé en tant que celles-ci pourraient lui ouvrir un avenir. Ce voyage devait clore sa vie d’étude et marquer le départ de sa vie professionnelle, le pousser à réaliser cette vocation révolutionnaire à laquelle il se sentait déjà appelé. Et il est peu de dire que ce voyage a comblé toutes ses attentes, même s’il aura besoin de quelques années encore pour digérer et assimiler ses découvertes :
« L’architecture me fut révélée. L’architecture est le jeu magnifique des formes sous la lumière. […] L’architecture n’a rien à voir avec le décor. […] [Elle] est dans les grandes œuvres, mais elle est aussi dans la moindre masure, dans un mur de clôture, dans toute chose sublime ou modeste qui contient une géométrie suffisante pour qu’un rapport mathématique s’y installe12. »
13Cette restitution du sens du voyage, bien que rétrospective, en marque le caractère décisif. Le « Voyage d’Orient » lui aura permis de se libérer définitivement d’une conception purement décorative de l’architecture, héritée de Ruskin par le truchement de l’enseignement de L’Eplattenier, au profit d’une conception stéréométrique et mathématique des rapports constituant le fait architectural. Le jeune Jeanneret n’aurait pas encore exactement été capable de formuler l’apport du voyage en ces termes dès son retour. Mais que quelque chose de décisif lui fut révélé au contact des œuvres du passé, cela est indéniable à la lecture des carnets et des notes prises par le jeune architecte lors de son voyage.
14Comme le dit Giuliano Gresleri dans son introduction à l’édition des Carnets du « Voyage d’Orient », les carnets « sont conçus comme l’instrument pour interroger l’histoire, la contraindre à dévoiler les secrets de la pratique du métier et des formes13 ». De la même manière que l’étude des carnets du « Voyage d’Italie » montre comment Jeanneret quitte peu à peu dans ses dessins une sorte de romantisme de l’impression, visant à rendre le pittoresque des paysages, au profit d’une vision plus architectonique des bâtiments au moyen des relevés précis (découvrant ainsi un intérêt grandissant pour l’architecture), l’étude des carnets du « Voyage d’Orient » atteste du développement d’une « capacité à saisir l’essentiel » des réalités observées, d’une véritable « méthode de perception14 » selon les mots de Gresleri. Écrits au départ dans le style du reportage journalistique (les textes étaient destinés à être publiés dans la Feuille d’Avis de la Chaux-de-Fonds), comportant une « abondance d’annotations sur le milieu, les coutumes et les particularités architecturales et anthropologiques qui frappent l’auteur », Jeanneret oriente de plus en plus le style de ses descriptions en fonction de ses « intentions interprétatives […] ses intérêts typologiques, les “restitutions” des architectures perdues en fonction d’une réutilisation possible dans un projet ».
15Comme le dit là encore Giuliano Gresleri :
« Jeanneret démontre son aptitude à saisir partout, dans n’importe quel sujet, ce caractère unique et particulier qu’il pourra par la suite […] réutiliser comme matériel et pièce de ses projets. Isolées de leur contexte et ramenées à l’essentiel (la partie pour le tout), les notes recueillies peuvent subir des réductions conceptuelles ultérieures et, condensées en elles-mêmes, s’élever à des significations différentes ou, superposées à d’autres, engendrer de nouvelles considérations linguistiques. Placées hors de leur contexte, de leur époque et de leur espace propre, les objets de l’analyse seront dans le futur réutilisés comme de nouvelles “règles”, composants formels d’une discipline qui les ennoblit en leur donnant une nouvelle finalité et leur confère une nouvelle dignité architecturale15. »
16Chez le futur Le Corbusier, l’étude de l’histoire se fait donc immédiatement projet. Non pas sur le mode de la constitution d’un répertoire de formes à imiter et à reproduire comme telles dans des ouvrages nouveaux, mais comme un ensemble d’éléments conceptuels, de « leçons » à extraire du passé, indéfiniment réutilisables et combinables dans un langage architectural entièrement renouvelé. Il s’agira toujours de retranscrire et de réinterpréter et non pas de copier ou de répéter. De telle sorte que les influences ne se donnent pratiquement jamais à voir comme des citations directes de tel ou tel monument, de tel ou tel style, mais de manière plus profonde comme des assimilations, des juxtapositions, des combinaisons issues de différentes leçons extraites de l’étude du passé et de l’histoire. L’une des méthodes de conception favorites de Le Corbusier dans ses projets futurs, consistera d’ailleurs dans le réemploi continuel et la régénération de formes observées par le passé. C’est avec une grande constance que Le Corbusier utilisera dans ses ouvrages les dessins, croquis et annotations issus de ses carnets de voyage. C’est également ainsi que l’étude de la maison paysanne des Balkans trouvera un réemploi dans les futurs projets de villas ou dans l’Unité d’habitation, que la Chartreuse du Val d’Ema nourrira tant de projets ou que l’utilisation plus tardive du béton brut rappellera par exemple l’image d’éternité de la ruine. C’est dans cette capacité de « digestion », d’assimilation de l’étranger pour en faire la matière propre d’une œuvre personnelle, rendant ainsi le modèle méconnaissable mais lui donnant tout son sens en lui prêtant vie sous une forme nouvelle, que réside le génie indépassable de Le Corbusier. Dans une belle mélancolie, le jeune Charles-Édouard Jeanneret dit dans l’un des textes concluant ses notes de voyage : « La joie du ressouvenir me prend tout, et le sentiment est fortifiant d’emporter la vue de ces choses comme une partie nouvelle de mon être, désormais inséparable16. » En tous les cas, c’est dans le caractère inséparable de l’étude du passé et du projet que se donne à voir pour Gresleri le « sens profond de l’influence qu’a eue sur lui l’impact avec les « sédiments » du déjà construit et de l’histoire » :
« Dans sa recherche se poursuivent et se mêlent toutes les grandes architectures étudiées, les formes, les images et les matériaux dans un travail incessant d’observation et de retranscription de tout ce que nous a légué la tradition17. »
17L’important, dans ses notes de jeunesse issues du « Voyage d’Orient », est de déceler que l’étude du passé recèle pour le jeune Le Corbusier des puissances d’avenir incomparables. C’est cette claire conscience, cette « capacité d’“imaginer le passé” en tant qu’accumulation d’expériences déterminant le présent », qui singularise l’approche de Jeanneret en face des monuments du passé. Car il voit bien que la seule manière de refonder la discipline architecturale (ce qui est déjà son objectif assumé), c’est d’en passer par un certain mode de rapport au passé et à l’histoire. Il ne saurait être question d’en faire l’économie. Et il n’a pas de mots trop durs pour ses contemporains, ces « yeux qui ne voient pas », et leur indifférence aux leçons de l’ancien. Car bien entendu, il ne s’agit nullement de simplement répéter le même et d’imiter des formes qui, comme telles, n’ont plus rien à voir avec le monde nouveau (en termes de besoins, de matériaux, d’échelle, d’expression spirituelle, etc.). Il était déjà persuadé que tout retour en arrière était impossible. Mais une modernité qui ne se nourrirait pas de l’étude du passé serait aveugle et incapable de s’ordonner autour d’un centre stable.
