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Chapitre II. La question sociale

Charlie Chaplin et Karl Marx

p. 87-136


Texte intégral

Deux vies croisées

1Il est des œuvres dont l’importance donne le tournis à ceux qui sérieusement s’approchent d’elles, tant d’une part elles sont quantitativement comme qualitativement imposantes, et tant d’autre part leur influence sur les générations suivantes aura été grande. Tel est le cas des œuvres de Karl Marx (1818-1883) et de Charlie Chaplin (1889-1977). Immense est en effet l’œuvre de Marx, et ce même si, s’abstenant de toute considération qualitative, on s’en tient à la quantité de textes écrits ou à l’influence historique sur les générations suivantes. Prosateur insatiable, Marx a rédigé, sur près de quarante ans, des articles et des livres touchant aussi bien à la philosophie, à la politique, à l’économie politique… ou à la poésie. Sans même parler de ses écrits communs avec Friedrich Engels – ce compatriote qu’il rencontra à 26 ans, en 1844, et qui jusqu’à la fin de sa vie lui vouera une amitié sans faille –, son œuvre compte une soixantaine d’ouvrages1. Et que dire de son influence historique, sinon qu’elle est, avec les aléas qu’on sait, celle du penseur dont l’œuvre aura probablement reçu le plus grand écho au xxe siècle.

2Quant à Chaplin, dans un autre ordre, certes, son influence sur son temps est-elle véritablement moins considérable ? Quasi contemporain de la naissance du cinéma, cet art industriel majeur du xxe siècle, il a non seulement su lui donner toutes ses lettres de noblesse en réalisant quelques-uns de ses grands chefs-d’œuvre, mais encore surmonter une double évolution : celle du passage du cinéma muet au cinéma parlant (lors duquel bien des artistes d’alors ont disparu) et celle de la réduction à son personnage, the tramp, ce vagabond que les français ont affectueusement nommé « Charlot », lorsque l’âge rendait impossible de le maintenir à l’écran. Aussi, sur plus d’un demi-siècle, de 1914 pour sa première apparition dans Making a living (Pour gagner sa vie) à 1967 pour sa dernière réalisation avec Hong-Kong Countess (La Comtesse de Hong-Kong), compte-t-il à son actif quelque quatre-vingt-trois films. Soixante-treize d’entre eux sont des courts métrages (dont le chef-d’œuvre de 1921, The Kid – Le Gosse d’une durée de cinquante minutes), dix des longs métrages (dont parmi eux seul six sont parlants et un seul, le dernier, est tourné en couleurs)2. En outre, très rapidement Chaplin deviendra son propre metteur en scène, puisque dès 1914, il dirigera lui-même quinze des trente-six courts métrages réalisés pour la Keystone Company, avant de prendre la main sur la plus grande part de son activité cinématographique, puisqu’il sera – fait exceptionnel au sein d’un art soumis, plus que tout autre, à la division des tâches – tout à la fois acteur, scénariste, réalisateur, producteur et même compositeur de la musique de ses films.

3Reste non seulement que ce n’est évidemment pas l’importance de leur production respective qui peut seule donner crédit au rapprochement des œuvres de Marx et de Chaplin, d’autant plus que celui-ci pourrait vite paraître aussi inapproprié que malvenu. Du fait de leurs dates d’existence, seul le cinéaste a pu être influencé par le philosophe, non l’inverse ; et qu’il l’ait été, cela est indéniable. Sans même parler d’éventuelles lectures (dont il est peu probable que, si elles ont eu lieu, elles aient été approfondies) ni du contexte international à partir de la Révolution russe de 1917, il convient de se rappeler que le nom du penseur allemand est présent et favorablement mentionné dans la comédie de 1957, A King in New York, féroce satire d’une Amérique alors livrée au mercantilisme et au maccarthysme. Toutefois, et contrairement aux suspicions, si ce n’est aux accusations de la commission des activités antiaméricaines mise en place par la Chambre des Représentants en 1938, et qui étendra ses investigations au milieu du cinéma en 1947, Chaplin n’a jamais été « communiste ». Comme d’autres cependant, tels Bertolt Brecht ou Orson Welles, il connaîtra un exil forcé. Le sien aura lieu en 1952, au terme d’une dizaine d’années de désamour avec l’opinion publique américaine qu’il avait pourtant tant enthousiasmée, et qui, elle, l’avait naguère tant aimé. Disons-le donc d’emblée clairement : Chaplin ne fut jamais ni marxiste ni crypto-marxiste, ni même, en un sens large, communiste, et seul le climat tendu de guerre froide de l’après-guerre a pu laisser croire le contraire aux autorités américaines. Dans le seul ouvrage qu’il ait rédigé, My Autobiography, en 1964, Chaplin est sur ce point formel, et il n’est aucune raison, surtout si l’on constate son mode de vie très bourgeois, de ne pas le croire. Ainsi, lors de son séjour à Londres en 1921 après avoir vécu depuis 1912 aux États-Unis, il eut l’occasion de rencontrer l’écrivain britannique Herbert George Wells. À celui-ci, qui se disait ouvertement socialiste et revenait à l’époque d’un séjour en Russie, Chaplin dit alors qu’il ne connaissait « pas grand-chose au socialisme » et, « en plaisantant » qu’il n’aimait « pas tellement un système dans lequel l’homme doit travailler pour vivre3 ». Près de quarante ans plus tard, au début des années 1960, revenant sur « l’hostilité des Américains » à son égard et les raisons de son exil forcé, Chaplin écrira que son « grand péché fut, et est toujours, d’être un non-conformiste ». Et d’ajouter : « Bien que je ne sois pas communiste, j’ai refusé de suivre le mouvement en les détestant. Cela a choqué bien sûr beaucoup de gens, y compris l’American Legion4. » Or de telles déclarations sont trop fréquentes dans cette autobiographie pour qu’on puisse ne pas les prendre au sérieux5.

4Aussi ne s’agira-t-il ici ni de forcer la plume de Chaplin ni même de proposer une interprétation marxiste de ses films. Et si rapprochement entre ces deux œuvres il doit y avoir, il ne s’agira pas davantage de tourner au burlesque, si ce n’est au ridicule, l’œuvre du penseur allemand en formulant, à défaut d’une vieille blague des cours de récréation (d’antan) disant qu’on peut certes être marxiste… mais tendance Groucho, l’idée d’un Marx chaplinesque !

5Où dès lors chercher un tel rapprochement et plus encore pourquoi le chercher ? La réponse à ces questions tient dans la conjonction de la vie et de l’œuvre de ces deux hommes. Et de fait leurs vies, tout d’abord, ne sont formellement pas sans accointances, du moins dans leur croisement paradoxal car inversé. Ainsi, de Marx, il est possible de dire qu’en devenant un grand intellectuel révolutionnaire, il est passé d’une vie bourgeoise confortable (son père, descendant d’une famille de rabbins, était un avocat résidant à Trèves qui s’était converti au protestantisme afin d’exercer sa profession) à une vie la plupart du temps d’homme pauvre, voire misérable, peinant même à nourrir sa famille lorsqu’il ne pouvait bénéficier, comme souvent, du soutien financier d’Engels. Chaplin, à l’inverse, avant d’être autour de ses 25 ans un des hommes les mieux payés et les plus riches de son temps, connut quant à lui une enfance extrêmement difficile. Ses parents, qui se séparèrent deux ans après sa naissance, étaient des artistes de music-hall. Sans être dénués de talents, ils eurent tous deux des destins contrariés, ce qui eut pour conséquence de les enfoncer dans la misère. Son père, qui buvait trop et ne payait guère de pension alimentaire, mourut en 1901, à 38 ans, d’une cirrhose du foie ; Charles avait alors 12 ans. Or dès 1898, sa mère, perdant la raison en partie à cause de problèmes de malnutrition, avait été internée à l’asile psychiatrique de Cane Hill. Charles et son demi-frère Sydney connurent alors sporadiquement les affres de l’hospice, nom ancien de l’orphelinat. Peu scolarisé, il quitta définitivement l’école vers 13 ans, avouant plus tard, dans son autobiographie, qu’il avait toujours eu plus de goût pour le spectacle de la rue, malgré sa dureté, que pour ce qu’on pouvait lui enseigner entre quatre murs6. Et pourtant cet autodidacte manifestera très vite d’extraordinaires talents pour le théâtre, mais également pour la musique, apprenant seul à jouer du piano, du violon et du violoncelle ! « Les souvenirs que je garde de cette période, écrira-t-il, sont tantôt précis et tantôt flous. L’impression dominante qui demeure pourtant, c’est celle d’avoir barboté dans un marécage de misère [was a quagmire of miserable circumstances]7. »

6Déclassement d’un côté, ascension sociale de l’autre, leurs parcours pourraient paraître divergents, voire antagoniques. Là où Marx passait d’une enfance et d’une adolescence bourgeoises bien intégrées et cultivées à une vie d’adulte qui, sans être stricto sensu prolétarienne, n’en était pas moins le plus souvent misérable, Chaplin passait quant à lui d’une enfance de bohême, recouvert de haillons et connaissant régulièrement la faim – existence telle qu’il ne cessera plus tard de la mettre en scène – à une vie de grand bourgeois devenu un temps symbole de la réussite du self-made-man façon American way of life. Et pourtant ce qui les rapproche est plus important que ce qui les écarte.

7Ce qui les rapproche, ce n’est pas seulement d’avoir connu les affres d’un retournement, qu’on pourrait dire tragicomique, de situations d’existence, tant à vrai dire bien rares sont les individus qui, leur vie durant, l’ignorent. Ce n’est pas même d’avoir l’un l’autre connu la violence de l’exil politique contraint : d’Allemagne en France, de France en Belgique puis de Belgique en Angleterre où Marx et sa famille s’établirent définitivement à partir de l’été 1849 ; d’Angleterre aux États-Unis d’Amérique (bien qu’il s’agisse-là d’une immigration économique et non d’un exil politique), puis d’Amérique en Suisse en 1952 pour Chaplin et les siens lorsque, parti avec femme et enfants pour un séjour de vacances en Angleterre, il se vit interdire, en pleine traversée de l’Atlantique, de visa de retour par les autorités américaines pour activités prétendument antipatriotiques. Plus essentiel encore que ces contingences historiques pourtant douloureuses, ce qui essentiellement rapproche ces deux hommes, c’est ce dont ils ont eu l’un l’autre l’intuition et qu’ils ont, de façon totalement novatrice et chacun à leur façon, conceptuellement pour l’un, artistiquement pour l’autre, contribué à faire voir : la question sociale.

8Qui veut comprendre l’émergence de la question sociale dans la pensée de Karl Marx, et l’importance totalement novatrice qu’elle y a prise, doit pouvoir se replonger dans la genèse de son parcours intellectuel. Or de celui-ci, nous possédons, par Marx lui-même, une intéressante présentation dans le bref avant-propos, daté de janvier 1859, qu’il ajouta à sa Contribution à la critique de l’économie politique. Présentant « le déroulement de [s]es propres études d’économie politique », Marx écrit alors que sa « discipline de spécialité était la jurisprudence » mais qu’il ne s’y consacrait « que comme à une discipline subalterne à côté de la philosophie et de l’histoire8 ». Et de fait, sa motivation initiale nous renvoie au courant philosophique né de l’héritage laissé par la pensée hégélienne. Après la disparition en 1831 de Hegel, la question de l’interprétation politique et religieuse de sa pensée fut clairement posée. Face à ceux qui, soutenus par le pouvoir prussien, voyaient dans les thèses du philosophe la légitimation d’une politique conservatrice, le mouvement des Jeunes-hégéliens fut d’abord soucieux de trouver en elles les ferments d’une pensée émancipatrice. Or l’émancipation leur semblait alors passer par une vive critique du fait religieux, et c’est pourquoi, non sans quelques bons arguments, plusieurs d’entre eux se servirent des thèses hégéliennes pour proclamer leur athéisme. Ainsi David Strauss, en 1835, publia-t-il une Vie de Jésus en lequel il s’attachait à décrire un Jésus historique et non divin. Puis, six ans plus tard, en 1841, deux ouvrages allèrent encore plus loin dans la provocation. La même année furent en effet publiés L’Essence du christianisme de Ludwig Feuerbach et La Trompette du jugement dernier, ouvrage paru sans nom d’auteur, mais qui est en fait dû à Bruno Bauer. Dans son livre qui connut une importante réception, Feuerbach cherchait à comprendre le phénomène religieux, et il affirmait qu’un humanisme accompli consiste pour l’homme à se réapproprier les qualités dont il s’est lui-même aliéné en les projetant dans un être supérieur nommé Dieu. Ainsi pouvait-il écrire que :

« L’être divin n’est rien d’autre que l’essence humaine ou mieux, l’essence de l’homme, séparée des limites de l’homme individuel, c’est-à-dire réel, corporel, objectivée, c’est-à-dire contemplée et honorée comme un autre être, autre particulier, distinct de lui, – toutes les déterminations de l’être (Wesen) divin sont donc des déterminations de l’essence (Wesen) humaine9. »

9Quant au pamphlet de Bruno Bauer, semblant théâtralement dénoncer l’athéisme supposé de Hegel, il en faisait en fait ironiquement l’éloge. Aussi pouvait-il noter en conclusion de sa fausse diatribe :

« Voilà les opinions de Hegel sur la religion. Si la Trinité valait pour lui comme monde rêvé de la conscience de soi, la Sainte Histoire du Sauveur est à ses yeux une de ces visions qui séparent l’état de veille de celui du sommeil, et seule la conscience de soi qui se trouve uniquement dans le monde et trouve le monde en elle, est pour lui l’homme vrai et éveillé. […] Nous avons mené à bien notre tâche : nous avons montré comment la philosophie de la religion de Hegel est un système athée10. »

10Bien que Marx ait probablement participé avec Bauer à l’écriture de ce texte caustique, il est remarquable que, contrairement aux Jeunes-hégéliens qui voyaient dans la critique de la religion l’élément clé de leur désaliénation et ainsi l’accomplissement d’une authentique critique philosophique, il ait pu très vite prendre ses distances par rapport à ce groupe dit des « Affranchis ». De cela témoignent clairement trois textes rédigés entre 1842 et 1844 ; et si aucun d’eux n’est à lui seul déterminant, décisive est en revanche leur accumulation. Le premier, à en croire ce qu’en dit Marx dans l’avant-propos à sa Contribution à la critique de l’économie politique de 1859, fut rédigé non sans le prendre lui-même quelque peu de court :

« Durant l’année 1842-1843, en tant que rédacteur de la Gazette rhénane, je me trouvai pour la première fois dans l’obligation embarrassante de dire mon mot sur ce qu’on appelle des intérêts matériels. Les délibérations de la Diète rhénane sur les vols de bois et la parcellisation de la propriété foncière, la polémique officielle que M. von Schaper, alors président de la province rhénane, engagea avec la Gazette rhénane sur la situation des paysans mosellans, et enfin les débats sur le libre-échange et le protectionnisme, me donnèrent les premières occasions de m’occuper de questions économiques11. »

11Or ce que cet article d’octobre et novembre 1842, au titre modeste de « Les débats sur la loi relative aux vols de bois », a indéniablement introduit dans la pensée juridico-philosophique du jeune Marx, c’est la nécessité non seulement de porter un premier et réel intérêt à la question économique et sociale, mais plus encore de l’intégrer à sa réflexion au-delà de la seule dénonciation de l’aliénation politico-religieuse. « Nous revendiquons pour les pauvres, écrira-t-il, le droit coutumier, plus exactement un droit coutumier qui n’est pas celui d’un lieu, mais un droit coutumier qui est celui de la pauvreté dans tous les pays. Nous allons plus loin encore et nous soutenons que, par sa nature, le droit coutumier ne peut être que le droit de cette masse placée tout au bas de l’échelle, de cette masse élémentaire qui ne possède rien12. » Aussi, au-delà de la question juridique et légaliste de savoir si des individus ont le droit de ramasser du bois mort pour parvenir à se chauffer en hiver, c’est bien la question sociale de la misère qui est ici posée, autant qu’est formulée une interrogation sur la légitimité d’un État qui s’y oppose.

12Or cette première, et presque involontaire, prise de distance d’avec les analyses jusqu’alors développées par les « Affranchis », permit à Marx de comprendre l’écart qui progressivement s’instaurait entre eux et lui. C’est là ce qu’il dira dans l’avant-propos de son texte de 1859 :

« À cette époque où la bonne volonté d’« aller de l’avant » remplaçait très souvent la compétence, s’était fait entendre dans la Gazette rhénane un écho légèrement teinté de philosophie du socialisme et du communisme français. Je me prononçai contre cet amateurisme mais avouai en même temps plus ou moins explicitement, dans une controverse avec l’Allgemeine Augsbürger Zeitung, que mes études ne me permettaient pas jusque-là de porter moi-même le moindre jugement sur le contenu de ces courants français13. »

13Et de fait, il ne s’agit pas là d’une réécriture tardive de l’histoire, puisque c’est bien ce que Marx avait pu, dès septembre 1843, écrire à Arnold Ruge avec lequel il avait fondé les Annales franco-allemandes, avant de laisser éclater leurs divergences :

« Non seulement l’anarchie générale a éclaté parmi les réformateurs, mais chacun est bien obligé de s’avouer qu’il n’a pas une vue exacte de ce qui doit arriver. Or, l’avantage de la nouvelle tendance, c’est justement que nous ne voulons pas anticiper le monde dogmatiquement, mais découvrir le monde nouveau, en commençant par la critique du monde ancien. Jusqu’ici les philosophes détenaient la solution de toutes les énigmes dans leur pupitre, et ce monde bêtement exotérique n’avait qu’à ouvrir le bec pour que les alouettes de la science absolue lui tombent toutes rôties dans la bouche. […] Si la construction de l’avenir et l’achèvement pour tous les temps n’est pas notre affaire, ce qu’il nous faut accomplir dans le présent n’en est que plus certain, je veux dire la critique impitoyable de tout l’ordre établi, impitoyable en ce sens que la critique ne craint ni ses propres conséquences ni le conflit avec les puissances existantes14. »

14Outre qu’un tel propos impliquait pour Marx, comme il l’écrit à la suite, de refuser de faire du communisme « une abstraction dogmatique15 » à la façon des socialistes utopiques et des communautaristes français ou allemands, il annonçait une profonde réinterprétation de cette question qui, à cette époque dite du Vormärz – à savoir entre 1831, date de la mort de Hegel, et la veille de la révolution de 1848 qui en Allemagne eut lieu en mars –, travaillait les débats : la question, post-hégélienne, de la réalisation ou accomplissement de la philosophie.

