Conclusion
p. 191-193
Texte intégral
1Les correspondances esthétiques ici méditées s’inscrivent dans une démarche visant à mettre en rapport entre elles l’œuvre d’un artiste et celle d’un philosophe à partir d’une intuition qui leur est commune. Bien que la polysémie de ce terme d’intuition ait toujours rendu son usage délicat, il nous paraît toutefois bien plus juste que celui d’idée ou a fortiori de thèse. En effet si, comme on a ici souhaité le mettre en évidence, le sentiment d’être requis est à l’origine des œuvres de Levinas et d’Eastwood, si la question sociale, chez Marx comme chez Chaplin, est tôt pressentie par chacun d’eux comme la question la plus essentielle qui soit, ou encore si Jankélévitch comme Carné devinent rapidement que l’irréversibilité du temps constitue pour l’homme la plus haute de ses épreuves, alors, ce qui est à chaque fois à l’origine de ces œuvres ne nous semble pas avoir la forme d’une thèse ou même d’une idée susceptible de s’énoncer d’emblée clairement.
2Si remarquable et prometteur soit le premier ouvrage d’un philosophe ou la première réalisation d’un cinéaste, ce qu’il a à dire ou à monter requiert d’être repris, déployé et en un sens constitué. C’est pourquoi si la claire conscience de ce qui est produit devait être la condition de l’œuvre à venir, on pourrait douter que quoi que ce soit aboutisse jamais. La clarté de l’énonciation n’est donc pas ce qui initie une œuvre, mais c’est seulement ce à quoi elle peut espérer aboutir. Être l’auteur de son œuvre, c’est donc découvrir, chemin faisant, et même si le plus tôt est le mieux, qu’on a quelque chose à dire, pour un philosophe, ou à faire éprouver, pour un artiste. C’est ce quelque chose, encore mal défini lorsqu’on le saisit à l’état naissant, que nous nommons ici intuition. Pour l’auteur lui-même, celle-ci ne se laisse que progressivement comprendre ; c’est pourquoi pour qui s’intéresse à son travail elle ne devient thème que rétrospectivement. Or non seulement l’intuition nourrit l’œuvre en l’unifiant progressivement, mais plus encore l’œuvre devient d’autant plus cohérente que cette intuition se manifeste en chacune de ses réalisations. Aussi afin de se rendre attentif à ce qui la constitue, il convient de pouvoir se rapporter à l’ensemble des productions d’un auteur et non seulement à l’une ou l’autre d’entre elles.
3C’est pourquoi, dans cet ouvrage, notre souci n’a pas été de mettre en rapport tel livre et tel film, mais bien de considérer à chaque fois l’ensemble d’un parcours. Mais pour que cela ait pu avoir lieu, encore fallait-il que le parcours d’une œuvre pût être attribué à un auteur. Et tel était la difficulté liminaire de ce travail soucieux d’étendre la pertinence de ces correspondances aux productions des cinéastes. En effet, pour que la production entière d’un cinéaste puisse être conçue comme ayant à sa base une intuition similaire à celle qui nourrit le travail d’un philosophe, il fallait tout d’abord pouvoir les dire l’un l’autre auteur de leurs œuvres, c’est-à-dire auteur en des sens similaires. Et là est toute la difficulté lorsqu’on aborde cet art industriel et de ce fait nécessairement collectif qu’est le cinéma. C’est précisément parce qu’un cinéaste est quant à lui dépendant autant d’un ensemble de collaborateurs (scénariste, dialoguiste, chef opérateur, décorateur, comédiens, etc.) que d’une infrastructure entière (celle liée aux marchés économiques de la production et de la distribution) qu’il serait illusoire de penser qu’il puisse avoir sur l’œuvre achevée la qualité de maîtrise qui est celle du philosophe lorsqu’il la forge à sa table de travail. Et c’est pourquoi, plus que pour tous les autres arts, celui qui veut se laisser une chance de ressaisir l’intuition directrice d’une œuvre cinématographique doit pouvoir se confronter, non à une production isolée, mais à l’ensemble des productions d’un réalisateur. Ne se rapporter pour chacun des auteurs concernés qu’à une ou quelques œuvres, serait non seulement prendre le risque de confondre l’intuition qui peut-être les guide avec quelques thèmes qui assurément les traversent, mais plus encore finir par attribuer à une œuvre collective les vertus d’une œuvre individuelle. Loin d’établir des correspondances esthétiques, de tels rapprochements feraient dans le meilleur des cas d’une œuvre l’illustration de l’autre, et plus encore y aurait-il de grands risques pour que ce soit toujours l’œuvre artistique qui soit prise comme illustration de l’œuvre conceptuelle.
4Un tel schème de subordination caractérise l’esthétique telle qu’elle s’est classiquement constituée depuis l’invention de ce terme par Baumgarten au milieu du xviiie siècle. Et s’il en est ainsi, c’est qu’elle n’a cessé, d’une part, de concevoir l’œuvre comme la transcription sensible d’un discours, d’autre part, de penser l’organisation des arts entre eux à partir d’une hiérarchie qui conférait toujours à l’art de la parole la plus haute valeur. Or ce qui, dans une telle approche, est à chaque fois manqué, c’est la possibilité de rapporter l’un à l’autre art et existence. Que dans une œuvre d’art, des formes de l’existence, c’est-à-dire des façons d’être présent au monde et à l’autre, trouvent à s’exprimer est pourtant là ce que ressent, sans nécessairement parvenir à le formuler, celui qui en s’y rapportant se dit troublé par elle. Il éprouve alors que l’œuvre le convoque au lieu où elle se trouve, en lui permettant de ressentir ce qu’elle s’est efforcée de mettre en forme. Car l’œuvre d’art est la mise en forme d’un affect dominant, et elle tient sa cohérence autant que sa puissance expressive de parvenir à le faire rayonner, à l’atmosphériser. Ressaisir l’intuition à l’origine de l’affect que l’artiste s’efforce d’exprimer, c’est ressaisir une intuition qui aura tout aussi bien pu être autrement mise en forme ; autrement, c’est-à-dire non pas affectivement mais conceptuellement. Et c’est là ce qui dès lors autorise la correspondance entre une œuvre artistique et une œuvre philosophique.
5C’est pourquoi une telle esthétique des formes, c’est-à-dire finalement de la mise en forme, en révélant le rapport entre art et existence, peut mettre en rapport un artiste et un philosophe, voire plus spécifiquement encore un cinéaste et un philosophe, précisément parce qu’elle comprend que c’est à l’ensemble de leurs productions, et non à telle ou telle œuvre prise isolément, qu’il convient de s’attacher. Ici non seulement l’esthétique-sensible rejoint l’esthétique-artistique, mais plus encore elle révèle la possibilité pour des façons d’œuvrer, manifestement différentes et irréductibles, de puiser l’une l’autre leur inspiration et force vive à une source commune. Ainsi en est-il de celle de quelques cinéastes et de quelques philosophes dont les œuvres entrent en correspondance et convergent sans se confondre vers une même intuition. Trois d’entre elles ont pu ici être mises en évidence. D’autres sont bien évidemment possibles, qui restent à formuler, et auxquelles le lecteur pourra songer.
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Le cinéaste et le philosophe
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