18Le « Voyage d’Orient » est réellement un voyage vers le passé, dans toute sa richesse et sa diversité, marqué par une attention extrême à l’empirie la plus ordinaire. Mais ce voyage est cependant orienté vers une finalité bien déterminée : prendre appui sur l’histoire pour refonder intégralement l’architecture, la recommencer sur des bases saines, ignorées des architectes contemporains, engoncés dans une imitation décorative de formes dépassées. Le Corbusier cherche à combler la distance historique du passé avec le présent afin de prendre appui sur des éléments à partir desquels il serait possible de tout recommencer. Comme le souligne une nouvelle fois très justement Giuliano Gresleri :
« Ce qui distingue le voyage de Jeanneret de celui de ses contemporains de l’École et de la tradition du Grand Tour est précisément la conscience claire de “pouvoir re-commencer” qui affleure continuellement dans ces pages : les notes, les croquis esquissés, les dimensions relevées ne sont pas des fins en elles-mêmes, ne font pas partie de la culture du voyage mais cessent d’être “journal de bord” pour devenir projet. […] Savoir comment et pourquoi on a projeté est déjà projeter ; avant d’être la chronique d’une vocation les carnets sont un grand projet solitaire que Charles-Édouard Jeanneret s’applique à perfectionner et qu’il mènera à terme dix ans plus tard dans Vers une architecture18. »
19Ce qui est ici très bien indiqué par l’éditeur des Carnets, c’est la distance qui sépare encore le jeune Jeanneret du futur Le Corbusier, qui publiera ses grands manifestes dix années après être rentré de son voyage initiatique. Ce qui marque cette distance, c’est la différence entre une volonté déjà présente et la maîtrise des moyens plastiques, constructifs et théoriques qui lui permettront de la réaliser. Contrairement à ce que voudrait nous faire croire un Le Corbusier devenu maître de son art et jetant un regard rétrospectif sur ses jeunes années, le jeune homme tout juste de retour de son année de périple, n’avait pas encore réellement digéré les enseignements de son voyage et il mettra beaucoup de temps à développer tout ce qui alors commençait à germer en lui. Le contraste est frappant entre un jeune homme, à la fois animé d’un désir ardent de bâtir le monde nouveau sur des principes neufs et pourtant plein de doutes en sa capacité de réaliser un programme aussi ambitieux, et le futur Le Corbusier des années vingt, déjà en pleine possession de son langage et au comble de sa renommée. Entre-temps, se sera écoulée la période la plus mystérieuse de l’existence de l’architecte, celle du retour à la Chaux-de-Fonds. Celui qui affirme que « le prestige du décor est définitivement tombé », rentrera pourtant auprès de son ancien maître pour successivement enseigner dans la nouvelle section de l’École d’art puis, après la fermeture de celle-ci, prendre part aux Ateliers d’Arts Réunis. Loin du modernisme des années vingt, il pratiquera encore pendant de longues années la « discipline jurassique » chère à L’Eplattenier, en des œuvres au régionalisme encore marqué. Ce sera le temps de la maturation, de la digestion des expériences vécues.
La critique de l’académisme et la question des normes empiriques
20Les analyses du Voyage d’Orient et des Carnets n’ont fait que confirmer le fait que le projet corbuséen consiste en une volonté de refondation radicale de l’architecture sur des bases normatives nouvelles, ce qui implique nécessairement de montrer l’ineptie du système normatif ayant eu cours jusqu’ici. De plus, contrairement à l’idée selon laquelle Le Corbusier ferait fi de l’histoire et prétendrait commencer de zéro sans prendre en considération l’étude du passé, il est manifeste que ses voyages de jeunesse lui avaient apporté une connaissance directe très détaillée des monuments du passé, ainsi que de très nombreuses et diverses traditions et coutumes nationales, et qu’il estimait impossible une tentative de recommencement de l’architecture qui ne prendrait pas appui sur les leçons de l’histoire. Son expérience personnelle atteste de sa connaissance de l’histoire en général et de l’histoire des arts et de l’architecture en particulier. Pour autant, en tant qu’il rejette comme obsolète la majorité de la production architecturale de son temps, qui est pourtant fondée sur des références explicites à l’histoire de l’architecture (et pas du tout sur un rejet de celle-ci), les raisons de ce rejet peuvent apparaître de prime abord assez obscures. Pourquoi rejeter l’architecture historiciste héritée du xixe siècle, encore majoritaire au début du siècle suivant, en prétendant que celle-ci n’a pas tiré les leçons de l’histoire, alors même que tout en elle est rapport au passé ? Précisément du fait que vont s’opposer ici deux conceptions diamétralement opposées de l’usage de l’histoire en art et en architecture, celle que Le Corbusier dénoncera de manière incessante sous le terme d’« académisme » et la sienne propre, telle qu’elle est thématisée dans ses ouvrages. Et il s’agira d’un côté d’une conception de l’architecture qui fonde directement ses pratiques, ses formes, ses normes sur un retour explicite et littéral à l’histoire, et de l’autre côté, sur une pensée qui opère un recours à l’histoire pour fonder l’architecture sur des bases qui ne relèvent pas directement de la référence aux formes historiques, mais sur des principes que l’on aura extraits de son étude et qui s’y trouvent en quelque sorte « contenus » et qu’il faut savoir réactualiser. Retour direct contre recours indirect donc. Ce que l’on peut donc affirmer d’emblée, et qui nous permettra de lever temporairement l’ambiguïté relevée précédemment sous le vocable de « problème de l’histoire » chez Le Corbusier, est la chose suivante : il ne s’agira jamais pour Le Corbusier de rejeter ou de refuser l’histoire, le passé, les coutumes ou les traditions en tant que tels (contrairement à ce que pourraient laisser entendre certaines de ses déclarations). Il n’y a donc pas de rejet de l’histoire en elle-même en tant que dépourvue d’intérêt pour l’architecture, mais il y a un refus net et affirmé d’un certain mode de rapport à l’histoire et d’une certaine manière d’en faire usage dans la création architecturale. Non pas un rejet massif de l’histoire, mais une discrimination entre une bonne et une mauvaise manière de s’y référer.
