Chapitre III. L’irréversibilité
Marcel Carné et Vladimir Jankélévitch
p. 137-190
Texte intégral
Être l’auteur de son œuvre
1Bien que parfaitement contemporains, Vladimir Jankélévitch (1903-1985) et Marcel Carné (1906-1996) ne semblent pas s’être l’un l’autre influencés et rien ne nous dit qu’ils se soient même rencontrés. S’il est certes possible voire probable que le philosophe ait eu au moins connaissance de quelques films du cinéaste, tant la notoriété de ce dernier fut grande et son art largement médiatisé, ni sa biographie ni ses écrits ne nous le confirment. Quant à Carné, ses premiers articles de critique cinématographique, de 1929 à 1934, pas davantage que son autobiographie, La vie à belles dents, parue en 1975, ne mentionnent jamais le nom du philosophe, ni d’ailleurs d’aucun autre. Mais il est vrai que l’objet même de ces ouvrages rendait cela fort improbable.
2Aussi si rapprochement il peut y avoir entre ces deux œuvres, celui-ci ne peut guère être recherché dans la biographie de ces deux hommes, que leurs formations respectives semblent, de bien des façons, opposer.
3Marcel Carné vient d’un milieu populaire. Comme lui-même le relate dans son autobiographie, sa mère mourut alors qu’il n’avait que cinq ans, et il fut dès lors très vite élevé par sa grand-mère paternelle et la sœur de son père. Après l’obtention de son certificat d’études primaires, ce dernier voulut qu’il devînt comme lui ébéniste. Aussi le jeune Marcel commença-t-il à apprendre le métier. Mais son plaisir et sa passion, née très tôt, étaient tout autres : ils consistaient à aller, aussi souvent que possible, au cinéma ; et adolescent, il dira même ne guère pouvoir se retenir de s’y rendre presque tous les soirs de la semaine. Aussi abandonnant son apprentissage d’ébéniste, il commença à suivre deux fois par semaine, d’abord en cachette de son père, des cours de photographie à l’École des arts et métiers. Puis pour financer sa formation autant que son addiction aux séances de cinéma, il accepta divers métiers : travailler dans une banque, dans une épicerie ou une compagnie d’assurances. La chance (ou peut-être dirait-il le destin) lui fit un jour de 1928 rencontrer, chez des amis communs, Françoise Rosay. Celle-ci était l’épouse du cinéaste Jacques Feyder, que Marcel Carné avait en haute estime et qui avait depuis 1921 déjà réalisé sept films. Rosay lui obtint un rendez-vous et, à sa surprise comme à son enchantement, le jeune homme fut, dans les jours qui suivirent, engagé en tant qu’assistant-réalisateur secondaire pour le tournage du prochain film de Feyder, Les Nouveaux Messieurs. Il partit l’année suivante faire son service militaire en Rhénanie puis, en 1929, de retour en France, il participa à un concours de critique de films qu’il remporta. Il fut alors engagé comme critique cinématographique à la revue Cinémagazine. C’est cette même année qu’avec l’aide notamment financière d’un ami, Michel Sanvoisin, il réalisa un premier documentaire : Nogent, Eldorado du dimanche. Malgré la qualité remarquée de ce court métrage, cela ne lui permit toutefois pas encore de débuter une carrière de réalisateur. Il gagna sa vie en tournant des films publicitaires, puis redevient assistant de divers metteurs en scène, Richard Oswald, pour Cagliostro en 1929, René Clair, pour Sous les toits de Paris, en 1930, et de nouveau Jacques Feyder pour trois films : Le Grand Jeu (1934), Pension Mimosas (1935) et La Kermesse héroïque (1935). Sa carrière de metteur en scène ne débuta qu’en 1936, lorsque grâce au soutien de Feyder, il put réaliser son premier long métrage, Jenny, film en lequel il donna un rôle à Françoise Rosay et qui vit débuter sa collaboration avec Jacques Prévert, pour l’écriture des dialogues. Marcel Carné, né dans un milieu social modeste, est donc un autodidacte qui n’est devenu artiste qu’en se donnant les moyens d’apprendre le métier qui l’a toujours passionné : réaliser des films de cinéma.
4Tout autre fut la jeunesse de Vladimir Jankélévitch. Né à Bourges dans une famille d’intellectuels juifs russes réfugiés en France, il sut tirer profit de son milieu non seulement bourgeois, mais surtout lettré et culturel. Ainsi son père, Samuel, qui était médecin, fut également un grand amateur de philosophie et l’un des premiers traducteurs en France de Freud et de Hegel. Brillant étudiant, Vladimir Jankélévitch entra en 1922 à l’École normale supérieure, rencontra Bergson avec qui il entretint une correspondance dès 1923 et fut reçu en 1926 premier à l’agrégation de philosophie, ce qui lança sa carrière d’enseignant et très vite l’encouragea à publier ses premiers écrits. En outre si comme sa sœur Ida, qui fit même une carrière professionnelle, il devint un remarquable pianiste, il ne semble pas s’être intéressé à l’art cinématographique alors pourtant fort populaire. Il faut d’ailleurs souligner qu’à supposer qu’il en ait eu jamais la tentation, sa proximité à Bergson ne devait pas l’y encourager. Dénonçant l’illusion qui nous fait ordinairement superposer la divisibilité de l’espace parcouru et l’indivisibilité du mouvement, Bergson avait fait du mécanisme cinématographique, dès 1907, c’est-à-dire avant même ses grands débuts en tant que « septième art », un paradigme de l’égarement :
« Nous prenons des vues quasi instantanées sur la réalité qui passe, et, comme elles sont caractéristiques de cette réalité, il nous suffit de les enfiler le long d’un devenir abstrait, uniforme, invisible, situé au fond de l’appareil de la connaissance, pour imiter ce qu’il y a de caractéristique dans ce devenir lui-même. Perception, intellection et langage procèdent en général ainsi. Qu’il s’agisse de penser le devenir, ou de l’exprimer, ou même de le percevoir, nous ne faisons guère autre chose qu’actionner une espèce de cinématographe intérieur. On résumerait donc tout ce qui précède en disant que le mécanisme de notre connaissance usuelle est de nature cinématographique1. »
5Sans que la joie que puisse procurer cet art nouveau, basé sur l’illusion de la reproduction du mouvement à partir de photogrammes projetés à 18 images/ secondes, ne soit à proprement parler dénoncée, il est clair toutefois que par cette analogie il se voyait, probablement bien plus que d’autres, reconduit à un artifice. Aussi ne pouvait-il dès lors acquérir, auprès d’un jeune philosophe, la même dignité spéculative que celle acquise depuis des siècles par la peinture ou la musique. C’est d’ailleurs là ce que confirme, bien plus tard encore, en 1970, une des rares mentions qu’en fait Jankélévitch. Constatant, dans son Traité des vertus, qu’il « ne suffit pas que l’opération morale soit fréquente pour rendre possible un dynamisme d’amélioration », le philosophe note alors que celle-ci requiert autre chose qu’une « approche hésitante et discontinue ». Ce qu’elle requiert, c’est le « sérieux de l’intention », c’est la volonté. C’est pourquoi,
« pour que la continuité soit donnée définitivement, il faut qu’elle soit donnée dès l’abord ; pour qu’elle écarte à jamais la tranchante menace toujours suspendue sur notre perfectionnement, il faut qu’elle soit non point “illusion cinématographique”, mais mobilité originaire et processus historique2 ».
6On mesure de la sorte à quel point il fallait tout le génie intuitif de Deleuze pour parvenir à lire chez Bergson de quoi nourrir une philosophie du cinéma. Il lui était alors, selon la si juste expression de Jankélévitch, « infidèle par fidélité3 », c’est-à-dire qu’il était vraiment philosophe.
7Ainsi résumés, on devine que les parcours de Carné et de Jankélévitch, bien que nés à une même époque, n’ont guère de points communs. Toutefois, prenant un peu de recul, il est une autre façon d’envisager les choses qui, quant à elle, souligne certaines analogies de parcours. Dans la première partie de leur vie, en effet, qui pour l’un comme l’autre fut marquée par la rupture qu’aura représentée la Seconde Guerre mondiale, ces deux hommes surent non seulement s’adonner entièrement aux activités qui les passionnèrent, mais plus encore être par elles reconnus. En 1929, à 26 ans, Carné voit ainsi son premier court métrage salué par la critique. Puis, de 1936 jusqu’à la fin de guerre en 1945, il tournera sept films qui tous, par leur qualité, appartiennent depuis au patrimoine du cinéma français et pour certains d’eux au patrimoine mondial. Il y eut tout d’abord, en 1936, Jenny, avec Françoise Rosay dans le rôle-titre. Puis vient l’année suivante Drôle de drame. Outre de nouveau Françoise Rosay, les acteurs principaux étaient Michel Simon, Louis Jouvet ou encore Jean-Louis Barrault. En 1938, il tourna Le Quai des brumes, avec Jean Gabin, Michèle Morgan et encore Michel Simon, et la même année, il réalisa Hôtel du Nord avec dans les rôles principaux Annabella, Jean-Pierre Aumont, Louis Jouvet, Arletty, mais également Bernard Blier. En 1939, ce fut Le Jour se lève, avec Jean Gabin, Jules Berry et Arletty. Et enfin, Carné réalisa durant la guerre deux films majeurs, Les Visiteurs du soir, en 1942, avec de nouveau Jules Berry et Arletty, puis surtout, un film en deux parties, sorti en 1945 et considéré à juste titre aujourd’hui comme un des chefs-d’œuvre du cinéma mondial, Les Enfants du paradis, avec Arletty, Jean-Louis Barrault, Pierre Brasseur ou encore Maria Casarès. Ce film qui connut un très grand succès à sa sortie, fut déclaré cinquante ans plus tard, en 1995, lors du centenaire de la naissance du cinéma, meilleur film de tous les temps par les critiques cinématographiques. Il est en outre classé au patrimoine de l’humanité par l’Unesco.
8Quant à Jankélévitch, l’évolution de sa carrière comme la reconnaissance de son œuvre en cours, au moins jusqu’à la guerre, furent rapides. Recruté à l’université de Toulouse en 1936, puis à celle de Lille deux ans plus tard, il avait déjà, outre la rédaction de sa thèse de doctorat, qui parut en 1933, L’Odyssée de la conscience dans la dernière philosophie de Schelling, publié quatre ouvrages de philosophie : Henri Bergson, en 1931, Valeur et signification de la mauvaise conscience, en 1933, L’Ironie, en 1936 et L’Alternative, en 1938 ; mais également deux ouvrages consacrés à la musique : Gabriel Fauré et ses mélodies, en 1938, et Maurice Ravel, en 1939.
9Plus encore, il est frappant que pour louer l’œuvre naissance de Carné et celle de Jankélévitch, des expressions synonymes ont pu être formulées. Ainsi, suite à la sortie en salles de Jenny, en 1936, le critique Alexandre Arnoux, publiant une chronique dans Les Nouvelles Littéraires pour saluer « l’événement capital de ce début de saison », conclut son propos par ces mots : « Ou je me trompe fort ou nous tenons un homme de grande classe à qui je souhaite qu’on fournisse seulement l’argent et la liberté. Pour le reste, je le juge de taille à s’en charger lui-même4. »
10Lisant ces propos, et si du moins on connaît le parcours de Jankélévitch, il est difficile de ne pas songer à la magnifique lettre, datée du 12 mai 1924, que lui adressa Henri Bergson en réponse à l’envoi d’un long article d’une cinquantaine de pages, « Deux philosophies de la vie : Bergson, Guyau ». Celle-ci se concluait par un propos à la fois prédictif et engageant : « Ou je me trompe beaucoup, ou ce premier travail présage des œuvres qui seront une importante contribution à la pensée philosophique5. »
11Or, à cette ascension rapide rencontrée par ces deux hommes lors de la première partie de leur vie, les contingences de l’Histoire mirent un terme. Certes l’un et l’autre vécurent la guerre fort différemment. Si Carné, après sa démobilisation, a certes souffert de l’occupation et des conditions de vie, il a toutefois pu poursuivre son travail et tourner deux films magnifiques. En revanche il en fut tout autrement pour Jankélévitch, pour qui la guerre ne fut pas seulement une souffrance, mais une rupture radicale. Interdit d’enseignement dès la fin 1940 du fait de ses origines juives et d’un père étranger, il participa activement à la Résistance. La violence de cette guerre, a-t-il pu dire6, coupa sa vie en deux à ce point que par la suite il refusa la langue et la culture allemandes, déclarant impardonnables les crimes nazis. Mais, passé la Libération, ce que ces deux hommes ont l’un comme l’autre éprouvé, c’est la fin de l’évidence qui auparavant, telle une tutelle bienveillante, semblait guider leur carrière. Aussi, et sans que leurs œuvres n’aient véritablement à souffrir de méconnaissance, l’un comme l’autre commencèrent toutefois à pâtir d’un déficit de reconnaissance.
12Marcel Carné était certes devenu un réalisateur célèbre, et pourtant, malgré la notoréité des Enfants du paradis, il ne parvenait toujours pas à réaliser aisément les films qu’il souhaitait tourner. En témoigne l’échec pénible qu’il connut en 1947 pour La Fleur de l’âge, ainsi que plusieurs autres par la suite. En outre, au tout début des années 1960, l’engouement pour les cinéastes de la Nouvelle Vague eut pour conséquence de conférer à sa pratique artistique un indéniable vieillissement. Là où Carné, dans la parfaite tradition du cinéma français d’avant-guerre, ne concevait son travail de réalisateur qu’en étroite collaboration avec celui d’un scénariste et d’un dialoguiste, les jeunes cinéastes souhaitaient au contraire s’affranchir de ce qu’ils considéraient comme une dépendance. Ainsi alors que Truffaut lance la Nouvelle Vague en réalisant en 1959 Les Quatre Cents Coups, et même s’il délègue les dialogues à Marcel Moussy, c’est lui-même qui écrit le scénario et qui s’occupe avec Moussy de l’adaptation. La même année, Godard, avec À bout de souffle, procédera d’une façon similaire, avant d’être bien plus radical encore puisqu’il ira jusqu’à mettre en question l’idée de scénario. S’expliquant sur sa façon de procéder, il pourra dire réaliser des films « comme deux ou trois musiciens de jazz : on se donne un thème, on joue et puis ça s’organise7 ». En outre, tous ces jeunes cinéastes vont déserter les studios et filmer en extérieur, prouvant ainsi qu’il est possible de réaliser des films à moindre budget. Or le cruel paradoxe est qu’ils accomplirent en cela un désir que, quelques décennies auparavant, Carné avait formulé, et que seuls les moyens techniques de l’époque lui avaient interdit de mener à bien. En 1930, il rédigea en effet pour la revue Cinémonde un premier article intitulé « Quand le cinéma descend dans les rues de Paris », article qu’il étoffera et republiera trois ans plus tard dans Cinémagazine sous forme de question : « Quand le cinéma descendra-t-il dans la rue ? » Ce que précisent ces textes, c’est le fait que cette exigence, qui lui paraît essentielle dès lors qu’il s’agit de ressaisir l’atmosphère d’un lieu qu’on entend montrer, se heurte à l’absence de souplesse des moyens techniques disponibles. À l’époque les caméras sont très lourdes et les équipements requis, notamment en termes d’éclairage, trop massifs, pour que la chose, sans toutefois qu’elle soit absolument irréalisable, techniquement comme financièrement, puisse cependant être aisément envisageable. Là encore, et alors que les cinéastes de la Nouvelle Vague s’insurgeront contre l’industrie cinématographique, ils tireront profit des innovations technologiques qu’elle rendra largement accessibles. L’ironie est d’ailleurs, sur ce point, d’autant plus mordante que Carné avait dès 1930 espéré pour lui ce que la génération de Truffaut et de Godard, en le rejetant, réaliseront pour eux :
« Tout un monde s’ouvre à nous. Mais pour cela, faudra-t-il attendre le jour où la caméra de prises de sons ne sera pas d’un prix sensiblement supérieur à celui de l’appareil de prises de vues, pour permettre aux “jeunes”, brûlant d’impatience, de se mettre au travail, et faire, enfin, quelque chose qui ait véritablement l’attrait de la nouveauté8. »
13Enfin, Carné, en quelques années, s’était mis à filmer le désarroi d’une jeunesse prise entre le sacrifice de son enfance et adolescence du fait de la Seconde Guerre et l’avenir que lui proposait la France des années 1950, en laquelle elle ne se reconnaissait pas. Un film comme Les Tricheurs, sorti en 1958, un an avant l’apparition de la Nouvelle Vague, eut encore quelque succès. En revanche Trois chambres à Manhattan en 1965 avec Annie Girardot et Maurice Ronet, Les Jeunes Loups en 1968 avec Haydée Politoff, Christian Hay, Yves Beneyton ou Les Assassins de l’ordre en 1970 avec Jacques Brel, Charles Denner, Michael Lonsdale, n’eurent pas une réception très favorable. Ces films, qui sans être l’égal des Enfants du paradis sont plutôt de bons films, avaient toutefois un défaut majeur : ils parlaient d’une jeunesse perdue et en rupture d’autorité, mais étaient réalisés par un homme de plus de cinquante ans en lequel celle-ci ne se reconnaissait plus ni ne voulait se reconnaître.
14Quant à Vladimir Jankélévitch, qui retrouva son poste universitaire en octobre 1947, ce n’est pas avec la jeunesse qu’il eut quelques difficultés. Ses cours, à la Sorbonne à partir de 1951, furent très appréciés, et en 1968 il prit clairement le parti des étudiants. Ses difficultés, il les rencontra lorsqu’après-guerre commencèrent à se succéder toute une série de modes idéologiques. Influencé par Bergson et meurtri par l’Allemagne, il n’était pas « phénoménologue », disciple de Husserl et encore moins de Heidegger ; réfractaire à tout esprit de système et attentif à une fine logique du paradoxe9, sa pensée ne se laissait pas non plus absorber par les modes du moment. Comme a ainsi pu l’écrire Joëlle Hansel,
« la singularité de son itinéraire, son refus de tout compromis l’ont longtemps confiné en marge des grands courants qui ont marqué la vie intellectuelle dans la France de l’après-guerre. Il a connu une véritable traversée du désert, à l’heure où le politique, le marxisme, la psychanalyse, le structuralisme, les “-ismes” de toute sorte occupaient le devant de la scène10 ».
15Toutefois, plus encore que leurs déboires liés aux contingences historiques de la réception – déboires qui ne sont jamais que des raisons négatives –, ce qui bien plus fondamentalement rapproche ces deux hommes est l’intuition commune dont ils se sont nourris. En effet, leur passion esthétique a conduit chacun d’eux à un art de la durée, un art de la dramatique temporelle : la musique pour Jankélévitch, le cinéma pour Carné. Le temps est en effet un problème musical en soi, comme il est en soi un problème cinématographique. Chaque artiste concerné doit pouvoir s’en ressaisir afin d’accomplir son art. Or ces deux hommes l’ont fait, non seulement en le méditant (Jankélévitch écrit sur la musique ; Carné écrit sur le cinéma), mais plus encore en le pratiquant (Jankélévitch ne cesse de jouer du piano ; Carné n’aime rien plus que filmer). En outre, pour chacun d’eux, cette durée n’est pas seulement ressaisie d’une façon implicite par la seule maîtrise formelle de l’art musical ou cinématographique. Elle est également ce dont toute leur œuvre ne cesse thématiquement de se préoccuper et ainsi ce avec quoi elle n’en finit pas de s’expliquer.
16Il est en effet possible de lire l’œuvre entière de Jankélévitch comme une vaste méditation de tous les enjeux du devenir temporel, cette « insaisissable manière d’être de l’être11 », dont le nom le plus spécifique, comme il l’a explicitement précisé, est l’irréversible.
