Introduction
p. 11-29
Texte intégral
« Il ressort des considérations sur la confusion esthétique qu’il est très facile de spéculer sur l’essence de l’art et très difficile, devant les œuvres elles-mêmes, d’avoir une compréhension pénétrante. […] Comprendre une grande manifestation et lui faire justice exige beaucoup1. »
Konrad Fiedler
1Lorsqu’au début des années vingt, le jeune Charles-Édouard Jeanneret s’est lancé dans la carrière architecturale en adoptant le pseudonyme de Le Corbusier, il s’est d’abord imposé sur la scène internationale en tant que théoricien polémiste au service de l’architecture moderne. La production architecturale majoritaire (tant en Europe qu’aux États-Unis) était alors encore largement dominée par un éclectisme historicisant à la mode Beaux-Arts, une architecture du « revival » engoncée dans la répétition d’un catalogue de formes héritées du passé. Le personnage de Le Corbusier, lui qui a été sa vie durant si soucieux de construire une image publique correspondant à son désir de changer le monde par l’architecture, est né comme une entreprise de propagande en faveur de la cause moderne. Sa détermination n’avait d’égale que la virulence de ses propos et la violence de ses attaques. Le mode d’expression théorique propre à l’architecte suisse est ainsi dès l’origine le manifeste, de la même manière que chacune de ses réalisations peut être comprise comme un plaidoyer en faveur d’une certaine manière de construire.
2À cet égard, il est peu de dire que Le Corbusier se sera rapidement imposé comme le « visage » même de l’architecte moderne (les lunettes rondes, le nœud papillon, les cheveux coiffés en arrière sont tout autant des « signes » du moderne que les cubes blancs, le béton, les pilotis ou les fenêtres en bandeau), comme l’architecte incontestablement le plus important du xxe siècle. Tout autant célébré que décrié, l’héritage de Le Corbusier a été sévèrement mis à mal depuis la perte d’hégémonie du mouvement moderne dans les années soixante et soixante-dix. De son vivant déjà, l’architecte de la « machine à habiter » était assimilé par beaucoup au dogmatisme le plus aveugle ou à un autoritarisme parfaitement sourd aux besoins nuancés appelés par les singularités de la vie humaine. Qui n’a entendu, aujourd’hui encore, parler d’une laideur toute « corbuséenne » ou qualifier la Cité radieuse de « cage à lapins » ? De la même manière, il n’est pas rare d’entendre que l’urbanisme inspiré par les théories de Le Corbusier serait pêle-mêle responsable du malheur dans les villes, de la perte d’un certain sens de l’urbanité et du lieu, de la violence dans nos banlieues, etc. S’il ne s’agira pas ici de porter un jugement sur de telles affirmations qui, bien que trop massives, sont peut-être fondées à certains égards, le rappel de tels faits vise simplement à remarquer que la figure de Le Corbusier semble incarner à peu près l’opposé de ce que l’on pourrait attendre, du moins en ce qui concerne les représentations les plus communément partagées, de la figure d’un architecte-philosophe…
3Pour autant, le succès de l’œuvre et de la pensée de Le Corbusier est incontestablement dû à d’autres richesses que celles de l’art de la communication, ainsi qu’à une profondeur insoupçonnée pour qui se contente d’arpenter les lieux communs de la culture. Qu’on l’admire ou qu’on le déteste, la force de sa pensée se mesure à ce qu’elle oblige à prendre position à son égard. Cela est précisément reconnu même par ses plus grands critiques. Ayant construit sa carrière sur plus de cinq décennies, ayant œuvré sur les cinq continents, s’étant prononcé avec force sur tous les plans de la conception de l’espace (du mobilier à la ville en passant par la maison), ayant touché à toutes les disciplines artistiques (il était non seulement architecte, mais également peintre, sculpteur, concepteur de cartons de tapisseries, écrivain), Le Corbusier, premier architecte « global » tout autant qu’artiste total, laisse une œuvre à la richesse plastique extraordinaire, marquée par une fécondité et une puissance de renouvellement proprement inédite, comparable en cela à son presque exact contemporain qu’était Picasso. Pour ne prendre qu’un exemple de ce que nous avançons ici : lui qui avait totalement renouvelé le vocabulaire architectural avec ses constructions des années vingt et trente en conceptualisant un langage de formes géométriques simples à la blancheur éclatante et faisant la part belle à la transparence de pans de mur entièrement vitrés, il surprendra tout le monde en construisant, à soixante ans passés, l’architecture brutaliste et poétique de la chapelle Notre-Dame-du-Haut de Ronchamp, véritable éloge à la sensualité de la courbe en même temps qu’à la spiritualité de la matière nue. Sa vie durant, Le Corbusier aura ainsi puisé à une source de création intarissable.
Le Corbusier philosophe ?
4De prime abord, il pourrait sembler paradoxal (ou pour le moins délicat) de consacrer un travail de philosophie à un architecte et, qui plus est, à un architecte qui déclarait ouvertement ne pas être philosophe2. Opposant la contemplation théorique à l’engagement actif dans la résolution des questions urgentes de son temps, qu’il désignait lui-même comme étant la tâche qui lui revenait en propre (l’architecture étant pour lui la mise en forme des temps présents, c’est-à-dire une activité effective), Le Corbusier, apôtre de la résolution efficace des problèmes bien posés, incarne aux yeux de beaucoup la figure même du constructeur et son nom est aujourd’hui encore très souvent associé à l’idée d’une certaine brutalité, tant dans le discours que dans les actes.
5Dans cet ouvrage, c’est pourtant bien à la richesse de la pensée corbuséenne que nous nous intéresserons en priorité, principalement à travers l’étude de ses écrits théoriques. Il s’agit d’une pensée qui, si elle n’est pas directement philosophique (et il ne saurait être question pour nous de faire dire à la pensée de Le Corbusier ce qu’elle ne dit pas ou de la forcer à être ce qu’elle n’est pas, à savoir de la philosophie à proprement parler), donne indéniablement matière à penser à la philosophie, à la fois en ce qu’elle rejoint de nombreuses questions qui intéressent directement la philosophie, et en ce qu’elle incarne de manière remarquable la manière dont se joue la modalité singulière de la pensée en art.