21Commençons par examiner les différentes descriptions données par Le Corbusier de cette mauvaise manière de se rapporter à l’histoire qu’il désigne par le terme d’« académisme ». À un premier niveau, le terme d’« académisme » est une sorte de concept opératoire chez Le Corbusier qui lui sert à dénoncer l’état d’esprit d’inertie, de lourdeur des systèmes institutionnels (et de leurs représentants), en tant qu’ils opposent une résistance systématique et intéressée à toute modification de l’ordre existant. Voici la célèbre définition de l’académisme dans l’Entretien :
« Manière de ne pas penser qui convient à ceux qui craignent les heures d’angoisse de l’invention, pourtant compensées par les heures de joie de la découverte19. »
22Ce qui est dénoncé ici, c’est la paresse, l’absence de courage (et au fond aussi de talent), la lâcheté de ceux qui, bien installés dans leurs privilèges, préfèrent maintenir l’ordre établi (même si celui-ci leur paraît insuffisant), plutôt que de se lancer dans l’aventure périlleuse et risquée de l’acte créatif, dont l’issue est toujours incertaine. Il pense ici prioritairement aux représentants institutionnels, membres de l’Académie des beaux-arts, jurys de concours internationaux, etc. qui opposent toutes leurs forces au développement d’une architecture nouvelle et moderne, basée sur l’usage des nouveaux matériaux, d’éléments standardisés, de principes formels inédits, etc. Cette manière « de ne pas penser » est représentée ici par le fait de répéter servilement des formes produites par d’autres que soi, principalement en référence aux grands styles hérités du passé. Le Corbusier oppose à cette attitude l’état d’esprit du créateur véritable, homme courageux et insensible aux usages, qui part de soi-même pour inventer des solutions neuves (en l’occurrence il pense à lui-même ici). On peut trouver dans Précisions une autre définition de l’académisme qui, bien que moins souvent citée, nous paraît plus importante :
« Définition de l’académique : qui ne juge pas par soi-même, qui admet l’effet sans en contrôler la cause, qui croit à des vérités absolues, qui ne fait pas intervenir son “moi” à chaque question. Pour ce qui nous concerne ici – architecture et urbanisme – académisme, c’est ce qui admet des formes, des méthodes, des concepts, parce qu’ils existent, et qui ne demande pas pourquoi20. »
23Premier élément à retenir, l’académisme en architecture n’est qu’un cas particulier d’un académisme qui est un état d’esprit applicable à n’importe quelle matière (politique, scientifique, morale, etc.). La première définition donnée plus haut correspond à cette caractérisation générale de l’état d’esprit académique, de même que la première partie de cette deuxième définition. Celle-ci apporte quand même plus de détails et il faut les regarder avec attention. L’académique est : premièrement, celui « qui ne juge pas par soi-même », c’est-à-dire qui admet le jugement d’un autre (individu, institution ou tradition) comme la mesure de son jugement propre ; deuxièmement, celui « qui admet l’effet sans en contrôler la cause », ce qui peut nous renvoyer à l’élément précédent en nous apportant un élément de compréhension supplémentaire : puisque je ne suis pas à moi-même la propre norme de mon jugement, j’accepte les résultats, les produits (« l’effet ») du jugement d’un autre sans en interroger la validité rationnelle, les modalités de production (« la cause »), puisque précisément je ne pense pas par moi-même et que j’ai conféré l’autorité à un autre que moi ; troisièmement, celui « qui croit à des vérités absolues », c’est le caractère de l’acceptation dogmatique et non critique des produits du jugement de l’autre, individu/tradition/institution, à qui je m’en remets inconditionnellement pour penser à ma place (là aussi ce critère peut être ramené au premier) ; enfin, dernièrement, celui « qui ne fait pas intervenir son “moi” à chaque question », caractère qui pourrait également paraître surprenant étant donné la propension de Le Corbusier à critiquer les solutions individuelles dans nombre de ses textes (il ne s’agit pas ici de jouer la carte de l’individualisme romantique contre l’académisme), mais qu’il faut ici prendre simplement comme une autre formulation du principe premier, à savoir le fait de ne pas penser par soi-même (ce qui revient à ne pas faire intervenir son « moi »), en insistant sur le caractère systématique (« à chaque question ») de la soumission à l’autorité.