« L’irréversible n’est pas un caractère du temps parmi d’autres caractères, il est la temporalité même du temps ; et le verbe “être” est pris ici au sens “ontologique” et non pas au sens copulatif : c’est-à-dire que l’irréversible définit le tout et l’essence de la temporalité, et la temporalité seule ; en d’autres termes il n’y a pas de temporalité qui ne soit irréversible, et pas d’irréversibilité qui ne soit temporelle. La réciprocité est parfaite. La temporalité ne se conçoit qu’irréversible : si le fuyard de la futurition, ne fût-ce qu’une fraction de seconde, revenait sur ses pas, ou se mettait à lambiner, le temps ne serait plus le temps12. »
17L’irréversibilité dit donc encore plus et mieux que le cours univoque du temps ; elle dit le temps comme cours univoque et continu, aller simple sans pause ni retour ; elle dit l’impossibilité de faire l’expérience de la réversion. Et de là découlent tous les enjeux qu’il y a à méditer. Ainsi, de même que le temps est le je-ne-sais-quoi par excellence que toute philosophie s’efforce avec plus ou moins de succès de ressaisir, il est ce qui donne à la vie en général comme à l’existence humaine en particulier, par la mort vers laquelle inéluctablement l’individu se dirige, son sens d’être autant que son mystère, ce que le philosophe a grandement médité dans l’ouvrage de 196613. Mais le temps en son caractère irréversible est également ce qui confère à chacune de nos actions tout à la fois une pesanteur et une grâce métaphysiques auxquelles toute la pensée de Jankélévitch n’a cessé d’être quasi obsessionnellement attentive, comme en témoignent les formulations qu’il déploie pour s’efforcer de les nommer. La grâce vient du fait que non seulement tout ce qui a lieu n’a lieu qu’une seule fois, est unique, mais plus encore, qu’ayant eu lieu, nul ne pourra jamais faire que cela ne fut pas. L’irréversibilité confère à tout ce qui advient, comme aime à le dire Jankélévitch, un caractère semelfactif et primultime : tout n’a lieu qu’une seule fois et cette fois est à la fois la première et la dernière. Cependant le revers de cette grâce est bien une lourde pesanteur par laquelle s’introduit la question morale. Comme les quelques lignes d’ouverture de l’ouvrage de 1966, L’Irréversible et la nostalgie, nous le faisaient comprendre avec l’exemple du fuyard ne pouvant revenir sur ses pas, le caractère éprouvant du temps n’est pas pour nous que celui, mélancolique, d’un présent se transformant sans cesse en un passé inaccessible parce que ne pouvant être revécu. C’est surtout l’épreuve d’un passé qui, bien que pouvant être oublié, escamoté, perverti, nié, ne peut être ni repris ni retransformé. Mais dès lors qu’il n’est pas en mon pouvoir de faire que ce qui a eu lieu n’ait pas eu lieu, l’acte en sa facticité, lorsqu’il n’est pas ce que nous voudrions qu’il fût, n’est pas seulement irréversible : il devient irrévocable et il nous ouvre ainsi au triste cortège des remords possibles.
18Il n’est donc pas excessif de dire que toute la pensée métaphysique et morale de Jankélévitch, prenant le temps pour objet de méditation, ne cesse de se confronter à la question de l’irréversibilité.
19Peut-on toutefois, avec une même force, déceler chez un cinéaste tel que Marcel Carné, lui dont l’art est et reste un art tout à la fois collectif et industriel, une pensée de l’irréversibilité, ou même finalement quelque vouloir-dire thématique que ce soit ? Cette question, déjà partiellement abordée dans l’introduction, doit être ici reposée tant lui-même a pu s’en préoccuper. Ainsi de même que, comme l’écrit Paul Nizan dans les premières lignes d’Aden Arabie, à 20 ans, « tout menace de ruine un jeune homme14 », de même à suivre le parcours du cinéaste il semble bien, comme lui-même a pu l’écrire en conclusion de son autobiographie, que tout a toujours menacé la réalisation de son œuvre propre.
« En dehors de toute polémique, je le répète, j’ai voulu en écrivant ces lignes, montrer surtout le combat incessant qu’est la réalisation d’un film. De toutes les heures. De tous les instants. Contre tous. À la fois contre les producteurs, les distributeurs et les exploitants. Mais parfois aussi, hélas, contre les acteurs et les techniciens, qu’en toute bonne foi vous avez choisis… C’est une longue marche, un chemin sablonneux, malaisé, comme dans la fable, et la victoire n’en est pas toujours le prix15… »
20Carné n’écrit en effet pas les scénarios de ses films et est donc toujours en quête d’un récit qu’il s’agira d’adapter, voire qu’on lui soumettra. Il n’en écrit pas davantage les dialogues, et se met ainsi sous la dépendance de ceux qui en sont chargés. Ainsi les mots d’auteur dont on se souvient et qu’on associe à ses films ne sont pas les siens. Le fameux « T’as d’beaux yeux, tu sais » que Jean Gabin adresse à Michèle Morgan, s’il est filmé par Marcel Carné dans Le Quai des brumes, est une réplique de Jacques Prévert ; et le non moins célèbre « Atmosphère, atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? » qu’Arletty lance furieuse à Louis Jouvet dans Hôtel du Nord, est écrit par Henri Jeanson.
21Ce réalisateur est en outre sous la dépendance des acteurs vedettes dont la présence se négocie parfois sans succès, ne lui laissant alors plus d’autre recours que d’accepter la présence d’un second choix plus ou moins talentueux. Tel est ce qui arriva pour la réalisation, en 1946, de ce film, médiocrement reçu par la critique, qu’est Les Portes de la nuit. Certes, il arrivait après Les Enfants du paradis, et en cela ne pouvait presque que décevoir. Mais alors que le couple vedette devait être formé par Jean Gabin et Marlène Dietrich, l’actrice allemande devenue américaine en 1939 et pour laquelle Prévert avait écrit sur mesure le rôle de l’héroïne, du moins le pensait-il, se retira du projet en se déclarant non satisfaite du scénario. Puis Gabin, qui partageait sa vie avec elle, parvint peu après à faire de même, non sans que le Centre national de la cinématographie de l’époque eût à intervenir dans ce conflit. Son arbitrage étant toutefois défavorable au réalisateur, Carné eut en hâte à trouver deux suppléants. Or si Yves Montand et Nathalie Nattier furent alors choisis, tout le monde s’accorda vite sur le fait que ni l’un ni l’autre, probablement trop jeunes, n’étaient fait pour ces rôles. Les critiques de cinéma, qui ne furent pas les derniers à s’en apercevoir, ne se montrèrent donc guère favorables au film, d’autant que l’image qu’il donnait des Français sous l’Occupation n’était pas celle que la plupart d’entre eux espéraient alors voir.
22En outre, et c’est plus classique, Carné fut toujours sous la dépendance des producteurs et ne cessa de leur réclamer des moyens financiers qu’il était loin de toujours parvenir à obtenir. Mais il était également sous la coupe des distributeurs. Voici comment, en 1975, il présentait la chose :
« Il faut comprendre qu’il n’y a, en fait, que trois Sociétés de Distributions en France, pourvues d’un circuit de salles important… Le reste, cinémas indépendants ou d’Art et d’Essai, ne sont que broutille à côté d’elles… Si votre film n’a pas l’heur de plaire à chacune d’elles pour une raison ou pour une autre, ou si elles estiment sa rentabilité incertaine, vous pouvez mettre celui-ci dans un tiroir… Sa carrière est finie, ou c’est tout comme16… »
23Enfin, et ce ne fut pas le moindre de ses soucis, Carné eut longtemps à se plaindre d’une autorité de censure qui, avant comme après-guerre, était fort active. Déjà lorsqu’il travaillait comme critique cinématographique, il avait pu s’en prendre, dans un article paru en 1931, à celle qu’il nommait alors « l’increvable garce17 ». Jacques Feyder, avec qui il avait travaillé en qualité d’assistant-réalisateur secondaire sur le tournage du film Les Nouveaux Messieurs, en avait lui-même fait les frais, puisque, sous prétexte que le cinéaste avait montré des débats houleux et un début de bagarre entre parlementaires à la Chambre, l’œuvre fut censurée le 3 mai 1929, alors qu’elle n’était sur les écrans que depuis le 5 avril de la même année. Carné évoqua cet épisode, ainsi que bon nombre d’autres, quelques mois plus tard dans un article intitulé « Censures » qu’il fit paraître dans Cinémagazine18. Mais s’il ne l’avait alors rencontrée que dans les films des autres, il n’allait pas tarder à en faire lui-même l’amer constat. En 1937, il eut l’idée de tourner un film qui devait s’intituler L’Île des enfants perdus, et pour lequel Prévert avait écrit le scénario, mais également un poème, chanté par Marianne Oswald dès octobre 1936, « La chasse à l’enfant ». Or ce film, qui relatait la révolte d’un jeune homme s’échappant d’un centre de surveillance de Belle-Île-en-Mer ainsi que sa prise en chasse par la police mais également par les habitants de l’île, fut rapidement interdit et n’eut pas même le temps d’être tourné. C’est ce même film qui fut repris puis arrêté dix ans plus tard, en 1947, sous le titre La Fleur de l’âge, étant cette fois-ci victime de la défaillance d’un producteur.
24Pour son troisième long métrage, Le Quai des brumes, en 1938, Carné eut à pâtir non seulement des autorités légales, mais également de son producteur, Gregor Rabinovitch. Celui-ci, craignant peut-être l’interdiction du film, anticipa la censure en jouant lui-même le censeur. Certes ce film, et cela lui fut vivement reproché par la presse nationaliste de l’époque, mettait en scène le devenir d’un déserteur, Jean, joué par Jean Gabin, autant que le désespoir d’une jeune fille, Nelly, jouée par Michèle Morgan, dans un contexte de violence et plus encore de renoncement nihiliste, une fois ses poisons installés dans le cœur des hommes d’une ville portuaire, Le Havre, prise par les brumes. Ainsi Rabinovitch refusa-t-il que Carné pût montrer le suicide du peintre Kraus, joué par Robert Le Vigan. De même, il s’opposa également à ce qu’il put, lors d’une des dernières scènes, filmer comme il le souhaitait la violence par laquelle Jean devait tuer Zabel, le parrain mafieux de Nelly que jouait Michel Simon. Il était initialement prévu que Jean pût laisser libre cours à sa violence en fracassant le crâne de Zabel de nombreux coup de briques. Mais la séquence ne put être tournée qu’au prix d’une insatisfaisante négociation sur leur nombre.
25En 1940, sous le régime de Vichy, alors que Le Quai des brumes avait été interdit, ce sont plusieurs scènes du film de 1939, Le Jour se lève, qui furent censurées. L’une d’elles en fonction des mœurs de l’époque (François, joué par Gabin, surprenait Clara, jouée par Arletty, nue sous sa douche), les autres pour des raisons politiques. Une scène montrait notamment le trouble et la colère d’un commissaire de police face à l’incompétence de ses hommes. Devant une foule réunie, ils venaient de prendre la malheureuse initiative de faire tirer sur François, alors seul et reclus dans sa chambre d’hôtel, le faisaient ainsi passer pour un héros, et du même coup, selon les mots que Prévert ne laissait pas entièrement prononcer au commissaire, faisant eux-mêmes passer la police pour « une bande de c… ». Enfin, il faut également mentionner un film sorti en salles le 3 avril 1968, Les Jeunes Loups. Carné dut couper au montage quelques plans d’une scène où l’on voit les deux héros du film, Alain et Sylvie, nageant entièrement nus sous l’eau de la piscine de Deauville. On comprend ainsi pourquoi il pouvait parler du « combat incessant qu’est la réalisation d’un film ».
26Mais si, au final, Carné n’a pas toujours, ni peut-être pas souvent, réalisé les films qu’il voulait véritablement faire comme il le voulait et avec qui il le voulait, alors peut-on dire qu’il est l’auteur de son œuvre comme Jankélévitch de la sienne ? – sachant que cette condition minimale est celle initialement requise pour qu’une correspondance esthétique de l’un à l’autre puisse même avoir un sens.
27Quand bien même donnerait-on à cette question une réponse négative en avançant l’idée d’une œuvre plus collective qu’individuelle, ou pis encore d’une œuvre manquant d’une claire unité thématique, un fait singulier doit retenir notre attention. Carné a en effet débuté et terminé sa carrière cinématographique en tournant à chaque fois un documentaire. Or un documentaire est une œuvre réclamant bien moins de moyens qu’un long métrage, une œuvre sans acteur professionnel à rémunérer et, pour ce qui le concerne, une œuvre dont il a librement choisi le sujet. Ces deux œuvres sont d’une part Nogent, Eldorado du dimanche, en 1929, et La Bible, en 197719.
28Nogent, Eldorado du dimanche, dont le succès facilita par la suite grandement la possibilité du premier long métrage de Carné, Jenny, en 1936, est un bref documentaire de dix-sept minutes. Le jeune réalisateur est alors âgé de vingt-trois ans, et on voit d’emblée qu’il connaît son art. Rempli de trouvailles que le montage sert élégamment, ce film montre le loisir que s’accorde la foule des Parisiens qui s’évade de la capitale, prend le train, s’offre ce voyage du dimanche afin d’aller se détendre et s’amuser à Nogent, sur les bords de Marne. Car ici les gens se détendent. Ils se promènent, fréquentent les ginguettes, dansent, s’amusent, profitent du lieu. Certains se laissent porter sur des barques, d’autres rament, d’autres encore pagaient. Quelques-uns pêchent. Tous profitent des joies de l’eau et d’un dimanche ensoleillé. On en voit nager, sauter, plonger dans la rivière. Certains lézardent sur les berges, ou tout simplement flânent près des rives. Ils prennent le soleil, laissant entrevoir des corps libérés de la pesanteur du travail. Puis vient la fin d’après-midi. Le soleil n’est plus à son zénith et il va falloir rentrer. Les jeunes gens ramènent barques et avirons sur la berge. « Toute chose a une fin » semble presque naïvement nous rappeler Carné lorsqu’il filme ces foules regagnant la gare avant de reprendre leur train. C’est alors que la caméra s’attarde mélancoliquement sur les reflets de la lumière prise dans l’ondulation de l’eau avant qu’elle ne fixe, pour une dernière image et un dernier gros plan, un accordéoniste aux lunettes noires, qu’on peut donc supposer aveugle.
29Pour bien des raisons, ce court métrage, Nogent, Eldorado du dimanche, ne peut que retenir notre attention. Non seulement une esthétique de l’image, aimant la fumée vaporeuse des trains, celle des reflets dans l’eau et les clairs-obscurs de la lumière, se met en place qu’on ne cessera de retrouver dans les films à venir ; mais plus encore ce qui se donne ici à voir, c’est un sens à la fois aigu et simple du moment présent et éphémère, du kaïros qu’il ne faut pas rater, et ainsi de l’irréversibilité de ce qui a lieu qui au final ne nous laisse que souvenirs et nostalgie.
30Mais en outre ce film porte un titre qui, comme à chaque fois qu’il est bien choisi, est un véritable contrat de lecture : Nogent, Eldorado du dimanche. L’Eldorado, c’est cette contrée, quelque part en Amérique du Sud, où or et pierres précieuses abondent. Bref, c’est le pays imaginaire de l’opulence et du bonheur. Toutefois Nogent n’est qu’un Eldorado temporaire, et même si l’on y revient tous les dimanches, ce n’est pas un lieu où l’on s’installe. C’est là ce dont on est d’emblée frappé en voyant ce film de Carné. Si joyeux soit-il, ces images montrent également des gens qui ont bien conscience du caractère éphémère de ces moments, bientôt relégués à l’état de souvenirs. C’est pourquoi, afin d’en conserver une modeste trace, Carné les filme également lorsqu’ils se photographient entre amis, ou cherchent des cartes postales à adresser.
31Cet Eldorado porte donc en lui la mélancolie des paradis qu’on quitte. Or, comme a pu l’écrire Marcel Proust, les seuls, « les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus20 ». Certes cette douceur des bords de Marne vit historiquement ses dernières heures car l’année 1929 sera celle marquant le début de la crise économique, le début des grands conflits à venir, conflits sociaux puis politiques qui déchireront l’Europe et bientôt le monde. Cela bien évidemment Carné ne pouvait le prévoir. Mais ce qu’il devine et par là laisse ressentir par des images chargées d’affects, c’est la fugacité de ce qui a lieu et en un sens d’une vie.
32Aussi la force de ce documentaire remarquable est-elle de montrer que la joie pourtant bien réelle d’un beau moment a pour envers sinon le savoir, du moins la prescience de son caractère non seulement éphémère, mais plus encore inéluctablement irréversible. Et c’est pourquoi qui le voit ne peut qu’être d’emblée saisi par la force de ce qu’il laisse émotionnellement, artistiquement, pressentir : la jouissance d’un temps qui, passant irréversiblement, nous abandonne à ce sentiment mélancolique et invincible qu’il ne peut en être autrement, comme si les choses devaient nécessairement se passer ainsi et que, oui vraiment, nos eldorados, nos « seuls paradis sont ceux qu’on a perdus ». Mais si tel est le cas, alors ce court métrage, remarquablement engageant, nous introduit non seulement à une œuvre toute personnelle dont la réalisation n’a dépendu que de son réalisateur, mais plus encore elle nous y introduit en soulignant le charme et la pesanteur d’un kaïros, d’un moment privilégié, d’une occasion dont l’envers est bien celle d’un temps irréversible et inévitablement mélancolique.
33La Bible, dernier film tourné par Carné, est quant à lui un documentaire bien différent, autant pour ce qui est des moyens techniques requis par sa réalisation que pour son thème apparent. Lors d’une visite de la Sicile, Carné tomba tout d’abord sous le charme des mosaïques de la basilique de Monreale, ville située près de Palerme. Puis, de retour à Paris, il rencontra le producteur André Tranché qui quant à lui souhaitait pouvoir produire un film à partir de l’ouvrage de Daniel Rops, Jésus en son temps. C’est ainsi que ce projet, d’emblée bien plus commercial que celui de 1929, est né de leur collaboration. D’une durée de quatre-vingt-dix minutes, et tourné en couleur, ce film sollicita le concours d’une modeste mais véritable équipe technique, d’un scénariste, Didier Decoin, mais également de plusieurs acteurs prêtant, en off, leur voix aux personnages figurés par le dessin des mosaïques. Aussi ce documentaire fut-il explicitement conçu, selon ce qu’indique son sous-titre, comme un « oratorio inspiré des mosaïques de la basilica di Monreale ».
34Or là encore, il convient d’être attentif aux termes employés par Carné. Un oratorio, précise le Larousse, est « genre musical dramatique, généralement sacré, non représenté, pour soli, chœur et instruments ». À s’en tenir à cette stricte définition, il constitue pour l’art cinématographique une véritable et insurmontable gageure. Comment en effet faire voir ce qui ne se laisse qu’entendre ? Or si, dans ce documentaire, Carné n’a effectivement sollicité ni décors ni costumes, il a toutefois bel et bien mis en scène son œuvre, d’une part en jouant sur un montage savant des images, d’autre part en multipliant les bandes-son afin de faire entendre les bruits de la nature et ceux de la ville, la musique originale mais d’esprit fort classique de Jean-Marie Benjamin, et surtout différentes voix off permettant de transformer en intrigue ce qu’il donnait à voir.
35Aussi la caméra ne se contente-t-elle pas de suivre la dramatique de la représentation ressaisie dans les mosaïques. Le film s’ouvre sur un long travelling qui nous fait parcourir d’abord la mer et les falaises de Sicile, puis ses plaines et son sommet, l’Etna. Vient alors la présentation de la ville de Monreale dont ce qu’il faut savoir se résume presque à ce que nous en dit la voix off : « La route de Monreale conduit en effet à l’histoire éternelle des hommes. » Si l’on doit ce propos au texte écrit par Didier Decoin, les images filmées par Carné, en nous faisant entrer dans la basilique, vont lui donner toute sa richesse et son animation. Pour cela, le cinéaste n’a pas seulement suivi le récit proposé par les mosaïques. Il a mis ces œuvres en image, orientant sans cesse le regard par sa façon de diriger la caméra, de choisir ses plans larges, puis ses gros plans, et au final son montage. Dès lors, si oratorio il y a, celui-ci ne consiste pas tant dans l’absence de représentation que dans la vaste louange en quoi le film de Carné consiste. Mettant en effet patiemment en images et en voix ce que montrent toutes les œuvres d’église, le réalisateur filme alors un cheminement eschatologique : celui menant de la Création du monde au Salut de l’homme en passant par sa chute, l’histoire d’Israël et enfin l’avènement du Christ. Commentant ainsi le retour de Jésus auprès de son Père, la voix off conclut alors le film en précisant que le Christ quitta ce monde les mains vides « car il nous avait tout laissé : son amour, la jeune fille qu’il s’était choisi pour mère, et un monde en apparence semblable à l’ancien, mais où pourtant plus rien, jamais, ne serait comme avant. Tel est le dernier chant de cet oratorio de prodigues et d’amour, rassemblé dans le Livre des livres, la Bible ».