6On pourrait ici immédiatement faire remarquer que, bien que l’architecture constitue certainement en elle-même une forme de pensée et que l’impulsion décisive donnée à une interrogation sur la nature et les fondements de l’art architectural ait été initiée par les architectes théoriciens eux-mêmes (Le Corbusier figurant ici en bonne place), il y a tout de même une différence notable entre une théorie architecturale et un discours proprement philosophique portant sur l’architecture. En effet, tout discours de fond sur l’architecture ne peut de ce simple fait être qualifié de philosophique, cela de la même manière que tout discours philosophique faisant référence à l’architecture n’est pas encore de ce fait de la philosophie de l’architecture. Pour cela, encore faut-il que le philosophe ne prenne pas l’architecture comme prétexte pour développer un discours sans lien avec la dimension la plus réelle et concrète de l’architecture, mais au contraire que celle-ci soit réellement l’objet d’un tel discours, ce qui implique que le philosophe cherche à développer une véritable intimité avec la dimension la plus technique de ce dont il prétend parler.
7Nous ne pouvons ici que souscrire aux propos de Danièle Cohn et de Giuseppe Di Liberti lorsque ceux-ci décrivent ce qui constitue à leurs yeux une juste approche philosophique de l’art :
« Loin que la prise en compte des aspects techniques et matériels de l’œuvre d’art restreigne l’analyse de sa construction à la sphère de ce qui ne serait “qu’un problème artistique”, c’est la compréhension du caractère technique, matériel de l’œuvre d’art qui engage la réflexion sur ce qu’il y a de philosophique dans un “problème artistique3”. »
8Le philosophe Roger Scruton insiste cependant à juste titre sur la nécessité d’opérer une différenciation entre théorie architecturale et esthétique philosophique de l’architecture4. En effet, renvoyant à une définition minimale de la pratique philosophique comme activité cherchant à atteindre la signification la plus générale des concepts et des phénomènes que celle-ci prend pour objets, il caractérise toute tentative de constitution d’une esthétique architecturale proprement philosophique par une telle intention visant à saisir la nature générale de l’objet architectural dans toute sa spécificité. À l’inverse d’une telle prétention à la généralité conceptuelle, de nombreuses théories architecturales (principalement formulées par des architectes et théoriciens de l’architecture) viseraient principalement à « formuler les maximes, règles et préceptes qui gouvernent, ou qui devraient gouverner, la pratique du constructeur5 ». Pour autant, Scruton procède immédiatement à la suite de ce propos à une précision d’importance : si certaines théories de l’architecture ne sont bien qu’un ensemble de formules « techniques » visant à régler de manière normative un ensemble de pratiques architecturales empiriques, d’autres théories de l’architecture (émanant avant tout des architectes modernes) retrouvent en quelque sorte par leurs moyens propres une certaine prétention à la généralité caractérisant pour lui l’approche philosophique des phénomènes. Revenant sur cette différenciation entre deux types de théories architecturales, il affirme la chose suivante :
« De tels préceptes semblent implicitement présupposer que nous soyons déjà en possession de ce savoir que nous cherchons précisément à atteindre : la nature de la réussite architecturale n’est pas ici en débat ; la question est plutôt de savoir comment la réaliser au mieux. Une théorie de l’architecture ne rejoint le domaine de l’esthétique que si elle prétend à une forme de validité universelle, car dans cette mesure elle cherche à saisir l’essence de la beauté architecturale et non ses manifestations accidentelles. Mais une telle théorie est implicitement philosophique6. »
9Une telle affirmation concernant le caractère « implicitement philosophique » de certaines théories architecturales est ici absolument fondamentale. En effet, cela nous permettrait de regrouper sous le terme générique de « philosophie de l’architecture » (ou d’« esthétique philosophique architecturale ») deux types de discours qui pourraient sembler en apparence inconciliables du fait de leurs origines divergentes : au sens le plus strict, la philosophie de l’architecture est constituée par des textes émanant de philosophes prenant l’architecture pour objet explicite d’un discours développé et fondé sur une réelle connaissance de leur objet (Hegel ou Goodman par exemple) ; en un sens plus indirect, certains textes d’architectes ou de théoriciens de l’architecture non philosophes peuvent être considérés comme implicitement philosophiques au sens où ils rejoignent des préoccupations de la philosophie esthétique et qu’ils prétendent pour leurs discours à un certain type de validité ou de fondation rationnelle de leurs propositions. Dans la mesure où certains architectes ne prétendent pas uniquement formuler des règles « techniques » (concernant la bonne mise en œuvre de certaines normes structurelles, ce qu’il convient de faire face à tel type de programme architectural, comment disposer les pièces dans tel type de plan, comment utiliser des modèles mathématiques pour ajuster les proportions d’un édifice, quel statut réserver à l’ornementation ou à l’aménagement des édifices, etc.) dont la validité ne saurait être que simplement générale (dans la plupart des cas, il convient de faire ceci ou cela) ou « hypothétique » (si vous construisez une église, alors il convient de faire ceci ou cela), mais entendent bien fonder de telles règles normatives à l’égard de la pratique sur des principes universels concernant la nature ou l’essence de l’architecture, nous pouvons légitimement considérer leurs discours comme « implicitement » philosophiques.
10Or, à nos yeux, cette dimension d’une recherche de généralité conceptuelle normative est omniprésente dans la théorie architecturale de Le Corbusier, peut-être bien plus encore que chez tout autre architecte moderne. C’est d’ailleurs pourquoi la pensée architecturale corbuséenne peut faire l’objet d’une rencontre privilégiée avec les recherches de nature philosophique. En effet, si comme nous l’avons déjà indiqué, Le Corbusier s’est d’abord fait connaître en tant que théoricien, c’est certes en grande partie pour des raisons contextuelles (les architectes modernes alors minoritaires n’avaient, au début des années vingt, presque rien à construire), mais c’est également pour des raisons plus « essentielles » (si tant est qu’il y ait lieu de distinguer les deux ici). Ainsi, si Le Corbusier laisse presque une cinquantaine d’ouvrages et que, dès ses années de jeunesse il s’est senti comme « obligé » de noter ses impressions dans de petits carnets qui l’accompagneront toute sa vie, c’est également parce qu’il est essentiellement un « architecte d’idées7 ». Nous développerons rapidement cette affirmation selon deux points de vue différents.