15C’est dès lors afin de définitivement prendre au sérieux, contre tout « amateurisme », cette exigence critique que Marx rédigea lors de son exil parisien, en 1844, deux autres articles, qui tous deux parurent dans le premier et unique numéro des Annales franco-allemandes. « Le premier travail que j’entrepris pour dissiper les doutes qui m’assaillaient, écrit Marx, fut une révision critique de la philosophie du droit de Hegel16 », et c’est l’introduction de ce travail qui fut publié en revue. Ce texte très riche dit à lui seul l’importance du chemin, somme toute rapidement parcouru, qui mena Marx d’une critique de la religion à une critique du mouvement industriel. Partant en effet de thèses qu’on pouvait à cette époque retrouver sous les plumes de Feuerbach ou de Bauer, Marx ouvre son propos en écrivant que « pour l’Allemagne, la critique de la religion est pour l’essentiel achevée, et la critique de la religion est la condition de toute critique17. » Toutefois, si « c’est l’homme qui fait la religion, et non la religion qui fait l’homme », et qu’ainsi elle n’est rien d’autre que « la réalisation chimérique de l’essence humaine », alors lutter contre l’aliénation qu’elle génère signifie comprendre que ce qui se joue en elle c’est « tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle », ce qui fait d’elle « l’opium du peuple ». Dès lors « la critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique18 ».

16Toute la question restait de savoir que faire de cette critique, sachant que, comme l’écrit non sans ironie Marx :

« De même que les peuples anciens ont vécu leur préhistoire en imagination dans la mythologie, de même, nous autres Allemands, nous avons vécu notre post-histoire en pensée, dans la philosophie. […] Ce qui, chez les peuples avancés, constitue pratiquement une rupture avec les conditions politiques modernes est en Allemagne, où ces conditions n’existent même pas encore, une rupture critique avec leur reflet philosophiques19. »

17Face à ce constat, deux options politiques, toutes deux convergentes dans leur égarement, ont pu alors être présentées : l’une due au « parti politique pratique », l’autre au « parti politique théorique ». Le premier « exige la négation de la philosophie », la renvoyant ainsi à une idéalité qui égare de toute pratique révolutionnaire telle que la culture française depuis 1789 peut en être l’exemple ; le second, qui pense pouvoir réformer à partir de la philosophie, ne saisit pas que celle-ci « appartient elle-même à ce monde et qu’elle en est le complément, ne serait-ce qu’idéalement », c’est-à-dire finalement l’expression même des rapports de force qui en lui se jouent. Or si Marx peut désormais renvoyer dos à dos ces deux partis, c’est que le premier n’a pas compris qu’il ne pouvait « supprimer la philosophie sans la réaliser (Ihr könnt die Philosophie nich aufheben, ohne sie zu verwirklichen) », et le second qu’il ne pouvait « réaliser la philosophie sans la supprimer (Sie glaubte, die Philosophie verwirklichen zu können, ohne sie aufzuheben)20 ».

18Comprendre ce que signifient de telles formules, un peu trop rhétoriques pour être claires, suppose de se rappeler que pour Marx, comme pour l’ensemble des Jeunes-hégéliens, c’est Hegel qui « a donné sa forme la plus rigoureuse, la plus riche et définitive » à « la critique de la philosophie allemande de l’État et du droit21 ». Aussi, contre le « parti politique pratique », cela signifie qu’on ne peut se dispenser de l’apport de la philosophie hégélienne sans se méprendre sur les concepts fondamentaux qui nous permettent de penser le monde ; et contre le « parti politique théorique », cela signifie que s’en tenir aux thèses hégéliennes ne suffit toujours pas à concevoir ce qui est véritablement.

19Or l’apport majeur de l’hégélianisme à la philosophie politique, qui fait que Marx ne pense ni pouvoir s’en dispenser ni toutefois pleinement s’en satisfaire, c’est l’introduction du concept de « société civile bourgeoise ». C’est en effet par ce concept que Hegel parvint en 1821 à penser la présence sociale et économique de l’individu, entre son cercle familial et sa citoyenneté politique. C’est là que sont décrits à la fois ce qu’il nomme le « système des besoins », « l’administration du droit » et l’organisation des corporations et autres corps intermédiaires. Aussi, pour Hegel, cette sphère médiane que représente la « société civile bourgeoise » est ce qui permet à l’individu d’avoir une vie pleinement sociale, sans toutefois que celle-ci soit réductible à celles, possiblement menaçantes, de la vie de famille ou de la citoyenneté politique. Pourtant si Marx n’entend pas se satisfaire de telles analyses, au point d’en entreprendre, à partir de 1844, une critique radicale, c’est que cet espace médian qu’est « la société civile bourgeoise » ne trouve chez Hegel tout son sens qu’à se structurer encore et toujours au sein d’un État politique. Mais dès lors que l’État historique est de fait accaparé par une partie du corps social, il perd de vue la réalisation du bien commun et devient à l’inverse un organe de domination et d’oppression d’une classe particulière. Or pouvoir se libérer d’un État économiquement comme politiquement oppressif, c’est cela que le hégélianisme ne permet pas encore de penser ; et c’est pourquoi, si l’on ne peut comprendre la réalité de la communauté humaine sans ce concept de « société civile bourgeoise », il ne convient pas pour autant de se satisfaire de la façon dont il a été conçu.

20Aux yeux de Marx, deux difficultés le caractérisent essentiellement : d’une part, sa subordination à la force politique étatique ; d’autre part, l’insuffisante détermination en lui de la question économique. Or c’est proprement là, sans encore entrer dans les arcanes de l’économie politique comme il le fera quelques années plus tard, ce qu’il commence à comprendre dans cet article de 1844 en alliant les concepts de « société civile » et, pour la première fois, de « prolétariat ». Ainsi Marx propose-t-il l’analyse suivante :

« Sur quoi repose une révolution partielle, une révolution seulement politique ? Sur le fait qu’une partie de la société civile s’émancipe et parvient à la suprématie générale, qu’une classe déterminée entreprend, à partir de sa situation particulière, l’émancipation générale de la société. Cette classe libère la société tout entière, mais à la seule condition que la société tout entière se trouve dans la situation de cette classe ; à la condition, par exemple, qu’elle possède ou puisse acquérir à sa guise argent et culture22. »

21L’émancipation, contrairement à ce que pensaient encore non sans naïveté Feuerbach ou Bauer, n’est donc pas le fait de la libération du lien religieux ; c’est bien plutôt la conséquence d’une révolution sociale qui, pour être réussie, ne doit pas être privatisée par une partie minoritaire de la société civile, telle la bourgeoise lors de la révolution française de 1789. Mais alors, demande Marx, « où trouver la possibilité positive de l’émancipation allemande ? »

« Réponse : dans la formation d’une classe chargée de chaînes radicales, d’une classe de la société civile qui n’est pas une classe de la société civile, d’un ordre qui est la dissolution de tous les ordres, d’une sphère qui possède un caractère universel en raison de ses souffrances universelles, […] d’une sphère, enfin, qui ne peut s’émanciper sans s’émanciper de toutes les autres sphères de la société et, partant, sans les émanciper toutes ; en un mot, une sphère qui est la perte totale de l’homme et ne peut donc se reconquérir elle-même sans la reconquête totale de l’homme. Cette dissolution de la société, c’est, en tant que Stand [état] particulier, le prolétariat23. »

22Et Marx de conclure alors non sans enthousiasme son étude en soulignant que ce dont l’Allemagne comme le prolétariat ont besoin, c’est de l’alliance de deux puissances : celle de la force philosophique allemande et celle de l’énergie révolutionnaire française, bref de l’alliance de la compréhension et de l’action, du concept et de la praxis.

« La tête de cette émancipation, c’est la philosophie, son cœur le prolétariat. La philosophie ne peut devenir réalité sans l’abolition du prolétariat, le prolétariat ne peut s’abolir sans que la philosophie ne devienne réalité. Quant à l’intérieur toutes les conditions seront remplies, le jour de la résurrection allemande sera annoncé par le chant du coq gaulois24. »

23Quant au second article paru en 1844 dans les Annales franco-allemandes et intitulé « À propos de la question juive », il nous est aujourd’hui plus difficile à lire, en fonction d’une part du caractère polémique de sa réponse à l’ouvrage de Bruno Bauer paru l’année précédente25, et d’autre part de formules qui ont d’indéniables connotations antisémites, ce qui ne constitue pas le moindre des paradoxes lorsqu’on se souvient des origines juives de la famille de Marx. Il convient toutefois pour le comprendre de se remémorer le fait que la question de l’émancipation religieuse des Juifs allemands a pu constituer, comme en témoigne l’ouvrage de Moses Mendelssohn paru en 1783, Jérusalem ou Pouvoir religieux et judaïsme, une des thèses philosophiques récurrentes de l’Aufklärung26. Or face à celle-ci, et à une époque où les questions non seulement de l’émancipation mais plus encore de la désaliénation devenaient prédominantes au sein des échanges philosophiques, Bauer entendait déplacer le problème en le situant non plus sur le terrain religieux, mais clairement politique. Aussi, pour lui, le problème ne pouvait plus être celui de la reconnaissance d’un espace confessionnel privé à accorder à une minorité juive au sein d’un espace social public majoritairement chrétien, voire protestant ; il devenait celui de la libération politique de l’ensemble des citoyens face à ce qu’il concevait comme une aliénation religieuse. Si Marx, se ressaisissant d’une façon critique de cette thèse, a su d’emblée poser la bonne question – « le point de vue de l’émancipation politique autorise-t-il à exiger du Juif qu’il abandonne le judaïsme, ou à exiger de l’homme en général qu’il abandonne la religion27 ? » –, en revanche la réponse qu’il y a apportée, outre qu’elle déplace judicieusement le problème vers la question sociale, n’est pas sans une certaine violence. Deux thèses doivent être ici mises en évidence. D’une part, l’émancipation politique du Juif comme de l’homme religieux en général requiert une émancipation de l’État vis-à-vis de la religion elle-même. En cela le statut du Juif n’a pas de singularité spécifique, et ce propos s’accorde aisément avec celui de Bruno Bauer. Mais, d’autre part, si grande soit une émancipation politique parvenant à un État juste, celle-ci n’est que partielle tant qu’elle n’accède pas à l’instauration d’une justice sociale. Reconnaître ses propres forces comme des forces sociales, et non seulement politiques, tel est le chemin que l’homme doit suivre pour accéder à sa propre libération. Or c’est en quelque sorte cet examen de conscience que Marx demande au Juif, qu’il transforme dès lors en hypostase.

« Quel est le culte profane du juif ? Le trafic. Quel est son dieu ? L’argent. Eh bien ! En s’émancipant du trafic et de l’argent, donc du judaïsme réel et pratique, notre époque s’émanciperait du même coup. Une organisation de la société qui ferait disparaître les conditions du trafic, donc la possibilité du trafic, aurait rendu le juif impossible. Sa conscience religieuse s’évanouirait telle une fade vapeur dans l’atmosphère réelle et vivifiante de la société. […] Nous apercevons donc dans le judaïsme un élément antisocial et universel de notre temps, élément qui, par l’évolution historique à laquelle les juifs ont ardemment collaboré dans ce sens négatif, a été porté à son niveau présent. À un niveau où il doit nécessairement se désagréger. Dans son sens ultime, l’émancipation des juifs, c’est l’émancipation de l’humanité par rapport au judaïsme28. »

24Bien qu’il n’ait pas la rage antisémite de Proudhon qui, dans ses Carnets de 1847, assimilant Juifs et capitalistes, appellera au meurtre29, ce propos de Marx ne peut être défendu. Ce qui seul mérite ici d’être retenu, c’est de nouveau le désir du philosophe de déplacer le problème du plan religieux au plan politique, et d’enraciner celui-ci dans la question sociale. Et plus précisément encore, on comprend qu’avec l’introduction du thème de l’argent, celle-ci tend désormais à devenir une question économique, c’est-à-dire à s’énoncer comme relevant du domaine non pas tant de la philosophie, du moins telle que Marx en a héritée, que de son déplacement vers la science nouvelle de l’économie politique.

25Aussi ces trois articles rédigés de 1842 à 1844 auront-ils permis à Marx, comme d’ailleurs il l’affirmera rétrospectivement en 1859 de L’idéologie allemande rédigée avec Engels peu après en 1845, et en parlant en leurs deux noms, de « régler nos comptes avec notre ancienne conscience philosophique » et de « voir clair en nous-mêmes30 ». D’une façon certes différente de celle d’Engels, Marx avait toutefois par eux introduit la question sociale dans la philosophie politique, et pour cela nommé et intégré l’existence du prolétariat. Là où Engels, comme Marx le rappelle d’ailleurs dans le texte de 1859, avait su en décrire la condition dans sa Situation de la classe laborieuse en Angleterre31, ouvrage paru en 1845, il l’aura quant à lui réfléchi en méditant la question de l’aliénation et en la soustrayant à la seule dimension religieuse et politique, chère aux Jeunes-hégéliens. Et toutefois une telle soustraction ne signifie pas, comme les montrent les célèbres Thèses sur Feuerbach rédigées en 1845 mais tardivement retrouvées par Engels, le désengagement à l’égard du politique, mais à l’inverse la mise en évidence d’une nécessaire « praxis révolutionnaire32 ». Aussi, une fois découvert que le véritable matérialisme est celui capable de rendre compte de l’activité humaine, alors ce qui importe est d’analyser la structure du corps social afin de comprendre comment parvenir à le transformer. C’est là ce que ressaisira la XIe proposition de ces Thèses : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer33. » Ce propos, difficile et d’apparence polémique, ne doit pas être compris comme une fin de non-recevoir adressée à la philosophie car, précisément, penser ce qui est requiert toujours une activité conceptuelle critique, et Marx ne cessera d’attribuer à la philosophie cette fonction-là. D’une tout autre façon, cette thèse dit la nécessité d’introduire jusque dans la philosophie la question sociale autant que l’ensemble de ses incidences.

Le vagabond et le prolétaire en haillons

26De même que la grande force de Marx est d’avoir su le premier introduire cette question sociale au cœur de la philosophie de son temps, de même il est possible de soutenir que le génie de Chaplin est lui aussi d’en avoir fait, le premier, le cœur de l’activité cinématographique. Certes, comme le note justement Franck Fischbach, il convient d’abord de remarquer que le cinéma peut « être considéré comme l’art dont la naissance aura été contemporaine de l’invention du social34 », et à ce titre on pourrait être tenté de penser que cette question sociale n’est en rien le propre du cinéma de Chaplin. Ainsi non seulement, en tant qu’art industriel, il engage nécessairement une division du travail, là où la peinture moderne, par exemple, est quant à elle un art solitaire, mais en outre, du fait de ses coûts de production, c’est également un art qui requiert d’être financé par un nombre nécessairement important de spectateurs. Destiné à être vu par le plus grand nombre, faute de quoi il ne pourrait durablement subsister, le travail du cinéaste ne peut donc longtemps rester sourd à cette exigence sociale, puisqu’en un sens il s’en nourrit. Toutefois, ne pas y rester sourd ne signifie pas nécessairement produire un cinéma sans autre prétention que le divertissement. À l’inverse, et sans d’ailleurs que ces deux déterminations soient incompatibles l’une à l’égard de l’autre, cela peut également signifier le fait d’amener une réflexion sur l’espace social ou, comme le souligne Fischbach, produire une « critique sociale », si par là on entend comme lui « le fait de mettre au jour des situations sociales et/ou des processus sociaux dont les effets pour ceux qui s’y trouvent et/ou ceux qui les vivent sont des effets pathologiques, c’est-à-dire des effets consistant en des troubles, des malaises ou des souffrances35 ». Bref, le cinéma devient alors le miroir non seulement de la condition humaine, mais plus encore de la condition sociale. Or il n’est pas sans intérêt qu’afin d’illustrer cette fonction sociale du cinéma le nom de Chaplin et plusieurs de ses films soient très vite évoqués par Fischbach : ainsi nomme-t-il Les temps modernes, ou encore The Kid et Les lumières de la ville, sachant comme lui-même l’écrit qu’il y en a « beaucoup d’autres36 ».