36Or ce propos formule explicitement une thèse chrétienne décisive : celle de l’irréversibilité ineffaçable de ce qui a eu lieu, la venue du Messie. Si le cinéma de Carné n’a quant à lui rien de religieux, il est toutefois troublant que cette version religieuse de l’irréversibilité soit le dernier mot qui s’entende dans son œuvre. Et cela l’est d’autant plus qu’en suivant, comme il l’a fait ici, le récit téléologique de l’Histoire sainte, le cinéaste ne pouvait qu’accentuer le caractère d’inéluctabilité et pour tout dire d’irréversibilité de toute chose. Qu’il ait par ailleurs préféré nommer son film « Chant d’Amour » plutôt que « La Bible », comme le producteur finalement en décida, ne change rien à l’affaire. Voici le monde, semble ultimement nous dire Carné par la seule façon qu’il a de filmer ce qu’on pourrait nommer un temps suspendu, voici le monde tel qu’il est, tel qu’il devait être ou plutôt tel qu’à jamais l’irréversibilité de la venue du Christ l’a changé et fait advenir à lui-même.
37Si sa caméra a ici substitué l’apaisement du temps retrouvé au plaisir fugace et mélancolique des plaisirs éphémères tels qu’il les filmait en 1929, il n’en reste pas moins que, de ce premier à ce dernier film, ce qui se montre et vaut dès lors comme un trait d’union, c’est le sentiment omniprésent de l’irréversibilité du temps. Or si ces films, étant des documentaires, doivent bien sans réserve être attribués à Marcel Carné, s’il en est, au sens le plus propre, l’auteur, alors cela signifie que cette question de l’irréversible a bel et bien traversé son œuvre.
38Toute la difficulté est désormais de savoir, d’une part, comment celle-ci a pu cinématographiquement se constituer et, d’autre part, comment, étant également à la source de la pensée philosophique de Vladimir Jankélévitch, elle les fait l’une l’autre entrer en correspondance.
L’atmosphérisation de l’irréversible
39L’art est la mise en forme d’un affect, non d’un concept, et c’est en cela qu’une œuvre peut nous émouvoir avant même éventuellement de nous donner à penser. Si produire un affect n’est pas le propre du travail de l’artiste, en revanche toute la qualité de ce qu’il réalise tient à la façon dont il aura su le mettre en forme. Or cela n’est pas qu’une affaire de maîtrise technique, de savoir-faire. Ainsi la peinture n’a pas nécessairement à être celle d’un grand dessinateur ou coloriste pour nous toucher, ni la musique à être nécessairement savante dans son écriture ou complexe dans sa conception. Pour autant, la seule mise en forme d’un affect ne suffit pas. Encore faudra-t-il que l’artiste parvienne à unifier son œuvre. Pour un peintre, cela signifie par exemple faire en sorte que toutes les parties de sa toile nous donnent le sentiment, sinon de converger, du moins d’organiser entre elles des consonances ; pour un musicien, cela reviendra à faire entendre le déploiement de sa musique autrement que comme un éparpillement incohérent. Une œuvre est forte si tous les éléments qui la constituent sont à son service. Aussi, pour que cela puisse avoir lieu, le travail de l’artiste consiste à organiser une libre circulation de l’affect dominant au sein de l’œuvre. Lorsque tel est le cas, celle-ci est non seulement cohérente, mais plus encore susceptible de nous toucher, de nous émouvoir, c’est-à-dire finalement de nous affecter. Il sera alors certes toujours possible de dire que son motif ne nous plaît pas ou que sa représentation nous reste étrangère, mais non qu’elle est ratée. C’est pourquoi l’on peut ne pas aimer une œuvre, par exemple du fait de l’idéologie qu’elle porte, tout en reconnaissant sa force artistique. La cohérence qu’elle déploie tient donc à la façon qu’elle a de mettre en forme un affect, au moins un affect dominant si plusieurs interviennent, et de rayonner à partir de lui. C’est là sa puissance expressive, celle qui, pour le chef-d’œuvre du moins, transforme la contingence de chacun des éléments qui le constituent en une nécessité qui nous donne l’impression que si l’un d’eux venait à être altéré, l’œuvre entière serait détruite.
40Or si l’atmosphère, précise le Larousse, dit bien le « milieu dans lequel on vit, considéré par rapport à l’influence qu’il exerce sur les êtres qui y vivent », nommons alors atmosphérisation la façon dont un affect, en se diffusant, structure une œuvre. Artistiquement parlant, il existe ainsi des atmosphérisations selon l’espace – tel est le cas de l’architecture, de la peinture, de la sculpture, de la photographie ; mais également des atmosphérisations selon le temps pour tous les arts qui convoquent l’expérience de la durée : la littérature sous toutes ses formes, la danse, la musique, les arts de la scène (mine, cirque, théâtre) ou le cinéma. Cela ne signifie certes pas que les arts qui se structurent selon l’espace ignorent tout du temps, et inversement. Ainsi, même lorsqu’il m’est possible d’embrasser du regard la totalité de la toile que je fixe, je m’aperçois vite que tout ce qui est à voir ne se donne pas d’un coup, dans l’immédiateté suspendue d’une saisie atemporelle. À l’inverse, les subtilités du visible ne se livrent jamais que progressivement. Non seulement, il nous faut apprendre à voir les nuances et les détails qui nous avaient tout d’abord échappé, mais plus encore, comme l’on sait, voir, c’est voir aussi de toute sa mémoire comme de toute sa culture, et c’est bien pourquoi chaque retour sur l’œuvre apporte son lot de visibilités nouvelles. Si la durée est donc partie intégrante de l’expérience picturale, le rapport que nous avons alors au temps naît ici de la confrontation à l’espace que l’œuvre a su organiser. En nous rapportant à elle, en son unité et sa cohérence formelles, nous saisissons que sa complexité requiert d’incessantes approches.
41Mais dès lors, cela signifie que nous n’entendons pas une œuvre musicale comme nous regardons une toile. Loin d’être en effet, fût-ce confusément, d’emblée présente à notre écoute, celle-là ne nous est accessible qu’à se laisser progressivement découvrir, qu’à déployer sa durée. Et si dans la rêverie ou dans la danse, j’en viens à habiter l’espace musical alors ouvert par l’œuvre, c’est parce que celui-ci s’est temporellement constitué. Ici, et contrairement à la peinture, l’espace naît du temps. Mais ce qui toutefois est commun à chacune de ces pratiques artistiques, c’est bien la nécessité en laquelle, pour faire œuvre, elles sont de structurer l’affect dont elles naissent. L’atmosphérisation leur est, pour ainsi dire, commune ; ce qui essentiellement diffère, c’est la manière qu’elles ont d’atmosphériser les affects qui structurent leurs œuvres, spatialement pour l’une, temporellement pour l’autre.
42Dire que la musique comme le cinéma sont deux arts de la durée, c’est donc dire que l’une comme l’autre ont à atmosphériser temporellement un affect qui, en se déployant, confère à l’œuvre sa cohérence et son intérêt. Mais c’est dire également que cette atmosphérisation, loin de n’être qu’une atmosphérisation d’un affect dans la durée, est essentiellement une atmosphérisation affective de la durée. Autrement dit, le temps, dont l’être est d’être un devenir irréversible, n’est pas ce qui s’ajoute à la musique ou au cinéma, mais c’est bien plutôt son objet autant que son problème. En cela, il est possible de distinguer ces deux pratiques artistiques en disant que l’une, la musique, est une atmosphérisation sonore de la durée, et que l’autre, le cinéma muet autant que le cinéma parlant, en est une atmosphérisation imageante. Deux conséquences s’ensuivent. La première est que l’être de ces pratiques artistiques, ce qui les constitue et ce à quoi elles ne cessent d’avoir à se confronter au point de parfois le prendre pour objet, c’est le temps en son irréversibilité même ; la seconde, que les réalisations qu’elles produisent ne tiennent artistiquement que par leurs capacités à atmosphériser un affect. Or à méditer l’œuvre de Carné comme celle de Jankélévitch, il apparaît que les concepts d’atmosphère et d’irréversibilité y jouent en chacune, soit explicitement soit plus intuitivement, un rôle majeur.
43Que chez Jankélévitch, ils y jouent un rôle explicite, cela tient à la disposition langagière et plus encore conceptuelle de son œuvre, de part en part philosophique. Toutefois, quiconque veut entrer dans cette œuvre ne peut, si étrange cela puisse paraître, faire l’économie de la passion musicale et plus exactement encore pianistique de son auteur. Comment en effet serait-il sérieusement possible de mettre entre parenthèses la quinzaine d’ouvrages que, sur près de cinquante années d’écriture, ce philosophe a consacrée à la musique ? Mais plus encore, si la musique, comme il a pu l’écrire, est fondamentalement « un Faire (poiein) » et non « un Dire21 », alors elle est davantage faite pour qu’on en joue que pour qu’on en parle. Aussi Jankélévitch ne fut-il pas philosophe et musicologue, mais – ayant quant à lui très tôt rencontré le piano – pianiste et philosophe. Entendons par là qu’en plus de son activité réflexive et conceptuelle, laquelle doit être considérée comme portant aussi bien sur ce qu’on pense être les objets classiques de la philosophie (l’Être, le temps, la morale, etc.) que sur la réalité musicale, Jankélévitch jouait du piano. À la question de savoir comment il est venu à la musique, il a pu ainsi répondre en se rapportant à ses origines familiales : « Tous les enfants des Juifs russes allaient au conservatoire. […] L’idéal, c’était d’être pianiste ou violoniste. » Avant de poursuivre par ces mots : « Je joue du piano… pour rien. Parce que j’en ai envie. C’est une grande partie de ma vie22. »
44Prendre au sérieux ce propos, c’est dès lors comprendre que musique et philosophie sont chez lui si intimement liées que cette pratique artistique ne lui est pas seulement comme ce que fut à Ingres son violon : une passion en laquelle la pratique d’un art, musical, lui permettait de se soustraire momentanément à l’exercice d’un autre art, pictural cette fois-ci. Chez Jankélévitch il ne s’agit pas de se délasser de la pratique de la philosophie en écrivant, par exemple, des essais historiques. Autrement dit, il ne s’agit pas de rester à l’intérieur d’une pratique intellectuelle ou spéculative comme Ingres a pu rester, en passant de la peinture au violon, à l’intérieur d’une pratique artistique ; mais il s’agit de passer d’une pratique de la philosophie à une pratique du piano. Or si cela est possible sans dissociation ni malheur, sans sentiment de n’être nulle part à sa place, ni à son piano ni à son bureau, c’est qu’il y va, dans ces deux activités d’un enjeu similaire ; ou encore que la pratique de la philosophie et la pratique du piano sont pour lui comme les deux versants – l’un pathique ou affectif, l’autre gnosique ou conceptuel – d’une même activité, ou plus précisément d’une activité qui le confronte à une même réalité : celle de l’expérience du temps.
45Et tel est bien ce qu’il constate lorsqu’il en vient à évoquer sa propre pratique musicale :
« Quand je joue, je suis dans un état d’innocence complète. Le temps est un milieu indéterminé, sans frontières, qui nous enveloppe, et le temps nu, c’est l’ennui. La musique est le meilleur remède à l’ennui, c’est-à-dire à la temporalité informe et brouillardeuse. S’il n’y avait que le temps, on en serait réduit au suicide, c’est pourquoi la réclusion est une peine si sévère. Mais la musique à la fois est du même ordre que le temps, et c’est une temporalité enchantée : le temps est ensorcelé par la musique23. »
46Il faut, afin de parvenir à éprouver un tel ensorcellement, se défaire de toutes les conceptions langagières de la musique qui nous poussent à croire que celle-ci nous dit quelque chose. Certes la musique peut s’écrire et nous parlons volontiers de « phrases musicales », voire plus savamment encore d’une grammaire dont la logique s’analyse et se maîtrise. Et pourtant, s’il y a bien évidemment un art de la composition et si l’idée d’une « mathématique occulte » à laquelle la musique a longtemps pu être reconduite n’a rien d’absurde, énoncer cela à partir d’un modèle lexical relève d’un abus de langage, dont la conséquence fâcheuse est de nous faire manquer la singularité de cet art. Henri Maldiney disait que « la plus haute surprise possible » consiste en ce qu’il y a de la « signifiance », mais que « ne pouvant ni la porter ni la supporter », le philosophe « la remplace par la signification24 ». Or tel est bien ce que Jankélévitch a découvert à propos de la musique. Parce que sa signifiance nous déconcerte, nous ne l’abordons qu’en étant sans cesse tenté de lui prêter une signification. Cette signifiance, dans le langage de Jankélévitch, prend le nom paradoxal, ou comme il le dit « équivoque », d’« espressivo inexpressif25 ».
47Inexpressive, la musique l’est donc si par là on entend qu’elle ne peut signifier une idée. Car elle ne dit rien, pas même ce que le titre d’une partition prétend qu’elle dit. Des pas sur la neige ne sont pas ce que dit la musique de Debussy, ni donc ce qu’entend l’auditeur, mais seulement le nom de la sensation que le musicien a voulu rendre en composant cette œuvre en ré mineur. Et le nom qu’il lui a alors donné oriente, tel un contrat de lecture, notre imagination26. Or c’est parce que la musique ne relève pas du registre de la signification qu’elle n’est pas non plus susceptible de porter quelque vérité ou fausseté, en sorte que ni la morale ni la métaphysique ne parviennent à en rendre compte. En cela l’approche platonicienne de la musique peut aisément nous égarer car, comme le dit Jankélévitch, chez lui « la musique est plutôt morale que musicale, plutôt didactique que persuasive. […] L’intention de la Muse sévère et sérieuse n’est pas de nous enchanter par les chants, mais d’induire en nous la vertu27 ». Et c’est bien pourquoi le philosophe antique comme d’ailleurs l’homme contemporain ont pu être si intransigeants avec certains modes, rythmes ou genres musicaux suspectés de produire chez l’auditeur des comportements immoraux : le mode mixolydien il a y plus de 2 000 ans, le rock’n’roll au début des années 1950. Aussi faut-il tenir bon et d’autant plus répéter que la musique n’est en elle-même porteuse ni de signification ni de morale. Comme le dit Jankélévitch, « on peut faire dire aux notes ce qu’on veut, leur prêter n’importe quels pouvoirs antagoniques : elles ne protesteront ! […] La musique a bon dos ! Ici tout est plausible, les idéologies les plus fantastiques, les herméneutiques les plus insondables28… »
48Pour autant ne croyons pas que le malentendu vienne exclusivement de l’attente inappropriée de celui qui écoute, de sa surdité à ce qu’il entend. Le malaise est plus profond encore. Si « la musique a bon dos », cela ne fait pas d’elle une victime innocente abusée par notre précipitation herméneutique ; la chose tient aussi à ce que cet art est un art de l’équivoque. Certes la musique ne signifie rien, car la signification est d’ordre langagier et la musique n’est pas composée de mots mais de sons. Et pourtant n’est-elle pas, en un certain sens, expressive ? Ne peut-elle exprimer nos joies et nos peines par la seule sollicitation des tonalités et de leurs résonances affectives ? Une tonalité mineure, un accord de septième diminuée appelant par son instabilité une possible résolution harmonique ne font-ils pas irrépressiblement naître en nous l’inconfort qui leur correspond ? À l’inverse, chaque auditeur entend avant même de le comprendre qu’un accord de do majeur n’offre à l’oreille aucune dysharmonie, ou encore qu’une œuvre composée en ré majeur nous laissera une impression de clarté. C’est précisément parce que la musique peut exprimer le sentiment vague et tout atmosphérique de la joie ou de la peine, et en fait seulement cela en deçà même de toute précision possible, que les musiciens ont raison de parler d’espressivo. Mais c’est afin de ne pas donner au lecteur trop pressé la possibilité de s’égarer en comprenant cette signifiance comme une signification que Jankélévitch, soustrayant la musique à l’art langagier, parle de son inexpressivité. Il lui rend ainsi sa tension paradoxale, laquelle consiste à exprimer quelque chose sans savoir quoi ; il en fait un « espressivo inexpressif », soulignant ainsi la puissance de son équivoque.
49Mais si la musique ne dit rien, non pas seulement parce qu’elle n’est le support d’aucune parole intelligible, mais parce qu’en son être même elle est précisément cet « espressivo inexpressif », alors ce qui en elle se laisse entendre c’est le déploiement d’une durée, ou plus exactement et selon la juste expression du philosophe, « une temporalité enchantée ». Une telle expression n’est pas seulement une heureuse formule que, dans son génie oratoire, Jankélévitch aurait improvisée lors d’un entretien. On la retrouve expressément notée à deux reprises dans La Musique et l’Ineffable. Parlant de la forme-sonate, il précise tout d’abord ceci : « chronologie enchantée et mélodieux devenir, elle est le temps lui-même » ; puis, quelques pages plus loin, sous forme de question rhétorique : « La musique n’est-elle pas une sorte de temporalité enchantée29 ? »
50Dans la musique, le temps n’est donc pas nu, car la confrontation à la nudité du temps, à sa pure durée, à son pur écoulement, comme il a pu le dire, c’est pour nous l’expérience de l’ennui. C’est d’ailleurs pourquoi une musique qui, d’une façon ou d’une autre, ne nous enchante pas, nous reconduit à un temps vide, et est donc ennuyeuse. En outre, si la musique a cette capacité d’enchanter le temps, ce n’est pas qu’elle soit nécessairement joyeuse, mais seulement qu’en elle, un affect plus ou moins gai, plus ou moins triste, s’exprime. L’enchantement, c’est la présence en elle d’un affect qu’elle diffuse, fait rayonner ou encore atmosphérise. Et tel est exactement ce que décrit Jankélévitch lorsque, méditant la façon qu’a Fauré de se ressaisir, par ses mélodies, d’un texte, il précise qu’avec lui « la musique climatise le poème, en imbibe toutes les syllabes, en imprègne jusqu’aux silences » ou encore qu’elle « crée une atmosphère générale30 ». Or loin d’être approximatives, ces expressions – climatiser, créer une atmosphère – définissent précisément ce qu’est le charme. Le charme, une œuvre ou une personne en ont ou n’en ont pas, mais n’en ont pas à moitié. Reprenant, peut-être sans le savoir du moins sans le mentionner, quasiment l’expression dont se servait Erwin Straus en 1935 pour penser un sentir irréductible au percevoir, et par là un affect irréductible au concept, Jankélévitch écrit que :
« Quant au sens du sens, qui est charme, il se totalise toujours, c’est-à-dire qu’il est ou n’est pas, qu’il n’est pas un total égal à la somme de ses parties, mais une totalité impalpable et indivise, qu’il suffit de déplacer une syllabe pour en faire évanouir l’originalité qualitative : l’anatomie du charme ne peut disséquer que d’affreux et misérables débris31. »
51Ainsi le charme est-il cette « grâce diffuse et partout répandue (karis épitéousa tô kallei) qui, selon Plotin, habille l’œuvre d’art d’un nescioquid atmosphérique32. »
52On ne saurait donc désormais nier que le concept d’atmosphérisation joue un rôle prépondérant dans la pensée musicale de Vladimir Jankélévitch, tant il lui permet de comprendre le déploiement affectif qui se déroule au sein d’une œuvre jusqu’à lui conférer sa cohérence, qu’il nomme « totalité impalpable et indivise » ou encore grâce. Art du temps qu’elle enchante, la musique est donc bien pour lui une atmosphérisation sonore de l’irréversible.