11Premièrement, même si Le Corbusier n’a jamais suivi de formation scolaire poussée (il fait partie de la longue liste des grands architectes sans diplôme d’architecture !) et qu’il aime à se présenter comme « autodidacte en tout » (ce qui est vrai seulement pour une part), c’est-à-dire comme quelqu’un dont les idées seraient nées en quelque sorte comme jaillissant de leur propre fonds (selon « une tendance propre […] qui lui faisait dénier toute influence intellectuelle8 », comme le dit Turner), il ne faut jamais oublier que l’architecte était un lecteur passionné et quelqu’un de particulièrement curieux en ce qui concerne l’histoire des idées. Ce sont ses lectures de jeunesse, notamment lorsqu’il était à Paris, qui exerceront sur lui une influence tout à fait décisive. Non seulement il passait des heures à consulter les œuvres majeures de la pensée architecturale (à la Chaux-de-Fonds son maître lui avait faire lire Ruskin, Eugène Grasset, Owen Jones ; à Paris, il découvrira sous l’influence de Perret les « classiques » de la tradition rationaliste : Viollet-le-Duc, l’abbé Laugier, Durand, et bien d’autres encore), mais il lisait également beaucoup d’autres choses, qu’il s’agisse du Zarathoustra de Nietzsche, de L’Art de demain de Provensal, de La Vie de Jésus de Renan ou des Grands Initiés de Schuré. L’ensemble de ces lectures, ainsi que la manière tout à fait singulière dont Le Corbusier avait de les lire (ne retenant jamais que ce qui l’intéressait), font que très tôt il « se façonna un système de pensée extrêmement personnel9 » et qu’« après 1920 environ les grandes lignes de sa pensée sont déjà constituées10 ». L’architecture, à laquelle Le Corbusier attribuait sincèrement la mission extrêmement ambitieuse de réformer la culture en son intégralité (tant du point de vue spirituel que matériel d’ailleurs), ne sera jamais pensée par lui comme une discipline refermée sur elle-même ou comme une pratique concernée avant tout par des préoccupations internes, d’ordre principalement esthétique ou constructif. Et exactement de la même manière que les architectures du passé dont il a fait tant de croquis ou d’esquisses et que les procédés techniques qu’il a étudiés, les références intellectuelles et philosophiques de Le Corbusier ont constitué une matière dont il s’est nourri pour projeter ses bâtiments. Dans une formule trop peu remarquée, il définira d’ailleurs l’architecture comme « culture générale ». Car, si l’architecture entend bien être cette expression matérielle de la vie spirituelle d’une société en son intégralité et dans toute la force de nouveauté de son présent, celle-ci devra reposer sur une certaine idée de ce qu’est l’homme, de sa constitution et de la nature de ses besoins, ainsi que de sa place au sein de l’univers (tout ce qui relève de ce thème central chez lui de « l’échelle humaine »). L’architecture est d’emblée chez Le Corbusier interrogation métaphysique et cosmologique en ce qu’elle interroge la condition humaine dans la totalité des déterminations qui la relient au monde, cela tout autant que réalité historique et sociale. Voilà, à un premier niveau d’analyse, en quoi la pensée théorique corbuséenne peut intéresser la philosophie.
12Mais, deuxièmement, il nous faut répéter que Le Corbusier n’était pas philosophe et qu’il ne prétendait certainement pas l’être. Ainsi, même si nous pouvons attribuer à certaines de ses préoccupations théoriques ou à certaines de ses réflexions spirituelles une part d’autonomie par rapport à la pratique dont elles sont le fondement spéculatif, le rapport théorie/pratique doit être considéré de manière différenciée dans le cas du système architectural de Le Corbusier. En effet, Le Corbusier n’a jamais eu l’intention ni la prétention de bâtir un quelconque système philosophique. Son objectif ne saurait aucunement consister dans l’établissement d’une théorie spéculative pour elle-même, visant à être mesurée à la réalité pour être « vérifiée » de manière indépendante et autonome. Si Le Corbusier théorise, pense la place de l’homme dans le monde, s’interroge sur les besoins de ce dernier et sur sa constitution anthropologique, c’est dans le but de construire des édifices, de bâtir des œuvres d’architecture (même s’il est tout à fait visible que Le Corbusier prend un plaisir fou au jeu de la pensée et de l’écriture). La pensée est immédiatement potentialité du projet chez l’architecte (au même titre que les croquis ou les notes de voyage), la théorie est indissolublement orientée dans et par la pratique architecturale. C’est pourquoi nous préférons caractériser la démarche intellectuelle de Le Corbusier telle que nous chercherons à la restituer et à l’analyser dans ce travail comme une manière de « penser en architecture » plutôt que de « penser l’architecture ». Car il s’agit moins d’appliquer une réflexion autonome et extérieure à une matière qui en serait séparée que de lire comment une pensée se constitue à même une pratique qui est sa destination propre.