24Venons-en maintenant au point le plus intéressant pour nous, à savoir la forme spécifique que prend l’académisme en matière d’architecture et d’urbanisme. Le Corbusier dit la chose suivante dans la citation ci-dessus : « académisme, c’est ce qui admet des formes, des méthodes, des concepts, parce qu’ils existent, et qui ne demande pas pourquoi ». L’académique en architecture, comme d’ailleurs en général, c’est celui qui se plie et se soumet à la nécessité de fait : « on fait comme cela, on pense comme cela, parce que c’est comme ça, parce que ça a toujours été comme ça ! », pourrait-il dire. L’académique en architecture, c’est celui « qui ne demande pas pourquoi », quelle est la nécessité, la raison, la cause, la légitimité qui nous pousse à projeter telle et telle forme, à concevoir un bâtiment selon tels principes structurels, à penser l’architecture selon tel univers conceptuel, etc. L’académique, c’est celui qui accepte passivement le donné et reproduit comme tel ce que lui fournit l’observation empirique du déjà existant pour la seule raison que cela existe. C’est celui qui pense que la norme se trouve dans l’expérience, qu’il existe de fait dans l’empirie une normativité valable. Voilà quelle est cette « manière de ne pas penser » en architecture. Or qui fournit à l’architecte académique la norme de son jugement puisqu’il est si singulièrement incapable d’en faire un usage personnel et critique ? Pour Le Corbusier la réponse est claire : c’est la production majoritaire, moyenne, routinière, les recettes éculées, les manières de faire habituelles, héritées du passé, ce qu’il appelait déjà dans le Voyage d’Orient « une poésie toute faite du culte des choses révolues21 ». C’est là le premier point fondamental pour comprendre pourquoi Le Corbusier rejette l’architecture de son temps : précisément parce qu’elle est fondée sur une normativité qui n’en est pas une, mais qui constitue tout au plus un ensemble disparate de règles que l’on applique en ignorant de quelle nécessité elles pourraient se réclamer. L’application de recettes n’est pas une recherche de normes, mais tout au plus un ensemble de formules générales (et non universelles), sans nécessité car accepté passivement, de facto du simple fait de son existence. De plus, il est clair que Le Corbusier, qui pense l’architecture en référence à des problèmes humains universels (nous verrons comment ultérieurement), cherche des solutions applicables partout et toujours (car les problèmes sont partout les mêmes), bien que modulables indéfiniment. Or, qui ne voit pas la relativité intrinsèque de règles architecturales fondées sur l’acceptation du donné empirique : en tel endroit nous construisons comme ceci car nous avons toujours construit ainsi, en tel autre de telle manière, etc. Mais la question du régionalisme, si marquante dans la jeunesse de l’architecte, n’est pas ici ce qu’il a en vue de manière prioritaire, car il pense que les usages vernaculaires, les folklores seront nécessairement amenés à disparaître sous l’effet de l’avancée du machinisme. Il pense plutôt ici au fait de reproduire, dans l’architecture des grandes villes, des formes issues du passé alors qu’elles ne sont plus adaptées, pour la seule raison qu’il est d’usage de le faire. Car une chose est claire pour Le Corbusier, même s’il ne la formule jamais en ces termes trop philosophiques : on ne saurait trouver une norme au sens strict au moyen de l’observation empirique, une norme empirique lui semblerait pour une part une contradiction dans les termes. Ainsi, les normes corbuséennes, si elles proviennent bien de l’expérience (au sens où elle peut permettre de les découvrir), ne doivent jamais être acceptées pour cette simple raison de fait. Leur régime de validité ou de légitimité (ce pour quoi elles sont dites « bonnes ») relève de raisons qui ne sont pas purement empiriques. La question du « pourquoi » doit toujours excéder les réalisations de fait, les instruire et les orienter (au besoin par une réflexion purement théorique et dégagée des « cas d’espèces », c’est-à-dire de tout exemple empirique, comme cela est par exemple le cas dans Urbanisme). Les normes corbuséennes, si elles proviennent de l’expérience, sont en quelque sorte découvertes comme des préconditions de toute expérience possible (ou des conditions de possibilité), du fait de leur universalité anthropologique.
25Le meilleur exemple que nous pouvons développer ici pour illustrer à quel type de normativité empirique s’oppose Le Corbusier, c’est la question des ordres antiques et de leur utilisation en architecture. Le point de référence sera ici constitué par les analyses de Sir John Summerson dans son ouvrage Le langage classique de l’architecture. Car en effet, d’une manière tout à fait intéressante, il commence par définir le « classicisme » architectural non pas en termes chronologiques, mais en extension et en intension :
« Est classique tout édifice dont les éléments décoratifs proviennent directement ou indirectement du vocabulaire architectural du monde antique. […] Éléments facilement reconnaissables : ainsi les cinq types de colonnes et leur utilisation réglée, les manières également définies de traiter portes, fenêtres et pignons, ainsi que les types de moulures qui s’y rattachent […] il faut […] admettre que l’architecture classique proprement dite se reconnaît à ses citations, fussent-elles ténues, des ordres antiques22. »
26Sera donc dite « classique » aussi bien une œuvre de la Renaissance qu’une œuvre de l’éclectisme du xixe, mais également une réalisation d’Auguste Perret en certains de ses éléments. Le classicisme est ainsi constitué comme système plastique par la citation plus ou moins explicite d’éléments « reconnaissables » issus du monde antique, c’est-à-dire par la répétition et l’imitation de formes découvertes par l’observation empirique. La « normativité » relève ici avant tout de la répétition coutumière, habituelle. Les ordres antiques sont une « norme » de l’architecture du fait qu’ils ont constamment été utilisés dans les grandes architectures du passé, ce qui semble impliquer que nous devions encore les utiliser de ce simple fait. Sorte de passage du fait au droit, de l’être au devoir-être. Et Summerson de citer G. Gwilt, architecte néoclassique anglais, qui écrit encore en 1891 : « les fondements de l’architecture comme art résident dans la compréhension et l’application correcte des ordres ». Comment les ordres antiques en sont-ils venus à constituer la mesure même de l’architecture « comme art » ?
27La première description écrite des ordres se trouve dans le De Architectura de Vitruve, seul traité de cette sorte qui ait subsisté de l’Antiquité. Il n’indique que quatre ordres, mais ne les présente pas dans l’ordre de succession que nous jugeons aujourd’hui correct (toscan, dorique, ionique, corinthien). Ce n’est qu’au milieu du xve siècle qu’Alberti ajoutera le cinquième ordre, le composite, qui combine les traits du corinthien et ceux de l’ionique. Mais c’est avant tout Serlio qui va « consacrer pour longtemps l’autorité canonique, symbolique et presque légendaire des ordres23 ». Il va ainsi compiler en une série de livres la première grammaire architecturale complète et illustrée (ce fait est décisif) de la Renaissance.
28Comme le dit Summerson :
« les ordres apparaissent comme des catégories aussi fondamentales pour l’architecture que le sont, par exemple, les quatre conjugaisons de la grammaire latine24 ».