L’impondérable atmosphère
53Si l’œuvre de Jankélévitch s’organise donc manifestement à partir d’une méditation conceptuelle du temps comme durée irréversible, tout en ne cessant de penser les paradoxes de son atmosphérisation, qu’en est-il de celle cinématographique de Carné ? Peut-on déceler en elle une intuition similaire ? Or s’il ne suffit pas, pour répondre favorablement à une telle question, de se remémorer la fameuse réplique qu’Henri Jeanson, le dialoguiste d’Hôtel du Nord, fit prononcer à Arletty – « Atmosphère, atmosphère, est-ce j’ai une gueule d’atmosphère ? » –, c’est que précisément elle est de lui et non de Marcel Carné ! Bien plutôt convient-il de se remémorer le fait qu’avant de devenir le célèbre réalisateur que l’on connaît, Carné fut un jeune critique de cinéma qui ne cessait de reprendre ce terme d’atmosphère, presque de le ruminer, comme s’il s’agissait d’abord de l’interroger avant finalement de pouvoir cinématographiquement se l’approprier. Ainsi, dès 1930, méditant l’intérêt pour le cinéma de filmer dans la rue – « la rue parisienne, avec son atmosphère si prenante et son riche passé artistique, a maintes fois tenté nos réalisateurs33 » –, il justifiait ces extérieurs en rappelant que, contrairement au cinéma muet, « il faut au film parlant l’air, l’espace, la liberté. Les sons ne sauraient s’accommoder de truquages en studios : il leur manquerait toujours l’impondérable atmosphère34 » Puis, prenant acte des difficultés techniques auxquelles cette exigence alors se heurtait, il comprit que tout l’art consistait à savoir recréer en studio cette atmosphère à laquelle la rue nous confrontait. Recréé, son réalisme deviendrait poétique précisément parce que l’affect dominant devrait être soigneusement atmosphérisé, structurant ainsi l’ensemble de l’œuvre et lui donnant son unité autant que sa cohérence. Or de fait, pour Carné, « créer une atmosphère », c’est là le propre des métiers d’art, du cinéma comme bien avant de la peinture. Ainsi en est-il de celle d’Utrillo ou de Vlaminck, qui « ont su magnifiquement rendre l’atmosphère désolée, nue, de certains coins de la banlieue, ou la morne grisaille d’une rue noire et sale sous un ciel de suie35 ». Et c’est encore là ce qui le séduit chez les Impressionnistes. De leurs œuvres, il disait en 1989, à Jacques Chancel, les apprécier à tel point qu’il avait voulu plus d’une fois récréer leurs atmosphères, comme avec Nogent, Eldorado du dimanche, en 1929, ou encore avec Mouche, le film qu’à la fin de sa vie il ne parviendra jamais à réaliser.
54Ainsi, savoir rendre une atmosphère, dont il dit d’ailleurs que cela ne s’apprend pas36, c’est pour lui ce que l’art cinématographique doit avant toute chose rechercher. Aussi est-ce le critère de réussite aussi bien des films des autres que, plus tard, de ses films propres. Parlant par exemple de Fièvre, film réalisé par Louis Delluc en 1921 ou d’El Dorado, réalisé la même année par Marcel L’Herbier, Carné peut noter que ce sont deux « drames d’atmosphère, d’une simplicité d’action extraordinaire37 ». Ou encore, en 1929, c’est cette même « compréhension de “l’atmosphère”, de l’ambiance38 » qu’il admire dans le film de Jacques Feyder, Les Nouveaux Messieurs, pour lequel il fut engagé comme assistant auprès du chef-opérateur. Quelques mois plus tard, parlant de Thérèse Raquin, film de 1928 également tourné par Feyder, vingt-cinq ans avant qu’il ne se lance à son tour dans cette même entreprise en confiant à Simone Signoret le rôle-titre, c’est encore à partir de cette capacité à rendre une atmosphère qu’il en évaluera la réussite :
« Qui se serait douté que le talent de Feyder, si délicatement nuancé, s’accorderait merveilleusement avec l’histoire lourde, irrespirable, imaginé par Zola ? En grand metteur en scène, Feyder s’écarte toujours des sujets qu’il choisit ou qui lui sont imposés : il préfère s’en inspirer. Et c’est ainsi que dans Thérèse Raquin cela lui a permis de créer l’atmosphère, d’accuser le milieu et les caractères des personnages dans la première partie afin de pouvoir, par la suite, se confier uniquement à l’action dramatique, sans défaillance aucune39. »
55Cette capacité à rendre une atmosphère, c’est indéniablement pour Carné ce qui doit obséder le réalisateur, car c’est ce qui fera la réussite de son film. C’est pourquoi, comme il a pu le dire dès 1930, « le sujet n’est rien à l’écran et […] tout dépend du développement qu’on lui donne40 ». C’est là ce qu’il redira plus explicitement à Robert Chazal, en 1965, lors d’un entretien : « L’atmosphère et les personnages comptent pour moi plus que l’intrigue elle-même41. » Et c’est encore et toujours ce que, d’une autre façon, il précisera à Jacques Chancel, en 1989, en affirmant qu’un bon scénario tourné par un mauvais réalisateur ne fait toujours pas un bon film ! Toute la « puissance du cinéma » est donc là : dans sa capacité à rendre cinématographiquement, et non d’abord thématiquement, l’atmosphère qu’il se propose de filmer. On comprend ainsi que Carné ait pu être las des polémiques attribuant la réussite de ses films aux grands scénaristes (dont Prévert ou Jeanson) avec lesquels il avait pu collaborer. Loin de dépendre d’un texte, ses écrits de critique cinématographique montrent à l’inverse à quel point il aura voulu analogiquement rendre par l’image ses admirations littéraires. Ainsi, sept ans avant de réaliser Le Quai des brumes, et sans même savoir qu’il le réaliserait un jour ni a fortiori que ce film lancerait véritablement sa carrière, Carné disait en 1931 son admiration moins pour le roman de Mac Orlan que pour le « cinéma expressionniste de l’après-guerre » sans lequel celui-ci « n’eût jamais existé42 ». Et lorsqu’en 1933, il mentionnera son intérêt pour l’ouvrage d’Eugène Dabit, Hôtel du Nord, ce qui retiendra son attention, c’est « un décor d’usines, de garages, de fines passerelles, de tombereaux qu’on décharge, tout le monde pittoresque et inquiétant des abords du canal Saint-Martin43 ». C’est un tel décor qu’il demandera plus tard, en 1938, à Alexandre Trauner de bâtir en studio et qu’il se chargera quant à lui de filmer en s’efforçant de « décrire la vie simple des petites gens, [de] rendre l’atmosphère d’humanité laborieuse qu’est la leur44 ».
56Ainsi dès la réalisation de son premier court métrage, Nogent, Eldorado du dimanche, en 1929, s’est mis en place un style propre, qui n’est rien moins qu’une poétique des éléments, au sens où Bachelard a su la penser. Eaux vives ou dormantes, brumes et brouillards, vapeurs des cheminées de train deviendront des éléments récurrents de ce que Robert Chazal n’a pas hésité à nommer « l’atmosphère Carnet45 », et dont il faut remarquer qu’ils convergent vers une prégnance de l’élément liquide.
57Présente dans Nogent, on retrouvera ainsi la brume des vapeurs de trains et le génie visuel de la dissimulation qu’elle autorise dès son premier long métrage, Jenny, en 1936. De sa dernière image, Georges Sadoul a ainsi pu écrire qu’elle
« montre Françoise Rosay vieillie dans un vêtement dont le luxe souligne sa déchéance, errant sur un pont de chemin de fer aux noirs grillages traversés de fumées, une des plus belles images que nous ait donné le cinéma français46… »
58Fumées et vapeurs de train sont ainsi présentes dans nombre d’autres films. Ainsi en est-il dans Les Portes de la nuit, en 1946, avec le suicide, sur les rails du chemin de fer, du faux résistant qu’est Guy Sénéchal, joué par Serge Reggiani. Plus tard, on les reverra dans L’Air de Paris, film de 1954, où, lors de la scène initiale, André Ménard, ouvrier des rails qui deviendra boxeur, croise pour la première fois le regard de Corinne, jouée par Marie Daems.
59À ces brumes artificielles, il convient d’ajouter toutes celles naturelles qui, nocturnes ou matutinales, atmosphérisent les œuvres de Carné en participant à sa poétique de l’eau. Ces eaux peuvent être stagnantes, comme dans Drôle de drame, lorsqu’en 1937 le cinéaste filme, en une scène mémorable, le jeune Jean-Louis Barrault, alias William Kramps, l’ami des animaux et tueur de bouchers, nageant entièrement nu dans une mare, sous le regard ébahi de Margaret Molyneux, jouée par Françoise Rosay. Stagnantes, ces eaux le sont encore lorsque Carné demande à Alexandre Trauner de reconstituer le décor du canal Saint Martin, dans Hôtel du Nord, en 1938, ou la petite fontaine près de laquelle se retrouvent Anne et Gilles, les deux amants des Visiteurs du soir, en 1942.
60Mais ces eaux, plutôt que dormantes, peuvent être également vives, sans que cela ne préjuge en rien de leur caractère sombre ou clair. Sombres sont les eaux de la Manche dans Le Quai des brumes, en 1938, puisqu’en elles, de nuit, se jettera Michel le peintre dépressif joué par Robert Le Vigan. Claires, tout en restant profondément mystérieuses, elles le seront dans La Merveilleuse Visite, en 1974, lorsqu’une mer bleue rejettera sur la plage le corps nu et toujours vivant d’un ange tombé du ciel.
61À cette poétique des brumes, et ainsi de l’indistinction, s’adjoint celle des ambiances crépusculaires, des ambiances prises entre la tombée de la nuit et le lever du jour, comme dans Le Quai des brumes. Ainsi pour ce film, Carné a-t-il tenu à transposer l’histoire écrite par Mac Orlan du Montmartre parisien à une ville portuaire. Parti, comme lui-même le rappelle dans son autobiographie, en repérage au Havre avec son « “Leica”, un appareil photographique de la meilleure qualité », il en revint « avec une moisson qui [lui] parut très substantielle ; en tout cas, l’atmosphère y était47 ». Et que l’atmosphère y soit, c’est là que confirme Robert Chazal :
« Réussite presque parfaite, Quai des brumes l’est d’abord à cause de l’atmosphère. Ce port, que l’on appelle Le Havre pour lui donner un nom, mais qui trouve sa vie propre, son atmosphère dans une ambiance de brouillard, de clair-obscur48. »
62C’est effectivement cette ambiance-là que Carné a constamment cherché à recréer. Et s’il a eu, à propos de ce film, un seul regret, c’est de ne pas toujours pouvoir disposer d’un budget suffisant afin de n’être pas contraint, certains jours, de
« renoncer à employer la machine à brouillard parce qu’on avait jugé bon de ne pas convoquer, par économie, l’homme qui la faisait fonctionner : si, un autre jour, pour aller plus vite, on n’avait pas négligé d’arroser les pavés de certains décors, comme on devait le faire, pour les rendre luisants et créer des reflets de lumière49 ».
63Cette ambiance crépusculaire se retrouve ainsi dans Hôtel du Nord, toujours en 1938, lorsque le film s’ouvre sur ces deux amants qui, à la tombée du jour, s’enferment dans une chambre d’hôtel, bien décidés à se suicider, et se clôt sur le bal nocturne du 14 juillet dont le bruit festif des pétards dissimule celui du coup de feu tragique qui tue Edmond, joué par Louis Jouvet. La maîtrise d’une lumière crépusculaire est également ce qui confère au film de 1939, Le Jour se lève, toute sa tenue. On la retrouvera en 1942 dans Les Visiteurs du soir, lorsqu’en fin de journée deux émissaires du diable s’invitent aux fiançailles qui se fêtent dans le château. On y sera plus encore sensible en 1946 dans Les Portes de la nuit, marquant ainsi d’ombres et de lumières l’ensemble des protagonistes du film. Si cette ambiance crépusculaire est encore présente, au moins partiellement, dans Thérèse Raquin, en 1953, puis dans L’Air de Paris en 1954 – film à propos duquel Carné a dit avoir voulu « donner l’atmosphère, le climat de ce monde de la boxe50 » –, c’est surtout dans Trois chambres à Manhattan, en 1965, qu’elle y joue à nouveau un rôle central. Il est même permis de se demander si là n’est pas, dans sa mise en valeur, l’objet premier du film tant celui-ci relate les déambulations et l’errance nocturne dans Manhattan d’un couple de français qui, perdus l’un l’autre, viennent de se rencontrer. Or pour ce tournage, filmé en partie à New York en extérieur et en plus grande partie encore en France dans les studios de Boulogne-Billancourt, Carné eut pour souci de rendre et donc de recréer au mieux l’ambiance des nuits new-yorkaises. Devant pour chaque plan, « à chaque fois évoquer l’atmosphère51 » de Manhattan, il parviendra à la rendre d’une part en portant attention au moindre détail – les sonneries de téléphone, les tabliers des barmen doivent « faire » américains – et d’autre part en sollicitant pour la bande-son les compositions originales de deux jazzmen, Mal Waldron, le pianiste de Billie Holiday et de Charlie Mingus, et Martial Solal.
64Si le souci de rendre une atmosphère en la recréant dans ses films fut ainsi, tout au long de sa carrière, une préoccupation constante de Carné, c’est que ce cinéaste a bien compris qu’une œuvre ne pouvait tenir sa cohérence que d’elle. Aussi a-t-il toujours conçu ses films comme l’atmosphérisation imageante d’un affect dominant. Mais plus encore, à mesure que son attention à la forme cinématographique devenait prépondérante, ce que Carné a alors essentiellement filmé c’est l’atmosphérisation du temps lui-même en son irréversibilité. Or c’est là, au moins aux termes d’une première analyse, ce qui permet de justifier le sens et l’intérêt d’un rapprochement entre l’œuvre de Jankélévitch et celle de Carné : tous deux ont organisé leurs travaux autour des concepts d’irréversibilité et d’atmosphère. Mais plus encore cette exigence du cinéaste à « créer une atmosphère » rend pertinente sinon la description de son œuvre en termes de « réalisme poétique », expression par laquelle les critiques ont voulu la ressaisir, du moins le « poétique » dans son cinéma.
65Comme a en effet pu le rappeler Edward Baron Turk, l’expression de « réalisme poétique » fut « utilisée pour la première fois par Jean Paulhan, le rédacteur en chef de La Nouvelle Revue française pour décrire le mélange de réalisme et de symbolisme qui caractérise les romans de Marcel Aymé52 ». Or cinématographiquement, les films que l’on peut ainsi caractériser, précise-t-il encore,
« cherchent moins à reproduire la réalité qu’à la recréer et ne sont donc ancrés dans aucun cadre social clairement défini, visant au contraire à communiquer des vérités humaines “essentielles” qui transcenderaient les réalités sociales. […] Le terme de réalisme poétique reste le plus adéquat pour situer Carné dans ce contexte. Il ne déforme pas la réalité à la manière des expressionnistes allemands, ni ne la reproduit dans le style documentaire des néoréalistes italiens. Ses films nous proposent des mondes qui sont à la fois dépendants et déconnectés du réel. Ils nous sont étrangement familiers, non parce qu’ils présentent des expériences quotidiennes ou de mauvais rêves, mais parce qu’ils stimulent cette partie de notre imagination où les deux souvent se confondent53 ».
66S’il est juste de dire que les films de Carné sont « à la fois dépendants et déconnectés du réel », il faut toutefois remarquer que le cinéaste ne parlait pas lui-même volontiers de « réalisme poétique » lorsqu’il s’agissait de caractériser son travail. C’est du moins ce qu’il a pu clairement dire dans un entretien accordé en 1972 aux Cahiers de la cinémathèque :
« Je veux dire sincèrement, je n’aime pas beaucoup le terme “Réalisme poétique”. Quand on me dit que je suis réaliste ça ne me fait pas très plaisir ; on a peut-être raison de me le dire, mais alors je ne suis pas très fier de moi, parce qu’à mon avis j’ai un petit peu interprété la réalité. Même quand j’ai fait des films réalistes j’ai la faiblesse de croire, que c’était une vision personnelle. Ce que j’ai préféré, même si ça paraît prétentieux, c’est la fameuse formule de Mac Orlan “le fantastique social”. Je crois que le fantastique social joue beaucoup dans un film comme Quai des Brumes. C’est plus proche du fantastique que d’un réalisme poétique54. »
67Ce sur quoi insiste ce propos, c’est en fait moins sur une radicale dénonciation du réalisme, que sur la revendication d’un travail poétique par lequel la réalité est reprise et réélaborée. Or cette reprise fantastique du social, ou poétique du réel, c’est l’atmosphérisation de sa durée qui en est le révélateur. Aussi n’est-il pas déraisonnable de penser qu’à la musique conçue par Jankélévitch comme « temporalité enchantée » correspond, au sein d’une esthétique des formes, l’atmosphérisation que Carné impose au cinéma.
L’irréversible, l’irrévocable et la protestation
68Enchantement et poésie, comme l’on sait, ne sont synonymes ni de joie ni d’insouciance. Non qu’ils les excluent, mais disons plutôt que celles-ci ne les résument pas. Or s’il en est bien ainsi des œuvres de Jankélévitch et de Carné c’est que l’une comme l’autre, atmosphérisant la durée, sont chacune à leur façon des méditations de l’irréversibilité du devenir, et que celle-ci ne peut être aisément dissociée d’un horizon tragique tant la marche tout univoque et destinale du temps nous conduit irrémédiablement vers notre propre mort.
69Peu de philosophes ont autant que Jankélévitch su méditer l’univocité de ce trajet. Il le fit parfois avec humour, parfois de façon plus sombre, mais toujours avec le plus grand sérieux. L’humour est là lorsqu’à propos du temps il nous rappelle, dans les premières pages de L’Irréversible et la nostalgie, que « sa manière à lui d’être “irréversible”, c’est de résister à la perversité qui le mettrait à l’envers55 ». Une telle perversité a lieu lorsqu’en le confondant avec l’espace, on lui attribue sinon plusieurs dimensions du moins une seconde, et qu’ainsi on l’inverse en le dotant d’une marche arrière. C’est là le rêve de certains romans de science-fiction, pour lesquels le philosophe n’a alors nulle sympathie : « les vertigineuses “uchronies” de Wells, l’auteur de The Time Machine, sont à cet égard de vertigineuses absurdités56 ». Aussi une fois de telles chimères abandonnées, il est possible de se confronter à l’univocité de cette marche du temps, en comprenant qu’elle ne se produit qu’en nous emportant avec elle. Bien plus que notre mort, dont nous ne saurons rien, l’expérience du vieillissement est déjà l’épreuve de mon irréversible temporalisation, et c’est pourquoi Jankélévitch peut préciser que c’est en elle
« que se manifeste le mieux la résistance à la fois “irrésistante” et irréversible de l’irréversible : modification lente, continue, imperceptible de notre être corporel, le vieillissement n’est à aucun moment assignable ni localisable ; mais ce qui est impalpable sur le moment, nous le réalisons après coup par une prise de conscience discontinue57 ».
70Imperceptible je-ne-sais-quoi, le fait de vieillir est l’irrésistible épreuve de l’irréversibilité du temps, et la vieillesse, par l’affaiblissement qu’elle engendre de mon organisme, peut ainsi paraître comme ce par quoi progressivement et souvent imperceptiblement, comme disait déjà Montaigne, « je me desnoue par tout58 ».
71Faire l’expérience de l’irréversibilité du temps, c’est donc avoir à envisager plus encore que le vieillissement dont, enfant, on peut se réjouir, la vieillesse et l’advenue de la mort, qui ne peuvent être que des passions tristes. Aussi ce qui reste à celui qui, effrayé de cette irréversibilité, ne parvient à vivre son présent, c’est toujours le refuge dans le passé. Si Jankélévitch ne s’est guère intéressé à sa forme pathologique qu’est la psychose, comme Binswanger a su le faire, il a quant à lui beaucoup médité la forme qu’elle prend chez ceux que Maldiney nomme les normopathes, à savoir celle du souvenir qui peut être nostalgique jusqu’à la mélancolie. Or, comme il le dit justement, « le souvenir, loin de suppléer au Revenir, aiguise la nostalgie et confirme l’irréversible59 ». Et c’est d’ailleurs pourquoi « le nostalgique qui se lamente ainsi et oppose le souvenir au devenir prend le mal pour le remède60 ! »
72L’irréversibilité du temps n’est donc pas ce dont l’homme prend conscience le cœur léger. Suscitant en lui « toutes sortes d’expériences et d’événements “pathiques” […] cette “pathologie” se concentre autour d’un sentiment d’impuissance qui est le corrélat subjectif d’une impossibilité objective61 ». L’impuissance est celle que j’éprouve de ne pouvoir ni accélérer le temps ni surtout de le ralentir ou plus encore de le retenir. Le temps passe, irréversiblement, et moi avec lui, accroissant ainsi irrésistiblement la tentation et la pathologie du regret.