13Le philosophe John Dewey a à cet égard des mots extrêmement forts :
« Toute conception qui ne tient pas compte du rôle nécessaire de l’intelligence dans la production des œuvres d’art est fondée sur l’assimilation de la pensée à un type unique de matériau, à savoir les signes verbaux et les mots. Penser de façon efficace en termes de mise en relation de qualités est aussi astreignant pour l’esprit que de penser en termes de symboles, qu’ils soient verbaux ou mathématiques11. »
14En ce qui concerne Le Corbusier, c’est sous de nombreuses modalités que se joue sa propre manière de penser en architecture : par les volumes, les surfaces et les lignes architecturales, mais également par les mots et les concepts ou encore par le dessin. Cela dans une unité ou une cohérence pour le moins assez exemplaire, qui plus est chez quelqu’un dont l’esprit est fortement marqué par une volonté explicite de synthèse. Ainsi, si d’une part, notre travail vise en priorité à saisir la manière dont cette pensée s’écrit dans sa dimension proprement théorique, et si, d’autre part, il est nécessaire d’envisager une certaine autonomie entre le niveau théorique et le domaine du pratique, l’architecture et les réalisations concrètes de Le Corbusier sont si fortement liées à la manière dont il pense et théorise l’architecture, qu’il semble nécessaire de dire que le fait de s’intéresser aux écrits théoriques de Le Corbusier revient nécessairement pour une grande part à s’intéresser à ses bâtiments et vice versa. Le lien entre théorie et pratique peut être conçu dans son cas comme un lien essentiel de co-constitution dans une autonomie relative. À la différence d’artistes et d’architectes qui ne cherchent aucunement à théoriser leur propre pratique ou de créateurs chez qui il faut remarquer l’existence d’une discordance entre le discours conceptuel et les réalisations concrètes (pensons par exemple à Viollet-le-Duc dans le champ de l’architecture), théorie et pratique ont un lien essentiel et direct dans le cas de l’architecte de la Villa Savoye (ce qui ne revient pas à dire qu’il n’y aurait pas de différences, d’écarts ou de contrariétés entre ces deux niveaux dans son œuvre). Cette particularité corbuséenne constitue en ce sens pour le philosophe une incitation supplémentaire à la modestie et une invite à l’abandon de toute position de surplomb. Si l’étude de n’importe quel bâtiment corbuséen engage une prise en compte de la dimension théorique qui y est nécessairement inscrite, la connaissance des travaux des historiens de l’architecture et des architectes sur les projets et la pensée architecturale concrète de Le Corbusier est tout aussi indispensable pour qui entend porter un regard philosophique sur son œuvre. Sans connaissance de l’histoire de l’architecture et du détail des réalisations de l’architecte (qui ne sont pourtant pas son objet « direct »), la parole philosophique ne serait qu’une parole vide. Les apports des historiens et les réflexions des architectes sont ici irremplaçables et forment la condition de possibilité même de l’exercice d’un regard philosophique sur l’œuvre d’un créateur tel que Le Corbusier.
Présences de la norme dans la pensée de Le Corbusier
15Dans ce travail, qui fait le pari de la cohérence et de la force de la pensée théorique corbuséenne et cherchera à en faire l’analyse patiente et minutieuse, l’angle d’attaque retenu pour l’aborder dans sa plus grande extension sera celui du caractère normatif de la « manière » théorique corbuséenne. Ce qui caractérise en propre la pensée architecturale de Le Corbusier, ce qui en constitue l’une des nuances les plus propres, c’est ce que nous pourrions désigner comme son caractère « normatif » : Le Corbusier est un architecte qui non seulement construit, mais qui n’a de cesse de dire comment on doit construire. Cette double préoccupation, liée dans le caractère hautement intellectualisé de l’architecture pour Le Corbusier, fait de son œuvre une construction complexe qui unit sans cesse pensée de l’architecture et architecture de la pensée. Et en effet, la recherche de normes est présente de manière explicite à tous les étages de l’édifice corbuséen, aussi bien dans ses réflexions architecturales et urbanistiques que dans ses réalisations concrètes, qui font de chaque bâtiment une sorte de manifeste en faveur d’un certain style de construction.
16Le Corbusier, qui à certains égards incarne au plus haut point la figure de l’élève12 (en un sens très peu scolaire au final, plutôt au sens d’une sorte d’« auto-formation guidée », dirions-nous plus justement), n’en représente pas moins pour beaucoup l’autodidacte par excellence et il n’est par exemple nécessaire que de feuilleter Vers une architecture pour se rendre compte que ce dernier caractère semble lui avoir permis de se croire en position de mieux voir que les autres et, de ce fait, de leur « faire la leçon ». En effet, qui mieux que l’autodidacte peut se croire habilité à donner des leçons aux autres ! Aussi paradoxale que cette formule puisse sembler, l’autodidacte est toujours le meilleur donneur de leçons. Dans Vers une architecture, cela est on ne peut plus manifeste : des « Trois rappels à Messieurs les architectes », qui entendent enseigner aux professionnels de la chose bâtie comment ils doivent penser leur propre discipline au chapitre « Des yeux qui ne voient pas », qui a pour objectif de nous faire voir correctement ce que nous avons constamment sous les yeux (tout autant qu’il entend faire comprendre au client comment il doit bien dépenser son argent), Le Corbusier aura également tiré les « leçons » du paquebot, de l’automobile, de l’avion, tout autant que de Rome et des grandes œuvres du passé (on pourrait également penser au thème récurrent dans son œuvre des leçons du folklore). Et que dire encore des préceptes et règles pratiques proliférant dans le Manuel de l’habitation, entendant diriger, jusque dans les plus menus détails, la manière dont l’habitant est supposé faire usage de son logement ! Nous pourrions multiplier les exemples de tels faits. De la même manière, Urbanisme, qui se place sur le terrain idéal de la recherche des principes purs faisant fi des « cas d’espèces », est un ouvrage où la systématicité de la recherche normative est poussée à son apogée.