27En fait, les films de Chaplin réalisateur abordant la question sociale sont si nombreux qu’il faut sérieusement se demander si là n’est pas précisément leur marque de fabrique, d’autant qu’avant même d’être son propre scénariste, il eut l’idée d’inventer, dès 1914 et pour le tournage de son second et bref (6’33’’) court métrage, Kid auto races at Venice, Charlot est content de lui, le personnage du petit vagabond. Comme Chaplin lui-même a pu le relater dans son autobiographie, l’invention de ce personnage est d’abord liée à un souci comique ; aussi ne convient-il pas de lui prêter quelque intention première de critique sociale. Les films réalisés à la Keystone Company, soit par Mack Sennet soit par Henry Lehrman, reposaient tous sur une logique simple. Il n’y avait pas de scénario ; à partir d’une idée initiale, il s’agissait d’enchaîner les gags au rythme le plus soutenu possible, en sorte que des situations types se répétaient, telles des bousculades, des poursuites, des chutes dans l’eau. L’idée était de faire rire en produisant un cinéma vif et distrayant, extrêmement alerte et presqu’entièrement privé de tout moment d’introspection susceptible de ralentir le rythme dramatique. Or c’est bien pour cela que Chaplin, venant du théâtre burlesque de la compagnie de Fred Karno, avait été engagé : produire et enchaîner des gags.

28Pourtant, après son premier film, tourné en trois jours, Making a living (Pour gagner sa vie, 1914), Chaplin fut fort déçu. Vêtu d’une longue redingote, portant un chapeau haut de forme, un monocle et une moustache tombante, il y jouait un journaliste reporter sans le sou et assez cynique, voire désagréable. Ayant toutefois multiplié les gags, il eut la désagréable surprise de constater qu’au montage le réalisateur, en l’occurrence Henry Lehrman, avait coupé ses scènes les plus comiques. Revenant dès le lendemain du tournage aux studios, Chaplin fut sollicité par Mack Sennet qui avait besoin d’un acteur pour réaliser quelques gags. Il lui demanda alors de se préparer « un maquillage comique. N’importe quoi ».

« Je ne savais absolument pas comment je devais me maquiller. Ma tenue de reporter ne me plaisait pas. Mais sur le chemin du vestiaire, je me dis que j’allais mettre un pantalon trop large, de grandes chaussures et agrémenter le tout d’une canne et d’un melon. Je voulais que tout fût en contradiction : le pantalon exagérément large, l’habit étroit, le chapeau trop petit et les chaussures énormes. Je me demandais si je devais avoir l’air jeune ou vieux, mais, me souvenant que Sennet m’avait cru plus âgé, je m’ajoutai une petite moustache qui, me semblait-il, me donnerait quelques années de plus sans dissimuler mon expression.
Je n’avais aucune idée du personnage que j’allais jouer. Mais dès l’instant où je fus habillé, les vêtements et le maquillage me firent sentir ce qu’il était. Je commençai à le découvrir et lorsque j’arrivai sur le plateau, il était créé de toutes pièces. Quand je me présentai devant Sennet, j’étais dans la peau du personnage, j’avançais d’un pas avantageux en faisant des moulinets avec ma canne. Des gags, des idées comiques se pressaient dans ma tête37. »

29Constatant qu’à sa vue Sennet se tordait « littéralement de rire », Chaplin entreprit de lui expliquer le sens de son déguisement :

« Vous comprenez, ce personnage a plusieurs facettes ; c’est en même temps un vagabond, un gentleman, un poète, un rêveur, un type esseulé, toujours épris de romanesque et d’aventure. Il voudrait vous faire croire qu’il est un savant, un musicien, un duc, un joueur de polo. Mais il ne dédaigne pas ramasser les mégots ni chiper son sucre d’orge à un bébé. Et, bien sûr, si l’occasion s’en présente, il flanquera volontiers un coup de pied dans le derrière d’une dame… mais uniquement s’il est furieux38 ! »

30La première apparition à l’écran de Charlot se fera donc dans Kid auto races at Venice ; et comme le rend bien le titre français, dans ce bref court métrage, « Charlot est content de lui ». Alors que la caméra de Henry Lehrman filmait une réelle course automobile à laquelle assistaient non des figurants mais un véritable public qui n’était pas informé qu’un film burlesque se tournait, Chaplin joue, en habit de Charlot, un petit bonhomme dont la préoccupation principale, sinon unique, est de camper devant la caméra. Le caméraman l’écarte, mais comme le vagabond revient, il finit par le bousculer et les gags s’enchaînent sous l’œil médusé puis amusé des spectateurs de la course.

31Si ce court métrage anticipe ironiquement les manies narcissiques des passants d’aujourd’hui à ostensiblement se montrer derrière un journaliste enregistrant son reportage quand le caméraman filme en pleine rue, à ceci près qu’il constitue en quelque sorte une première « caméra cachée », en revanche il n’a encore rien d’un film social. Mais très vite, en faisant écho à la question de la misère, qu’elle soit la sienne propre de jeune enfant puis adolescent londonien ou celle qu’il découvrit en immigrant aux États-Unis39, l’idée même d’un personnage vagabond va conférer aux films, que rapidement Chaplin mettra lui-même en scène, une évidente dimension de constat, voire de critique sociale. Ainsi dans Caught in a cabaret (Charlot garçon de café), court métrage d’une durée de 22 minutes 42 réalisé en 1914, codirigeant la mise en scène avec Mabel Normand, il conçoit le vagabond tel un perturbateur social qui tente de se faire passer pour un aristocrate auprès d’aristocrates, avant d’être dévoilé. Comme l’écrit Jeffrey Vance, « les thèmes de ce film – la différence de classe sociale, l’aspiration d’une personne modeste à une vie plus aisée – deviendront par la suite des sujets récurrents dans les films de Chaplin. Les situations et thèmes de ce film seront notamment revisités dans The Count (1916), The Rink (1916), The Idle Class (1921) et Modern Times (1936)40 ».

32Or à cela il convient d’ajouter que le petit vagabond, sans domicile fixe, errant parfois avec un chien – comme dans Caught in a cabaret ou encore dans The Champion (1915) et A Dog’s life (1918) – et pouvant dormir soit à même le sol (A Dog’s life), soit dans de sordides dortoirs collectifs – comme dans Police (Charlot cambrioleur, 1915), Triple Trouble (Les avatars de Charlot, 1915) ou The Kid (1921) –, ne cesse toutefois de requérir du travail. Aussi est-il est tour à tour assistant du dentiste (Laughing Gas ; Charlot dentiste, 1914), homme à tout faire dans un théâtre ou dans un cinéma (The Property Man ; Charlot garçon de théâtre, 1914, His New Job ; Charlot débute, 1915 et Behind the screen ; Charlot machiniste, 1916), homme de ménage au sein d’une grande entreprise ou dans une banque (The New Janitor ; Charlot concierge, 1914 et The Bank ; Charlot à la banque, 1915), serveur dans un restaurant (Dough and Dynamite ; Charlot mitron, 1914 et The rink ; Charlot patine, 1916), livreur de piano (His Musical Career ; Charlot déménageur, 1914), apprenti tapissier (Work ; Charlot apprenti, 1915) ou apprenti tailleur (The Count ; Charlot et le comte, 1916), pompier (The Fireman ; Charlot pompier, 1916), violoniste des rues (The Vagabond ; Charlot musicien ou Charlot violoniste, 1916), employé chez un prêteur sur gage (The Pawnshop ; Charlot usurier, 1916), valet de ferme (Sunnyside ; Une idylle aux champs, 1919), ouvrier en bâtiment (Pay Day ; Jour de paye, 1922), chercheur d’or (The Gold Rush ; La Ruée vers l’or, 1925), clown de cirque (The Circus ; Le cirque, 1928), ouvrier d’usine (Modern Times ; Les Temps modernes, 1935). Antérieurement, au fil des offres d’emploi, il fut occasionnellement boxeur (The Champion ; Charlot boxeur, 1915), marin sur un chalutier (Sanghaied ; Charlot marin), et même une fois policier (Easy Street ; Charlot policeman, 1917), alors qu’il est le plus souvent fort défiant vis-à-vis des policemen, lorsqu’il n’est pas par eux poursuivi ou, pire, lui-même incarcéré (The Adventurer ; Charlot s’évade, 1917, The Pilgrim ; Le Pèlerin, 1923 et Modern Times ; Les Temps modernes, 1935).

33La réalité sociale, Chaplin l’a ainsi filmée dans cette quête incessante de travail qui, comme dans l’extraordinaire et émouvant film de 1917, The Immigrant (L’émigrant), pousse les pauvres, souvent misérables, à fuir le vieux continent dans l’espoir d’obtenir un travail aux États-Unis ; et il n’a pas davantage craint de la montrer jusque dans les grèves opposant patrons et ouvriers (Dough and Dynamite ; Charlot mitron, 1914, Sanghaied ; Charlot marin, 1915, Behind the screen ; Charlot machiniste, 1916 et bien sûr Modern Times ; Les Temps modernes, 1935).

34Chez d’autres, un tel regard porté sur la pauvreté et la condition sociale aurait pu tendre soit vers un engagement politique revendicatif, soit vers un affect moral misérabiliste. Et dans les deux cas, un tel cinéma aurait alors été beaucoup moins fédérateur, beaucoup plus clivant. Or c’est d’emblée l’invention du personnage de Charlot qui a rendu impossible de telles évolutions, et cela même après sa disparition des écrans, momentanément en 1923 avec A Woman of Paris (L’opinion publique), puis définitivement à partir de 1940 avec The Great Dictator (Le Dictateur), et surtout en 1947 avec Monsieur Verdoux. D’où vient en effet que, malgré l’empathie, nous ne soyons pas dans un rapport de commisération avec Charlot, alors que ce vagabond est vêtu de haillons, n’a ni feu ni lieu, et connaît plus souvent qu’à son tour la faim ?

35Car Charlot a faim et il est bien sans feu ni lieu au point, comme dans The Circus (Le cirque), en 1928, de rejeter la demande de Merna, la fille du patron du cirque dont il est pourtant épris, de partir avec lui, en lui signifiant qu’il n’a pas de domicile et ne peut fonder de famille ! En outre, que Charlot ait faim, c’est là un thème qui, nous rapportant à l’enfance de Chaplin, devient récurrent dans ses films. Ainsi est-ce le cas, dès 1914, dans Mabel’s Busy Day (Charlot et les saucisses). Bien que ce film soit mis en scène par Mack Sennet, on sera touché par le fait que Charlot, alors vêtu en costume élégant, est en fait un crève-misère qui, s’introduisant sur un champ de courses automobiles, s’efforce de chiper les saucisses d’une vendeuse ambulante, par ailleurs aussi miséreuse que lui. Si ce thème de la faim pouvait encore, en 1914, n’être rapporté qu’à l’acteur, dès l’année suivante il devient la volonté du metteur en scène, c’est-à-dire de Chaplin lui-même. Dans The Tramp (Charlot vagabond), film de 1915, la toute première scène nous montre Charlot, sur des routes de campagne poussiéreuses, basculé par des automobiles qui manquent de l’écraser. Tandis qu’il s’assied sur le bas-côté du chemin pour déjeuner – en commençant d’ailleurs par arracher une touffe d’herbes qu’il sale ! –, un plus miséreux encore, sans qu’il s’en aperçoive, lui vole son pain en le remplaçant par une brique. En 1918, dans A dog’s Life (Une vie de chien), tandis que Charlot se trouve, en compagnie du chiot qu’il a récupéré, devant le stand d’un vendeur de saucisses et de brioches, il s’efforce de dérober les unes pour lui, les autres pour son animal. Dans The Kid, en 1921, le soin que met la caméra à filmer la très modeste préparation des repas, ne peut pas ne pas retenir l’attention du spectateur. En 1922, dans Pay Day (Jour de paye), lorsque sur le chantier arrive l’heure de la pause-déjeuner, Charlot n’a quant à lui rien à se mettre sous la dent. Il ne parvient à manger une saucisse et un bout de bananes qu’en récupérant par hasard une partie des aliments des autres ouvriers. Et c’est encore cette même souffrance d’avoir faim qu’on retrouve en 1925 dans diverses scènes de The Gold Rush (La Ruée vers l’or), notamment lorsque Charlot prépare, pour lui et Big Jim, en guise de repas de Thanksgiving, une de ses chaussures. On voit alors le petit vagabond en déguster la semelle en la découpant précautionneusement puis en en suçant les clous, tels les arêtes d’un poisson, tandis que son compagnon d’infortune rechigne à en manger le cuir. Puis, très peu de temps après, ce thème réapparaît lorsque, de nouveau sujet à la torture de la faim, Big Jim, pris d’hallucinations, voit Charlot en poulet géant et cherche à s’en emparer. Dans The Circus (Le cirque, 1928), dès que Charlot apparaît, traînant sans le sou aux abords d’un cirque, une scène le montre affamé : tandis qu’un père, pris par une conversation, porte dans ses bras son jeune enfant, Charlot en profite pour grignoter le pain brioché que le petit tient dans sa main. Enfin, dans Modern Times (Les Temps modernes) en 1935, une des nombreuses scènes marquantes du film est celle en laquelle, ouvrier à l’usine, il est choisi par le patron afin de tester la machine à manger que veulent lui vendre quelques agents commerciaux. Or s’il est choisi, c’est précisément parce que, lorsque vient le moment de la pause repas, Charlot, lui, n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent. Ajoutons également à cette scène burlesque, celle issue du même film mais plus immédiatement révoltée où l’on voit sur le port de la ville une jeune fille, elle aussi en haillons, jouée par Paulette Goddard, voler des bananes, bananes qu’elle distribue, couteau entre les dents, à des enfants affamés, avant d’en ramener quelques-unes chez elle, où se trouvent ses deux jeunes sœurs et un père, veuf et chômeur.

36Charlot est donc un crève-misère qui côtoie nombre de crèves-misère. Et pourtant, Chaplin nous a prévenu, c’est aussi un personnage complexe. Aussi, en lui attribuant des attitudes de grandes politesses et d’élégances (il ne cesse de saluer en soulevant son chapeau melon, est galant avec les dames), en en faisant un séducteur (il ne peut voir une jolie fille sans tourner autour d’elle), en lui attribuant de grandes qualités artistiques – il est musicien (The Vagabond, 1916) patine et danse remarquablement, dans The rink (Charlot patine, 1916) ou Modern Times (1935), film en lequel il finira même par chanter ! – et surtout en étant cet éternel maladroit, Chaplin introduit un décalage burlesque qui nous évite la tentation d’un regard misérabiliste : il nous fait comprendre que, même misérable, Charlot n’est pas de ce monde. Ainsi même à l’usine, Charlot n’est pas un ouvrier ; même dans le petit studio misérable qu’il occupe dans The Kid, dans le baraquement délabré où avec Big Jim il se protège du froid dans The Gold Rush, ou dans celui que la jeune fille a trouvé pour eux, en bordure d’un terrain vague, dans Modern Times, il reste un vagabond aux attitudes de gentleman. Charlot n’est donc pas un prolétaire pensant sa vie à partir du monde du travail ; et si l’on voulait le penser en ces termes, au mieux conviendrait-il, se rappelant des haillons qui le recouvrent, de le nommer prolétaire en haillons ; ce qui se dit en allemand, dans l’allemand de Karl Marx : Lumpenproletarier.

37Reste que si Marx a effectivement pensé, quoi que non sans difficultés, le concept de Lumpenproletarier et plus encore celui de Lumpenproletariat, c’est-à-dire de prolétariat en haillons, ou encore de sous-prolétariat, il est loin de lui avoir conféré la même valeur que celle qui se laisse déduire des films de Chaplin. En effet, non seulement Marx a bien davantage porté attention au prolétariat qu’au sous-prolétariat, mais plus encore, là où le cinéaste a valorisé le vagabond, le philosophe s’en est quant à lui très vivement défié. N’est-ce pas là dès lors une sérieuse limite à la pertinence du rapprochement entre ces deux hommes ?

38Si les concepts de prolétariat et de sous-prolératiat sont, chez Marx, à peu près contemporains l’un de l’autre – le premier apparaissant pour la première fois en 1844 dans l’introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, le second en 1845-1846 dans L’idéologie allemande qu’il rédige alors avec Engels41 –, il n’en est pas moins qu’ils connaîtront l’un l’autre non seulement des fréquences, mais plus encore des acceptions fort divergentes. Autant en effet à partir des années 1845 le terme de « prolétariat » deviendra récurrent, autant dans toute l’œuvre de Marx celui de « sous-prolétariat », de Lumpenproletariat, restera relativement rare. Ainsi en trouve-t-on une seule mention en 1848 dans le Manifeste communiste rédigé avec Engels, contre cinquante-neuf pour le terme de « Prolétariat », sans compter le fait que deux des trois sections de ce livre l’intègrent dans leur titre (« I. Bourgeois et prolétaires », « II. Prolétaires et communistes ») et que l’ouvrage se conclut sur le célèbre appel à l’unité des « prolétaires de tous les pays ». Plus encore, une telle rareté du concept de « sous-prolétariat » sera confirmée les années suivantes. Ainsi n’en trouve-t-on en 1848-1849, dans les articles rédigés en commun avec Engels pour la Neue Rheinische Zeitung que six occurrences. On en trouve trois autres en 1850 dans l’écrit de circonstances, La lutte des classes en France, et sept dans l’ouvrage de 1852, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte. Et enfin, ce terme n’apparaît qu’une seule fois dans le livre I du Capital, paru en 1867, contre vingt-neuf mentions du concept de « prolétariat », dont celle présente d’emblée, dans la dédicace de l’ouvrage à son ami Wilhelm Wolff, disparu trois ans auparavant.