73On pourrait, relisant ces pages de L’Irréversible et la nostalgie, presque les citer toutes tant elles sonnent justes et disent au mieux, avec une rare simplicité, la réalité de notre condition temporelle et les paradoxes auxquels, non sans cruauté, celle-ci nous soumet. Nous voulons vivre, aimer la vie, mais dès qu’advient ce qui devient nous le regrettons comme ce qui n’est déjà plus, allant ainsi, dans une néfaste anticipation, jusqu’à nous soustraire à la joie de sa présence. Ainsi la conscience que l’homme prend de l’irréversibilité du temps est chez lui intimement solidaire de la conscience qu’il prend de sa propre finitude. L’attention à l’irréversible, par quoi nous soulignons la puissance destructrice bien plus que créatrice du temps, s’entend en effet comme une attention au fait que mon temps m’est non seulement compté, mais plus encore décompté. C’est le temps du regret. Toutefois si vive soit sa morsure, il ne nous blesse pourtant pas comme nous blesse le temps du remords. En effet, si
« le regret est moralement indifférent, éthiquement neutre, dans la mesure où l’on peut regretter n’importe quoi, y compris les choses les moins recommandables […]. Le remords au contraire, sous sa forme caractéristique, est la souffrance morale que le coupable éprouve au souvenir de sa faute62 ».
74Certes la possibilité d’éprouver du remords est au moins l’indice de l’existence d’une conscience morale, comme telle perfectible. Mais si la prise en considération du remords, à la différence de celle du regret, nous introduit toutefois à un nouvel ordre de difficulté, c’est qu’avec lui nous entrons dans le domaine de l’Agir et non plus seulement de l’Être. En ne relevant plus seulement de l’irréversible, mais de l’irrévocable, le remords nous confronte, sur un mode essentiellement négatif, à notre liberté et à notre responsabilité puisque si l’une nous apparaît alors comme puissance d’égarement, l’autre se heurte à la faiblesse de la volonté.
75Qu’est-ce à dire sinon qu’en portant l’attention, plus que nul autre n’a su le faire, sur l’irréversibilité du devenir et l’irrévocabilité de ce qui a eu lieu autant que de ce qui a été fait, Jankélévitch a essentiellement tenu à souligner, comme lui-même le dit, « le rapport intime de l’irrévocable d’abord avec le tragique, ensuite avec l’éthique63 ». Le tragique, c’est pour nous le caractère destinal du temps ; l’éthique, c’est la possibilité, y consentant, d’éprouver notre liberté. « Le remords fait destin, mais l’engagement fait époque64 », écrit-il. Ainsi le courage, l’amour, le goût de l’aventure, le risque de l’improvisation, la capacité à se saisir de l’occasion sont pour Jankélévitch autant de façons fortes et positives de manifester son « consentement à l’irréversible65 », comme il le dit dans le beau quatrième chapitre de L’Irréversible et la nostalgie. Pourtant, même si en lui le bref paragraphe intitulé « Aventure et improvisation » est presque entièrement consacré à la méditation de la musique, il est frappant que l’ouvrage se conclut avec « les musiques de la nostalgie ». Mais la nostalgie n’est-elle pas une passion triste et n’est-ce pas là dès lors une nouvelle preuve de l’équivoque foncière en laquelle se tient l’art musical ?
76Que la musique, comme art de la dramatique temporelle, porte en elle la charge tragique et nostalgique inhérente à l’irréversibilité, est ce que de façon fort cohérente Jankélévitch a pu rappeler à Béatrice Berlowitz :
« La musique fait allusion tacitement à une espèce de tragédie lointaine et diffuse, à un tragique sans causes qui est le tragique de l’existence. Ce tragique immotivé, c’est l’irréversibilité du temps. La musique ne le dit pas expressément, mais chacun le comprend, et si on la dépouille de cette mélancolie fondamentale, il ne reste plus rien d’elle66. »
77Et toutefois, la musique, art de l’équivoque, n’en reste manifestement pas là, ne reste pas seulement rivée à ce « tragique immotivé ». Comme l’écrit fortement Jankélévitch dans La Musique et l’Ineffable, elle proteste :
« Si elle est toute temporelle, la musique est du même coup une protestation contre l’irréversible et, grâce à la réminiscence, une victoire sur cet irréversible, un moyen de revivre le même dans l’autre67. »
78Cette remarque est essentielle car à la méconnaître, on méconnaîtrait la violence qui accompagne toujours pour l’homme la prise de conscience de l’irréversibilité du temps. Le courage, l’amour, le goût de l’aventure et de l’improvisation, le sens de l’occasion y consentent ; mais la musique – faut-il dire l’art en général ? – quant à elle proteste. Quel sérieux et surtout quelle efficace conférer à une telle protestation ? A-t-elle même un sens ?
79Que la musique soit « une protestation contre l’irréversible » et même « grâce à la réminiscence, une victoire sur cet irréversible » ne peut en effet s’entendre comme si d’un coup nous faisions l’impossible expérience de la réversibilité de cet irréversible qu’est le temps. Loin d’une telle naïveté contre laquelle Jankélévitch nous a suffisamment prévenus, et même s’il n’est pas certain qu’il ait quant à lui pleinement pris au sérieux l’idée d’une réversibilité des situations d’existence pour penser notre condition68, le philosophe a constamment insisté sur le fait qu’aucun retour n’est retour au même. Ce devenir irréversible qu’est le temps fait qu’il est au mieux le retour d’une situation similaire en un temps différent. Ulysse revient à Ithaque, rétablit ses droits et pourtant tout a changé. En cela le temps est autant formateur que destructeur et Jankélévitch le sait bien. Tout n’a lieu qu’une seule fois, une seule première et dernière fois, tout n’est que semelfactif et primultime, et c’est même là le « viatique pour l’éternité69 » de l’homme comme de toute chose.
80Dès lors, si cette « protestation » ne peut bien évidemment s’entendre comme une naïve abolition de la temporalité, est-il permis de la concevoir comme la reprise d’un passé, dont la remémoration nous autorise à nous libérer, au moins momentanément, de la pesanteur du présent ? « La musique, langue du devenir », écrit Jankélévitch, est « aussi langue des souvenirs » et c’est ainsi qu’elle rend à la mémoire son « expression évasive70 ». N’étant précisément pas un discours, et encore moins une démonstration qu’il nous faudrait suivre point par point, un air qu’on joue (du moins avec une certaine aisance), une musique qu’on écoute ou qu’on ressasse, nous permettent toujours de faire l’expérience d’un étonnant vagabondage. Que ce vagabondage ait lieu pour le meilleur comme pour le pire n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes de cette « victoire » sur l’irréversible. En effet, comme tout ce qui caractérise le vagabondage, l’écoute de la musique ne peut être l’objet d’une entière maîtrise. Sa puissance d’évocation est si importante qu’elle ne cesse, telle la madeleine de Proust, de nous rendre involontairement présent à des souvenirs, parfois si profondément enfouis en notre mémoire qu’on les croyait perdus. Mais comme tout ce qui est dépendant de réminiscences involontaires, ses conséquences sont affectivement ambivalentes. Aussi parfois la musique nous reconduit-elle à des souvenirs qu’on aimerait avoir oubliés, comme un chagrin d’amour, ou pis encore à l’horreur de ce qu’on aimerait n’avoir jamais vécu. Ainsi en est-il, comme l’a montré Pascal Quignard, du cauchemar que devient la musique pour les musiciens rescapés des camps de la mort et que les nazis contraignaient à jouer de leurs instruments devant leurs compagnons suppliciés71.
81Langue du souvenir, la musique n’est donc langue de l’évasion, langue de la « victoire sur cet irréversible » qu’en un sens, encore et toujours, profondément équivoque. Quelle reconnaissance accorder à cette prétendue « victoire » ? S’agit-il d’une victoire à la Pyrrhus, d’une victoire où celle-ci n’est qu’illusion ? Car si, par la musique, le temps se remémore, il ne s’arrête évidemment pas, ni même ne se répète. S’agit-il, dans le meilleur des cas, d’une de ces vaines contestations produites par quelque belle âme, comme dirait Hegel, se lamentant sur la misère de sa condition ? Certes cette « victoire » de la musique, comme la musique elle-même, ne peut pas ne pas être ambivalente. Toutefois, du fait même que la musique se joue, l’œuvre est le résultat d’un Faire engageant non seulement un savoir-faire mais également une pratique, dont Jankélévitch a pu dire que, quant à lui, il ne la dissociait pas du plaisir, ni ne la pensait même dissociable :
« Je ne comprends pas qu’on sépare, comme le fait Boulez, la musique du plaisir. La musique ne saurait être coupable d’hédonisme : ce mot de prédicateur ratiocinant vient de l’ascétique chrétienne. Si la musique est complètement séparable du plaisir, autant jouer aux boules ou au loto72. »
82C’est là, plus encore que dans l’évasion imaginative, laquelle peut être bien vite rattrapée par la mélancolie, que se trouve le sens profond de cette « protestation contre l’irréversible » qu’est la musique. Art de la durée et de la temporalité irréversible, la musique peut bien, par la rêverie qu’elle fait naître, nous donner l’illusion d’un temps suspendu. Mais cela reste une illusion. Elle peut bien faire naître en nous toutes sortes d’évocations. Mais ces réminiscences du passé sont vécues dans un présent qui lui ne cesse irrésistiblement de devenir et de s’en éloigner. Toutefois, alors même que la musique fait « allusion tacitement à une espèce de tragédie lointaine et diffuse », à un « tragique immotivé » qui est précisément celui de « l’irréversibilité du temps73 », elle produit, au même moment et paradoxalement, de la joie. C’est pourquoi la pratique musicale, probablement plus encore que la musique elle-même, par cette joie qu’elle procure, parvient à nous faire aimer, moins la nostalgie que le temps fait naître, que ce temps lui-même qui pourtant autorise la nostalgie.
83Il faut à ce sujet relire le chapitre final de L’Irréversible et la nostalgie où se dit cette expérience d’un temps ici moins retrouvé que réconcilié. Le temps est alors pensé comme l’épreuve d’un écart douloureux de soi à soi, puis d’un retour à soi dont la jouissance est d’autant plus grande qu’elle se nourrit de l’éloignement surmonté. Méditant le retour d’Ulysse à Ithaque, Jankélévitch écrit alors que
« L’homme qui retourne vieilli à ses sources, à son origine, à son innocence, revient où il n’est jamais allé ; revoit ce qu’il n’a jamais vu ; et cette fausse reconnaissance est plus vraie que la vraie ; l’homme guidé par la vraie-fausse reconnaissance, revient dans une Venise inconnue, et qu’il reconnaît pourtant, comme Ulysse reconnaît Ithaque et sa vieille Pénélope. Ulysse reconnaît et méconnaît sa patrie ; les deux ensemble74. »
84Qu’un tel propos soit tenu au sein d’un chapitre intitulé « Les musiques de la nostalgie » n’a rien d’anecdotique, car c’est précisément en cela que consiste pour Jankélévitch le charme tout protestataire de cet art. Cette temporalité n’est pas seulement enchantée parce qu’elle a su atmosphériser la durée, mais parce que protestant contre elle, elle a su y revenir et s’en libérer. Qu’Ulysse tout à la fois reconnaisse et méconnaisse sa patrie, signifie qu’il n’est pas dupe de ce qu’il éprouve : le même ne revient pas comme même mais comme autre, vieilli, changé. Mais cette patrie reste la sienne, et ce retour chez lui marque sa réconciliation avec l’épreuve temporelle d’un éloignement qui pour être irrévocable, ne fut pas irréversible.
85Une telle réconciliation suppose, comme Jankélévitch le rappelle dans Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, que soient levés les malentendus, et ici les malentendus qui s’attachent à notre possible fausse intelligence du temps.
« Avant la résolution, toujours provisoire, des apories toujours renaissantes, il y a donc la dissolution pure et simple des malentendus. La vraie médicamentation du malentendu n’est pas d’ordre philologique, mais d’ordre moral : on ne va pas de l’entente lexicographique au concert des volontés, mais tout à l’inverse, la sincérité fait que remonte aux lèvres comme aveu ce qui s’était déposé sur le cœur comme ressentiment75. »
86Rapporté à la question du temps, qui est celle du je-ne-sais-quoi par excellence, cela signifie que le malentendu consiste à croire que par l’évocation, la remémoration, la réminiscence, il soit possible de revivre le passé à l’identique. Une fois ce malentendu levé – mais cela à soi seul est bien souvent un travail à temps plein –, une fois entendu que ce qui fut comme tout ce qui est et tout ce qui sera n’aura été qu’une seule et unique fois, alors il devient possible de se réconcilier avec cette durée. Cette réconciliation, qu’il faut vouloir et aimer, est « la vraie pentecôte des bonnes volontés76 », celle que l’âme toujours un peu slave de Jankélévitch entend dans la Grande Pâque russe de Rimski-Korsakov77. C’est parce qu’une telle réconciliation s’entend dans le plaisir du jeu musical que la musique, art de la dramatique temporelle, peut être pensée comme un art la « temporalité enchantée ». En elle, dans l’atmosphérisation de la durée qu’elle organise, il ne s’agit donc pas seulement d’évasion, mais bien de réconciliation, fût-ce avec la nostalgie. Aussi s’agit-il de plaisir et d’amour. C’est pourquoi alors même que l’orientation du temps incline au tragique, l’enchantement que procure la musique à qui la joue, plus encore qu’à qui l’écoute, fait d’elle un art protestataire de la « temporalité enchantée ». Ce qui est une autre façon d’en souligner l’équivoque. Et en cela, il est juste de dire que « le temps est ensorcelé par la musique78 ».
Le destinal et le fantastique
87Si l’œuvre cinématographique de Marcel Carné comme celle philosophique de Vladimir Jankélévitch peuvent l’une et l’autre se penser comme une atmosphérisation de la durée, il est remarquable que celle du philosophe n’a quant à elle cessé de se développer en prenant thématiquement l’irréversible pour objet. Plus encore, ce que met en évidence l’étude de sa pensée, c’est que méditant la musique comme une atmosphérisation de l’irréversible, il l’a paradoxalement rendu solidaire d’une protestation contre l’irréversible.
88Comme la musique chère à Jankélévitch, le cinéma est lui aussi un art de l’atmosphérisation de la durée. Mais cela ne donne pas pour autant à tous les cinéastes le désir de filmer ni le je-ne-sais-quoi de l’atmosphère, ni l’horizon tragique de l’irréversible, et moins encore l’intuition de sa nécessaire contestation. Or, si Carné est quant à lui un cinéaste sans cesse soucieux de rendre ce qu’il a nommé « l’impondérable atmosphère », la question est désormais de savoir s’il est possible de retrouver en son œuvre une obsession similaire à l’égard de l’irréversible et plus encore une paradoxale protestation contre l’irréversible. Auquel cas, l’idée d’une correspondance esthétique entre nos deux auteurs prendrait clairement forme.
89Un cinéaste n’est pas un philosophe : sa pensée n’est pas conceptuelle mais filmique, en sorte que ce qu’il donne à penser, il le donne en doublant essentiellement les dialogues, qui n’ont aucune nécessité d’être ni riches ni soutenus et que le plus souvent il n’écrit d’ailleurs pas lui-même, d’affects qu’il met en forme, atmosphérisant ainsi la durée. Or si l’horizon de l’irréversible est bien celui de la pesanteur du tragique et du destinal, alors il n’est guère difficile pour un spectateur un tant soit peu attentif de s’apercevoir que cette sensation de pesanteur est presque partout présente dans les films de Carné, et cela indépendamment des scénaristes ou des dialoguistes qui l’ont accompagné et secondé sur l’ensemble de sa carrière. En parodiant un propos que Prévert, auteur en 1937 des dialogues de Drôle de drame, prête à Irwin Molyneux, admirablement joué par Michel Simon – « À force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver » –, on pourrait noter que dans les films de Marcel Carné, tout est, d’une même façon, parfaitement cohérent : à faire des choses déraisonnables, les choses déraisonnables finissent elles aussi par arriver, irrévocablement. Or cela n’est chez lui ni propos de moraliste, ni superstition, mais un sentiment à la fois diffus et récurrent d’inéluctabilité et pour tout dire de fatum, de destin, rendant ce qui se produit aussi nécessaire qu’irréversible. Aussi destinal même que l’est son propre patronyme, dont il révèle, mi-amusé mi-fasciné et en guise d’ultime conclusion de son autobiographie, l’anagramme :
« J’allais oublier…
Amusé, j’ai découvert il y a peu de temps, et sans que j’y sois évidemment pour rien, qu’il se trouve que l’anagramme de mon nom est :
É C R A N79. »
90Il ne s’agit pas ici de savoir si ce sentiment de quasi-prédestination est juste ou égarant, mais simplement de constater que ce cinéaste l’éprouve au point d’en faire une quasi-constante de son œuvre du début à la fin de sa carrière. Ainsi, de Jenny, son premier long métrage sorti en 1936, au film de 1971, Les Assassins de l’ordre, qui sera aussi son avant-dernière réalisation, le cinéma de Carné, tout en diversifiant ses scénarios, ne cesse de nous confronter à ce qu’on pourrait nommer la force des puissances destinales, contre lesquelles l’individu éprouve vite un sentiment d’impuissance. Jenny relate par exemple l’inéluctable éloignement d’une fille à l’égard de sa mère que cette dernière, du fait de ses activités douteuses, a longtemps tenu séparée d’elle. Si triste cela soit-il, qu’y a-t-il pourtant d’étonnant à ce qu’une mère qui n’a jamais bien su montrer son amour voit sa fille la quitter ? Les Assassins de l’ordre est un film qui met quant à lui en scène la force oppressive, la puissance quasi irrésistible d’une institution, en l’occurrence policière, qui préfère l’injustice à la dénonciation de quelques-uns de ses membres coupables d’une violence mortelle contre un homme dans un commissariat. Et que dire des films qui firent la grande notoriété de Carné comme Hôtel du Nord, en 1938, ou Les Enfants du paradis, sorti en 1945 ?
91Au premier abord, Hôtel du Nord pourrait pourtant sembler un intéressant contre-exemple. Ce film s’ouvre sur l’histoire malheureuse d’un couple, Renée et Pierre, joué par Annabella et Jean-Pierre Aumont. Alors que les deux jeunes gens sont résolus à se donner à la mort afin d’échapper à une désespérante misère qui leur barre tout horizon, le fil de l’histoire va en fait mettre en lumière un amour qui les sauvera. Toutefois l’histoire finalement heureuse des deux jeunes protagonistes censés tenir le haut de l’affiche, laissant un temps croire au spectateur que rien n’est irréversible et que l’amour triomphe de la mort, ne trompe pas longtemps. Peu à peu l’intrigue secondaire prend le pas, étendant quant à elle sur le film une ombre bien plus tragique. Plus encore que de la pittoresque « Madame Raymonde », jouée par Arletty, cette histoire est celle « Monsieur Edmond » qui, malgré sa situation de proxénète, croit s’être racheté une conduite. Ancien truand alors nommé Paulo mais dont le véritable nom est Robert, il a dû sa liberté au fait de dénoncer ses complices et vit sous un nom d’emprunt en s’étant inventé un autre personnage. Or lorsque ceux-ci, ayant purgé leur peine de prison, le retrouvent, Edmond alias Paulo alias Robert, ne pouvant trouver l’amour ni auprès de Raymonde ni auprès de Renée, loin de les fuir, se laisser tuer. Ainsi, malgré les avertissements de cette dernière qui s’apprête à partir avec Pierre, il regagne son ancienne chambre à l’Hôtel du Nord, et lors même que, pistolet en poche, il surprend son ancien complice manifestement effrayé, il lui remet l’arme en la jetant sur le lit. Celui-ci s’en saisit et les deux hommes, un temps, se fixent l’un l’autre. On entend ensuite, sans la voir, une détonation qui se confondra avec les pétards du 14 Juillet. Ainsi, contrairement à son désir pourtant explicitement exprimé, Edmond ne parvient pas à « changer d’atmosphère » et tout se passe comme si, irrépressiblement pesante, celle-ci ne pouvait au final qu’étouffer toute velléité de changement. Forte de son français approximatif, Raymonde, dans cette scène célèbre, dit d’Edmond qu’il est « fatalitaire », ce qu’il corrige en « fataliste ». Et tel est assurément alors le ton dominant du film. Or bien que ses dialogues savoureux soient ici écrits par Henri Jeanson, cette œuvre, réalisée par Carnet, fait écho à toutes les autres où, pourtant secondé par d’autres équipes, il a su recréer une atmosphère consonante.