17Si toute architecture paraît bien en un certain point normative, ce qui caractérise la pensée de Le Corbusier pourrait bien être formulé ainsi : ce qui la singularise serait une recherche constante et explicite de normativité, concernant tous les plans de l’architecture (redéfinie en extension comme l’ensemble de la conception des formes spatiales) et qui serait recherche d’une normativité nouvelle, non plus fondée sur l’imitation de principes anciens comme cela était le cas dans l’architecture historiciste et éclectique encore largement dominante au moment où Le Corbusier s’est lancé dans la construction, mais sur des principes relevant de « l’élémentaire » (« lier l’élémentaire de la géométrie et l’élémentaire de la biologie13 », selon la belle formule de Adolf Max Vogt) et répondant aux nécessités nouvelles de l’époque machiniste. Ce qui est recherché par Le Corbusier c’est, selon son terme même, une « doctrine » :
« Le terme de doctrine ne m’effraie point. Souvent j’ai été taxé de doctrinaire. Doctrine veut dire un faisceau de concepts découlant intimement les uns des autres selon les lois de la raison14. »
18Une telle « doctrine » devra ainsi être fondée sur un « faisceau de concepts » normatifs systématiquement ordonnés de telle sorte à « découler » les uns des autres selon des règles rationnelles d’engendrement de principes à conséquences et sans contradiction interne (ni entre les règles d’un même domaine de réflexion, par exemple l’urbanisme, ni entre celles de différents niveaux de réflexion, entre l’urbanisme et l’aménagement intérieur par exemple). Car pour Le Corbusier, qui se veut fondateur d’une conception architecturale radicalement neuve reposant sur des bases constructives renouvelées (et rendues possibles par l’usage du béton et du fer) et exprimant de manière adéquate l’esprit d’une époque machiniste elle aussi irréductible aux précédentes, l’architecture ne peut être au fond que « systématique » :
« Ce sont des systèmes purs qui sont les diverses architectures de l’histoire. Ces systèmes étendent leurs effets de la maison au temple. […] Chaque fois qu’une époque n’a pas aboutie à l’élaboration d’un système, le moment architectural ne s’est pas produit. Ce style comporte la solution rigoureuse d’un problème de statique : à chaque architecture est attaché un mode de structure. Ce système comporte la création d’un jeu harmonieux de formes réalisant un phénomène plastique entier15. »
19L’architecture comme art total (à la fois et de manière indissoluble système constructif et plastique) se veut l’expression la plus adéquate de l’esprit du temps (l’architecture est « le miroir des temps16 » selon la formule de Le Corbusier), sera ainsi nécessairement systématique (« de la maison au temple », dit l’architecte dans notre extrait en termes programmatiques, mais bien plus : de la poignée de porte à la ville entière, si nous voulons parler en termes d’extension) et devra reposer sur un système de normes entièrement neuf. À une époque neuve doivent correspondre des normes nouvelles, normes qui doivent « faire système » (en allant des plus abstraites et des plus théoriques aux plus concrètes et pratiques).
20Remarquons ici que ce pari de la cohérence de la pensée théorique corbuséenne et cette prise au sérieux de la volonté de systématicité affichée par l’architecte lui-même (que nous entendons prendre en compte ici) ne devront pas nous inciter à exagérer la portée de la notion de « système » dans le cas de la pensée architecturale du créateur de Ronchamp. C’est pourquoi, par le terme de « système », nous n’entendons pas désigner un ensemble de propositions théoriques cohérent et non contradictoire totalement et définitivement clos sur lui-même. S’il y a un « système » de la pensée de Le Corbusier, cela n’est pas au sens où cette pensée se totaliserait en une parfaite unité, de manière définitive ou absolue. Cela n’est pas non plus à entendre au sens où sa pensée ne subirait aucune évolution, ne changerait pas ou ne subirait aucune inflexion au rythme de la vie créative de cet esprit toujours en mouvement qu’était Le Corbusier, ni même au sens où il n’y aurait aucune différence, difficulté ou contradiction dans l’articulation entre les différents niveaux ou les différents moments de son œuvre. Une telle vision de ce qu’est un « système de pensée » relève beaucoup plus de la projection du désir que de la réalité de la vie de l’esprit et, en tous les cas, ne serait pas comme telle applicable à la pensée corbuséenne. Une telle notion du système semble imposer à la philosophie des contraintes injustifiées et concourt à transformer la pensée « en un artefact irréel et atemporel17 ». Comme le souligne Michel Fichant, le terme de système n’entend pas nécessairement désigner « un ensemble de vérités connexes, qui auraient trouvé un jour, et une fois pour toutes, leurs formulations canoniques18 ». En revanche, le fait de parler d’une pensée systématique semble approprié dès lors qu’il est rétrospectivement possible de présenter d’une manière ordonnée, cohérente et non contradictoire les résultats de la recherche ou les produits d’un parcours de pensée19. Dans ce travail, le terme de « système » désigne donc d’abord et avant tout une manière foncièrement ordonnée de présenter des résultats et non l’idée fantasmée d’une unité effective totale et définitive ou la négation de l’évolution de la pensée dans son effectuation temporelle. Dans le cas de Le Corbusier, il s’agira de montrer qu’une telle reconstruction de sa pensée est possible ; il fut d’ailleurs le premier à présenter sa pensée en un ordre systématique dans ses propres ouvrages. Une présentation systématique n’est pas nécessairement en ce sens une démarche strictement démonstrative ou déductive, mais une certaine manière abrégée d’ordonner entre elles des vérités selon un principe leur conférant cohérence et unité. De ce fait, tout système apparaît comme relatif et non absolu, provisoire et non définitif, en évolution et non donné une fois pour toutes.
Le concept de norme
21Une fois esquissée cette « présence » décisive de la question de la norme chez Le Corbusier, il nous faut à présent insister sur deux autres points.
22Premièrement, le concept de norme étant au centre des présentes réflexions, nous voudrions d’emblée le caractériser plus précisément, afin de mieux montrer le sens opératoire que joue ce concept au sein du dispositif corbuséen. D’un point de vue historique, cela même s’il est clair que la réflexion sur les normes n’est pas une innovation radicale du début du xxe siècle, il n’est pas dénué de sens de rappeler que les années 1900-1920 constituent un point de cristallisation ou un point d’émergence particulièrement important en ce qui concerne l’articulation d’une pensée de la norme et de la normativité. Cela semble tout à fait manifeste dans les domaines relatifs à une interrogation concernant les sciences du vivant (notamment la biologie ou la médecine), mais également dans le champ de la réflexion sur le social. Il ne nous semble par conséquent ni arbitraire ni anodin de chercher à interroger la pensée de Le Corbusier (et notamment la formation de celle-ci) dans la perspective d’une réflexion portant sur les normes. Il s’agit d’ailleurs d’un terme qui revient de manière régulière sous sa plume (pas uniquement dans le sens technique d’une normalisation fonctionnelle du domaine architectural), même s’il ne thématise pas cette notion au même point que certaines autres. En tous les cas, le début du xxe siècle semble être l’un des lieux majeurs de l’émergence d’une centralité de cette notion.