39À la rareté relative de l’usage de ce concept de « Lumpenproletariat » chez Marx, se joint la grande défiance que la chose même lui inspire. Or peu de commentateurs se sont attardés sur cette question, comme si elle allait de soi. Dans un article déjà ancien42, l’historien Raymond Huard avait toutefois su y attirer l’attention, en remarquant que, bien qu’en venant à la question du « sous-prolétariat » par deux voies différentes, l’un par sa description sociologique de la misère irlandaise, l’autre par son analyse historique de la politique française, Engels comme Marx s’accordent tous deux sur le caractère repoussant et possiblement réactionnaire de cette classe. C’est en effet dans le bref mais édifiant chapitre consacré à « L’immigration irlandaise » au sein de son ouvrage de 1845, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, qu’Engels porta attention à cette population misérable, même si chez lui le mot « Lumpenproletariat » n’apparaîtra, comme le précise Raymond Huard, qu’« en 1846 ou 1847 à l’occasion d’un article mineur consacré à un poème du “socialiste vrai” Karl Beck pour caractériser le milieu des mendiants, vagabonds et délinquants43 ». Et de fait la description qu’il propose de ce prolétariat alors véritablement en haillons est terrible, et même doublement terrible. Elle est terrible, d’une part, parce que cette population est démunie de tout : argent, hygiène, culture ; mais, d’autre part, parce qu’Engels, qui a immédiatement et justement conscience qu’elle représente un danger immédiat pour la classe ouvrière anglaise, peut alors difficilement faire abstraction d’un fonds sinon de mépris, du moins de dégoût vis-à-vis d’elle.

« Ces gens, qui ont grandi presque sans connaître les bienfaits de la civilisation, habitués dès leur jeune âge aux privations de toutes sortes, grossiers, buveurs, insoucieux de l’avenir, arrivent ainsi, apportant leurs mœurs brutales dans une classe de la population qui a, pour dire vrai, peu d’inclination pour la culture et la moralité44. »

40Ou encore :

« Ces travailleurs irlandais qui, pour 4 pence (3 1/3 groschen d’argent), font la traversée, serrés souvent comme du bétail sur le pont du navire, s’installent partout. Les pires demeures sont assez bonnes pour eux ; leurs vêtements les préoccupent peu, tant qu’un seul fil les maintient ; ils ignorent l’usage des chaussures ; leur nourriture consiste uniquement en pommes de terre, ce qu’ils gagnent en plus, ils le boivent […]. L’Irlandais n’est pas habitué aux meubles ; un tas de paille, quelques chiffons absolument inutilisables comme vêtements, et voilà pour sa couche45. »

41Certes, Engels ne propose cette description qu’afin de dénoncer l’exploitation dont « l’Irlandais » est victime. Ainsi, constatant sa tentation alcoolique, il s’offusque contre la morale bien-pensante qui ne ferait que la réprimer :

« Comment la société qui le met dans une situation telle qu’il deviendra presque nécessairement un buveur, qui le laisse s’abrutir et ne se préoccupe nullement de lui – comment peut-elle ensuite l’accuser, lorsqu’il devient effectivement un ivrogne46 ? »

42Pourtant Engels voit lucidement le danger que ce prolétaire en haillon fait peser sur le travailleur anglais. Non seulement, selon le principe suivant lequel le contact du vil avilit, par l’immigration irlandaise, « on concevra que la situation révoltante des travailleurs anglais, résultat de l’industrie moderne et de ses conséquences immédiates, ait pu être encore avilie47 » – alcoolisme et prostitution sont ici visés –, mais plus encore que leurs conditions de travail se détériorent puisqu’ils sont mis en concurrence avec une main-d’œuvre bien meilleur marché.

« C’est contre un concurrent de ce genre que doit lutter le travailleur anglais, contre un concurrent occupant le barreau de l’échelle le plus bas qui puisse exister dans un pays civilisé et qui, précisément pour cette raison, se contente d’un salaire inférieur à celui de n’importe quel autre travailleur. C’est pourquoi le salaire du travailleur anglais, dans tous les secteurs où l’Irlandais peut le concurrencer, ne fait que baisser constamment et il ne saurait en être autrement48. »

43Or c’est bien cette inquiétude qui traverse également les propos de Marx lorsqu’il se ressaisit de ce concept de Lumpenproletariat : non seulement celui-ci concurrence déloyalement le prolétariat et contribue à l’abaissement de ses conditions de vie, mais encore, et c’est là ce sur quoi insistera tout particulièrement le philosophe, il constitue le plus souvent une force réactionnaire. Déjà en 1848 Le Manifeste communiste, signé en commun, le signifiait vivement et sans détours dans l’unique mention que cet ouvrage proposait de ce terme :

« La racaille en haillons [Das Lumpenproletariat], cette pourriture inerte [diese passive Verfaulung] des couches les plus basses de l’ancienne société, peut se trouver parfois, d’un sursaut brusque, entraînée dans une révolution prolétarienne. Cependant ses conditions de vie la feraient incliner à se laisser acheter pour favoriser des manœuvres réactionnaires [sich zu reaktionären Umtrieben erkaufen zu lassen]49. »

44Or l’analyse de la situation politique française – entre la révolution de 1848 et le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte du 2 décembre 1851, lors duquel, de président de la République, il devient empereur – ne fera que confirmer ce propos, alors de plus en plus violent. Ainsi en 1850, dans La lutte des classes en France, Marx constatait que la défaite des révolutionnaires avait accéléré l’arrivée au pouvoir d’une « aristocratie financière » qui n’était en fait « rien d’autre que la résurrection du prolétariat encanaillé [die Wiedergeburt des Lumpenproletariats] aux sommets de la société bourgeoise50 ». Quant à la cause de la défaite, elle était due à une efficace stratégie de division du prolétariat par la bourgeoisie. Constatant que sa garde nationale ne pouvait à elle seule contenir les forces révolutionnaires, elle avait su « opposer une partie du prolétariat à l’autre » :

« À cette fin, le Gouvernement provisoire forma vingt-quatre bataillons de gardes mobiles, de mille hommes chacun, composés de jeunes gens de quinze à vingt ans. Ceux-ci appartenaient pour la plupart au Lumpenproletariat, qui dans toutes les grandes villes constitue une masse très distincte du prolétariat industriel, pépinière de voleurs et de criminels de toute sorte, vivant de déchets de la société, individus sans métier précis, vagabonds, *gens sans feu et sans aveu*, différents selon le degré de culture de la nation à laquelle ils appartenaient, ne reniant jamais leur caractère de lazzarones ; vu le jeune âge auquel le Gouvernement provisoire les recrutait, ils étaient très malléables, capables des plus hauts faits d’héroïsme et des sacrifices les plus exaltés comme du banditisme le plus vil et de la vénalité la plus sordide. Le Gouvernement provisoire les payait un franc cinquante par jour, ce qui revient à dire qu’il les achetait51. »

45On comprend ainsi la colère, le dégoût et la fureur même de Marx vis-à-vis de ce Lumpenproletariat : non seulement il se laissait manipuler par le gouvernement de la bourgeoisie, mais plus encore, privé de conscience politique, il se retournait contre le prolétariat dont il venait, provoquant ainsi la défaite de cette seule classe révolutionnaire. Or c’est une même analyse qu’à son sujet il reconduira deux ans plus tard, en publiant Le 18 brumaire de Louis Bonaparte. Lui aussi, selon le philosophe, avait su habilement et dès son élection à la présidence de la République française en 1848, avec la Société du 10-décembre, récupérer à son profit cette partie déshéritée du prolétariat :

« Sous prétexte de fonder une société de bienfaisance, le Lumpenproletariat de Paris avait été organisé en sections secrètes, dont chacune était dirigée par des agents bonapartistes, l’ensemble ayant à sa tête un général bonapartiste. À côté de *roués* détraqués, aux moyens de subsistance douteux et d’origine douteuse, à côté de rejetons dépravés et bassement aventureux de la bourgeoise, il y avait des vagabonds, des soldats libérés, des forçats sortis du bagne, des galériens en rupture de ban, des escrocs, des charlatans, des lazzaroni, des voleurs à la tire, des escamoteurs, des joueurs, des *maquereaux*, des tenanciers de bordels, des portefaix, des plumitifs, des joueurs d’orgue, des chiffonniers, des rémouleurs, des rétameurs, des mendiants, en un mot, toute cette masse amorphe, décomposée, ballotée, que les Français nomment *la bohème* ; c’est avec cet élément quasi consanguin que Bonaparte constitua le fonds de la Société du 10-Décembre52. »

46À la suite d’Engels, et peut-être plus encore que lui, Marx ne pouvait donc que se défier au plus haut point du sous-prolétariat, masse certes amorphe car non organisée en syndicat et privée de conscience politique, mais devenant dangereusement réactionnaire dès qu’un pouvoir conservateur lui fait miroiter quelque avantage.

47Reste que Marx ne fait pas que décrire ces sous-prolétaires comme des individus dangereux : il les dépeint également comme des vagabonds, mendiants, musiciens des rues menant une vie de bohème et ne rechignant pas occasionnellement au coup de poing. Or un tel propos ne nous rapproche-t-il pas de la description que Chaplin propose de son personnage ? En effet Charlot n’est-il pas lui-même assujetti à une vie misérable de crève-misère, vêtu de haillons, pouvant chaparder ici ou là de quoi se nourrir, tout en étant effectivement un peu porté sur la boisson et, malgré ses petits bras, volontiers bagarreur ? Certes ce personnage, et c’est là la grande différence d’avec le sous-prolétaire d’Engels ou de Marx, est rendu sympathique par Chaplin. Il reste ce petit bonhomme attachant, « the little fellow » comme le nomme le cinéaste lui-même, en voix off, dans la seconde version sonorisée de The Gold Rush, en 1942. Aussi jamais ce sympathique vagabond, vivant dans l’immédiateté et pouvant à son heure prendre la défense de la veuve et de l’orphelin, n’est-il susceptible de s’engager ni dans des forces révolutionnaires ni contre-révolutionnaires, tant d’ailleurs il semble loin de toute forme de conscience ou de militantisme politiques. C’est pourquoi, s’il doit être politiquement dangereux comme de fait il l’est dans City Lights, en 1931, ou dans Modern Times, en 1935, c’est malgré lui, tel le « Gaffeur » dont parle si bien Jankélévitch qui, par sa seule maladresse, dit le « Scandale53 » de la misère comme de l’oppression, et dénonce les mauvaises pensées des bien-pensants.

48Charlot est-il dès lors un sous-prolétaire que Chaplin, pris dans un désir de burlesque, aurait conçu presque malgré lui, et, comédie oblige, en lui conférant une naïveté qui le soustrait à toute vilenie et méchanceté première ? Et que faire, si l’on tient à rapprocher les intuitions initiales de Marx et de Chaplin concernant la question sociale, de la vive réserve critique du philosophe à l’égard du sous-prolétariat ?

Logique de l’économie politique

49Si les thèses de ces deux hommes semblent effectivement initialement diverger, sinon dans l’appréciation qu’ils proposent du vagabondage, du moins dans la charge affective qu’ils attribuent au vagabond, il est toutefois remarquable que leurs propos donnent également l’impression d’avoir progressivement et objectivement convergé l’un vers l’autre. Ainsi, sans que l’on puisse dire si cela est dû à la curiosité intellectuelle de Chaplin ou à la puissance suggestive et évolutive de son personnage, il est indéniable que Charlot, au fil des ans, sans toutefois pleinement abandonner son vagabondage ni perdre son apparente insouciance politique, a eu ici ou là tendance à se sédentariser, à s’urbaniser et à se prolétariser. Ainsi dans The Kid, en 1921, n’est-il pas un vagabond. Exerçant le modeste métier de vitrier, il dispose d’un logement, même misérable, et n’est plus, comme dans A dog’s life, de 1918, contraint à dormir dehors, à même le sol. De même, dans Pay Day, tourné en 1922, Charlot non seulement est un ouvrier de chantier disposant d’un domicile, mais plus encore il est marié, cherchant d’ailleurs à dissimuler à sa femme une partie de son salaire afin d’aller le boire. Enfin, dans Modern Times, en 1935, avant de retrouver in fine et l’amour et le vagabondage, est-il un temps ouvrier sur une chaîne de montage, c’est-à-dire clairement prolétaire.

50Dans son autobiographie, Chaplin rappelle que c’est durant le tournage de City Lights, c’est-à-dire entre juin 1828 et décembre 1930, qu’eut lieu « le fameux krach de Wall Street », avant de préciser :

« Heureusement je n’en souffris pas, car j’avais lu Social Credit de H. Douglas, qui analysait et mettait en cause notre système économique, en expliquant que tout bénéfice provenait essentiellement des salaires. Le chômage signifiait donc une perte de bénéfice et une diminution du capital. Sa théorie fit sur moi une si forte impression qu’en 1928, lorsque le nombre des chômeurs aux États-Unis atteignit quatorze millions, je vendis tous mes titres et actions et gardai mon capital en liquide54. »

51Cet ouvrage de Clifford Hugh Douglas, dont la première édition parue en 1924, soutient la thèse selon laquelle il convient de mesurer la croissance de l’économie et de créer une monnaie en proportion de cette croissance. Aussi, loin d’être en quoi que ce soit marxiste, vise-t-il bien plutôt, en cherchant à distribuer cette monnaie à tous les citoyens de la zone monétaire concernée, à leur conférer un pouvoir d’achat afin qu’ils puissent devenir des consommateurs, c’est-à-dire rendre viable le capitalisme. Si ce témoignage de Chaplin ne semble pas ici manifester d’autres espérances, il n’en reste pas moins que son œuvre cinématographique montre bien une porosité, allant d’ailleurs dans les deux sens, entre ces deux conditions sociales : le vagabond peut devenir un travailleur, même pauvre, et le travailleur s’appauvrir au point de devenir un vagabond ; ou encore, dans un langage marxiste, le prolétaire peut chuter dans le sous-prolétariat, et parfois se relever prolétaire.

52Mais plus encore, si comme on le constate il n’est pas pertinent d’affirmer que Chaplin, par la création de Charlot, s’est soustrait à la description de la vie ouvrière, alors que manifestement il s’y est de plus en plus intéressé, à l’inverse, il n’est pas davantage possible, sauf à méconnaître l’apport du livre I du Capital, de soutenir que Marx en est resté à la description défiante voire hostile du Lumpenproletariat telle qu’elle est énoncée dans les années 1848-1850. À l’inverse même, tout l’intérêt sur ce point de cet ouvrage de 1867 et de son extraordinaire chapitre xxiv consacré à « La prétendue “accumulation initiale” » du capital est de s’efforcer de montrer comment le vagabond misérable est bien la conséquence d’une économie capitaliste de la paupérisation, telle qu’elle se met en place à partir des xve et xvie siècles, notamment en Angleterre. Afin de le comprendre, il convient de revenir sur la logique de l’économie politique telle que Marx la déploie au sein des sept sections de cet ouvrage.

53Étudiant tout d’abord, dans la première section du livre, le rapport entre les concepts de marchandise et de monnaie, Marx ouvre son propos en distinguant deux types de valeur de la marchandise, à savoir la valeur d’usage et la valeur d’échange. Si sa valeur d’usage réside dans l’intérêt de sa consommation, sa valeur d’échange quant à elle ne peut se laisser penser qu’à partir du temps de travail qu’elle requiert. Quant à la monnaie, cet équivalent universel, c’est donc « la marchandise qui fonctionne comme mesure de la valeur55 ». Or une fois posés ces concepts de base, toute la question, qu’étudie la deuxième section, est de savoir comment l’argent parvient à se transformer en capital. « La circulation des marchandises, précise Marx, est le point de départ du capital. […] Le commerce mondial et le marché mondial inaugurent, au xvie siècle, l’histoire moderne de l’existence du capital56. » Il s’agit alors, comme il le dit, non seulement d’acheter et de vendre, mais plus encore d’« acheter pour vendre, ou pour être plus complet, [d’]acheter pour vendre plus cher, A-M-A’ ». Ainsi cette formule argent – marchandise – plus d’argent, A-M-A’, est « la formule générale du capital tel qu’il apparaît, immédiatement, dans la sphère de la circulation57 ». Ce qui est donc essentiel à cette transformation de l’argent en capital, c’est la constitution de ce que Marx nomme une « survaleur [Mehrwert]58 », c’est-à-dire un surplus de valeur. Ce cycle de transformation n’a alors en lui-même « ni fin ni mesure », et « c’est comme porteur de ce mouvement que le possesseur d’argent devient capitaliste59 », son activité étant soumise à une « pulsion absolue d’enrichissement », à une « chasse passionnée à la valeur60 ».

54Reste qu’il est deux façons d’augmenter son capital : soit en produisant une survaleur absolue (c’est l’objet de la troisième section), soit en produisant une survaleur relative (section 4). Marx parle de survaleur absolue lorsque la survaleur est le produit d’un surcroît quantitatif de travail de la part du travailleur. En clair, ses journées de travail, pour le même salaire, s’allongent. Travaillant plus, il produit alors plus de marchandises ; c’est là ce que Marx nomme le surproduit, c’est-à-dire « la part du produit […] dans laquelle la survaleur se représente61 ». Il est toutefois une autre façon de produire plus qui consiste à raccourcir le « temps de travail nécessaire62 » pour la production d’une marchandise. Pour cela, deux choses sont essentielles : d’une part, une rationalisation de l’organisation du travail, et d’autre part l’apparition de la machine-outil. Comme Marx a pu l’écrire, « c’est ce produit de la division manufacturière du travail qui a produit à son tour : les machines. Celles-ci abolissent l’activité artisanale en tant que principe régulateur de la production sociale63 ». Or cette extension du machinisme, rendue possible par les progrès techniques et scientifiques, s’avère de première importance pour le développement du capitalisme, puisque non seulement la machine permet d’augmenter la production, mais également de baisser le coût du travail en réduisant le nombre des travailleurs. Ainsi, comme l’écrit Marx,

« la partie de la classe ouvrière que la machinerie transforme […] en population superflue, c’est-à-dire en population qui n’est plus désormais immédiatement nécessaire à la valorisation du capital, périt d’une part dans la lutte inégale de la vieille entreprise de type artisanal ou manufacturier contre celle qui utilise les machines, et inonde, d’autre part, toutes les branches d’industrie plus facilement accessibles, submerge le marché du travail et fait tomber, par conséquent, en dessous de sa valeur le prix de la force de travail64 ».