« Serlio les expose avec un grand air d’autorité, donnant les dimensions de chaque partie comme pour en fixer définitivement les profils et les proportions. Si d’évidence les ordres de Serlio sont assez fidèles à Vitruve, ils sont aussi fondés sur son observation personnelle des monuments antiques et résultent donc, pour une large part et en vertu d’un processus de sélection, de sa propre invention25. »
29La nécessité reconnue aux ordres antiques relève donc à la fois de raisons d’autorité (ils sont issus de Vitruve et son traité est le plus primitif que nous connaissions ; or, le plus primitif est le plus proche de la vérité) et d’une certaine part d’arbitraire empirique (la description que Serlio tire de son observation personnelle des vestiges antiques). Très vite, les ordres vont faire l’objet de diverses élaborations typiques par les grands théoriciens renaissants : Serlio en 1537, Vignole en 1562, Palladio en 1570 et Scamozzi en 1615. Et Summerson de commenter : « Leurs conceptions ont eu un effet normalisateur dans le monde entier26. »
30Le régime de justification de l’autorité inconditionnelle des ordres relève à la fois de raisons empiriques et de ce que nous pourrions appeler une « croyance » fondamentale. En effet, Vitruve pensait que l’ordre dorique venait très certainement d’un type primitif de construction en bois. L’ordre dorique serait ainsi la fixation ultérieure dans la pierre (plus résistante au feu) d’une copie de cette version primitive. L’ordre devient ainsi norme sous l’effet de sa normalisation par imitations successives (non selon une représentation purement littérale d’un ordre dorique en bois bien sûr, mais selon un équivalent sculpté dans la pierre). Voilà pour l’élément empirique et la fixation de la norme par répétition coutumière. Ce que l’on peut désigner par ce terme de « croyance » fondamentale, autre régime d’explication de l’« effet normalisateur » des ordres, est commenté en ces termes par Summerson :
« L’utilisation du langage classique de l’architecture a toujours été soutenue par une philosophie chaque fois qu’il s’est élevé à une grande éloquence. On ne peut pas utiliser les ordres avec amour sans les aimer ; et on ne peut pas les aimer sans se convaincre qu’ils incarnent quelque principe absolu de vérité ou de beauté. La croyance en l’autorité fondamentale des ordres a pris des formes variées, dont la plus simple s’énonce en ces termes : Rome était la plus grande, Rome en savait davantage27. »
31L’imitation des formes antiques, outre le principe que le premier est le meilleur (le plus ancien est le plus proche du vrai) qui est le credo de tout « primitivisme », s’appuie sur la croyance dans la hiérarchie des cultures. S’il faut imiter l’architecture gréco-romaine, c’est parce que ces civilisations ont atteint des sommets inégalés, ont produit des formes plus belles et plus vraies.
32À un autre niveau et pour être juste, il faut dire avec notre auteur, que si l’imitation des ordres implique une grande rigidité, elle appelle également des qualités d’invention et d’originalité au sein de cet horizon normatif :
« Je n’ai parlé que de grammaire et de règles, au point que le langage classique pourrait paraître terriblement impersonnel et rigide, quelque chose qui défie l’architecte à tout propos, paralysant ses intentions et ne lui laissant que la plus mince marge de liberté. […] Mais il faut ajouter que l’architecte s’identifie avec les éléments qui le défient, en sorte qu’il travaille aussi bien avec les ordres que sur eux et contre eux28. »
« Ce serait donc une erreur de considérer les cinq ordres comme un jeu de cubes dont les architectes auraient usé pour s’épargner tout souci d’invention. Il vaut mieux les voir comme des expressions grammaticales qui imposent une rude discipline, mais une discipline où la sensibilité personnelle conserve son rôle, et qu’un élan de génie poétique peut à l’occasion faire voler en éclats29. »
33Le Corbusier, dans ses visées de propagande, a souvent tendance à condamner de manière indifférenciée l’utilisation des ordres. Mais reconnaissons plus précisément que ce qu’il condamne, c’est leur utilisation par les architectes académiques de son époque (de même que leur enseignement dans les Écoles des beaux-arts). Ce n’est donc pas Michel-Ange qu’il vise lorsqu’il critique les ordres, qui au fond a réussi à utiliser brillamment les contraintes indépassables de son époque, mais la répétition servile et paresseuse du même chez ses propres contemporains (définition de l’académisme), qui pourtant disposent d’autres moyens potentiels pour répondre aux besoins neufs de l’époque moderne. Car pour Le Corbusier, l’utilisation contemporaine des ordres n’est plus qu’une sorte d’application de recettes toutes prêtes, à des fins purement décoratives (déjà dans la plupart des édifices romains, les ordres n’ont aucune utilité structurelle, mais servent des buts expressifs), qui manquent le propre de l’architecture.
Le bon rapport à l’histoire
34Au début du xxe siècle la production architecturale était ainsi encore presque tout entière fondée sur une référence mimétique directe à l’histoire et aux formes du passé. Même l’architecture métallique des ingénieurs et la pensée rationaliste n’étaient en fin de compte que de très importantes réactions à cette référence dominante, c’était contre elle que ces architectes préconisaient d’opérer un recentrage sur des problèmes de nature programmatique et structurelle, en une sorte de recherche rationnelle et transhistorique. Quoi qu’il en soit, il est important de noter que, s’agissant aussi bien de la production architecturale moyenne et médiocre que des grandes œuvres du xixe et du début du xxe (Le Corbusier, comme tout homme dans un contexte de lutte, a souvent tendance à ne pas effectuer de telles distinctions et à tout mettre dans le même panier), la norme reste un certain mode de référence au passé : celui de l’imitation directe (sublimée ou pas, originale ou pas) de formes issues d’époques révolues. Et ici comme ailleurs (pensons au débat sur le fonctionnalisme), le geste de Le Corbusier consiste en un dépassement des positions antagoniques, par une sorte d’approfondissement, de déplacement des problèmes aboutissant à une synthèse personnelle et originale (ce qui ne veut pas dire sans racines ou sans ancrage dans l’histoire comme horizon de problèmes hérités). Car en effet, il pourrait sembler facile, voire évident, pour l’architecte se voulant résolument moderne de tomber dans le rejet pur et simple de l’histoire : puisque l’architecture jusqu’ici s’est toujours pensée en fonction de la référence aux modèles historiques du passé, laissons tomber l’histoire et toute référence au passé. Pour Le Corbusier, une telle attitude ne saurait être viable. Ce qu’il faut rejeter, ce n’est ni l’étude du passé, ni la référence à l’histoire, c’est une certaine attitude esthétique d’imitation servile et formelle des œuvres du passé. Car l’étude du passé est indispensable pour qui veut faire œuvre moderne et recommencer l’architecture. C’est dans l’histoire, ou plus précisément par l’étude du passé que les bases sur lesquelles reconstruire la discipline architecturale sur des principes différents peuvent être décelées. C’est bien là l’inverse du piège tendu par la logique de la table rase : par où commencer dès lors que l’on rejette en bloc l’étude du passé ?