23De plus, s’il s’agira d’abord et avant tout pour nous de montrer qu’une approche de la pensée corbuséenne sous l’angle d’une réflexion sur les normes permet l’apport d’un éclairage différent en ce qui concerne l’interprétation de l’œuvre du créateur de l’Unité d’habitation, nous voudrions également montrer que le « détour » par la pensée de Le Corbusier permet un enrichissement potentiel de notre compréhension du concept de norme lui-même. Il s’agira ainsi d’opérer une sorte de dialectique entre la réflexion sur les normes et la pensée corbuséenne, cela dans un mouvement intellectuel permettant à notre sens un éclairage réciproque. C’est notamment dans le caractère de multiplicité ou de pluralité des normes corbuséennes, mais également dans le caractère dynamique de leur constitution en un système que le concept de norme pourra être interrogé en retour. Car, en effet, le système normatif corbuséen se constitue et se formule en une procédure d’évolution continue, en un dialogue constant avec un hors-norme qui tout à la fois le conteste et lui permet de se définir, en permettant une mise en jeu permanente et une réécriture sans cesse rejouée de l’ensemble normatif. De ce dernier point de vue, le fait de parler du « problème de la norme » chez Le Corbusier, revient non seulement à chercher à voir en quoi la question de la normativité pose problème au sein de son œuvre, mais également à chercher à montrer que l’examen de la pensée corbuséenne permet de reposer le problème spécifiquement suscité par l’interrogation sur les normes.
24Pour caractériser la notion de norme, nous nous appuierons sur cinq déterminations principales du concept (en ses liens avec les notions connexes de « normal » et de « normatif ») :
251. Une norme a une valeur principielle. Normer, c’est ordonner, au double sens du terme (mettre de l’ordre et prescrire). Une norme indique quelque chose de directeur et de fondamental, en même temps qu’elle permet de mettre en ordre une diversité empirique en l’unifiant du fait qu’elle place cette diversité sous une règle commune20. C’est là un point bien mis en avant dans l’article « Norme » du Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande, soulignant du même geste l’extension potentielle de la notion :
« Type concret ou modèle abstrait de ce qui doit être, en tout ce qui admet un jugement de valeur : idéal, règle, but, modèle suivant les cas21. »
26Georges Canguilhem a également souligné ce point dans ses propres réflexions sur ce concept :
« On sait que norma est le mot latin que traduit équerre et que normalis signifie perpendiculaire, on sait à peu près tout ce qu’il faut savoir sur le domaine d’origine du sens des termes norme et normal, importés dans une grande variété d’autres domaines. Une norme, une règle, c’est ce qui sert à faire droit, à dresser, à redresser. Normer, normaliser, c’est imposer une exigence à une existence, à un donné, dont la variété, le disparate s’offrent, au regard de l’exigence, comme un indéterminé hostile plus encore qu’étranger22. »
272. Toute norme implique un jugement de valeur : elle dit ce qui doit être et comment cela doit être23. En ce sens, une norme diffère d’un simple constat de fait concernant ce qui se retrouve dans la majorité des cas (sens faible de « normal », c’est-à-dire habituel24). En son sens le plus fort, elle est une manière de « référer le réel à des valeurs », selon l’expression de Canguilhem. C’est là un point particulièrement important, car il est vrai que la question de l’articulation entre un sens descriptif/énonciatif et un sens normatif/prescriptif du concept de norme ne laisse pas de poser des difficultés théoriques importantes, et ce depuis Hume au moins. Le passage du descriptif au normatif, de l’être au devoir-être ou du fait au droit constitue un « interdit » épistémologique et moral communément admis par la réflexion philosophique. D’autant plus qu’il semble aisé de glisser du sens faible de « normal » à une connotation de « naturalité » susceptible de donner un ancrage réellement normatif (faisant jouer la nature comme valeur et non comme « fait ») à un énoncé supposé décrire une simple distribution statistique majoritaire de caractéristiques chez les membres d’un ensemble ou d’une classe d’êtres donnés. De ce point de vue, même s’il s’agit de distinguer entre différents champs d’opposition notionnelle, la distinction entre le normatif et le descriptif implique bien souvent celle entre le normal et le pathologique. C’est dire que, par-delà l’indication d’une différence logique entre l’indicatif et l’impératif, beaucoup de raisonnements mêlent dans les faits ces deux aspects qu’il s’agirait à strictement parler de distinguer. C’est d’ailleurs également le cas chez Le Corbusier lorsqu’il cherche à fonder des prescriptions sur des énoncés qu’il donne pour de simples descriptions. Il s’agira de montrer que dans les discours de l’architecte, tout énoncé normatif (même s’il prend la forme d’un discours à l’indicatif) repose en dernière instance sur un système de valeurs explicite ou implicite et que ce discours est ainsi normatif au sens le plus fort du terme. Enfin, d’une manière encore plus profonde, Jean-Louis Gardiès dans son ouvrage L’erreur de Hume, met en question l’interdiction du passage problématique de l’indicatif descriptif à l’indicatif normatif en montrant qu’il est en certains cas difficile d’opérer un partage net et exclusif entre, d’une part, des propositions énonçant de simples faits et, d’autre part, des propositions énonçant de simples normes25. À partir de l’existence de ce qu’il appelle des « propositions mixtes » (selon l’expression de G.H. von Wright), Gardiès tente de montrer qu’il existe en réalité « une interaction dynamique » entre l’être et le devoir-être. C’est là un aspect qui nous semble tout à fait stimulant et qui semble pouvoir être repris pour élucider certaines des propositions corbuséennes. Dans son ambigüité potentielle, le concept de norme apparaît comme étant foncièrement « polémique », la norme ayant une valeur d’institution et de décision, organisant ainsi le réel selon un partage axiologique entre ce qui relève de la norme et ce qui s’écarte du champ du normal :
« L’anormal, en tant qu’a-normal, est postérieur à la définition du normal, il en est la négation logique. […] Le normal c’est l’effet obtenu par l’exécution du projet normatif, c’est la norme exhibée dans le fait […] la norme est ce qui fixe le normal à partir d’une décision normative26. »
28C’est d’ailleurs ainsi qu’il s’agira de comprendre de nombreux aspects de la pensée normative de Le Corbusier.