55Cela ne signifie d’ailleurs pas qu’à ses yeux la machinerie est seule responsable du malheur social, en sorte que pour le combattre il faudrait renoncer au progrès technologique, car comme il le précise explicitement, de telles contradictions et de tels antagonismes, « ce n’est pas la machinerie qui les engendre, mais bien leur utilisation capitaliste65 ! » C’est parce que le possesseur du capital entend produire toujours plus de survaleurs qu’il n’utilise les ouvriers que comme des moyens de production dont il peut tantôt se servir tantôt se séparer, « si bien que la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production social qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur66 ». Ainsi conçue, et c’est là ce sur quoi insistera la cinquième section de l’ouvrage, « la production capitaliste n’est pas seulement la production de marchandise, elle est essentiellement production de survaleur. Le travailleur ne produit pas pour lui, mais pour le capital. Aussi ne suffit-il plus qu’il produise tout simplement. Il faut qu’il produise de la survaleur67 ». C’est la quantité de production de cette survaleur qui va permettre de déterminer le taux de profit, c’est-à-dire « le rapport de la survaleur au capital global avancé68 ». Mais dès lors que le travailleur ne travaille plus seulement pour lui mais, par son surtravail, pour le capital, alors, comme Marx le dit dans la sixième section consacrée à l’étude du salaire, « tout son travail apparaît comme du travail non payé69 ».

56C’est une fois l’ensemble de ce processus clairement mis en évidence, qu’analysant selon le titre de la septième et dernière section de son ouvrage ce qu’il nomme « le procès d’accumulation du capital », il peut enfin déconstruire « la prétendue “accumulation initiale”70 » et mettre ainsi en lumière le processus qui conduit à l’apparition d’un sous-prolétariat.

57Le problème est alors de savoir d’où vient le capital initial à partir duquel, acquérant une marchandise, il est possible de la transformer et de la revendre plus cher, c’est-à-dire de produire de la survaleur. Réfutant les thèses des économistes classiques, dont celle d’Adam Smith, Marx va ainsi vouloir montrer que cette opposition entre la minorité qui cumule et accumule la richesse – les propriétaires des biens de production – et la grande masse paupérisée de la population, qui n’a à vendre que sa force de travail, n’a rien à voir avec une simple opposition entre, d’une part, des hommes courageux et entrepreneurs, économes avant d’être capitalistes, et, d’autre part, des hommes toujours déjà paresseux et incompétents. Loin de tels clichés réactionnaires, le philosophe va porter attention au fait que cette accumulation a une histoire, laquelle est violente autant que politique, et que si elle est dite initiale, c’est en tant qu’elle « constitue la préhistoire du capital71 ». C’est celle-ci qu’il verra naître dans la décomposition de la structure économique de la société féodale, particulièrement dans l’Angleterre des xve et xvie siècles, cherchant alors à rendre compte tout à la fois de l’émergence d’une classe bourgeoise victorieuse et de la fausse émancipation des serfs.

« Le mouvement historique qui transforme les producteurs en ouvriers salariés apparaît ainsi, d’un côté, comme leur affranchissement de la servitude et de la loi des corporations, et c’est ce côté seul que retiennent nos historiographes bourgeois. Mais de l’autre côté, ces affranchis de fraîche date ne deviennent vendeurs d’eux-mêmes qu’après avoir été dépouillés de tous les moyens de production et de toutes les garanties qu’offraient pour leur existence les anciennes institutions féodales. Et l’histoire de cette expropriation est inscrite dans les annales de l’humanité en caractère de sang et de feu72. »

58L’histoire secrète de la prétendue accumulation initiale est donc celle d’une dépossession et d’une expropriation :

« Pillage des biens d’Église, aliénation frauduleuse des domaines de l’État, vol de la propriété communale, transformation usurpatoire de la propriété féodale et de la propriété du clan en propriété privée moderne, menée à son terme avec un terrorisme impitoyable : autant de méthodes idylliques de l’accumulation initiale. C’est par elles que furent conquis les champs pour l’agriculture capitaliste, que la terre fut incorporée au capital, et que fut créé pour l’industrie des villes l’apport nécessaire en prolétariat exploitable à merci [von vogelfreiem Proletariat]73. »

59Et Marx de poursuivre en donnant alors clairement à comprendre l’origine de ce prolétariat paupérisé, sans feu ni lieu, privé de terre, réduit au vagabondage :

« Ce prolétariat sans feu ni lieu [dies vogelfreie Proletariat], privé de toute protection juridique, chassé de son terroir par la dissolution des suites féodales et par des expropriations violentes et successives, ne pouvait en aucune manière être absorbé par les manufactures naissantes aussi rapidement qu’il avait été engendré. En outre, ces hommes brusquement arrachés au déroulement habituel de leur existence, ne pouvaient se faire aussi brusquement à la discipline de leur nouvel état. Ils se transformèrent massivement en mendiants, voleurs, vagabonds [Bettler, Räuber, Vagabunden], partie par vocation, mais le plus souvent sous la pression des circonstances. D’où, à la fin du xve et pendant tout le xvie siècle, dans toute l’Europe, une législation draconienne et sanglante contre le vagabondage74. »

60Certes, à proprement parler, le terme de Lumpenproletariat n’apparaît pas dans ce passage. Plus encore, sa seule occurrence se trouve dans un chapitre antérieur du Capital, en lequel Marx le distingue explicitement des « sphères inférieures du paupérisme » dont les trois catégories sont celles des personnes « aptes au travail », des « orphelins et enfants des paupers, des pauvres assistés » et des « déchus, gueux, inaptes au travail ». Et pourtant il ne pourra mentionner l’existence de ce sous-prolétariat qu’en le décrivant composé de « vagabonds, criminels, prostituées [Vagabunden, Verbrechern, Prostituierten]75 », c’est-à-dire en évoquant de nouveau la question centrale du vagabondage. Aussi, et bien qu’il ne soit nommé dans ce xxive chapitre qu’en termes de « prolétariat sans feu ni lieu [vogelfreie Proletariat] », est-ce assurément le même groupe social que Marx décrit. Il ne convient donc pas de se laisser abuser par cette différence terminologique, laquelle est due à l’écart entre une description sociologique et une étude de sa genèse historique.

61En effet, lorsqu’il s’agit de décrire la réalité sociologique de cette population, Marx remarque que celle-ci, du fait de sa désorganisation et de sa quête immédiate pour la survie, est non seulement privée de tout ancrage dans le monde du travail comme de tout pouvoir de le contester, mais plus encore de toute conscience de classe, rendant alors possible son retournement réactionnaire. Le sous-prolétaire est à ce point dissocié du prolétaire qu’il peut aisément devenir son ennemi politique, car là où l’un espère encore quelque reconnaissance de la bourgeoisie s’il lui rend service, l’autre sait qu’il ne sera jamais pour elle que main-d’œuvre exploitable. Mais lorsque, par-delà ce constat sociologique, il s’agit de produire la genèse historique de ce même sous-prolétariat, Marx insiste alors sur le fait qu’ouvrier et vagabond, prolétaire et sous-prolétaire, sont l’un l’autre le fruit d’une économie sociale basée sur la production de survaleur, dont la conséquence politique est l’exploitation de l’homme par l’homme. Si sévère soit encore en 1867 Marx à propos des vagabonds, eux dont il sait qu’ils ne seront jamais des révolutionnaires et que pis encore ils pourront faire obstacle à toute révolution, au moins n’en reste-t-il pas aux formules dénigrantes des années 1848-1850. Avec Le Capital, le prolétaire a fait un pas vers le vagabond, en lequel il a reconnu un sous-prolétaire.

62Or il est étonnant de remarquer que le cinéma de Chaplin semble, quant à lui, avoir fait le chemin inverse, en s’arrangeant pour que, sans jamais pleinement abandonner son statut de vagabond, Charlot, de sa démarche burlesque si caractéristique, fasse quant à lui un pas vers le prolétaire. Aussi peut-on considérer que, loin d’être contradictoires, ces chemins sont, l’un vis-à-vis de l’autre, complémentaires. On ne peut en effet qu’être frappé par le fait que, parallèlement à l’activité de son personnage, la conscience de Chaplin, comme en témoigne son récit autobiographique, l’ait au fil des ans de plus en plus clairement rapporté à une prise de distance critique vis-à-vis du capitalisme industriel. Aussi ne s’est-il pas seulement intéressé aux écrits des économistes comme ceux de Clifford Hugh Douglas ; il a également assez vite compris que, guidée par l’exigence de profit, l’industrie cinématographique n’avait pas que l’art pour seul souci. Aussi est-ce pour cette raison, que le 5 février 1919, en compagnie d’autres artistes, comme cela a été rappelé dans l’introduction de cet ouvrage, et afin de se donner davantage d’autonomie, il créa la United Artist Corporation76. Or c’est ce même agacement vis-à-vis de l’industrialisation de toute chose, y compris de la politique, qu’on entend sous sa plume lorsqu’il relate un déjeuner auquel, une semaine après la première du Dictateur, donc en octobre 1940, il fut convié par Arthur Sulzberger, le propriétaire du New York Times. Outre l’ex-président Herbert Hoover, il y avait là, écrit-il dans son autobiographie, « un type d’homme d’affaires américain » lui donnant « l’impression de ne pas être à la hauteur des circonstances » :

« Ils sont très grands, beaux, impeccablement habillés, admirablement coiffés, ce sont des hommes à l’esprit clair et pour qui les faits s’étalent sans confusion devant eux. Ils ont des voix métalliques et sonores, et parlent des affaires humaines en termes géométriques comme par exemple : “Le processus d’organisation qu’on observe dans la courbe annuelle du chômage”, etc. C’étaient ce genre d’homme qui étaient assis autour de la table au déjeuner, avec l’air aussi importants et redoutables que des gratte-ciel. La seule influence humaine était apportée par Anne O’Hare McCormick, une brillante et charmante dame, la célèbre chroniqueuse politique du New York Times77. »

63Or c’est bien une telle voix métallique et sonore que Chaplin avait fait entendre dès 1935 dans Modern Times, son premier film partiellement parlant – si l’on excepte l’incipit plus sonorisé que proprement parlant de City Lights en 1931 –, lorsque le directeur de l’usine, surveillant les ouvriers autant que la chaîne de montage, ordonne, depuis son bureau et via un écran géant installé dans les toilettes du personnel, à un Charlot paniqué, de retourner immédiat au travail plutôt que de prendre sa pause en fumant une cigarette.

64Cette conscience d’une industrie capitaliste oppressante, Chaplin l’a indéniablement associée au développement du machinisme, et s’il eut une préoccupation sociale autant que politique, ce fut bien celle-ci. Ainsi, lors de son séjour en Extrême-Orient, juste avant la Seconde Guerre mondiale, il eut l’occasion de constater la violence de la crise économique à laquelle le Japon devait faire face et déjà de la rapporter à cette question du machinisme :

« Mes vacances touchaient à leur fin, et malgré des côtés agréables, j’avais vu bien des spectacles déprimants : de la nourriture qui pourrissait, des denrées qui s’entassaient tandis que les gens erraient autour, affamés, des millions de chômeurs dont on aurait pu utiliser les services. J’entendis un jour un homme dire à un dîner que rien ne pourrait sauver la situation si on ne découvrait pas de nouveaux gisements d’or. Lorsque je discutai le problème de l’automation qui supprimait des emplois, quelqu’un dit que le problème se résoudrait tout seul car la main-d’œuvre finirait par être si bon marché qu’elle pourrait concurrencer l’automation. La crise était extrêmement dure78. »

65Cette critique de l’automation alliée à la cupidité, on s’en souvient, constituera, dans Le Dictateur en 1940, un des arguments de la célèbre tirade finale du petit barbier juif, lorsque confondu avec Hynkel, du fait de sa ressemblance physique, il saisit malgré lui l’occasion d’un discours officiel, devant les responsables politiques et militaires ainsi que les simples soldats venus l’entendre, pour proclamer sa foi dans les valeurs humanistes :

« Nous avons découvert le secret de la vitesse, mais nous nous sommes cloîtrés. La machine qui a produit l’abondance nous a appauvris. Notre science nous a rendus cyniques ; notre intelligence nous a rendus cruels et sans pitié. Nous pensons trop et nous ne sentons pas assez. Nous avons besoin d’humanité plus que de machines. […] À ceux qui peuvent m’entendre, je dis : “Ne désespérez pas.” Le malheur qui nous accable n’est dû qu’à la cupidité, qu’à l’amertume des hommes qui redoutent de voir l’humanité progresser79. »

66C’est toutefois près d’un quart de siècle auparavant que Chaplin eut l’idée d’une telle critique du machinisme, puisque dès 1916, à en croire son autobiographie, cherchant des gags pour un film, il songea pour la première fois à une « satire du progrès » :

« Je songeai à une machine à nourrir, à un chapeau radio-électrique qui pourrait enregistrer les pensées, et aux ennuis que je m’attirerais en le coiffant après qu’on m’aurait présenté à la séduisante épouse du Lunaire. Je finis par utiliser la machine à nourrir dans Les Temps modernes80. »

67Mais cette machine à nourrir n’est pas seulement qu’un gag lié à l’utilisation inadéquate d’un automate mal conçu, puisque l’agent commercial qui, dans le film, veut la vendre au directeur de l’usine la présente comme l’occasion d’un gain de productivité, ce que Marx eût nommé une production de « survaleur relative » ! Aussi, plus encore que le machinisme, ce gag et tous ceux liés aux scènes de l’usine dénoncent une logique capitaliste de production. Et c’est là ce que Chaplin lui-même signale lorsque, dans ses mémoires, il rappelle que l’idée des Temps modernes lui était venu d’une conversation avec un jeune reporter du World de New York :

« Apprenant que je devais visiter Detroit, il m’avait parlé du système de la chaîne de montage qu’il y avait là-bas : la triste histoire de la grosse industrie attirant des fermes des jeunes gens robustes qui, après quatre ou cinq ans de travail à la chaîne, devenaient des loques humaines [nervous wrecks]81. »

68À lire ces propos de Chaplin, à rassembler ses idées et à voir comment Charlot nous les rend sensibles, il est difficile de ne pas croire que le petit vagabond a fait un pas, un grand pas, vers le prolétaire. En en mettant la vie en scène, il a plus encore souligné la porosité de leurs deux conditions sociales, comme si l’esprit du temps, celui de la modernité, celui des temps modernes, rendait désormais compréhensibles, voire nécessaires, le devenir ouvrier du vagabond, et en retour le devenir sous-prolétaire du prolétaire. Or cela est d’autant plus remarquable qu’à tort ou à raison, mais comme Marx en son temps, Chaplin pensait que le problème venait non de la machine elle-même, mais de son usage social. C’est là ce qu’en 1931, lors d’un retour en Angleterre, il eut l’occasion de dire à Gandhi pour lequel il avait d’ailleurs une vive admiration :

« Après tout, si les machines sont utilisées de façon altruiste, cela devrait aider à libérer l’homme de la servitude [of slavery], lui permettre d’avoir des horaires de travail plus courts et du temps pour cultiver son esprit et profiter de la vie82. »

69De tels propos ne sont évidemment pas sans évoquer ceux de Marx, préalablement rencontrés :

« Les contradictions et les antagonismes inséparables de l’utilisation capitaliste de la machinerie n’existent pas, parce que ce n’est pas la machinerie qui les engendre, mais bien leur utilisation capitaliste83 ! »

70On comprend dès lors que, même sans peut-être n’avoir jamais lu Marx, « quelques chroniqueurs » aient pu affirmer que « d’après ce qu’ils avaient entendu dire », Les Temps modernes était un film « communiste » ; ou encore qu’à la suite du Dictateur, « le Daily News de New York » ait pu écrire que Chaplin braquait « sur le public le doigt du communisme [a finger of Communism at the audience]84 ». Ce qui est toutefois certain, c’est que sans jamais être ni communiste ni marxiste, Chaplin, comme Marx bien avant lui, pointait sur ses contemporains le doigt de la question sociale, l’introduisant dès lors au cœur de son art, comme naguère Marx l’avait introduit au cœur de sa philosophie.

L’ordre moral, social, politique

71Si la mise en évidence de la question sociale suppose l’attention portée aux rapports humains tels qu’ils naissent de la sphère économique et du monde du travail, cette attention n’a pas moins d’incidences politiques, puisque bien souvent la dénonciation de l’injustice sociale se trouve liée à celle de l’injustice politique qui non seulement tend à la rendre possible, mais également, comme le tapis recouvre la poussière qu’on ne veut laisser voir, tend à la dissimuler. Or c’est ce que Marx a non seulement bien compris mais clairement mis en évidence dans son analyse économique et politique des modes de production. Là encore, l’avant-propos rédigé en 1859 à sa Contribution à la critique de l’économie politique se révèle être un texte précieux. Rappelant le résultat des recherches qu’il menait depuis 1844, il y dresse le constat selon lequel « les rapports juridiques pas plus que les formes étatiques ne doivent être saisis par eux-mêmes, ni par ce qu’on nomme le développement général de l’esprit humain, mais trouvent au contraire leur racine dans les rapports matériels qui conditionnent la vie85 ». Et plus précisément encore :

« dans la production sociale de leur vie, les hommes entrent dans des rapports déterminés, nécessaires et indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un stade de développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société [die ökonomische Struktur der Gesellschaft], la base réelle [die reale Basis] sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique [ein juristischer und politischer Überbau] et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être mais inversement leur être social qui détermine leur conscience. […] Avec la transformation de la base économique fondamentale [der ökonomischen Grundlage] se trouve bouleversée plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure [der ganze ungeheure Uberbau]86 ».