35Ce qui est en cause, ce n’est pas le fait de se référer au passé, mais la manière de s’y référer. Il est une mauvaise manière de se rapporter à l’histoire, c’est là ce que Le Corbusier dénonce sous le terme d’« académisme », qui est soumission au donné et simple répétition formelle du même. Mais à l’inverse, il y a chez Le Corbusier une théorie du juste rapport à l’histoire, qu’il est indispensable de saisir dès lors qu’il est à la fois question de comprendre pourquoi il rejette ce qu’il rejette et pourquoi il lui semble nécessaire de proposer un système normatif nouveau. Si l’académisme est toujours conçu par Le Corbusier comme une figure du retour, de l’inertie, de la soumission, le juste rapport à l’histoire sera à l’inverse une pensée se rapportant à la tradition pour en tirer les leçons au lieu d’en imiter les formes. Car, comme le dit Le Corbusier, les choses de l’architecture sont des « choses qui ne sont pas d’aspect, mais d’essence30 ». À ses détracteurs qui l’accusaient de « vouloir détruire systématiquement le passé », il va opposer une autre pensée du respect véritable du passé, éloigné de tout rapport mimétique et de toute « iconolâtrie » (selon le terme utilisé par l’architecte dans L’Art décoratif d’aujourd’hui) :
« L’histoire, qui s’appuie sur des jalons, n’a conservé que ces témoins loyaux : les imitations, les plagiats, les compromis, sont rangés derrière, délaissés, voire détruits. Le respect du passé est une attitude filiale, naturelle à tout créateur : un fils a, pour son père, amour et respect31. »
« Vous ne confondez pas ce respect, cet amour, cette admiration, avec l’insolence et l’indolence d’un fils à papa bien décidé à s’épargner tout effort personnel, préférant vendre à ses clients le travail de ses aïeux32. »
36Or, qu’est-ce que le respect de l’enseignement du père ou du maître ? Il ne s’agit certainement pas simplement de se dispenser d’une pensée personnelle en répétant servilement les mots d’ordre et les formules du maître, ce que recherchent tous les paresseux et les indolents, à savoir du prêt-à-penser, une vision du monde toute faite qu’il suffirait d’apprendre par cœur pour hériter d’une dignité simplement empruntée. C’est là le caractère du disciple et non de l’élève au sens le plus noble du terme. Le vrai rapport du maître à l’élève et non de répétition mimétique, mais d’élévation. Et s’il s’agit de répéter quelque chose de l’enseignement du maître, ce n’est certainement pas tant le contenu de cet enseignement, que ce qu’il faudrait appeler sa « modalité d’invention ». C’est cela « l’attitude filiale » dont parle Le Corbusier, celle qui dépasse les choses « d’aspect » pour s’élever aux choses « d’essence ». C’est ici que nous pouvons faire intervenir le concept déterminé de « tradition » chez l’architecte :
« La tradition est la chaîne ininterrompue de toutes les novations, le témoin le plus sûr de la projection vers l’avenir33. »
« Toutes les grandes œuvres de la tradition, celles qui, sans exception, constituent, maillon après maillon, la chaîne classique, furent révolutionnaires à leur apparition34. »
37Le respect véritable de la tradition, c’est-à-dire celui qui en tire les enseignements afin de s’engager dans « la projection vers l’avenir », n’a rien à voir avec « les imitations, les plagiats, les compromis » de l’état d’esprit académique. Et dans une sorte de retournement, Le Corbusier affirme qu’être révolutionnaire, au sens où il entend ce terme, ce n’est pas du tout faire table rase du passé, mais c’est bien au contraire se replonger dans « la chaîne classique » afin de se nourrir des puissances créatrices des œuvres qui la constituent. Le « classicisme » n’est pas défini en termes de formes (n’est pas défini comme un système plastique), mais comme un état d’esprit strictement inverse à l’esprit académique. Alors que l’architecture académique se pense comme la digne héritière de la grande tradition classique de l’architecture (notamment l’Antiquité gréco-romaine) en ce qu’elle en répète les formes, Le Corbusier montre qu’elle n’en est réalité que le fossoyeur, en ce qu’elle n’en a pas tiré l’enseignement principal, à savoir l’injonction à la novation. Car l’académisme définit le classique uniquement comme « ce qui est ancien », « ce qui est avant ». À l’inverse, cherchant à dépasser l’opposition entre classique-ancien et moderne-nouveau, Le Corbusier utilise un concept de classicisme définissant celui-ci suivant des caractères décrivant moins une antériorité temporelle qu’une certaine forme d’intemporalité : est classique ce qui est permanent, ce qui vaut toujours aujourd’hui et pour toujours. Le classicisme véritable se réfère à la permanence des œuvres et non à leur « antiquité ». De la même manière, la vraie tradition est ici celle du nouveau. Là aussi, et nous le savons au moins depuis Pascal et la Préface au Traité du vide, il est possible d’entendre des choses différentes sous les termes de « tradition » et de « respect de la tradition », et cela selon les disciplines ou les domaines concernés par l’emploi de tels vocables. Le concept de tradition est double. Il peut ainsi aussi bien désigner la dimension de la transmission d’un héritage que la tradition du perfectionnement, du progrès ou de l’amélioration. La tradition scientifique désigne ainsi avant tout la continuation du processus rationnel et cumulatif du progrès dans la direction d’un dernier état de la science plus proche du vrai que le précédent. De la même manière, il n’est pas dénué de sens de parler de progrès en art ou d’y voir à l’œuvre avant tout ce second concept de tradition : une fois que l’on a peint comme Giotto l’a fait, on ne « peut plus » peindre comme lui. En art comme en sciences, certaines œuvres qui changent quelque chose empêchent toute pensée d’une temporalité linéaire dans ces domaines. À l’inverse, s’il s’agit avant tout de perpétuer ou de préserver un héritage à transmettre (considéré comme parfait en soi), toute innovation sera envisagée comme mauvaise ou perverse. Ce que l’on appelle « conservatisme » repose en quelque sorte sur la confusion de ces deux concepts de tradition, ainsi que sur la non-reconnaissance de la pluralité du sens de la notion en fonction des domaines abordés. En un sens, l’académisme dénoncé est bien un tel conservatisme.