293. Une norme si elle est prescriptive (elle indique le bon chemin à suivre) n’en est pas pour autant impérative, n’oblige pas absolument à la manière d’une loi ou d’un commandement. Elle peut être un simple idéal. Les mots de Canguilhem sont là encore particulièrement éclairants :
« Une norme se propose comme un mode possible d’unification d’un divers, de résorption d’une différence, de règlement d’un différend. Mais se proposer n’est pas s’imposer. À la différence d’une loi de la nature, une norme ne nécessite pas son effet. […] Mais une norme n’est pas un impératif d’exécution sous peine de sanctions juridiques27. »
304. Elle semble plus générale et moins arbitraire que la simple règle. Les normes sont des principes généraux à partir desquels sont dérivés des principes plus particuliers ou règles. Il y a là une volonté de systématicité et d’universalité plus grande que celle partant de l’empirie et du majoritaire pour simplement le modifier ou l’améliorer. En un mot, les normes sont des principes qui sont des propositions premières et fécondes, des éléments à partir desquels on construit le reste.
31Canguilhem insiste là encore sur le caractère systématique de toute recherche normative. Citons ici simplement quelques formules :
« Comme on va le voir une telle décision, relative à telle ou telle norme, ne s’entend que dans le contexte d’autres normes. […] En fait la norme des normes reste la convergence. […] Les normes sont relatives les unes aux autres dans un système, au moins en puissance. Leur co-relativité dans un système […] tend à faire de ce système une organisation, c’est-à-dire une unité en soi, sinon par soi, et pour soi28. »
32Pour ne mentionner ici qu’un seul exemple d’un tel type d’organisation systématique de la pensée normative, il suffit de penser à l’existence de raisonnements de dérivation du particulier à partir du plus général, notamment dans le cadre des réflexions urbanistiques de Le Corbusier : si, en accord avec les objectifs de satisfaction des besoins corporels et spirituels des hommes (le retour à l’échelle humaine comme visée principale de l’architecture en vue de la réalisation du bonheur humain), on part du principe qu’il faudrait plus de densité urbaine pour que les individus aient moins de distance à parcourir quotidiennement et que, par ailleurs, les hommes ont besoin de plus de verdure au sein même des villes, Le Corbusier estime que l’on doit déduire de ces principes la règle qu’il faudra dès lors construire en hauteur.
335. La norme comme normalisation. Importance de la notion de type ou de standard, qui s’inscrit dans une conception modulaire des techniques, propre au monde industriel. La norme est un impératif qui, à la fois, est un moyen de modifier des choses sans devoir tout modifier et en même temps elle sert à ce que les gens qui ne pensent pas les normes les appliquent pourtant. La normalisation est « un remède à la confusion des efforts, à la particularité des propositions, à la difficulté et à la lenteur des échanges, à la dépense inutile29 ».
34Ainsi, qu’il s’agisse de la formulation des cinq points d’une architecture nouvelle, des propositions d’urbanisme théorique des années vingt et trente, de la question de la polychromie, du thème de la promenade architecturale, mais également de la mise au point de typologies architecturales et urbaines particulières ou bien encore du Modulor et du brise-soleil, Le Corbusier n’aura eu de cesse, tout au long des six décennies couvertes par son activité créatrice, de formuler des propositions normatives multiples et extrêmement variées, tant en ce qui concerne les formes prises par ces propositions (impératifs théoriques, typologies architecturales et solutions d’urbanisme, développement de systèmes techniques ou encore de formules esthétiques) qu’en regard des domaines dans lesquels elles ont été formulées (architecture, urbanisme, aménagement intérieur). Ce que nous dénommons ici du concept générique de « norme » possède ainsi une extension extrêmement vaste et comprend en première approche l’ensemble des principes théoriques, des propositions architecturales, des modèles typologiques et des solutions plus proprement techniques développées par l’architecte, dès lors que ces formulations visent toujours en même temps non seulement à produire de l’architecture, mais également à indiquer comment on doit produire une architecture spécifiquement moderne. Pour être normatives, des propositions théoriques et pratiques doivent ainsi non seulement indiquer une bonne voie à suivre (se donner sur la modalité d’un impératif ou d’une prescription), mais également être d’une nature suffisamment générale pour permettre une mise en ordre du réel architectural pris dans toute son extension, autrement dit de le « normaliser ». Toute norme est ainsi un principe directeur permettant une mise en ordre sur le mode d’une prescription d’un devoir-être fondée sur l’adoption préférentielle d’un certain système de valeurs. Généralité, caractère prescriptif, productivité et capacité potentielle de mise en ordre du réel sont ici les caractères spécifiques du concept de norme pris en un sens générique.
Le problème de la norme
35Deuxièmement, à partir de ces éléments de détermination du concept de norme, il est possible de repérer trois niveaux de ce que nous aimerions appeler « le problème de la norme » chez Le Corbusier et qui mettent en jeu, de manière à chaque fois singulière, les cinq déterminations de la norme indiquées précédemment.
361. Le problème de l’articulation des différents régimes de normativité à l’intérieur du « système » théorique de Le Corbusier (comment cela s’agence, est-ce que nous pouvons vraiment parler de « système », etc.), ainsi que la question de la justification ou de la fondation de ce nouveau système de normativité, qui n’est plus fondé sur l’imitation des modèles anciens (il n’y a jamais chez Le Corbusier de retour au passé sur le mode de la répétition servile et formelle du même, mais un recours au passé pour une fondation neuve ; il y a là un rapport différent au passé que celui des architectes historicistes) mais sur des principes différents. Ces principes renvoient toujours chez Le Corbusier à deux ordres de raisons, celles relevant de l’historique et celles relevant de l’immémorial et de l’élémentaire.
37Pourquoi Le Corbusier rejette-t-il les normes architecturales de son temps et quel est le nouveau type normatif qu’il entend proposer pour remplacer l’ancien par le neuf ? Sur quoi ce rejet et cette proposition d’une architecture authentiquement moderne sont-ils fondés ? En quoi le régime normatif corbuséen diffère-t-il de ce qui le précède ? Quelles sont les normes nouvelles qu’il entend mettre en œuvre ? Quelle est leur extension et comment s’articulent-elles ?