72C’est dès lors cette compréhension littéralement plus architecturale que proprement structurale du rapport entre économie et politique, faisant une large place aux concepts de base, de fondement, de structure et de superstructure, qui permet à Marx d’affirmer que « les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagoniste du processus social de production, antagoniste non au sens d’un antagonisme individuel, mais au sens d’un antagonisme issu des conditions de vie sociales des individus87 ». Bref, si le corps social est économiquement structuré par les rapports de production que les différentes classes sociales ont entre elles, alors la science la plus fondamentale de toutes devient l’économie politique, puisqu’elle seule peut nous permettre de comprendre comment, à partir d’elle, droit et politique se lient en ayant pour fonction à la fois d’organiser et de légitimer les rapports de production. Loin d’être vu comme le parachèvement de la structure sociale ou la finalité de l’homme, contrairement aux critères de la philosophie politique classique, l’État est ainsi conçu par Marx comme une superstructure (c’est-à-dire une structure reposant sur une autre structure, en l’occurrence l’économie) dotée d’une fonction idéologique de conservation et de légitimation d’un rapport de force favorable à la classe sociale détentrice du pouvoir économique. En tant que superstructure idéologique, son sens actuel est essentiellement négatif : il consiste à dissimuler un rapport économique d’oppression en laissant croire à l’inverse qu’il n’organise la vie sociale de l’individu qu’en vue du bien commun, de l’épanouissement collectif et de la paix internationale. Or c’est bien une telle thèse que Marx pensera pouvoir confirmer par ses analyses économiques de 1867. Méditant ainsi « l’importance décisive de la transformation de la valeur et du prix du travail », il écrira :

« C’est sur cette forme phénoménale qui rend invisible le rapport réel et qui en montre même rigoureusement le contraire que repose l’ensemble des représentations juridiques du travailleur aussi bien que du capitaliste, toutes les mystifications du mode de production capitaliste, toutes ses illusions de liberté, toutes les sornettes apologétiques de l’économie vulgaire88. »

73On comprend dès lors que quiconque soutient cette thèse doit également pouvoir être prompt à dénoncer toute hypocrisie sociale dont le seul but, sous couvert de vouloir le bien de chacun et de tous, serait de justifier et de fixer des rapports économiques d’assujettissement. Or, à en croire Marx, cette hypocrisie sociale pouvant prendre les formes diverses du moralisme, de la bien-pensance, de la religion, du patriotisme ou encore de la confiance en l’État, la dénoncer en exhumant les enjeux des rapports économiques de production, c’est avoir à refonder la relation sociale sans craindre de pouvoir se dispenser de morale bourgeoise, de religion et d’État. C’est là le sens de la révolution sociale et politique qu’il appelle de ses vœux.

74Révolutionnaire, Chaplin, quant à lui, ne le fut pas. Sans intérêt particulier pour la chose politique lors de sa jeunesse, et ce malgré sa fréquentation de la misère, il devint, grâce au capitalisme américain, millionnaire à 25 ans, avant de terminer sa vie dans un manoir du canton de Vaud, en Suisse. Aussi, n’est-ce pas l’anoblissement par Elizabeth II reine d’Angleterre au soir de sa vie, en 1975, deux ans avant sa disparition, qui le fit devenir un « baron rouge » ! Et pourtant, même s’il n’est pas venu à la politique, il est remarquable que la question sociale se soit imposée à lui au point qu’il ait conçu des films pouvant être vus comme une contestation, parfois très vive, de l’ordre moral, social et politique.

75La plus explicite, mais non nécessairement la plus vive, de ses critiques se trouve dans son avant-dernier film, sorti en 1957, A King in New York (Un Roi à New York). Ce film relate les aventures d’un roi, joué par Chaplin et nommé Shahdov. Celui-ci s’est enfui de son pays d’Europe centrale afin d’échapper à une révolution, sans toutefois oublier de vider les caisses de son royaume. Mais outre que le voleur est lui-même volé par son premier ministre qui est parti en Amérique du Sud, il découvre en arrivant aux États-Unis un pays dont les habitants sont entièrement soumis au diktat de l’économie de marché : ici tout est sous le règne des publicitaires, tout devant pouvoir se vendre et s’acheter, ce qui donne lieu à quelques gags plutôt amusants. Un jour, lors de ses déplacements, le roi Shahdov est appelé à visiter une école modèle. Là, il fait la rencontre d’un jeune enfant de dix ans nommé Rupert, et joué d’ailleurs par le propre fils de Chaplin, Michael. Or à cet enfant, occupé seul dans son coin à lire un ouvrage… de Karl Marx, Shahdov demande s’il n’est quand même pas communiste. Et Rupert de lui renvoyer malicieusement sa question : « Faut-il être communiste pour lire Karl Marx89 ? » Puis l’enfant, se lançant dans une longue diatribe et sans laisser au roi le temps d’ouvrir la bouche, lui assène, main droite levée en agitant nerveusement l’index, toutes ses vérités : à savoir que le gouvernement est une forme d’oppression du peuple, qu’il exerce indûment sa force en privant de passeport quiconque s’oppose à lui, que les monopoles capitalistes ruinent la libre entreprise ou encore qu’il convient de dénoncer la bombe atomique comme un crime contre l’individu. Or le final de l’histoire donnera raison à l’enfant, alors accablé de honte et de tristesse, puisqu’afin de sauver de la prison ses parents soupçonnés de « communisme », il devra livrer aux membres de la Commission des activités antiaméricaines les noms de leurs amis.

76Il est certes possible de penser qu’avec ce premier film tourné depuis son exil contraint, Chaplin règle ses comptes avec les États-Unis. Toutefois ce serait là une lecture rapide et naïve de son travail, qui reviendrait à profondément méconnaître le sens du traitement de la question sociale dans l’ensemble de son œuvre. En témoignent aussi bien le récit qu’il fit de sa vie que ses films, avec ou sans Charlot.

77Certes le cinéaste fut profondément blessé d’une part des soupçons d’immoralité, d’autre part des imputations d’activités antipatriotiques et antiaméricaines dont il fut accusé, en fait dès le début des années 1930, puis plus vivement encore durant les dix dernières années de son installation en Amérique. Mais, comme il a pu l’écrire, ce qui lui fut particulièrement pénible, c’est, dans le sentiment d’une grande injustice, d’avoir « malheureusement perdu l’affection du public américain90 », public qui l’avait tant aimé et qu’il avait tant de fois ému aux larmes. En n’hésitant pas à fréquenter des personnalités socialistes, puis en prenant parti pour l’ouverture d’un second front en Europe contre l’Allemagne nazie et au côté de l’URSS, Chaplin avait bien involontairement déclenché, à partir de 1942, une véritable haine de l’administration américaine à son endroit. Comme il l’écrira dans son autobiographie : « je crois que c’est à ce moment-là que mes ennuis commencèrent91 ».

78Tout dès lors fut bon pour ruiner sa carrière comme sa réputation : les critiques s’en prirent à ses films, le fisc le harcela, et il eut à se défendre, devant la Justice américaine, de rien moins que de quatre actes d’accusation, censés à la fois évaluer sa moralité et son patriotisme. Si l’on ajoute à cela les conditions rocambolesques de son départ en bateau – fuyant les journalistes et craignant d’être au dernier moment retenu par les autorités –, le fait que ce n’est que lors de la traversée, au milieu de l’Atlantique, que lui parvint la nouvelle selon laquelle son visa de retour – pour lui qui était toujours de nationalité anglaise et se l’entendait reprocher – lui était retiré et enfin la crainte de la confiscation de ses biens que sa jeune femme Oona dut seule et incognito aller récupérer en Californie, on comprend alors que les États-Unis ne lui soient plus apparus comme le pays de la liberté. C’est là ce qui explique qu’une fois définitivement installé en Suisse, il rendit en avril 1953 son permis de retour au consul américain, et que l’année suivante sa femme renonça à sa nationalité américaine pour devenir citoyenne britannique92. Et en un sens, c’est toute cette colère-là qui ironiquement s’exprime dans Un Roi à New York.

79Dans la tension de la guerre froide et la suspicion généralisée développée par le directeur du FBI John Edgar Hoover et le sénateur Joseph Mc Carthy, l’Amérique découvrait avec effroi un Chaplin « communiste », c’est-à-dire non pas membre du Parti communiste ni même prosoviétique, mais, selon les équivalences de l’époque, un Chaplin attentif à la question sociale et évaluant à partir d’elle, dans ses films, l’ensemble des problèmes susceptibles de se poser à la condition humaine. Or de fait, c’est bien là ce que depuis les premières aventures de Charlot, le cinéaste n’avait cessé de filmer, en sorte qu’on peut voir, sinon tous ses films, du moins l’essentiel de son œuvre comme une mise en question du corps social. Car que fait-il, sinon interroger au gré de ses réalisations l’ordre moral, social et politique de son temps, en les comprenant le plus souvent au prisme de ce « little fellow », de Charlot le vagabond, c’est-à-dire finalement de celui qui ne possède rien face à ceux qui possèdent argent et pouvoir ?

80Or si la contestation de l’ordre moral, comme avec AWoman of Paris de 1923, ou celle de l’ordre politique, comme avec The Great Dictator en 1940 est bien présente, c’est toujours à partir de la question sociale qu’elles sont ressaisies.

81A Woman of Paris est pour cela un film intéressant. Bien que toujours muet, il est esthétiquement audacieux, avec des jeux de lumière remarquables, comme ceux des premières scènes où la jeune héroïne, Marie Saint-Clair, jouée par Edna Purviance, attend sur un sinistre quai de gare de province, le train qui doit la mener seule à Paris. Là plutôt que de montrer un train français, qu’il eût alors fallu reconstituer dans ses studios californiens, Chaplin filma, pour signifier son arrivée, la projection de l’ombre ajourée de ses wagons sur la jeune femme. Mais audacieux, ce film l’est encore de bien des façons. Outre que Charlot n’en est pas un des personnages, et que Chaplin, méconnaissable, n’y apparaît furtivement que comme un bagagiste maladroit dans le hall de gare, l’audace a surtout consisté à montrer que l’émancipation sociale d’une femme cherchant à fuir la mentalité étriquée de sa province autant que sa condition modeste ne pouvait alors guère passer que par le fait d’être entretenue. Or, entretenue, non seulement Marie Saint-Clair l’est ouvertement dans sa nouvelle vie parisienne, mais plus encore l’homme riche qui l’entretient, Pierre Revel, joué par le français Adolphe Menjou, est aussi élégant avec elle qu’attachant et spirituel, bien que légèrement cynique. À l’inverse, l’amoureux, nommé Jean, qui l’a laissée partir et la retrouve à Paris avant de finir par se suicider pour elle, est montré naïf et servilement attaché à sa mère. Quant aux pères des deux jeunes gens, celui de Marie comme celui de Jean, leur autoritarisme et intransigeance n’auront au final causé que des malheurs. Aussi n’étaient-ce ni la vue du dernier panneau affirmant bien solennellement que « l’expérience montre que le secret du bonheur se trouve dans le service des autres » ni la scène finale où l’on voit Marie vivant avec la mère de Jean et quatre enfants adoptés, sous le regard chaleureux d’un curé qui leur rend visite, qui pouvaient réconcilier les autorités morales de l’époque avec Chaplin. Plus encore, le cinéaste dut même situer ce film à Paris afin de ne pas donner l’impression que la vie jouissive des grands bourgeois pouvait de quelque façon renvoyer aux mœurs américaines.

82Une scène extraordinaire, par exemple, filme une réception festive et sensuelle. Là, dans un appartement où se pressent, dans une ambiance dansante et alcoolisée, des individus des deux sexes, un homme arrive, portant allongée dans ses bras une femme n’ayant pour seul vêtement qu’un long voile qui la momifie des pieds à la poitrine. Après qu’il l’a déposé sur une plaque tournante, un autre convive, un peu bedonnant, entoure l’extrémité du voile autour de sa taille puis tourne sur lui-même, dénudant de ce fait progressivement la jeune femme qui, réjouie, prend la pause. Sa nudité se voit alors dans les regards amusés et coquins des femmes et des hommes de l’assistance, avant que la caméra nous montre ses deux jambes nues courant se réfugier derrière un paravent93.

83Mais outre cette scène très sensuelle, le film montre également la dureté de la vie sociale autant que l’hypocrisie face à l’argent. Ainsi, Marie est-elle doublement en proie au spleen : d’une part elle a appris que Pierre doit contracter un mariage avec une autre femme, bien qu’il lui dise que cela ne changera rien entre eux ; d’autre part elle a par hasard revu Jean, son ancien prétendant, lequel a pu lui témoigner de son amour toujours persistant. Finissant par manifester son trouble auprès de Pierre, celui-ci lui demande pourquoi tant d’insatisfactions puisqu’elle a tout ce qu’elle veut. Or, à la réponse de Marie disant qu’elle n’a pas tout et surtout pas une vie sociale reconnue de femme fondant une famille et ayant des enfants, Pierre répond par l’ironie. Voyant depuis sa fenêtre passer dans la rue un homme d’apparence assez pauvre portant des baluchons et suivi d’une femme ayant dans ses bras un enfant en bas-âge alors que deux autres, encore petits et un peu dissipés, la suivent, il s’en amuse et demande à Marie de venir les observer afin qu’elle se rende compte de ce que c’est que d’avoir une famille. Mais celle-ci, qui lui reproche de ne pas la prendre au sérieux, finit par s’emporter contre lui. Puis arrachant son collier de perles sur lequel Pierre vient d’attirer son attention, elle le jette par la fenêtre comme pour signifier son émancipation, et cela sous l’œil impassible de son compagnon se remettant à jouer du saxophone, confortablement assis dans un canapé. S’apercevant alors qu’un homme à l’allure plus que modeste ramasse le collier tombé sur la chaussée, elle proteste auprès de Pierre, hésite un temps puis dévale l’escalier, avant de sortir affolée de l’immeuble et de courir, poursuivie par un chien – ce qui rend la scène encore plus grotesque –, après le vagabond afin de récupérer son bien, non sans s’être sentie obligée de lui donner un billet qu’elle sort de son corsage. Rentrant chez elle, le talon de sa chaussure cassé par la précipitation inhabituelle de la course, elle retrouve Pierre, qui, hilare, a observé la scène depuis la fenêtre. Vexée, elle le traite alors d’« idiot94 ».

84Le Monde est adossé au confort de l’argent, non à l’amour, soupire la Morale. Mais bien naïfs sont les belles âmes qui, méprisant l’argent, pensent savoir ce qu’est l’amour, répond le Monde. Il ne pouvait décidément y avoir dans cet échange rien qui plût vraiment à la bien-pensance des années 1920.