38Aux yeux de notre architecte, le classicisme véritable est ainsi une reprise de l’universel de la novation caractérisant le respect de la tradition artistique et non la conservation d’un ensemble déterminé de formes répétables. C’est en ce sens qu’il nous faut également comprendre les célèbres pages de Vers une architecture dans lesquelles Le Corbusier se réapproprie des œuvres telles que le Parthénon ou la basilique Saint-Pierre de Rome, pour s’en faire l’héritier véritable contre les tenants de l’architecture académique. Et là encore, Le Corbusier appelle classique toute œuvre qui touche « aux valeurs éternelles » (les bases humaines, biologiques et géométriques notamment). Or, seules les valeurs éternelles peuvent encore être d’« actualité ». Le véritable recours à la tradition est un geste qui réitère son caractère révolutionnaire, c’est-à-dire qui reprend singulièrement, en fonction des conditions présentes, l’universel de la novation. Toute œuvre révolutionnaire est une œuvre qui mêle intimement deux types d’éléments et les instancie dans une création originale et singulière : des éléments historiques, relatifs (état de la technique, développement social) et des éléments universels, éternels (les besoins et les bases humaines). Citons à ce sujet les propos suivants de Le Corbusier :
« Le propre de la création est une mise en équation de rapports foncièrement nouveaux, puisque l’un des termes est fixe – la sensibilité humaine – et que l’autre est toujours en mouvement, – les contingences, c’est-à-dire le milieu formé de la qualité technique, en tous domaines, d’une société en perpétuelle évolution35. »
39L’étude respectueuse du passé, celle qui en tire vraiment les enseignements, est celle qui arrive à saisir l’éternel dans le transitoire pour en extraire une puissance d’avenir présente, enfouie dans toute grande œuvre de l’histoire (les « témoins » dans le vocabulaire de l’architecte). Le passé recèle ainsi des puissances d’avenir insoupçonnées, ce que Le Corbusier appelle des « leçons ». L’étude d’œuvres particulières, que celles-ci appartiennent au domaine des chefs-d’œuvre reconnus du génie humain (le Parthénon) ou au domaine plus modeste de l’art populaire et du folklore (le pot du céramiste des Balkans), quand celles-ci sont pourvues d’une véritable grandeur, ouvre l’humain à la dimension de l’universel, de l’éternel au sein du transitoire. Et, au fond, pour Le Corbusier, toute grande œuvre d’art pourrait être définie comme une réalisation particulière mobilisant de manière originale la rencontre de l’universel et du singulier. C’est là ce qu’il était déjà possible d’entrevoir dans et par l’étude du « Voyage d’Orient ». On en trouvera une nouvelle confirmation dans ce qui sera étudié plus tard sous le vocable de « la double voie du folklore et du Parthénon ». La considération attentive de ces deux types d’ouvrages humains (productions géniales, œuvres du folklore), de ces deux types particuliers, a conduit l’architecte à retrouver l’universel sur lequel refonder l’architecture nouvelle, à retrouver les bases humaines ayant présidé au destin de l’art architectural. Le grand créateur est celui qui sait mobiliser l’universel en l’instanciant dans le transitoire technique et social afin de faire concorder l’éternel et le plus contemporain. Cette idée que certaines œuvres ont été capables de capter de telles forces universelles, de toucher aux « valeurs éternelles », amène Le Corbusier à développer un concept intéressant de l’actualité ou de la contemporanéité de l’œuvre d’art (quoiqu’une telle conception ne soit pas foncièrement originale dans le champ de la réflexion sur la modernité en art). Il dit à propos de ces objets « qui peuvent être objets poétiques » :
« Nous aurons goût à en rassembler des séries que nous déclarerons tous contemporains devant notre sensibilité, bien qu’ils ne le soient nullement dans le temps. L’anachronisme, ici, ne se mesure pas à l’échelle du temps ; il ne surgit que dans l’hiatus de choses dotées d’âmes disparates. Le contemporain sur ce plan de la sensibilité, c’est la rencontre d’âmes sœurs. Et des objets venus de tous les temps et lieux peuvent prétendre à cette fraternité36. »
40En dissociant ainsi les dimensions de la contemporanéité et de la chronologie, Le Corbusier redéfinit le concept du contemporain. Un objet est contemporain « sur ce plan de la sensibilité », non pas du fait de son appartenance chronologique à l’époque présente (de par sa date de production par exemple), mais en raison de la puissance d’avenir qu’il recèle en ce qu’il a rejoint les valeurs universelles de l’art. Ainsi, toute œuvre contemporaine au sens chronologique du terme n’est pas nécessairement contemporaine sur le plan de la sensibilité. Tout l’art du présent n’est pas contemporain ; l’art d’aujourd’hui peut être anachronique. Car, selon Le Corbusier, l’« anachronisme […] ne se mesure pas à l’échelle du temps ». C’est bien évidemment cette conception du contemporain en art qui lui permettra de discréditer comme anachroniques les œuvres de l’art décoratif ou encore la majorité des bâtiments construits selon la manière académique, en dépit de leur actualité chronologique. Leur anachronisme est en réalité double : du point de vue de « l’esprit nouveau », de l’esprit du temps, ils sont dépassés ; mais ils le sont aussi du point de vue de l’universel qu’ils nient et ne savent pas reconnaître.
41Dans un ouvrage dédié à la question de la contemporanéité, le philosophe Giorgio Agamben a développé un ensemble de réflexions très proches de certains des éléments développés ici en ce qui concerne Le Corbusier. Cherchant à saisir tout le sens de la formule de Roland Barthes (méditant Nietzsche) suivant laquelle « le contemporain est l’inactuel », Agamben développe quelques-uns des traits majeurs de l’attitude de contemporanéité, irréductible à la dimension d’une situation uniquement pensée en termes chronologiques37. Ainsi, si la contemporanéité désigne bien pour une part le fait d’« être de son temps » au sens plein du terme (d’être dans le « tempo », dans le rythme propre à son époque, à l’unisson ou au diapason de celle-ci), elle implique également selon Agamben une forme de « non-coïncidence » ou de « dyschronie », de telle sorte que la contemporanéité véritable ne saurait être caractérisée comme un mode de rapport à son propre temps sur le modèle d’une pleine et entière adéquation ou d’une coïncidence sans distance. C’est-à-dire ici une certaine forme d’« inactualité38 » :
« La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances ; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme. Ceux qui coïncident trop pleinement avec l’époque, qui conviennent parfaitement avec elle sur tous les points, ne sont pas des contemporains parce que, pour ces raisons mêmes, ils n’arrivent pas à la voir39. »
42Seuls l’existence et le maintien de cette distance avec son propre temps peuvent permettre à l’individu authentiquement contemporain de penser son époque. Le fait d’être de son temps, au sens d’une insertion active dans celui-ci, implique ici en quelque sorte de ne pas l’être entièrement, si nous entendons par là le fait d’être purement et simplement déterminé par lui, d’en être le produit purement passif. C’est bien pourquoi, toujours selon Agamben, le véritable contemporain sait voir dans son époque ses « obscurités » :
« le contemporain est celui qui fixe son regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité […] percevoir cette obscurité n’est pas une forme d’inertie ou de passivité : cela suppose une activité et une capacité particulières. Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de l’ombre, leur sombre intimité40 ».