382. Le problème de la confusion possible, et peut-être à certains égards justifiée (notamment en urbanisme), de la recherche de normativité avec le dogmatisme le plus aveugle. Nous touchons là au cœur de nombreux reproches encore couramment adressés à Le Corbusier (et peut-être plus que jamais). Celui-ci aurait fait une architecture dogmatique, faite de « recettes » toutes faites, applicables partout et toujours, indifférente en cela à la singularité des contextes et des usages. Ce qui rejoindrait tant d’autres griefs invoqués pour discréditer son œuvre : autoritarisme (aussi dans la dimension politique du terme), aveuglement pathologique à certaines réalités, utopisme.
39La recherche de normes est-elle assimilable à l’application de dogmes ? Comment concilier recherche de généralité et prise en compte du singulier ? La recherche de prototypes est-elle condamnée à n’être qu’une répétition de stéréotypes ?
403. Enfin, la prise en compte, du point de vue de la question de la normativité, d’une véritable tension structurant l’ensemble de la pensée de Le Corbusier. En un mot, toute sa pensée architecturale consiste en l’élaboration d’un système de normes ayant pour objectif dernier, de l’aveu même de l’architecte, la production du « non normalisable » par excellence, à savoir la beauté. Si ce qui singularise l’architecture comme fait d’art par rapport à l’ingénierie comme fait de construction (« la construction, c’est fait pour faire tenir ; l’architecture, c’est fait pour émouvoir », dit souvent l’architecte), en même temps que ce qui lui assigne son but, est la production de l’émotion plastique liée au sentiment du beau, et si ce processus de production est bien constitué d’un ensemble de conditions nécessaires, la raison d’être de ce jeu n’est pas elle-même une réalité normalisable. Le système de normes corbuséen serait constitué d’un ensemble de conditions nécessaires mais non suffisantes à la réalisation de leur propre objectif. Il y a là l’idée hautement paradoxale que l’architecture serait quelque chose comme une production normative du hors-norme.
Notes de bas de page
1 Konrad Fiedler, Aphorismes, Paris, Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2013, p. 74-78.
2 Almanach, p. 27 : « Pour moi, qui ne suis pas philosophe, qui suis essentiellement un être actif. »
3 Danièle Cohn et Giuseppe Di Liberti, Textes-clés d’Esthétique. Connaissance, art, expérience, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2012, p. 143.
4 Roger Scruton, The Aesthetics of Architecture, Princeton, Princeton University Press, 1979. Nous traduisons l’ensemble des citations extraites de cet ouvrage.
5 Ibid., p. 4.
6 Roger Scruton, op. cit., p. 4.
7 Nous devons cette expression au critique Paul V. Turner dans son ouvrage La formation de Le Corbusier, Paris, Macula, 1987, p. 5 : « La force des projets et réalisations de Le Corbusier semble due en grande partie à leur nature singulièrement intellectuelle. Plus qu’aucune autre architecture moderne, ils expriment et incarnent des principes théoriques novateurs. […] Le Corbusier est avant tout un architecte d’idées. Sa philosophie, qu’elle concerne la plastique ou la vie moderne, a joué un rôle essentiel dans le développement de son œuvre et a contribué à l’influence qu’il a exercé à travers ses écrits. »
8 Paul V. Turner, op. cit., p. 6.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 John Dewey, L’Art comme expérience, Paris, Gallimard, 2012, p. 97.
12 Pensons à cette remarque intéressante de l’architecte concernant ses années de formation dans L’Art décoratif d’aujourd’hui, p. 201 : « Je suis un gosse qui cherche… un maître ! »
13 Adolf Max Vogt, Le Corbusier, le bon sauvage. Vers une archéologie de la modernité, Gollion, Infolio, 2003, p. 285.
14 Précisions, p. 25.
15 Almanach, p. 7.
16 VuA, p. i. Mais l’architecture a également un rôle plus actif pour Le Corbusier. Citons à cet effet le passage suivant dans Quand les cathédrales étaient blanches, p. 64 : « L’architecture rejoint sa destinée qui est : mise en ordre du temps présent » et p. 267 : « Le mot “architecture” s’entend, aujourd’hui, plutôt comme une notion que comme un fait matériel ; “architecture” : mettre en ordre, mettre dans l’ordre… supérieur – matériellement et spirituellement. »
17 Frédéric de Buzon, « Leibniz, “mon système” », Cahiers philosophiques de Strasbourg, numéro 18 – deuxième semestre 2004, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2004, p. 7.
18 Cité dans Frédéric de Buzon, « Leibniz, “mon système” », op. cit., p. 12-13.
19 Comme le souligne encore F. de Buzon à propos de l’usage épistémologique du terme « système », celui-ci désigne avant tout « un ensemble de termes ou de propositions ayant un certain degré de cohérence et une classification non arbitraire ».
20 André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Presses universitaires de France, 1962, p. 689 : « Est normal ce qui est conforme à une règle. »
21 Ibid., p. 691.
22 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses universitaires de France, 1966, p. 177.
23 André Lalande, op. cit., p. 689 : « Qui est tel qu’il doit être. »
24 Ibid. : « Est normal, au sens le plus usuel du mot, ce qui se rencontre dans la majorité des cas d’une espèce déterminée, ou ce qui en constitue soit la moyenne, soit le module d’un caractère mesurable. »
25 Jean-Louis Gardiès, L’erreur de Hume, Paris, Presses universitaires de France, 1987, p. 19-20 : « Ainsi un système normatif ne pourrait-il fonctionner comme ensemble indépendant de toute proposition énonciative que s’il se présentait comme un simple système de normes. Or, la plupart des systèmes normatifs connus s’offrent à nous au contraire comme des ensembles de propositions, dont les unes peuvent sans doute être considérées comme de pures normes […] mais d’autres sont en revanche de pures énonciations, une tierce catégorie, celle des propositions mixtes, assurant la transition entre les unes et les autres. »
26 Georges Canguilhem, op. cit., p. 180-182.
27 Ibid., p. 177 et 182.
28 Ibid., p. 182-185.
29 Ibid., p. 182.
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