92Ainsi en est-il, à sa façon, avec Les Enfants du paradis. Ce film extraordinaire, bâti autour de l’amour impossible de Baptiste joué par Jean-Louis Barrault et de Garance jouée par Arletty, est aussi un film en lequel le sentiment de l’irréversibilité tragique devient vite un affect dominant, tant il ne cesse de mettre en évidence le cours croisé de destins auquel on n’échappe pas. Si certains des personnages principaux connaissent ainsi une forte ascension sociale, aucun n’est pourtant heureux car aucun ne parvient véritablement à inverser en sa faveur le cours des choses. Ainsi l’acharnement à leur art du mime Baptiste Deburau comme du comédien Frédérick Lemaître, magistralement interprété par Pierre Brasseur, feront certes de chacun d’eux des grands artistes, comme d’ailleurs l’acharnement de l’écrivain raté qu’est Pierre-François Lacenaire à son activité de bandit fera de lui un grand criminel. Et pourtant aucun de ces trois personnages historiques dont Carné s’est inspiré, pas plus que le comte de Montray par sa fortune, ne réalisera dans ce film ce qu’il souhaite : retenir l’amour de Garance. Celle-ci, malgré son ascension sociale, restera à jamais, selon une des toutes premières scènes proposées, cette vérité nue dans son puits, mais qui ne se montre qu’à demi, et autour de laquelle tournent sans cesse les hommes sans y accéder. Deux scènes soulignent, de façon exemplaire, ce sens du destin, porteur d’une inévitable tension tragique. La première est celle où, après avoir assassiné le comte de Montray, protecteur de Garance, Lacenaire préfère, comme il le dit à son complice Avril, se laisser attraper par la police et exécuter par la justice mais voir ainsi son nom à jamais fixé dans l’Histoire comme celui d’un homme redoutable, plutôt que de passer le reste de ses jours à fuir et à rester dans l’ombre. La seconde est la scène finale du film où Baptiste, irrésistiblement emporté par la foule, ne peut rejoindre le carrosse de Garance qui dès lors s’éloigne irréversiblement.
93Bien plus tard, en 1960, et d’une tout autre façon, un film d’ailleurs peu apprécié par la critique et pourtant bien intéressant, s’attachera à recréer cette « impondérable atmosphère » de perte et de pesanteur qui colle à l’urbanisme sans âme des cités de banlieue, faites de barres d’HLM et de friches encore à bâtir. Il s’agit de Terrain vague, œuvre adaptant un roman de Hal Ellson, Tomboy, expression disant d’une fille qu’elle est un « garçon manqué ». Dans ce film, Dan, une jeune adolescente, a réuni autour d’elle une bande de garçons dont elle est la cheffe. Cette bande, qui a ses rites initiatiques d’intégration et de soumission, accueille un jour un jeune garçon, surnommé Babar. Or, au fil de l’histoire, et après avoir accueilli, contre l’avis de Dan qui de ce fait a quitté la bande, Marcel, un garçon un peu plus âgé qui s’est évadé du foyer où il a été enfermé après avoir commis quelques actes de délinquance, ce groupe décide, sous l’influence du nouveau venu, de cambrioler le garage où l’un d’eux, Lucky, travaille. Babar, secrètement épris de Dan la prévient ; et celle-ci, éprise de Lucky, convainc ce dernier de ne pas participer à ce braquage, qui de ce fait échoue. Et de mal en pis tout dégénère rapidement. Poursuivi par la haine du groupe qui le tient pour responsable de cet échec et découvrant candidement que Dan n’est pas amoureuse de lui mais de Lucky, le jeune Babar se suicide. Revenant sur les lieux de son initiation, un ancien bâtiment désaffecté, il monte à l’étage, et tel Edmund, le jeune protagoniste du film réalisé par Rossellini en 1948, Germania anno zero, il se jette tragiquement dans le vide. Le vide en lequel Babar se jette est pour lui aussi celui de son existence avortée. Et si cette dernière ne tient pas ici aux conséquences de la Seconde Guerre, elle n’en porte pas moins le poids trop lourd pour un jeune homme d’une désorganisation sociale et urbaine. Or c’est là ce dont est d’emblée expressive la façon sciemment déshumanisée qu’a Marcel Carné de filmer le désert chaotique des terrains vagues et l’horizon d’un ciel bouché par ces barres d’HLM. Aussi le prix à payer pour qu’au final Dan et Lucky parviennent à quitter cette banlieue et voir leur avenir s’ouvrir loin de cette bande semble de nouveau bien tragique. Mais ce tragique n’a rien d’irrationnel, car là encore, pourrait-on dire, à offrir à la jeunesse des lieux invivables, les lieux invivables finissent par aspirer la jeunesse. Et cela, inévitablement et comme d’une façon destinale.
94À ce film pourraient encore faire écho bien d’autres films de Carné, qui eux aussi déclinent à leur façon cette même intuition d’un destin irréversible et tragique, par exemple Thérèse Raquin en 1953, L’Air de Paris en 1954 ou encore Les Tricheurs en 1958. Toutefois, plutôt que de les passer en revue sans rien ajouter d’essentiel à l’argumentation, il convient de se rapporter plus spécifiquement à quelques films qui ont quant à eux poussé aussi loin que possible cette intuition d’une force destinale, irréversible et dès lors inévitablement plus encline au sentiment tragique qu’à tout autre expression affective.
95Marcel Martin, un critique cinématographique qui signa en 1961 une recension aussi médiocre qu’assassine de Terrain vague nous en fournit paradoxalement l’occasion :
« Me comprendra-t-on si je dis que nous sommes ici dans le pire cinéma boulevardier, fondé sur le pathétique calculé des situations et non sur la réflexion du spectateur ? […] C’est affligeant. Un tel film est totalement inutile. Et totalement faux : je suis persuadé que les teenagers de banlieue s’amusent bien en voyant cet univers qui est censé être le leur ; il y a dans la jeunesse moins de romantisme et plus de lucidité. Il y a pourtant beaucoup à dire sur le monde merveilleux et inquiétant de l’adolescence. Mais Carné me paraît hypnotisé par son passé : ses héros sont fils du déserteur de Quai des brumes et, comme il y a vingt ans, de mauvais anges les guettent, qui n’ont pas encore la barbe mais déjà la noirceur de Michel Simon80. »
96De fait, Le Quai des brumes, alors qu’il suscita dès sa sortie une vive admiration, obtenant même le prix Louis Delluc, a très vite également donné aux contemporains de Carné l’impression désastreuse d’un fatalisme déprimant, déchaînant en cela de véritables passions idéologiques. Ce film relate l’arrivée nocturne, dans les brumes d’une ville portuaire, Le Havre, d’un déserteur de l’armée coloniale, Jean, puis de sa rencontre fortuite avec la jeune Nelly. Celle-ci vagabonde, soucieuse d’échapper à son tuteur, un dénommé Zabel qu’elle soupçonne à juste titre d’avoir tué Maurice, son amant, afin de la garder près de lui. Jean, qui finira par tuer Zabel, ne parviendra toutefois pas à s’embarquer avec Nelly sur un cargo devant les emmener au Venezuela. Il n’y aura pas pour eux de Nouveau Monde. Car au moment de partir Jean se fera tuer par Lucien, un jeune truand lui aussi épris de Nelly et qu’il avait un jour humilié. Tirant admirablement parti des dialogues écrits par Prévert, des décors de Trauner mais également de la photographie réglée par Eugen Schüfftan, Carné a su ici réaliser une œuvre dont tous les éléments convergent de façon magistrale vers un point que l’on pressent tragique et qui inévitablement s’accomplit. Un point destinal. Ici, rien n’est réversible : Jean ne peut réintégrer l’armée coloniale qu’il a désertée et dont il a fait disparaître l’uniforme ; Zabel ne peut renoncer à sa folie possessive ; Nelly ne peut accepter de poursuivre sa jeune vie avec lui ; Lucien ne peut, de mauvais garçon, devenir bon. Pour qui s’empare de la seule narration que porte le film sans voir le génie avec lequel le sentiment d’irréversibilité tragique est filmé, et la façon dont littéralement celui-ci parvient à atmosphériser la durée, un tel fatalisme ne peut être que déprimant et plus encore clivant. Aussi Carné, avec cette œuvre, réussit-il ce tour de force de réunir contre lui les idéologues de droite comme de gauche, tous voyant en ce film une œuvre faisant honteusement le jeu de l’autre camp, une œuvre d’autant plus démoralisante qu’elle était historiquement située entre la fin du front populaire de 1936 et l’atmosphère délétère d’une période que chacun, depuis la montée du nazisme allemand, du fascisme italien et l’éclatement de la guerre d’Espagne, pressentait lourde de funestes horizons. Dans son autobiographie, Carné rappelle que, sans que cela soit bien surprenant, L’Action française, sous la plume de Lucien Rebatel, dénonça le film. Mais plus violent encore pour lui qui avait pourtant la réputation dès 1936 d’être proche des milieux socialistes, « Georges Sadoul, dans L’Humanité, parlait de “la politique du chien crevé au fil de l’eau” ». Et même Jean Renoir, pourtant plus averti sur ce qu’est le cinéma, traita ce film de « fasciste81 », poussant sa détestation jusqu’à en pervertir méchamment le titre en « cul des brèmes82 ».
97Pourtant, loin d’être stoppé dans son élan créateur par de telles animosités, Carné, dès l’année suivante, réalisa un film qui, là encore, porta à l’écran un même sentiment tragique d’irréversibilité. Son titre, comme sa construction d’ailleurs, ne sont pas loin d’être ironiques. Car si « le jour se lève », celui-ci n’est pas pour François, le protagoniste principal joué par Jean Gabin. Pour lui, il n’est pas synonyme de nouvelle journée mais bien de dernière heure. Cela nous le comprenons d’emblée, dès les premières scènes du film. Ce qu’entend en effet tout d’abord le spectateur, mis dans la position d’un aveugle montant l’escalier central d’un hôtel, ce sont les voix de deux hommes, l’une sournoise et moqueuse, l’autre exaspérée et hurlante, puis un coup de feu, un seul. Or depuis son premier court métrage, Nogent, Eldorado du dimanche, qui se concluait sur l’image d’un accordéoniste aveugle, l’aveuglement semble chez Carné la figure même du destin. Ici le destin nous mène à une chambre d’hôtel. Un homme en sort, touché au ventre, titube puis s’effondre dans l’escalier. Alors que deux policiers en uniforme arrivent avec l’intention presque naïve de demander des explications, le tireur, François, un ouvrier sableur, s’enferme dans sa chambre, refuse tout contact et va même jusqu’à tirer au travers de la porte, à trois reprises cette fois-ci, sur les deux hommes. Ce sont les trois coups d’un destin qui vient de sceller son sort. Dès lors, cloîtré dans sa petite chambre et déjà presque emmuré, sans plus aucune solution alternative, soumis à la pression de la police qui arrive en nombre avec de tout autres intentions, il va se remémorer ce qui, insensiblement mais inexorablement, l’a conduit à une telle situation. Si à ce moment du film, le spectateur ne sait pas encore que François se donnera la mort, il comprend toutefois qu’au regard de ce qu’il a fait et à la façon dont les événements s’enchaînent, les choses ne peuvent que fort mal se terminer. Aussi, plus encore que l’intrigue – de nouveau celle d’un amour qui tourne mal –, ce qui est ici remarquable, c’est bien la conception du film, son montage. Le meurtre, l’arrivée de la police, l’enfermement font de cette chambre d’hôtel un espace d’introspection ; et c’est là ce dont la mise en scène de Carné se ressaisit pour déployer une série de trois flashbacks entrecoupés à chaque fois d’un retour de plus en plus oppressant à la situation actuelle de François. Avec une telle construction narrative et en conséquence la mise à l’écart, pour l’essentiel, de tout suspens, ce qui se montre d’emblée c’est le caractère inéluctable de ce qui advient. La fin est au début ; et pour le spectateur toute l’histoire du film consiste non plus à y accéder dans l’incertitude de ce qu’elle sera, mais à la justifier sachant ce qu’elle est. Ici, les choses sont d’autant plus irréversibles que leur puissance destinale se laisse d’emblée ressaisir. Aussi tout l’art du réalisateur tient désormais dans la manière de mettre en images, dans la façon de montrer comment et à partir de quelle logique tragiquement implacable les maillons intermédiaires qui ont rendu sa chaîne si solide ont pu se constituer.
98Un ultime exemple de ce sens de l’irréversibilité que les films de Carné atmosphérisent se trouve dans Les Portes de la nuit, sorti en décembre 1946. Cette œuvre sera, pour diverses raisons, là encore médiocrement reçue par la critique : tantôt c’est le jeu inégal des acteurs principaux qui sera critiqué – Yves Montand et Nathalie Nattier ayant dû, comme l’on sait, se substituer à la défaillance de Jean Gabin et de Marlène Dietrich, et assumer comme ils le pouvaient des dialogues manifestement écrits pour d’autres ; tantôt c’est le coût financier du film qui sera dénoncé et notamment la volonté de Carné de reproduire en studio la station de métro de Barbès-Rochechouart, ce qui pourtant lui a rendu possible une parfaite maîtrise des mouvements et des lumières ; tantôt enfin c’est ce que montre le film qui ne plaira pas, à savoir un état de la France d’après-guerre où ceux qu’on pensait avoir été des Résistants en fait ne l’étaient pas.
99Pourtant, et sans être l’œuvre la plus réussie de Carné, ce film est manifestement celui qui va le plus loin dans son désir explicite de nous rendre sensible le destin. Et pour cause, il en fait un des personnages du film : dans le jeu, d’ailleurs remarquable de Jean Vilar qui trouve ainsi son premier rôle de cinéma, il l’incarne. L’intrigue ici relatée est relativement simple et ce ne serait là encore qu’une malheureuse histoire d’amour si elle n’était prise dans le trouble, plus grand encore, de l’Histoire. En février 1945, « vers la fin d’une journée d’hiver, le dur et triste hiver qui suivit le magnifique été de la Libération de Paris », comme le dit une voix off en ouverture du film, un jeune homme, Diego, va tomber amoureux d’une jeune femme, Malou. Or, d’une part, Malou est mariée à Georges, un homme qu’elle n’aime pas, et, d’autre part, elle est la sœur de Guy Sénéchal, un jeune homme cynique qui se fait passer pour un Résistant alors qu’il fut un collaborateur ayant participé à l’arrestation de Raymond, un ami de Diego. Tout serait donc relativement classique si le Destin, devenu homme, ne s’en mêlait. Or ce Destin est, en un sens, malheureux. Il est là, tout près des hommes, les prévient de ce qui va arriver et qui de fait se produit ; mais les hommes ne le croient pas et lui se désespère de ne pouvoir changer ce qui se produit de malheureux.
100Que le Destin soit au plus près des hommes, c’est ce que montre la scène d’ouverture du film. Après un magnifique travelling qui finit par survoler l’arrivée du métro aérien, la caméra de Carné entre dans le wagon où Diego se trouve. Là, se sentant épié, celui-ci se retourne et constate qu’un homme à l’allure de clochard le fixe : c’est le Destin. À la sortie du métro aérien Barbès-Rochechouart, où Diego et le Destin descendent, la caméra s’arrête un temps sur un vendeur à la sauvette, Quinquina, magnifiquement interprété par Julien Carette. Celui-ci propose des torches électriques tandis que sa fille, Étiennette, vend des croissants. Et alors que celle-ci est remarquée par un jeune homme qui est sous son charme, le Destin provoque leur contact en faisant se toucher leurs mains. Puis, plus tard, ce même Destin retrouve Diego dans un restaurant, alors qu’il est attablé avec son ami Raymond, qu’il croyait mort lors de la guerre. Là, le Destin annonce à une diseuse de bonne aventure, qui vient de lire dans les lignes de main d’une femme, qu’elle mourra le soir même. Et comme celle-ci ne le croit pas, elle éclate de rire, ce qui attire l’attention de Guy, le jeune homme qui se fait passer pour un résistant et qui vient de s’attabler dans ce même restaurant. Le Destin lui précise alors que cette femme se noiera en glissant dans un canal, prise dans les vapeurs de l’alcool. Ce qui aura lieu. Et comme Guy lui réplique que c’est en quelque sorte une « belle mort », le Destin lui répond de façon glaçante, en le regardant droit dans les yeux, qu’« il n’est pas donné à tout le monde d’avoir une mort heureuse ». Or celui-ci, sous le poids du remords, finira par se suicider en se laissant écraser par une locomotive. Puis, alors que le Destin s’apprête à jouer de son harmonica, Diego le remarque et le reconnaît. À son ami Raymond qui lui demande qui est cet homme, il répond, en plaisantant mais en se souvenant d’avoir par lui été épié : « La Gestapo ». Et Raymond de s’en amuser avec cette formule : « Parle pas de malheur. » À l’harmonica, le Destin s’est mis à jouer un air que Diego reconnaît sans toutefois parvenir à se souvenir d’où il le connaît. Pourtant, se laissant séduire par la mélodie, il se met à la fredonner et même à en chanter les dernières paroles, celles évoquant la mer qui « efface sur le sable les pas des amants désunis ». Et lui-même, amusé de se remémorer cette chanson, dit à Raymond : « C’est marrant, c’est toujours triste les chansons d’amour. » Provoquant les souvenirs de Diego, le Destin, qui s’est approché d’eux, libère la mémoire du jeune homme, qui se rappelle alors avoir entendu cette chanson dans le quartier de Chinatown à San Francisco. L’échange admirable que Prévert leur prête mérite ici d’être restitué tant il ressaisit cette irréversibilité que Carné quant à lui ne cesse de filmer :
« J’ai bien failli y laisser mes os, à San Francisco. Une bagarre idiote, comme toutes les bagarres. Enfin, c’était pas mon heure, quoi ! Le destin, ah, ah, ah !
— Le destin, le destin c’est moi !
— Ben voyons. Et moi, j’suis Napoléon 1er, tu entends.
— Et pourquoi pas ? Napoléon était un homme comme les autres. Il est né, il a mangé son pain, et il est mort.
— À Sainte-Hélène.
— C’était nécessaire. S’il n’était pas mort à Sainte-Hélène, peut-être qu’il n’aurait pas vu le jour à Ajaccio. Tout s’enchaîne, il n’y a rien d’extraordinaire, ou plutôt si, il n’y a que des choses extraordinaires, mais l’homme s’habitue à ces choses […] Quelle histoire ! Et pourtant chacun a son histoire.
Toi comme les autres, tu ne sais pas comment elle finira ton histoire.
— Bien sûr, c’est une surprise.
— Oui ! Une surprise. Sais-tu pourquoi tu es venu ici ce soir ? »
101Et alors que Diego, comme pour mettre fin cette conversation un rien inquiétante, lui dit d’un ton à la fois amusé et fanfaron qu’il est venu parce qu’il a rendez-vous avec la plus belle fille du monde, le Destin, tirant d’un coup le rideau de la fenêtre près de laquelle il est attablé, lui répond : « Pourquoi pas ? » Au travers de la vitre embuée du restaurant, Diego, interloqué, découvre alors le visage mélancolique de la belle Malou, fumant dans la voiture que son mari vient de garer pour aller boire un verre au bar du restaurant. À ce saisissement, Carné associe alors l’air des Feuilles mortes, repris cette fois-ci dans une version orchestrale que les violons rendent plus pathétique. Cet air, c’est celui que Joseph Kosma a composé pour ce film et qui connaîtra plus tard un immense succès. Or cette mélodie va dès lors être pathiquement associée à l’amour que Diego connaîtra avec Malou qu’il s’apprête à rencontrer, autant d’ailleurs qu’au malheur qui lui est conjoint puisque la jeune femme finira par être tuée par son mari jaloux. C’est pourquoi le Destin quitte le jeune homme en lui conseillant de ne pas perdre de temps. Et lorsque Diego, exaspéré, finit par l’attraper au col en lui demandant ce qu’il veut, celui-ci lui répond :
« Je ne veux rien. Je suis le Destin.