43Et Agamben de poursuivre :
« le contemporain est celui qui perçoit l’obscurité de son temps comme une affaire qui le regarde et n’a de cesse de l’interpeller. […] Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau des ténèbres qui provient de son temps41 ».
44S’il est clair que la contemporanéité de Le Corbusier relève pour une grande part de ce qu’il a pu déceler dans son propre présent de lueurs obscures, d’anachronismes et de survivances mortifères, étant autant d’obstacles au développement des potentialités de novation propres à l’époque, une telle expérience de la négativité qui anime l’époque est toujours reprise chez l’architecte dans le sens de la positivité d’une visée de transformation d’une époque en laquelle il croit (et dans laquelle il entend bien jouer un premier rôle, car c’est bien là « une affaire qui le regarde »). Enfin, dernier trait intéressant : si la contemporanéité au sens développé ici désigne bien un certain mode de rapport de l’individu à son propre temps, elle engage du même geste une prise en considération d’autres temps et d’abord et avant tout du passé. La contemporanéité est ici modalité de rapport à l’histoire.
45Voici ce que dit Agamben à ce sujet :
« Cette relation particulière au passé a également un autre aspect. La contemporanéité s’inscrit, en fait, dans le présent en le signalant avant tout comme archaïque, et seul celui qui perçoit dans les choses les plus modernes et les plus récentes les indices ou la signature de l’archaïsme peut être un contemporain42. »
« Ceux qui ont cherché à penser la contemporanéité ont pu le faire seulement à condition de la scinder en plusieurs temps, introduisant dans le temps une essentielle hétérogénéité. […] Cela signifie que le contemporain n’est pas seulement celui qui, en percevant l’obscurité du présent, en cerne l’inaccessible lumière ; il est aussi celui qui, par la division et l’interpolation du temps, est en mesure de le transformer et de la mettre en relation avec d’autres temps, de lire l’histoire de manière inédite, de la “citer” en fonction d’une nécessité qui ne doit absolument rien à son arbitraire, mais provient d’une exigence à laquelle il ne peut pas ne pas répondre43. »
46C’est peut-être également cette compréhension du contemporain qui peut à certains égards permettre de rendre raison de l’iconoclasme de Le Corbusier, cette attitude de prétendu mépris à l’égard du passé que ses adversaires mettent tant de hâte à défendre. Pour comprendre ces positions en dépassant leur caractère éminemment provocateur, il faut comprendre que le juste rapport à l’histoire défini par Le Corbusier (ainsi que sa conception de la contemporanéité d’une œuvre), implique d’être sélectif à l’égard du passé. Et, là encore, ce n’est pas par mépris du passé que Le Corbusier agit ainsi, mais précisément au nom d’une forme de respect plus authentique. C’est au nom du passé qu’il faut reconnaître que le passé « n’est pas une entité infaillible ». Comme il le dit lui-même : « Nous protestons au nom de tout […] au nom de nos aïeux dont le travail nous est une cause de respect44. » Car, encore une fois, il y a également une bonne et une mauvaise manière de se comporter en ce qui concerne la question de la conservation du passé. C’est cette forme particulière d’académisme (de « manière de ne pas penser ») qui est représentée parce que l’on pourrait appeler « le fétichisme » qui est ici visée par Le Corbusier. Le fétichiste, dans son sentimentalisme de façade, qui n’est en réalité que le masque de sa paresse de jugement, affirme qu’il faut tout conserver du passé, sans réserve et sans discrimination, du seul fait que cela est passé. C’est là une forme d’académisme selon Le Corbusier, puisque le fétichiste se soumet au donné (une chose a de la valeur du seul fait qu’elle existe), prend pour norme de son jugement l’existant (ce qui nous est parvenu du passé) et refuse d’exercer sa capacité personnelle de discrimination. Cette forme de soumission au passé, de sentimentalisme paresseux, il l’appelle du nom d’« iconolâtrie ». Et l’iconolâtre typique va bien évidemment accuser Le Corbusier, qui prône de se débarrasser d’une partie des œuvres du passé, de « vouloir tuer le sentiment », le traitant de « barbare et d’homme sans cœur, d’iconoclaste et d’antéchrist45 ». À l’inverse d’une telle attitude, Le Corbusier prône un certain mélange de courage intellectuel et de force morale qui fait le tri dans les œuvres du passé, cela afin d’en sauver le meilleur en tant que celui-ci pourra inspirer le présent.
Notes de bas de page
1 ADA, p. 10.
2 La Charte d’Athènes, p. 66.
3 ADA, p. 168.
4 Entretien, p. 166.
5 Précisions, p. 34.
6 Ibid., p. 97.
7 Entretien, p. 165.
8 ADA, p. 210.
9 VO, p. 44.
10 Précisions, p. 81.
11 ADA, p. 201.
12 Ibid., p. 211.
13 Carnets, p. 13.
14 Ibid., p. 17.
15 Carnets, p. 17.
16 VO, p. 100.
17 Carnets, p. 17.
18 Carnets, p. 19.
19 Entretien, p. 167.
20 Précisions, p. 33.
21 VO, p. 83.
22 John Summerson, Le langage classique de l’architecture, Paris, Thames & Hudson, 1991, p. 8.
23 Ibid., p. 10.
24 Ibid., p. 11.
25 Ibid., p. 12.
26 Ibid.
27 Ibid., p. 89.
28 Ibid., p. 26.
29 Ibid., p. 12-13.
30 Entretien, p. 164.
31 Ibid., p. 165.
32 Ibid., p. 166.
33 Ibid., p. 144-145.
34 Précisions, p. 158.
35 Précisions, p. 159.
36 Entretien, p. 175.
37 Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2008, p. 25 : « le rendez-vous dont il s’agit dans la contemporanéité ne se situe pas seulement dans le temps chronologique ».
38 Ibid., p. 10 : « Cette non-coïncidence, cette dyschronie, ne signifient naturellement pas que le contemporain vit dans un autre temps. »
39 Ibid., p. 11.
40 Ibid., p. 21.
41 Ibid., p. 22.
42 Ibid., p. 33.
43 Ibid., p. 37-40.
44 ADA, p. 9.
45 Précisions, p. 188.
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