85Or moins de vingt ans plus tard, Chaplin devait de nouveau provoquer l’opinion publique américaine en s’opposant, avec la réalisation du Dictateur, à la tentation d’une partie des autorités politiques de son pays d’accueil de ne pas entrer en guerre sur le continent européen. Si ce film, sorti en juillet 1940, est assurément un film politique dénonçant les folies criminelles et mégalomaniaques de Hitler, alias Hynkel, dictateur de Tomania, et de Mussolini, alias Napaloni, dictateur de Bacteria, c’est autant une dénonciation de la façon dont les populistes belliqueux opposent leurs citoyens les uns aux autres, afin de leur faire oublier la misère sociale, qu’un appel à la résistance. L’appel à la résistance, on s’en souvient, est ultimement lancé par le petit barbier juif lorsque, confondu avec le dictateur Hynkel, il lui revient, après l’invasion de l’Osterlich, de prononcer un grand discours. Soulignant qu’il ne veut en rien la guerre, mais qu’il plaide pour la justice, il appelle alors les soldats à unir leur force et à s’engager pour la défense de la démocratie, d’une démocratie sociale qui non seulement libère le monde des dictateurs qui asservissent le peuple, mais également donne au peuple de quoi vivre décemment : « Luttons pour créer un monde neuf, un monde qui accordera à tous les hommes la possibilité de travailler, qui donnera un avenir à la jeunesse et la sécurité à la vieillesse. […] Luttons pour un monde bâti sur la raison, un monde où la science et le progrès conduiront au bonheur universel. Soldats ! Au nom de la démocratie, unissons-nous ! »

86Or ce vibrant appel, « Soldiers, in the name of democracy, let us unite95! », n’est pas sans en évoquer un autre, plus célèbre encore, celui que Marx et Engels, à la fin du Manifeste communiste, en 1847, lançaient aux ouvriers des temps modernes : « Proletarier aller Länder, vereinigt euch ! – Prolétaires de tous les pays, unissez-vous96 ! » Et si dans ce film de Chaplin, ce n’est certes pas directement le prolétaire qui est sollicité, alors que l’ouvrier a pu l’être auparavant dans Les Temps modernes, c’est cependant l’homme du peuple qui est interpellé, cet homme de la société civile et non seulement le soldat. Car celui-ci, avant même d’être un guerrier, est bien un homme du peuple qui a à travailler pour vivre. Aussi est-ce toujours lui que le dictateur s’efforce de manipuler, comme en témoigne d’ailleurs une scène se situant au tout début du film. Là, après un premier discours cette fois-ci du véritable Hynkel devant la foule de ses partisans, Garbitsch, le conseiller à qui il demande ce qu’il en a pensé, lui répond qu’il aurait pu être plus violent à propos des Juifs. Et lorsque Hynkel s’en étonne, il précise cyniquement sa pensée : « Exciter la colère du peuple. La violence contre les Juifs lui fera oublier sa faim97. »

87Ainsi dans le cinéma de Chaplin, la question sociale, et celle sociale entre toutes consistant à savoir ce que signifie avoir faim, n’est jamais loin. Non seulement elle sous-tend, parfois implicitement comme dans The Great Dictator et le plus souvent explicitement, l’ensemble de ses films, mais plus encore, elle ne cesse de faire apparaître la violence politique comme un effort répressif pour la passer sous silence sans pour autant la résoudre. Charlot est comme l’on sait ce vagabond qui a toujours faim. Or avant que Les Temps modernes, en 1935, n’associent magistralement faim et répression sociale, Chaplin ne cessera de montrer que le policeman, qui sillonne les rues en étant à chaque fois si soucieux de l’ordre, est avant tout un homme qui se défie du vagabond et dont le vagabond à son tour ne peut que se défier. Outre les premiers courts métrages qui présentaient la chose de façon bonhomme et burlesque, comme dans His New Profession (Charlot garde-malade), film de 1914, où suite à une bagarre, Charlot s’amuse au final d’un policier tombé à l’eau, deux films feront du petit vagabond un justiciable en fuite. Il s’agit de The Adventurer (Charlot s’évade), film de 1917, et de The Pilgrim (Le Pèlerin), de 1923. Avec ces deux réalisations, et malgré leur comique burlesque, la violence des situations est bien davantage présente qu’elle ne l’était lors des modestes provocations du début. The Adventurer s’ouvre en effet par une course-poursuite où Charlot, habillé en bagnard, vient de s’évader et se fait tirer dessus par des gardiens de prison ; et il se conclut par une scène où « the little fellow » est de nouveau poursuivi par des policiers à sa recherche. Sans qu’on ne sache jamais ce qui lui est reproché, la sympathie habituelle avec laquelle il est filmé fait que le spectateur voit en lui le miséreux attachant, sans imaginer qu’il puisse jamais être un dangereux criminel. Quant à The Pilgrim, il nous présente un scénario similaire. Là encore Charlot vient de s’évader de prison, et dissimule sa fuite en étant vêtu d’un costume de pasteur ; mais alors qu’il est reconnu par un ancien codétenu qui espère profiter de son silence afin qu’il l’aide à commettre de nouveaux délits, il va cette fois-ci s’efforcer de déjouer les intentions du malfrat et contribuer à son arrestation. Charlot n’est donc pas un dangereux criminel ; mais ayant faim, c’est souvent lui qui se retrouve inquiété et parfois incarcéré par les forces de l’ordre, ou plus exactement par les forces de l’ordre social.

88C’est cette critique sociale, dans sa plus grande radicalité, qui constituera en 1931 le cœur de City Lights (Les lumières de la ville), faisant indéniablement de sa scène d’ouverture un inoubliable moment d’anthologie du cinéma social. Par la suite, d’autres films sauront insister sur cette question. Ainsi, dans Monsieur Verdoux, en 1946, le protagoniste, pris dans la « Grande Dépression » des années 1930, justifiera explicitement – puisque le film est alors parlant – ses crimes, consistant à assassiner des femmes pour s’approprier leur fortune, en rappelant la nécessité, suite à la perte de son emploi, de nourrir sa famille et de ne pas perdre sa maison. Mais outre que le vagabond de City Lights n’est quant à lui en rien un assassin, et que dans Monsieur Verdoux l’horreur des crimes, avec un personnage plus amer que burlesque, brouille la critique sociale, l’hyper-expressivité du cinéma alors encore muet de Chaplin charge l’œuvre de 1931 d’un surcroît d’affects, par lequel le spectateur, comble de la tragicomédie, ne cesse de passer du rire aux larmes.

89Qu’on se remémore la scène initiale du film. Devant un immeuble, au carrefour d’une grande ville, un monument majestueux va, en grande pompe, être inauguré. D’emblée, un panneau nous renseigne : « To the people of this city we donate this monument ; “Peace and Prosperity” / Aux habitants de cette ville, nous dédions ce monument : “Paix et Prospérité”. » Une foule compacte s’est rassemblée, et sur une estrade quelques personnalités publiques sont venues inaugurer l’œuvre encore protégée d’un voile qui la dissimule. Chaplin, qui a tenu à réaliser un film muet à une époque où le cinéma parlant commence à s’imposer, introduit un premier élément burlesque, et pour tout dire moqueur98, en substituant aux voix des deux orateurs – un homme bien portant, joué par un de ses acteurs habituels, Henry Bergman, et une femme au visage émincé – le galimatias quasi inarticulé que produit l’enregistrement d’une bande-son passée en vitesse accélérée. Puis vient le moment où la dame, tirant sur un cordage et faisant ainsi se lever le voile, rend visible l’œuvre, devant un parterre d’officiels, de képis galonnés et devant toute la bourgeoise locale. Et quelle œuvre ! Il s’agit d’un imposant triptyque, montrant sous forme allégorique la Prospérité, représentée par une femme, la Paix (à moins que ce ne soit la Justice) et la Défense nationale étant représentées par deux hommes. Au centre de cette œuvre massive la Prospérité trône sur son siège, le regard droit ; à ses côtés, la Paix ou la Justice, genou gauche à terre, se présente face à la foule, main droite levée comme pour prêter serment, paume ouverte, doigts écartés, et sa main gauche largement ouverte, pouvant ainsi servir d’assise. Quant à la Défense nationale, elle est figurée par un homme allongé à sa gauche, s’appuyant sur un coude, tenant un glaive au bout de son bras droit levé.

90Or, stupeur et scandale, lorsque le voile se lève – mais serait-ce celui de l’hypocrisie sociale ? –, la foule stupéfaite et choquée découvre qu’un petit vagabond misérable, Charlot, est venu se lover sur les genoux de la Prospérité, entre ses larges bras, au centre de ce monumental triptyque. Réveillé par la levée du voile autant que par les protestations de la foule, il s’excuse en soulevant son chapeau melon. Mais en s’efforçant de descendre de ce siège qui fut sa couche d’un soir, il accroche le fond de son pantalon troué au glaive triomphal de la Défense nationale ! Et c’est alors que s’efforçant de se sortir de cette situation scabreuse et scandaleuse, retentissent les premiers accords de l’hymne national américain. Les militaires se mettent au garde-à-vous, et le petit vagabond, le fond de pantalon toujours accroché au glaive tel un ballot de paille à la pointe d’une fourche, tient son chapeau melon sur son cœur tout en s’efforçant de se remettre d’aplomb. Parvenant à s’extirper de cette fâcheuse position, et comme pour se remettre de ses émotions, il s’assied. Mais le voilà désormais le derrière posé sur le visage de la Défense nationale ! Puis entendant les protestations de la foule et s’apercevant du caractère déplacé de sa position, il s’en écarte et, changeant de côté, va s’asseoir sur la main gauche de la Justice, avant de refaire son lacet en posant son pied droit sur le genou de la statue. Enfin, ultime dérision, ayant face à lui le profil de la main droite de la Justice, il pose son nez sur ce pouce de marbre, comme s’il le prenait pour un micro devant lequel il se mettait à parler. Mais ce faisant, et comble de maladresse, il fait un ultime pied de nez à la foule. Puis après un dernier salut d’excuse, il parvient à s’éclipser en enjambant la grille qui sépare la statue de l’immeuble devant lequel elle se trouve et disparaît derrière les buissons.

91Au cœur de la prospérité du capitalisme américain, Chaplin loge la misère de Charlot, de ce petit vagabond comme de tous les vagabonds et laissés pour compte de cette société aussi entreprenante qu’inégalitaire. Cette scène, dont le comique burlesque tend à faire oublier le tragique, nous introduit alors au cœur de l’ironie mordante de Chaplin, rendant une fois pour toutes manifeste l’importance subversive de sa critique sociale.

Ironie burlesque, ironie mordante

92À lire les écrits de Marx et à voir les films de Chaplin, il apparaît clairement que la critique sociale est bien au cœur de leurs œuvres. Mais un tel constat suffit-il à affirmer que l’une l’autre entrent ainsi objectivement en rapport au point que l’on puisse voir dans leur volonté de s’approprier cette question leur commune origine ? Un tel rapprochement ne passe-t-il pas trop rapidement sur la différence manifeste de leurs modes d’expression ? En effet qu’un film puisse soutenir une thèse, cela n’en fait toutefois pas un livre, et si le concept d’œuvre d’art a bien un sens, l’œuvre d’art quant à elle n’est pas un concept. Or ce n’est qu’en tenant compte de ces nécessaires distinctions qu’il devient possible de rapprocher sans les confondre les travaux de Marx et de Chaplin, et ainsi de comprendre qu’au-delà de leurs modes divergents d’expression, et à condition de viser les choses mêmes, une œuvre philosophique et une œuvre cinématographique peuvent, en nous étonnant nous-mêmes, trouver leur source commune au sein d’une même intuition.

93Ayant, bien qu’à des époques différentes de leur vie, connu des milieux sociaux divergents, à la fois très pauvres et riches, voire très riches, et vécu en eux, il est tout d’abord indéniable que, d’une part, ces deux hommes en ont gardé l’idée que la vie humaine était lutte et souffrance et, d’autre part, que parvenir à humainement la vivre requérait préalablement d’en proposer la critique. S’il est à peine besoin de mentionner l’importance qu’a le concept de lutte sociale (militante, syndicale, économique, politique) dans la vie et l’œuvre de Marx, on sait également l’usage intense et philosophique que celui-ci fit du concept de critique. Ainsi non seulement, comme le note justement Emmanuel Renault, « Marx, avec Kant et Bayle, est l’un des rares auteurs dont la pensée est associée dans son ensemble à la notion de critique99 », tant il ne cesse de reprendre ce terme pour nommer à la fois les objectifs, la forme et le contenu du discours, mais également c’est un penseur qui aura su conférer à ce terme le sens novateur d’une « participation consciente et cohérente à la lutte politique, plus précisément, une prise de parti aux côtés de la force sociale révolutionnaire100 ». Marx, écrit de façon consonante Franck Fischbach, en est ainsi venu « à concevoir le rôle du philosophe critique comme inséparable de la fonction désagrégative et de l’action effectivement dissolvante qu’exerce réellement à l’intérieur du monde existant et contre lui cette force de décomposition à laquelle il commence à donner le nom de “prolétariat”101 ». En cela sa philosophie est bien une philosophie s’efforçant de penser la sphère sociale sans la confondre ni avec la sphère individuelle ni avec la sphère proprement politique ; mais encore est-ce clairement une philosophie « de la transformation sociale102 ».

94Or, bien que de façon plus inattendue, l’idée que la vie de l’individu soit d’abord l’expression d’une lutte sociale et qu’en conséquence sa conception ne puisse être que critique est également largement développée aussi bien par les propos que par les œuvres de Chaplin. C’est là en effet un des thèmes directeurs de son autobiographie de 1964 : « Contrairement à Freud, je ne crois pas que la sexualité constitue l’élément le plus important du comportement. Le froid, la faim et la honte née de la pauvreté sont plus susceptibles d’affecter la psychologie103. » Ou encore, et d’une façon non moins provoquante tout en étant quelque peu naïve, comme pour s’excuser du caractère autodidacte de sa formation :

« Je ne tenterai pas de plonger dans les profondeurs de la psychanalyse pour expliquer le comportement des hommes, qui est aussi inexplicable que la vie elle-même. Plus que la sexualité ou que les aberrations infantiles, je crois que c’est l’atavisme qui est à l’origine de la plupart des conceptions qui nous guident ; je n’ai pas eu besoin de lire des livres pour savoir que le grand thème de la vie, c’est la lutte et aussi la souffrance. Instinctivement, toutes mes clowneries s’appuyaient là-dessus. Ma méthode pour organiser l’intrigue d’une comédie était simple : cela consistait à plonger des personnages dans les ennuis et à les en faire sortir104. »

95S’expliquer avec cette lutte sociale qu’est la vie, voilà pour Marx comme pour Chaplin l’origine de tout travail critique. Et qu’il soit philosophique ou cinématographie, il vise bien à transformer le réel. Certes, cette conception critique de l’existence humaine et sociale est montrée chez l’un par la puissance signifiante de l’analyse et du concept, chez l’autre par l’expressivité affective de l’image. Ce en quoi l’un comme l’autre ont bien conscience des armes dont ils disposent.

96Ainsi, pas plus que Marx n’a jamais cherché autre chose qu’à développer la force de l’analyse rationnelle, Chaplin n’a quant à lui jamais été tenté de substituer le didactisme à l’émotion. L’émotion, comme il l’avait compris dès ses années de formation et comme il parviendra plus tard à l’énoncer, non sans songer à son propre art cinématographique basé sur la pantomime, « c’est un point de vue plus intéressant au théâtre que l’intellect105 ». Et c’est encore cette puissance émotionnelle de l’art qu’il cherchera lorsqu’il se mettra, comme pour City Lights, à composer la musique de ces films. La musique n’a pas, comme la comédie, à être drôle : elle a à être « un contrepoint de grâce et de charme », à exprimer ce « sentiment sans quoi […] une œuvre d’art est incomplète106 ». Aussi, pour Chaplin, l’art ne peut-il être l’élément de la critique qu’en étant d’abord le milieu de l’émotion, sa mise en forme, en quelque sorte, ce qu’il a d’ailleurs pu dire explicitement en écrivant que l’art est « une émotion supplémentaire » venant « s’ajouter à une technique habile107 ».

97Certes une telle attention portée à l’émotion, lorsqu’on ne cesse de montrer la misère sociale, aurait pu conférer à cet art une dimension misérabiliste. Et pourtant, même lorsque Chaplin aborde les sujets les plus poignants, comme dans le court métrage de 1917, The Immigrant, ou a fortiori dans The Kid, en 1921, rien de tel n’a lieu. Et si ce cinéma ne cède jamais à cette tentation, c’est que Chaplin a su artistiquement la tenir à distance, tout en sachant intimement de quoi la misère est faite.

98Mettre à distance la misère afin de pouvoir en rendre compte, c’est là ce que Marx comme Chaplin ont parfaitement compris. Chez le philosophe allemand, cette mise en distance s’opère dans l’analyse. Ainsi lorsque dans Le Capital il s’agit de dénoncer l’exploitation du travail des enfants dans les usines anglaises, plutôt que de nous arracher des larmes, il libère notre colère en se contentant de citer les rapports officiels que des médecins de l’époque sont chargés de rendre. Ainsi en est-il de ce témoignage paru dans le Daily Telegraph du 17 janvier 1860 et faisant état du rapport de « Monsieur Broughton, county magistrale de son état » :

« À 2, 3, 4 heures du matin, des enfants de 9 à 10 ans sont arrachés à leurs lits de misère et forcés, uniquement pour survivre, de travailler jusqu’à 10, 11 heures du soir ou minuit, cependant que leurs membres dépérissent, que leur silhouette se recroqueville, que leurs traits s’altèrent et que toute leur apparence humaine se fige en une torpeur de pierre dont la simple vue est terrifiante108. »

99Et c’est encore à cette même façon de procéder qu’il aura recours lorsque, dans le vingt-troisième chapitre du Capital, afin de mettre en évidence les désastres sociaux causés par « le procès d’accumulation du capital », il multipliera les données statistiques. Même si ces données ne remplacent pas l’analyse, elles suffisent toutefois à dénoncer le scandale d’une réalité occultée – car, comme l’écrira Lénine en 1917, « les faits sont têtus ».

100Or si Chaplin ne dispose pas, pour sa part, de la possibilité d’exposer de la sorte le factuel, il a su néanmoins, en utilisant toutes les ressources de son art pourtant tourné vers l’émotion, mettre lui aussi cette misère en évidence sans pour autant céder au misérabilisme. Aussi s’agissait-il d’emblée de faire rire. Et de fait, dans son cinéma, le spectateur, venu en nombre dès les premiers films, peut rire de tout : de la faim, qui est une constante de la vie de Charlot, de la répression policière, qui est un thème tout autant récurrent, et même de l’abandon des nouveau-nés. Ainsi en est-il au début de The Kid, lorsque Charlot, découvrant un nourrisson et après avoir voulu une première fois s’en défaire, est contraint, sous le regard d’un policier qui malencontreusement passe là, de le ramasser comme s’il s’agissait du sien alors qu’honteusement il aurait cherché à l’abandonner. C’est alors que, quelques instants plus tard et après l’échec d’une nouvelle tentative d’abandon, il se retrouve, l’enfant dans les bras, assis sur le rebord du trottoir. Et là, se demandant ce qu’il pourrait bien en faire, lui qui avec les enfants, contrairement à la mère de famille qui passe avec son landau, ne sait pas y faire, son regard se porte sur une plaque d’égout. Il la soulève, regarde l’enfant, prend un air embarrassé, puis la referme. De tels traits d’humour, parfaitement caustiques, sont extrêmement fréquents dans le cinéma de Chaplin. Mais c’est alors que la scène se poursuit, et que le petit vagabond trouve sur l’enfant encore plus misérable que lui un mot anonyme : « Please love and care for this orphan child – Aimez cet orphelin et prenez soin de lui109. » Et d’un coup Charlot se ravise, sourit à l’enfant et le spectateur comprend qu’il vient de l’adopter.