— Ça alors, c’est un monde !
— Le monde est comme il est. Ne comptez pas sur moi pour vous donner la clé. Je ne suis pas concierge, je ne suis pas geôlier. Je suis le Destin, je vais je viens. C’est tout. »
102Cette scène extraordinaire, aussi remarquablement filmée qu’écrite, insiste sur le fait qu’ici le Destin tient moins à se faire connaître que reconnaître. Qu’il ne soit pas l’objet d’une connaissance possible signifie surtout qu’il ne sera pas l’objet d’une maîtrise possible. N’ayant pas sur lui de prise, l’homme ne pourra le modifier. Mais que le Destin puisse être reconnu, et que cela signifie pour qui le reconnaît la compréhension que quiconque vit éprouvera la dure loi d’un temps irréversible, qu’il aura comme Napoléon et comme tous les autres hommes à naître, à manger son pain et à mourir, c’est là un constat qui débouche sur un conseil, et peut-être même une morale : ne perdez pas votre temps car il n’y a pas de temps à perdre et sachez faire le bon choix, car beaucoup sont désastreux.
103Ainsi ressaisi, il est clair que l’esprit de ce film n’est pas sans entrer en résonance avec la pensée de Jankélévitch. Certes, cela ne signifie nullement que l’obsession récurrente de Carné concernant l’irréversibilité, et même lorsqu’elle est mise en mots comme elle l’est dans ce film par Prévert, soit à la lettre celle du philosophe. Ainsi, pour lui, si le concept de destin peut avoir un sens, celui-ci tient dans le fait que « ce qui a été a été : nul n’échappe à cette loi de l’irrévocable, car cette loi n’est autre que le principe logique d’identité appliqué à la temporalité en général83 ». Mais dès lors le destin tient non dans ce qui sera, mais dans ce qui a été. Là est l’illusion rétrospective dont Jankélévitch, en bergsonien qu’il est, a bien conscience, et c’est là ce qui lui permet de le penser sans sacrifier en rien la pertinence du concept de liberté. Comme il l’écrit dans Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien : « Le déterminisme se vérifie dans le détail, par analyse, comme il se vérifie après coup, par rétrospection ; la liberté s’exhale de l’ensemble, et elle détient aussi le secret imprévisible, le secret impénétrable du futur84. » Ou encore, en une de ses formules tout en paradoxes :
« La liberté se prédestine elle-même, c’est-à-dire : l’acte libre est littéralement “fatidique” ; en d’autres termes, fait destin ; l’acte libre secrète le fait accompli du destin, le choix déjà choisi pesant, par le précédent qu’il institue, sur toutes les options ultérieures ; en dehors de l’entraînement qu’un choix donné inaugure, le seul fait d’avoir-voulu n’est-il pas déjà par lui-même fatidique et irrévocable85 ? »
104On comprend aussi dès lors pourquoi il a su, comme nul autre, être attentif au kaïros, à l’occasion à ne pas manquer :
« Il n’est rien de si précieux que ce temps de notre vie, cette matinée infinitésimale, cette fine pointe imperceptible dans le firmament de l’éternité, ce minuscule printemps qui ne sera qu’une fois, et puis jamais plus. “Le coq chante et le jour brille. Lève-toi, mon aimé, c’est l’heure.” C’est l’heure : Hora ! Tout à l’heure, il sera trop tard, car cette heure-là ne dure qu’un instant. Le vent se lève, c’est maintenant ou jamais. Ne perdez pas votre chance unique dans toute l’éternité, ne manquez pas votre unique matinée de printemps86. »
105Ce conseil, si simple et pourtant si difficile à entendre, n’est-il pas également celui que, dans le film de Carné et avec les mots de Prévert, le Destin, personnifié, adresse à Diego ? N’écrivant pas un roman, ne réalisant pas un film, Jankélévitch n’a quant à lui pas à en hypostasier la figure et de ce fait moins encore à lui conférer la trompeuse allure d’une fatalité annulant, autrement que rétrospectivement, toute liberté. À l’inverse, n’étant pas philosophes, il n’y a pas à reprocher à Carné, et ici également à Prévert, d’avoir méconnu la différence entre « la liberté [qui] se prédestine », et le destin qui rétrospectivement annule l’acte libre. Après tout, la méconnaissance, comme l’a aussi compris Jankélévitch dans le deuxième volume de son Je-ne-sais-quoi, n’est-elle pas une irréductible possibilité de la connaissance, dont seule souvent la sépare un ineffable presque-rien ? C’est pourquoi plus important et moins égarant que de chercher à savoir si ces deux œuvres, celle de Jankélévitch et celle de Carné, se superposent au point de se confondre, ce qu’assurément elles ne font pas, ce qui importe est de remarquer qu’elles puisent l’une et l’autre leur inspiration dans une méditation du temps compris comme phénomène irréversible, ou plus encore dans une irréversibilité qui, étant elle-même le temps, ne peut pas ne pas faire peser sur qui en a conscience sinon une atmosphère tragique du moins un horizon d’inquiétude.
106Or une telle proximité, qui à elle seule justifie le fait qu’une correspondance esthétique puisse être suggérée entre ces deux œuvres, est d’autant plus pertinente que si Carné, comme Jankélévitch, conçoit l’horizon tragique de cette irréversibilité, il conçoit également la pratique de son art, comme là encore Jankélévitch a su le faire pour la musique, comme une protestation contre cette même irréversibilité ! Trois œuvres du cinéaste, bien différentes les unes des autres et à plus de trente ans d’intervalle, peuvent l’établir : il s’agit des Visiteurs du soir, film datant de 1942, de Juliette ou la clé des songes, réalisé en 1951, et enfin de son dernier film, en 1974, La Merveilleuse Visite.
107Le point commun de ces trois œuvres est d’être ce qu’on pourrait nommer des films fantastiques : Les Visiteurs du soir nous présente ainsi une incarnation du diable et confère des pouvoirs magiques à ses représentants ; Juliette ou la clé des songes est un film traversé par une collusion toute romantique entre le rêve et la veille ; quant à La Merveilleuse visite, il relate, plus de dix ans avant le film de Wim Wenders sorti en 1987, Der Himmel über Berlin, traduit en français par Les Ailes du désir, la venue sur terre d’un ange. Aussi la première question qui se pose est-elle de savoir quel rapport il peut y avoir entre ce genre cinématographique et l’idée même d’une protestation contre l’irréversible.
108Une étude d’Henri Maldiney, « Structures profondes et fondement existential du fantastique et de l’art fantastique », peut sur ce point nous aider à mieux comprendre le problème. Comme lui-même le dit, il importe tout d’abord de prendre au sérieux ce genre artistique, car si « la rencontre de l’art et du fantastique n’est ni nécessaire ni fortuite », en revanche, « l’art et le fantastique ont en commun la marque de l’étrange87 ». Si l’art est étrange en ce qu’« il nous désétablit de nous-même et du monde auquel nous sommes échus88 », en revanche plus radical encore est le fantastique dans la façon qu’il a de prendre « le contre-sens du monde quotidien. Réduit à une existence de fait qui réfléchit le monde par lequel il est investi, il la refuse. Et son refus se fait rejet89 ». Cela signifie-t-il dès lors que l’œuvre d’art fantastique ne nous montre rien du réel, qu’elle est pure jeu d’évasion, fantasme ? Rien n’est moins sûr. Certes, au premier abord, « le fantastique constitue un monde soustrait à la loi du monde, jusqu’à nous mettre en présence de… l’absence de monde : la communauté intra-mondaine se dissocie d’abord en disparates90 ». Mais réduire cet art à cela serait manquer le fait que ce « monde fantastique se signifie à même le sentir. C’est là qu’il donne corps à l’adverse – en inversant le sens du monde et de l’être au monde91 ». Or c’est en cela que l’art fantastique révèle son essence et qu’il éclaire, du fait même de cette inversion, le sens de l’existence humaine :
« Le projet constitutif de l’existence, quel qu’il soit, ne la fonde en réalité (c’est-à-dire non pas simplement dans l’idéal), que parce qu’il prend fond dans le monde au milieu duquel elle est jetée. C’est dans le choix du fond que consiste le défi. Le projet immanent au monde fantastique est la possibilisation d’un autre fond qui est à contre-sens de notre situation actuelle. C’est pourquoi nous disons qu’il se détermine pour la voie de gauche, la voix senestre (sinistre), celle de l’autre en nous.
Sommes-nous, par lui, libre de notre condition factuelle ? Non. Nous en changeons seulement ; et le change du monde qu’il nous donne, fait partie du même monde dont nous croyions être sortis. Mais surtout, normal ou fantastique, le monde auquel nous sommes, en existant, est à l’horizon d’un projet auquel nous sommes jetés92. »
109Ces lignes remarquables éclairent d’un jour nouveau les trois films de Carné qui ici nous intéressent. En effet, en eux, loin de rejeter radicalement le monde dans sa réalité, le surgissement du fantastique ne fait que protester contre lui, et ainsi non seulement ne se manifeste qu’en le rendant constamment présent, mais plus encore énonce de la sorte la vocation que le cinéaste assigne à son art. Et de fait, si l’être du réel est sa temporalisation même, autrement dit son irréversibilité, alors son inversion dans le fantastique consiste précisément, en protestant contre cette irréversibilité, à la révéler. Il ne s’agit donc pas de se réfugier dans quelque irréalité, mais bien plutôt, d’un unique geste qui a son avers et son revers, de protester contre la pesanteur tragique de l’irréversibilité afin de la rendre manifeste. Telle est la tâche que Carné assigne à l’art cinématographique, comme Jankélévitch l’assignait d’une façon certes non identique mais similaire à l’art musical.
110Les Visiteurs du soir, sorti en 1942 et tourné dans les conditions difficiles de la Second Guerre, est le premier film par lequel Carné a pu s’engager dans une esthétique fantastique. Prenant acte des contraintes que lui imposait la censure de Vichy et ne pouvant dès lors filmer son époque, comme il avait su le faire avec ses œuvres précédentes, il prit le parti d’une œuvre historique. Mais contrairement à ce qu’il fera, dès 1943, avec la première partie des Enfants du paradis, il doubla ici l’historique par le fantastique, en jouant sur l’imaginaire qu’évoque l’époque choisie : le Moyen Âge. D’emblée, à la suite du générique et par un intertitre, presque à la façon de ce qui se passait à l’époque du cinéma muet, l’intrigue est présentée :
« … Or donc,
en ce joli mois de mai 1485
Messire le Diable
dépêcha sur terre
deux de ses créatures
afin de désespérer
les humains… »
111Et de fait, lorsque le film débute, nous voyons deux cavaliers se frayer leur chemin au sein d’un paysage rocailleux et désertique de moyenne montagne. Ils se dirigent vers un château qui semble perdu au milieu de nulle part, comme hors du temps, et vont bientôt y demander l’hospitalité en se faisant passer pour deux frères, tous des ménestrels. En fait l’un d’eux est une femme, Dominique, jouée par Arletty, l’autre un homme, Gilles, joué par Alain Cluny, et tous deux appartiennent au diable. En ce château leur mission est d’aliéner de nouvelles âmes en distillant le poison de la séduction. Ainsi Dominique doit séduire à la fois Renaud, dont les noces avec Anne, fille du baron Hugues se préparent, mais également le baron lui-même. Quant à Gilles, il doit séduire Anne. Mais comme le réel dont parle Maldiney et dont il dit qu’il « est toujours ce qu’on n’attendait pas93 », les choses ne se produisent pas ainsi que prévues. Gilles ne fait pas que semblant de séduire Anne : tous deux tombent véritablement amoureux. Aussi pour ne pas voir ses plans contrecarrés par ce refus d’allégeance, le diable en personne, joué magnifiquement par Jules Berry, vient sur terre, comme il se doit un soir d’orage, et demande lui aussi l’hospitalité au châtelain. Il s’agit pour lui de déjouer cet amour naissant et d’accélérer le désastre en punissant à la fois Gilles et en s’appropriant de nouvelles âmes. Or il n’y réussira que partiellement, car s’il prendra possession de l’âme du baron Hugues qui, après avoir tué Renaud, s’enfuira avec Dominique, le diable ne parviendra ni à faire revenir Gilles à lui ni à se saisir d’Anne. Ne pouvant alors les faire consentir à se livrer à lui, il les transformera en statues de pierre.
112Or si ce film se construit comme une protestation contre l’irréversible, ce n’est pas tant en ce qu’il montre les pouvoirs magiques des envoyés du diable, transformant le réel au gré de leurs intérêts de séduction (Gilles au début du film redonne vie à un ours que les gardes du château ont tué, puis la beauté au vilain visage de Louison, une servante qui, du fait de sa laideur, n’est pas aimée de celui que secrètement elle aime). Plus essentiel encore est le fait qu’il s’attache à suspendre le cours du temps. Car si l’irréversibilité est le temps lui-même, alors la possibilité fantastique par excellence consiste, sinon à l’inverser, du moins à le suspendre, c’est-à-dire radicalement à le contester. Aussi ce que le chant du poète a pu parfois, mélancoliquement, appeler de ses vœux, l’art du cinéma le montre. Et dans ce film, il le montre à deux reprises. La première fois, qui est aussi la plus spectaculaire, il s’agit pour Gilles et Dominique d’user chacun de leur charme afin de séduire Anne et Renaud. Ainsi, alors que les deux faux ménestrels observent le bal auquel participent leurs deux victimes, Dominique, voyant l’acquiescement de Gilles, de deux brefs accords de mandoline, suspend le temps, figeant ainsi l’ensemble de la scène au terme d’un bref mais saisissant decrescendo dysharmonique de la musique de cour et d’un ralenti de l’image. De ménestrel, elle prend alors une apparence d’une noble dame, puis chacun des deux messagers du diable s’approche tour à tour de sa proie et la sort de sa torpeur sans même qu’elle ne puisse remarquer l’étrangeté de la situation d’ensemble. Chacun la séduit, lui offrant un bijou qui est la marque de son envoûtement diabolique puis, en la réinsérant en sa pose initiale, la fige de nouveau en lui faisant ainsi perdre la mémoire immédiate de ce qui s’est produit. D’une même façon que Dominique avait suspendu le temps, d’un simple accord de mandoline, elle lui redonne son cours. Rien n’a eu lieu que les hommes puissent connaître, mais tout a été changé. Ici, comme Prévert, le dialoguiste du film, le fait dire à Renaud lorsque, dans cet épisode suspendu, il déclare son amour à une Dominique amusée par tant de naïveté : « le temps ne fait rien à l’affaire ».
113La seconde protestation majeure contre l’irréversibilité du temps, tout en étant peut-être moins spectaculaire, se veut toutefois symboliquement plus forte. Et par le jeu conjugué des dialogues de Prévert et des images de Carné, cette scène, qui est aussi la dernière du film, a su marquer le cinéma français. Afin d’obtenir la libération de Gilles, Anne a fait croire au diable qu’elle se livrerait à lui après avoir revu une dernière fois son bien-aimé. Aussi retrouve-t-elle près d’une petite fontaine un homme qui, conformément au sortilège diabolique, a perdu la mémoire de leur amour. C’est en lui donnant un baiser et en l’appelant de son nom qu’elle lui permet de la recouvrer. Observant la scène de tout son haut, juché sur son cheval, le diable intime alors l’ordre à Anne de s’éloigner de Gilles et de venir le rejoindre. Devant leur refus, il croit tenir sa vengeance en les changeant en statues de pierre. Mais s’approchant d’eux, à peine commence-t-il à savourer le silence qu’il aime, « le silence de mort », qu’une pulsation sourde et régulière se fait entendre. C’est, s’emporte-t-il en fouettant frénétiquement la pierre de sa cravache, celle de « leur cœur qui bat, qui ne cesse de battre, qui bat, qui bat, qui bat, qui bat… », répète-t-il jusqu’à s’épuiser puis disparaître.
114Une approche toute romantique du Moyen Âge verra dans cette scène la célébration d’une victoire de l’Amour, de l’Amour plus fort que la Mort. Certes un tel symbolisme est bien présent. Mais il ne l’est que dans une scène littéralement fantastique, laquelle s’insère dans une œuvre cinématographique. Le temps d’une fiction, donc, il s’est agi de suspendre le cours habituel des choses et du temps, c’est-à-dire de protester contre lui, contre l’horizon tragique de son irréversibilité, accomplissant ainsi la vocation paradoxale de cet art qu’est le cinéma.
115À cette première protestation contre l’irréversible que l’art du fantastique permet d’objecter au réel, révélant ainsi son essence temporelle, Carné en adjoindra explicitement deux autres.
116La deuxième va prendre forme avec la sortie, en 1951, du film Juliette ou la clé des songes. Inspiré d’une pièce de théâtre écrite par Georges Neveux et créée pour la première fois en 1930, son scénario, adapté par Jacques Viot et Marcel Carné, relate le parcours d’un homme, Michel, joué par Gérard Philippe qui, au début de l’histoire, se trouve en cellule avec deux autres détenus. C’est la nuit et il ne parvient pas à trouver le sommeil, songeant avec nostalgie à Juliette, la femme qu’il aime. Un de ses codétenus lui conseille d’essayer de dormir, afin de s’évader dans le rêve, et en ce sens de la retrouver. Y parvenant enfin, Michel rêve qu’alors que ses compagnons sont endormis, lui se réveille et remarque, étonné, que la porte de sa cellule est ouverte sur un vaste pays lumineux, un pays qui ressemble au sud de la France, avec à l’horizon un village perché sur les hauteurs. Il s’y dirige, et chemin faisant rencontre trois personnes, mais aucune ne parvient à lui dire quel est le nom du village. Et pour cause : c’est en fait un village où les gens n’ont plus de mémoire et sont désespérément en quête de souvenirs. Seul un accordéoniste joué par Yves Robert, qu’il croise au détour d’une rue, est à même de le lui expliquer. Or on remarquera que l’accordéoniste, depuis 1929 et Nogent, Eldorado du dimanche, est chez Carné associé à la figure du destin. Plus encore, ce musicien finira par lui avouer que la mémoire ne lui revient que lorsqu’il joue de son instrument, en sorte que la musique, dit-il, lui est une blessure dont il aime entretenir la plaie, toute nostalgique ! Sans se décourager, Michel remarque un étrange garde champêtre et lui dit qu’il cherche Juliette. Celui-ci, après avoir attiré la foule par un roulement de tambour, répercute l’annonce. Or comme personne n’a de mémoire et que tous sont en quête de souvenirs, chacun prétend connaître qui est Juliette afin de s’approprier son histoire. Michel parvient finalement à retrouver sa bien-aimée. Vêtue d’une robe blanche de mariée, elle vient de s’échapper d’un château dont le propriétaire voulait lui aussi la retenir pour se recréer à son tour un passé et une histoire. Mais vite rattrapée par ce châtelain, que Michel identifie alors à « Barbe bleue », elle doit se marier avec lui, au désespoir du rêveur. Et, c’est à ce moment-là, lorsque l’annonce des noces fait que le rêve tourne au cauchemar, que Michel se réveille. Sorti de sa cellule pour être conduit devant un juge, ce dernier lui apprend que le patron chez lequel il était employé a décidé de retirer sa plainte. Sans argent, Michel l’avait en effet volé afin de pouvoir partir en compagnie de Juliette, la jeune femme qu’il avait rencontrée. Mais arrive le patron et voici qu’il a les traits du châtelain de ses rêves. Michel comprend alors que s’il a accepté de retirer sa plainte, c’est que Juliette le lui a demandé, ayant en contrepartie et malgré leur différence d’âge accepté de l’épouser. Désespéré, Michel s’introduit alors de nuit chez Juliette, laquelle lui confirme le mariage autant que son sacrifice. Il s’enfuit de chez elle, mais elle le poursuit. Puis, afin de lui échapper, il se cache dans un petit baraquement. Là, au fond de la pièce, il voit alors une porte sur laquelle est marquée : « Entrée interdite. Danger ». Mais, entendant derrière celle-ci la voix chuchotante de Juliette qui l’appelle, il l’ouvre, fait s’engouffrer dans l’obscurité du lieu une vive lumière et se retrouve alors devant le même paysage que lors de son rêve initial : celui du pays sans mémoire, vers lequel il avance désormais d’un pas résolu.
117Sans que cette œuvre, riche d’un fort symbolisme romantique, ne nous oblige à la commenter en chacun de ses moments, deux brèves remarques peuvent être proposées. La première nous rapporte à la scène initiale du film, celle où, face à la dureté du seul fait d’être en prison, un des codétenus conseille à Michel de rêver, car rêver, dit-il, c’est s’évader. Or tout se passe ici comme si le rêve auquel Michel va dès lors s’abandonner accomplissait, dans l’espace onirique du cinéma, ce qu’accomplit le jeu musical dans la veille de Jankélévitch. Souvenons-nous de ce que le philosophe en disait :
« Quand je joue, je suis dans un état d’innocence complète. Le temps est un milieu indéterminé, sans frontières, qui nous enveloppe, et le temps nu, c’est l’ennui. La musique est le meilleur remède à l’ennui, c’est-à-dire à la temporalité informe et brouillardeuse. S’il n’y avait que le temps, on en serait réduit au suicide, c’est pourquoi la réclusion est une peine si sévère. Mais la musique à la fois est du même ordre que le temps, et c’est une temporalité enchantée : le temps est ensorcelé par la musique94. »
118Ne pourrait-on, remplaçant ici le jeu musical par le rêve, écrire ceci :
« Quand je rêve de ma bien-aimée, je suis dans un état d’innocence complète. Le temps est un milieu indéterminé, sans frontières, qui nous enveloppe, et le temps nu, c’est l’ennui. Le rêve est le meilleur remède à l’ennui, c’est-à-dire à la temporalité informe et brouillardeuse. S’il n’y avait que le temps, on en serait réduit au suicide, c’est pourquoi la réclusion est une peine si sévère. Mais le rêve à la fois est du même ordre que le temps, et c’est une temporalité enchantée : le temps est ensorcelé par le rêve. »
119La seconde remarque porte sur le cœur même de l’intuition développée en ce film : celle d’un pays dont les habitants sont privés de mémoire et vivent sans souvenirs. Pour toute personne raisonnable, un tel rêve tourne vite au cauchemar, et si tel est le cas c’est parce qu’il évoque alors soit ces pays totalitaires où la mémoire historique est tout à la fois sélectionnée, triée et confisquée au profit d’un intérêt oppressif de domination, soit ces maladies dégénératives du cerveau qui, altérant nos facultés de remémoration, nous font progressivement perdre toute identité et toute sociabilité. Il faut d’ailleurs noter que plusieurs personnages du film disent pâtir de cette absence de mémoire, et c’est pourquoi, dans quelques belles scènes, ils cherchent à en acquérir soit auprès de celui qui, inversant l’art magique de la chiromancie, peut lire non l’avenir mais le passé, soit encore auprès du marchand de souvenirs vendant ici une mèche de cheveux, là un châle d’Espagne, avec à chaque fois le passé qui leur correspond. Si ambigu soit donc ce pays sans souvenirs, l’espace onirique et très romantique qu’il ouvre, n’en est pas moins fantastiquement questionnant. En effet, en l’absence de mémorisation du souvenir, que reste-t-il de l’irréversibilité de ce qui a eu lieu puisque, comme le montre le désir de répétition des personnages du film, nul ne parvient durablement à le conserver ? Certes ce qui a eu lieu a bien eu lieu, du moins dans l’ordre du réel, lequel est commandé par la puissance de l’irréversibilité temporelle. Et pourtant au pays sans nom de l’absence de mémoire, nul ne peut plus même en témoigner. Ici, et avec une puissance rare, l’œuvre cinématographique ne nous dit pas seulement et romantiquement que le monde du rêve est plus beau que ne l’est celui si éprouvant de la réalité qui sans cesse contrevient à nos désirs ; car à cela ne nous croyons jamais très longtemps. Elle nous dit bien plus profondément que dans notre confrontation au réel qui est temps, nous avons besoin de ne pas céder trop vite à sa force, et qu’à l’inverse, pour y croire vraiment, il nous faut protester contre lui. Elle exprime dans un langage de cinéma ce dont Jankélévitch, penseur de l’irréversibilité, a su, fort de son expérience de pianiste, méditer le paradoxe.
120Quant au troisième et dernier film fantastique que Carné achèvera en 1974, il s’agit d’un conte de H.-G. Wells, La Merveilleuse Visite. Son scénario, librement adapté, relate la venue d’un ange sur terre avant que, face à la mécompréhension puis à l’hostilité des hommes, il ne retourne d’où il vient. Ainsi un jour, un Recteur, c’est-à-dire un curé de paroisse, et son assistant dénommé Ménard, que joue Roland Lesaffre, découvrent depuis une falaise un homme échoué sur la plage. Il est nu et inanimé. Le Recteur le ramène chez lui et appelle le médecin. Revenant à lui, l’homme dit alors qu’il est tombé du ciel et que c’est un ange. De fait, c’en est un. S’il parvient progressivement à se faire reconnaître de quelques personnes du village – une vieille comtesse et sa jeune servante, Delia, puis Ménard et même le curé – le médecin, en revanche, le croit fou. Mais sa tenue il est vrai quelque peu excentrique – il n’est vite revêtu que d’un seul poncho qu’il échange rapidement pour un unique pantalon blanc sur lequel un cœur rouge a été brodé –, et pis encore les fantaisies de son comportement – il distribue des bonbons à un enfant sans comprendre qu’il doit les acheter à la commerçante chez laquelle il les trouve, libère tous les animaux de leurs enclos, repeint des couleurs de l’arc-en-ciel une maison grise qu’il trouve trop triste –, tout cela fait que les gens du village ne le supportent plus et finissent par devenir violents. Comprenant alors le trouble que sa présence génère, il se laisse, depuis la falaise, tomber à la renverse, sous les yeux stupéfaits de tous. Mais alors que chacun s’attend au pire, il se change en mouette et prend son envol sous le regard émerveillé de Ménard. Ici la manifestation de la réversibilité ne tient pas tant à ce qu’un ange est venu parmi les hommes puis est reparti. Mais au fait que, par cette étrangeté fantastique, le temps humain a été pour quelques jours comme suspendu à l’atemporalité d’un ange.
121Bien que La Merveilleuse Visite reçût le prix du film fantastique à Hollywood en 1979, celui-ci n’a certes pas la tenue des grandes œuvres de Carné. Il est vrai que, comme lui-même le relate dans son autobiographie, la réalisation de ce film fut là encore fort compliquée95. Il eut en effet affaire à rien moins que cinq producteurs différents, certains ne réglant pas les prestataires et laissant des chèques sans provision ; les conditions climatiques du tournage en Bretagne furent anormalement difficiles ; les acteurs espérés pour les deux rôles principaux, celui de l’ange et celui de Delia qui en tombe amoureuse, ne purent être engagés. Si Hiram Keller, qui venait d’achever le Satiricon de Fellini, était en effet pressenti, il s’avéra qu’il ne parlait pas assez bien le français. Quant à Agostina Belli, qui devait jouer le rôle de Delia, il lui fallut, du fait des tergiversations de la production, rompre son contrat, étant retenue par d’autres engagements. Carné dut ainsi se décider à engager d’autres acteurs. Ainsi Gilles Kohler fut choisi pour le rôle de l’ange. Ce jeune homme grand, blond et au visage assez lisse, eut ainsi son premier rôle, lui dont le physique lui avait auparavant permis de gagner sa vie comme cover-boy. Quant au rôle de Delia, il fut joué par Deborah Berger, une jeune actrice américaine. Ainsi Carné fut-il une nouvelle fois rattrapé par la dure réalité du métier de cinéaste et par la difficulté pour celui qui s’engage dans cet art industriel, d’être, à l’instar des autres artistes, pleinement l’auteur de son œuvre.
122Il n’est pas besoin de s’étendre sur l’ensemble des faiblesses du film. Plus intéressant est ici de remarquer que pour la dernière œuvre de cinéma qu’il a pu mener à bien, le réalisateur est revenu une nouvelle fois au genre fantastique. Or si celui-ci a bien pour fonction, dans l’œuvre de Carné, de protester contre le réel dont le temps irréversible est le cœur, alors cela souligne à quel point le cinéma, cet art de l’atmosphérisation de la durée, a su devenir pour lui un art dont la vocation paradoxale était aussi de protestation contre l’irréversibilité afin de mieux la révéler.
123On objectera certes que sur la vingtaine de longs métrages réalisés au cours de sa carrière, seuls trois relèvent clairement du genre fantastique, et qu’en cela il peut paraître abusif de leur attribuer une telle fonction et importance. Pourtant, si l’on comprend que ce genre cinématographique porte à l’extrême une protestation contre l’adhésion naïve au réel, alors il est possible de penser qu’une protestation plus discrète, sourde mais constante, n’a quant à elle jamais cessé de se faire entendre dans l’ensemble des autres films de Carné. Et n’est-ce pas là le sens ultime de ce « fantastique social », expression que le cinéaste préférait même à celle de « réalisme poétique » lorsqu’il s’agissait de caractériser son œuvre ? Si le réel se comprend en effet comme le déploiement d’un temps irréversible, organisant dès lors sombrement voire tragiquement l’existence humaine, le caractère constamment « poétique » que Carné a voulu conférer à cette réalité, au point d’en faire un des éléments de reconnaissance de son style cinématographique, n’est-il pas déjà l’indice de sa contestation, qu’afin de rendre plus vive encore il nomme « fantastique » ? N’est-il pas déjà le je-ne-sais-quoi faisant obscurément pressentir à tout spectateur attentif qu’en cette œuvre se montre à la fois le réel et sa contestation, c’est-à-dire à la fois l’irréversibilité, qui est le cœur de sa temporalisation, et la protestation contre cette même irréversibilité ?
124C’est une telle attention à l’œuvre entière de Carné qui permet de dire que, sans bien évidemment le vouloir ni même le savoir, elle entre esthétiquement en résonance avec celle de Jankélévitch. Comme elle, elle puise son énergie dans l’intuition selon laquelle, si le temps est ce je-ne-sais-quoi qui ne cesse tragiquement de nous malmener, il est aussi ce dont l’atmosphérisation fait artistiquement œuvre, que cette œuvre abonde dans le sens de cette irréversibilité, que contre elle elle proteste, ou qu’elle y abonde précisément en protestant.
Notes de bas de page
1 Henri Bergson, L’évolution créatrice (1907), Paris, PUF, 1969, p. 305.
2 Vladimir Jankélévitch, Traité des vertus, Les vertus de l’amour (1970), Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 1986, t. I, p. 21-22.
3 Vladimir Jankélévitch et Béatrice Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé, Paris, Gallimard, 1978, p. 113.
4 Propos cités par Robert Chazal, dans Marcel Carné, op. cit., p. 155.
5 Lettre d’Henri Bergson du 12 mai 1924, dans Vladimir Jankélévitch, Premières et dernières pages, éd. Françoise Schwab, Paris, Seuil, 1994, p. 63.
6 C’est ce qu’il affirmera dans le numéro de la revue L’Arc qui lui fut consacré : « Vladimir Jankélévitch », n° 75, 1979, p. 12.
7 Jean-Luc Godard, Introduction à une véritable histoire du cinéma, t. I, Paris, Éditions Albatros, 1980, p. 44.
8 Marcel Carné, « Le film sonore et le plein air », Cinémonde, n° 98, 4 septembre 1930, dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 176.
9 Sur ce point, voir notre ouvrage Questions de système, Lausanne, L’Âge d’homme, 2007, chap. xi, p. 177-190 : « Vladimir Jankélévitch ou le charme des totalités allusives ».
10 Joëlle Hansel, Vladimir Jankélévitch. Une philosophie du charme, Paris, Éditions Manucius, 2012, p. 11.
11 Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, op. cit., t. I, p. 30.
12 Vladimir Jankélévitch, L’Irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 2006, p. 6.
13 Vladimir Jankélévitch, La Mort, Paris, Flammarion, 1966.
14 Paul Nizan, Aden Arabie (1932), Paris, Éditions François Maspéro, 1960, p. 53.
15 Marcel Carné, La vie à belles dents, op. cit., p. 482.
16 Ibid., p. 466.
17 Marcel Carné, « Toujours l’increvable garce », Hebdo-Film, n° 789, 11 avril 1931, dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 302.
18 Marcel Carné, « Censures », Cinémagazine, n° 38, 20 septembre 1929, dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 292-296.
19 Ces deux œuvres sont aujourd’hui réunies sur un même DVD, La Bible. La basilique de Monreale, LCJ Éditions et Productions, 2010.
20 Marcel Proust, Le temps retrouvé (1927), dans À la recherche du temps perdu, t. III, Paris, Gallimard, 1954, p. 870.
21 Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable (1961), Paris, Seuil, 1983, p. 99.
22 Vladimir Jankélévitch, « Entretien », dans L’Arc « Jankélévitch », n° 75, 1979, p. 11.
23 Ibid.
24 Henri Maldiney, « L’idée de système », dans François Félix et Philippe Grosos (dir.), Henri Maldiney : phénoménologie et sciences humaines, Lausanne, L’Âge d’homme, 2010, p. 71.
25 Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, op. cit., p. 83.
26 Sur ce rapport entre musique et mots, voir notre ouvrage L’existence musicale, Lausanne, L’Âge d’homme, 2008, p. 21-55.
27 Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, op. cit., p. 14.
28 Ibid., p. 19.
29 Ibid., p. 91 puis 122.
30 Ibid., p. 71 et 72.
31 Ibid., p. 70-71. Le titre de l’ouvrage d’Erwin Straus est Vom Sinn der Sinne, traduit en français par Du sens des sens.
32 Vladimir Jankélévitch, Philosophie première (1953), Paris, PUF, 1986, p. 142-143.
33 Marcel Carné, « Quand le cinéma descend dans les rues de Paris », Cinémonde, n° 85, 5 juin 1930, dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 88.
34 Marcel Carné, « Le film sonore et le plein air », Cinémonde, n° 98, 4 septembre 1930, dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 175.
35 Marcel Carné, « Quand le cinéma descendra-t-il dans la rue ? », Cinémagazine, n° 11, novembre 1933, dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 100.
36 « Je n’ai jamais cru aux écoles pour les Métiers d’Art. Créer une atmosphère, jouer avec un contre-jour, éclairer superbement un visage de femme ou buriner celui d’un homme, ne s’apprend pas. On a le don ou on ne l’a pas… » (Marcel Carné, La vie à belles dents, op. cit., p. 13).
37 Marcel Carné, « À la recherche des films perdus », Cinémagazine, n° 10, novembre 1930, dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 132.
38 Marcel Carné, « Critique : Les Nouveaux Messieurs de Jacques Feyder », Cinémagazine, n° 17, 26 avril 1929, dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 395.
39 Marcel Carné, « Le bilan de la saison passée 1928-1929 », Cinémagazine, n° 37, 13 septembre 1929, dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 260.
40 Marcel Carné, « Films de guerre », Cinémagazine, n° 11, décembre 1930, dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 137.
41 Entretien avec Robert Chazal, dans Robert Chazal, Marcel Carné, op. cit., p. 98.
42 Marcel Carné, « Puissance du cinéma », Cinémagazine, n° 3, mars 1931, dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 149.
43 Marcel Carné, « Quand le cinéma descendra-t-il dans la rue ? », Cinémagazine, n° 11, novembre 1933, dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 100.
44 Ibid.
45 Robert Chazal, Marcel Carné, op. cit., p. 24.
46 Propos cités par Robert Chazal, dans Marcel Carné, op. cit., p. 24.
47 Marcel Carné, La vie à belles dents, op. cit., p. 98
48 Robert Chazal, Marcel Carné, op. cit., p. 30.
49 Propos de Marcel Carné cités par Robert Chazal, dans Marcel Carné, op. cit., p. 31.
50 Ibid., p. 68.
51 Ibid., p. 78.
52 Edward Baron Turk, Marcel Carné et l’âge d’or du cinéma français. 1929-1945, op. cit., p. 104.
53 Ibid., p. 105.
54 « Marcel Carné parle », dans Les Cahiers de la cinémathèque, n° 5, hiver 1972, p. 36. Le texte de cet entretien important est repris par Philippe Morisson sur son site : [http://www.marcel-carne.com/carne-et-la-presse/entretiens-de-marcel-carne/1972-entretien-avec-marcel-oms-les-cahiers-de-la-cinematheque/.
55 Vladimir Jankélévitch, L’Irréversible et la nostalgie, op. cit., p. 7.
56 Ibid., p. 11.
57 Ibid., p. 10.
58 Michel de Montaigne, Essais, I, XX, « Que philosopher, c’est apprendre à mourir », dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1962, p. 87.
59 Vladimir Jankélévitch, L’Irréversible et la nostalgie, op. cit., p. 20.
60 Ibid., p. 123.
61 Ibid., p. 124.
62 Ibid., p. 221.
63 Ibid., p. 228.
64 Ibid., p. 269.
65 Ibid., p. 180.
66 Vladimir Jankélévitch et Béatrice Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé, op. cit., p. 258.
67 Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, op. cit., p. 122.
68 Sur cette question, voir notre ouvrage Le Réversible et l’Irréversible, Paris, Hermann, 2014.
69 Vladimir Jankélévitch, L’Irréversible et la nostalgie, op. cit., p. 275.
70 Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, op. cit., p. 186.
71 Pascal Quignard, La Haine de la musique (1996), Paris, Folio, 1997, p. 197-233.
72 Vladimir Jankélévitch, « Entretien », dans L’Arc « Jankélévitch », n° 75, 1979, p. 11.
73 Vladimir Jankélévitch et Béatrice Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé, op. cit., p. 258.
74 Vladimir Jankélévitch, L’Irréversible et la nostalgie, op. cit., p. 313.
75 Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, op. cit., t. II, p. 246.
76 Ibid.
77 Sur cette entente et ce malentendu, voir notre ouvrage, Du Malentendu, Argenteuil, Le Cercle Herméneutique, 2017, p. 89-101.
78 Vladimir Jankélévitch, « Entretien », dans L’Arc « Jankélévitch », n° 75, 1979, p. 11.
79 Marcel Carné, La vie à belles dents, op. cit., p. 483.
80 Marcel Martin, dans Cinéma 61, n° 53, février 1961, p. 104. Cette citation est reproduite par Philippe Morisson, à la page consacrée sur son site au film de Carné, Terrain vague :[http://www.marcel-carne.com/les-films-de-marcel-carne/1960-terrain-vague/fiche-technique-synopsis-revue-de-presse/].
81 Marcel Carné, La vie à belles dents, op. cit., p. 116-117.
82 Propos relaté par Marcel Carné dans « Marcel Carné parle », Les Cahiers de la cinémathèque, n° 5, hiver 1972, p. 43.
83 Vladimir Jankélévitch et Béatrice Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé, op. cit., p. 59.
84 Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, op. cit., t. III, p. 15.
85 Ibid., t. III, p. 29-30.
86 Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, op. cit., t. I, p. 146.
87 Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être (1993), Paris, Éditions du Cerf, 2012, chap. vi : « Structures profondes et fondement existential du fantastique et de l’art fantastique », p. 177.
88 Ibid.
89 Ibid., p. 199.
90 Ibid., p. 201.
91 Ibid.
92 Ibid., p. 202.
93 Ibid., p. 178.
94 Vladimir Jankélévitch, « Entretien », dans L’Arc « Jankélévitch », op. cit., p. 11.
95 Sur le récit de ses mésaventures successives, voir Marcel Carné, La vie à belles dents, op. cit., p. 447-470.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comprendre la mise en abyme
Arts et médias au second degré
Tonia Raus et Gian Maria Tore (dir.)
2019
Penser la laideur dans l’art italien de la Renaissance
De la dysharmonie à la belle laideur
Olivier Chiquet
2022
Un art documentaire
Enjeux esthétiques, politiques et éthiques
Aline Caillet et Frédéric Pouillaude (dir.)
2017