101Si l’humour burlesque est bien une constante de l’art de Chaplin, et qu’en nous faisant rire il nous permet d’échapper au misérabilisme, il a, comme le montre cette scène, son pendant dans une indéniable violence sociale. Aussi l’humour est-il chez lui la face pudique d’un profond sens de l’ironie, dont la vérité est toujours celle du retournement tragicomique. C’est cette ironie qui n’a cessé d’inspirer ses films, et c’est sur ce sens du tragicomique que, dans son autobiographie, il revient à plusieurs reprises. Se remémorant un souvenir d’enfance où il passa un jour des rires aux larmes en voyant d’abord un mouton s’échapper de l’abattoir tandis que des badauds tentaient de l’attraper et que d’autres trébuchaient devant l’animal qui allait bientôt être repris et voir son sort scellé, Chaplin écrit : « Je me souvins pendant des jours de cet après-midi de printemps et de cette poursuite comique ; et je me demande si cet épisode ne contenait pas en germe mes futurs films : la combinaison du tragique et du comique110. » Or si grande puisse être la part de reconstruction biographique et « d’écriture de soi » dans ce récit, il n’en reste pas moins que ce sens du retournement tragicomique des situations marque profondément le personnage de Charlot et le cinéma de Chaplin. Comme il l’écrira en réfléchissant son art : « Dans la création d’une comédie, c’est paradoxal, mais la tragédie stimule le sens du ridicule ; parce que le ridicule, sans doute, est une attitude de défi : il nous faut bien rire en face de notre impuissance devant les forces de la nature… ou devenir fou111. »

102Pour autant, qu’on n’aille pas croire que Marx est quant à lui dépourvu d’humour et d’ironie. Mais si l’ironie de Charlot est burlesque, et qu’ainsi elle nous fait rire, celle de Marx est mordante, nous faisant alors au mieux sourire. C’est là ce sur quoi un de ses biographes britanniques, Francis Wheen, a su, il y a quelques années, insister, en en repérant de multiples traces au sein même du très sérieux Capital :

« Pour faire honneur à la logique détraquée du capitalisme, le texte de Marx est saturé et parfois même débordant d’ironie – une ironie qui a toutefois échappé à presque tous les lecteurs de Marx pendant plus d’un siècle. Une des très rares exceptions est celle du critique littéraire américain Edmund Wilson qui a salué Marx comme “certainement le plus grand ironiste depuis Swift”112. »

103Faire de Marx un ironiste n’est pas le déconsidérer en en faisant un pitre burlesque. C’est bien plutôt porter attention à sa capacité à dénoncer des situations violentes, sans se laisser par elles emporter dans l’affect colérique. Or c’est effectivement là ce qu’en son temps Jonathan Swift avait su faire, lors même qu’en un bref pamphlet, constatant le grand nombre de jeunes enfants irlandais dont les parents misérables ne pouvaient plus assumer la charge, il proposait qu’une fois dépecés, il devienne possible de se nourrir de leur chair et, après avoir été convenablement tannée, de réutiliser leur peau en en faisant soit des gants pour Dames, soit des chaussures pour Messieurs113.

104Aussi, et pour faire suite aux propos de Francis Wheen, il est possible de mentionner quelques traits de l’ironie qui effectivement traverse l’œuvre majeur de 1867. À la fin de la deuxième section, ayant analysé le processus de de transformation de l’argent en capital, Marx par exemple peut écrire :

« Nous quitterons cette sphère bruyante, ce séjour en surface accessible à tous les regards, en compagnie du possesseur d’argent et du possesseur de force de travail, pour les suivre tous deux dans l’antre secret de la production, au seuil duquel on peut lire : No admittance except on business. C’est ici qu’on verra non seulement comment le capital produit mais aussi comment on le produit lui-même, ce capital. Il faut que le secret des “faiseurs de plus” se dévoile enfin114. »

105Notant dans la foulée que « ne règnent ici que la Liberté, l’Égalité, la Propriété et Bentham », il conclut son propos en un final parfaitement digne de l’ironie de Swift :

« Au moment où nous prenons congé de cette sphère de la circulation simple ou de l’échange des marchandises, […] il semble que la physionomie de nos dramatis personae se transforme déjà quelque peu. L’ancien possesseur d’argent marche devant, dans le rôle du capitaliste, le possesseur de force du travail le suit, dans celui de son ouvrier ; l’un a aux lèvres le sourire des gens importants et brûle d’ardeur affairiste, l’autre est craintif, rétif comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché et qui, maintenant, n’a plus rien à attendre… que le tannage115. »

106Or de tels traits d’ironie, loin d’être isolés, sont récurrents dans Le Capital. Aussi, et sans qu’il soit question de les mentionner tous, quelques-uns peuvent encore être rappelés, telle cette maxime : « le cœur de l’homme est une chose bien étrange, surtout quand l’homme porte ce cœur dans sa bourse116 », ou encore cette diatribe dénonçant l’esclavage :

« La simple humanité nous enjoint manifestement de délivrer le capitaliste du martyre et de la tentation, tout comme l’on a récemment délivré les esclavagistes de Géorgie, en abolissant l’esclavage, du dilemme où ils se trouvaient, ne sachant s’ils devaient dépenser tout le surproduit tiré de l’esclave nègre à coups de fouets en faisant la fête au champagne, ou en retransformer aussi une partie en terres et en nègres supplémentaires117. »

107Et finalement la façon qu’aura Marx de « délivrer le capitaliste » sera de lui rejouer la vieille blague de l’arroseur arrosé. À la question de savoir ce qui se passe lorsque « l’heure de la propriété privée capitaliste a sonné », il répondra : « Die Expropriateurs werden expropriiert – On exproprie les expropriateurs118. »

108Outre que c’est bien là le principe même de tous les renversements ironiques de situations, c’est-à-dire de toutes ces tragicomédies dont l’histoire individuelle comme collective est friande, ce schème de l’arroseur arrosé, on s’en souvient, est en quelque sorte la scène inaugurale du cinéma, celle qu’à sa toute naissance, en 1895 et en moins de cinquante secondes, Louis Lumière avait filmé sous le titre « Le Jardinier et le Petit Espiègle ». C’est cette scène que Chaplin, un jour de 1914, avait vainement proposée à Mabel Normand, sous l’autorité de laquelle il devait encore se tenir119 ; et c’est encore cette même scène, bien que sensiblement retransformée, que Chaplin rejoua l’année suivante dans le final d’un court métrage intitulé A Night in the Show (Charlot au music-hall). Il s’était alors attribué deux personnages, celui d’un aristocrate ivre et celui d’un vagabond ; et par un subtil montage cinématographique, on voyait alors, depuis le balcon d’un théâtre, le vagabond arroser avec un tuyau à incendie l’ensemble des spectateurs du parterre, dont l’aristocrate ivre.

109Qu’il nous suffise quant à nous de noter que c’est bien dans la question sociale, et ainsi dans l’histoire des hommes, que Marx comme Chaplin, chacun à leur façon, et de façon aussi irréductible que paradoxalement convergente, ont su retrouver cette force tragicomique, tout à la fois burlesque et amère, de l’ironie. Ce faisant leur force est d’avoir su non seulement introduire cette question sociale dans leur œuvre, mais plus encore d’en avoir fait leur marque propre.

Notes de bas de page

1 Outre l’édition originale, l’œuvre de Karl Marx, comprenant de nombreux ouvrages posthumes, a connu plusieurs éditions. Une ancienne mais précieuse édition allemande des œuvres de Marx et de Engels, en 40 volumes, Marx Engels Werke (MEW), aujourd’hui numérisée, est désormais accessible sur le site [https://marx-wirklich-studieren.net/]. Les références aux éditions allemandes des œuvres de Marx et de Engels seront données dans cette édition. Quant à l’édition plus récente, Marx Engels Gesamtausgabe (MEGA), éditée par Karl Dietz en 1958 à Berlin, elle se poursuit sur de nouvelles bases depuis 1990 (MEGA2) et devrait compter environ 120 volumes. Si l’on trouve en traduction française depuis longtemps l’immense majorité des textes de Marx (y compris aujourd’hui en ligne), une traduction de la MEGA2, sous l’intitulé de « Grande Édition Marx Engels » (GEME) est actuellement en cours de réalisation aux Éditions sociales.

2 Le plus bref comme le plus long des courts métrages de Chaplin acteur furent tous deux réalisés en 1914 et mis en scène par Mack Sennet. Il s’agit de A Busy Day, traduit en français par Madame Charlot (5’57’’) et de Tillie’s Punctured Romance, Le Roman comique de Charlot et de Lolotte (85’17’’). Mais avec une telle durée est-ce encore un court métrage ? Quant aux œuvres de Chaplin, elles sont aujourd’hui disponibles dans des versions bien restaurées. Trois coffrets de quatre DVD chacun, sous le titre La Naissance de Charlot sont disponibles chez Arte Éditions/Lobster Films : The Keystone Comedies. 1914 (2010), The Essanay Comedies. 1915 (2014), et The Mutual Comedies. 1916-1917 (2013). À quoi il convient d’ajouter les neuf films tournés avec la First National Company de 1918 à 1923. Sept d’entre eux sont accessibles dans deux DVD, Quatre courts métrages de la First National (Hachette/MK2, 2004) et The Chaplin Revue (Universal/MK2, 2015) ; le huitième, The Bond, film de propagande patriotique tourné en 1918, est aisément accessible sur Internet ; quant au neuvième, The Kid, on le trouve, entre autres, dans l’édition de l’intégrale des longs métrages (TF1 vidéo/MK2, 2015).

3 Charles Chaplin, My Autobiography (1964), Londres, Penguin Books, 2003, p. 271 ; trad. Jean Rosenthal, Histoire de ma vie, Paris, Robert Laffont, 1964, p. 274.

4 Ibid., p. 458 ; trad. p. 459.

5 Voir, par exemple, ibid., p. 320, 401, 439, 441, 471 ; trad. p. 322, 403, 440, 442-443, 473.

6 Voir, par exemple, ibid., p. 40 : « Education bewildered me with knowledge and facts in which I was only mildly interested » ; trad. p. 41 : « L’instruction m’ahurissait de connaissances et de faits qui ne m’intéressaient que médiocrement. »

7 Ibid., p. 50 ; trad. p. 50.

8 Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, trad. G. Fondu et J. Quétier, Paris, Les Éditions sociales, coll. « GEME », 2014, p. 61 ; Zur Kritik der Politischen Ökonomie, MEW 13, 7.

9 Ludwig Feuerbach, L’essence du christianisme, trad. J.-P. Osier, Paris, Gallimard, 1992, p. 131.

10 Bruno Bauer, La Trompette du jugement dernier contre Hegel, l’athée et l’antéchrist. Un ultimatum, trad. H.-A. Baatsch, Paris, Aubier-Montaigne, 1972, p. 180-181. Sur cette question délicate de l’athéisme supposé de Hegel, voir notre Introduction à la traduction de ses textes, Écrits sur la religion (1822-1829), trad. J.-L. Georget et Ph. Grosos, Paris, Vrin, 2001, p. 37-61.

11 Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, op. cit., p. 61-62 ; MEW 13, 7-8.

12 Karl Marx, « Les débats sur la loi relative aux vols de bois », dans Œuvres. III. Philosophie, trad. M. Rubel, Paris, Gallimard, 1982, p. 242 ; MEW 1, 115.

13 Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, op. cit., p. 62 ; MEW 13, 8.

14 Karl Marx, « Lettre à Ruge », septembre 1843, dans Œuvres. III. Philosophie, op. cit., p. 343 ; MEW 1, 344.

15 Ibid.

16 Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, op. cit., p. 62 ; MEW 13, 8.

17 Karl Marx, « Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel », dans Œuvres. III. Philosophie, op. cit., p. 382 ; MEW 1, 378.

18 Pour l’ensemble de ces citations, ibid., p. 382-383 ; MEW 1, 378-379.

19 Ibid., p. 388 ; MEW 1, 383.

20 Ibid., p. 389 (trad. modifiée) ; MEW 1, 384. Nous suivons ici les remarques de Franck Fischbach lorsqu’analysant ce texte il préfère traduire, de façon non hégélienne, le verbe Aufheben par supprimer plutôt que par surmonter. Cf. Philosophies de Marx, Paris, Vrin, p. 155, note 2.

21 Ibid.

22 Ibid., p. 393 ; MEW 1, 388.

23 Ibid., p. 396 ; MEW 1, 390.

24 Ibid., p. 397 ; MEW 1, 391.

25 Bruno Bauer, La Question juive, Braunschweig, 1843.

26 Moses Mendelssohn, Jérusalem ou Pouvoir religieux et judaïsme (1783), trad. D. Bourel, Paris, Les Presses d’aujourd’hui, 1982.

27 Karl Marx, « À propos de la question juive », dans Œuvres. III. Philosophie, op. cit., p. 352 ; MEW 1, 351.

28 Ibid., p. 375-376 ; MEW 1, 372-373.

29 Pierre-Joseph Proudhon, Carnets, t. II : 1847-1848, Paris, Marcel Rivière et Cie, 1960. Cf. également Michel Dreyfus, L’antisémitisme à gauche, histoire d’un paradoxe, Paris, La Découverte, 2011.

30 Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, op. cit, p. 64 ; MEW 13, 10.

31 Friedrich Engels, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, trad. G. Badia et J. Frédéric, Paris, Les Éditions sociales, 1960. Pour le renvoi de Marx à ce texte, cf. Contribution à la critique de l’économie politique, op. cit., p. 64.

32 Karl Marx, « ad Feuerbach », dans Œuvres. III. Philosophie, op. cit., p. 1031 ; MEW 3, 6.

33 Ibid., p. 1033 ; MEW 3, 11.

34 Franck Fischbach, La critique sociale au cinéma, Paris, Vrin, 2012, p. 11.

35 Ibid., p. 15.

36 Ibid., p. 38. Pour des références à Chaplin, voir également p. 15 et 101.

37 Charles Chaplin, My Autobiography, op. cit., p. 145-146 ; trad. p. 147-148. Dans la notice qu’il rédige afin de présenter les films de la Keystone company, Jeffrey Vance rappelle qu’alors que Chaplin chaussait du 38, Charlot portait des chaussures taille 49 « afin d’obtenir cette démarche caractéristique “en canard” » (cf. « Chaplin chez Keystone. La naissance de Charlot », p. 10) ; ce livret accompagne le coffret de 4 DVD, La Naissance de Charlot, Arte Éditions/Lobster Films : The Keystone Comedies. 1914 (2010).

38 Ibid., p. 146 ; trad. p. 148. Si Charlot est effectivement adepte des coups de pied au derrière, il ne botte en fait jamais celui des dames.

39 Dans son autobiographie, se souvenant de son premier séjour à New York, en 1912-1913, Chaplin note que, dans la Troisième comme dans la Seconde Avenue, « poverty was callous, bitter and cynical [la pauvreté était brutale, amère et cynique] ». Cf. My Autobiography, op. cit., p. 123 ; trad. p. 125.

40 Jeffrey Vance, « Chaplin chez Keystone. La naissance de Charlot », op. cit., p. 24.

41 Cf. Karl Marx, Œuvres. III. Philosophie, op. cit., respectivement p. 396 et 1171 ; MEW 1, 390 et 3, 183.

42 Raymond Huard, « Marx et Engels devant la marginalité : la découverte du Lumpenproletariat », Romantisme, n° 59, 1988, p. 5-17.

43 Ibid., p. 7. Pour le texte d’Engels, cf. « Deutscher Sozialismus in Versen und Prosa », MEW 4, 219.

44 Friedrich Engels, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, op. cit. p. 134 et 135 ; MEW 2, 320.

45 Ibid., p. 136-137 ; MEW 2, 321 et 322.

46 Ibid., p. 137 ; MEW 2, 323.

47 Ibid., p. 138 ; MEW 2, 323.

48 Ibid., p. 137-138 ; MEW 2, 323.

49 K. Marx et F. Engels, Le Manifeste du Parti communiste, Paris, 10/18, p. 32 ; MEW 4, 472.

50 K. Marx, Les Luttes de classes en France, trad. M. Rubel et L. Janover, Folio/Histoire, 2002, p. 14 ; MEW 7, 15.

51 Ibid., p. 30-31 ; MEW 7, 26. L’expression entre deux astérisques (*) est en français dans le texte. Le Lazzarone, qui signifie toujours aujourd’hui en napolitain le mendiant et dont le nom provient du Lazare des Évangiles, fut d’abord un terme désignant le lépreux. Puis ce terme prit très vite un sens péjoratif et devint synonyme de crapule ou de fripouille.

52 Karl Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, dans Les Luttes de classes en France, op. cit., p. 242-243 ; MEW 8, 160-161.

53 Cf. Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, t. II : La méconnaissance. Le Malentendu, Paris, Éditions du Seuil, 1980, p. 227.

54 Charles Chaplin, My Autobiography, op. cit., p. 324 ; trad. p. 326.

55 Karl Marx, Le Capital, trad. sous la responsabilité de J.-P. Lefebvre, Paris, Messidor/Éditions sociales, 1983, p. 146 ; MEW 23, 143.

56 Ibid., p. 165 ; MEW 23, 161.

57 Ibid., p. 175 ; MEW 23, 170.

58 Ibid., p. 170 ; MEW 23, 165.

59 Ibid., p. 172 ; MEW 23, 167.

60 Ibid., p. 173 ; MEW 23, 168.

61 Ibid., p. 256 ; MEW 23, 243.

62 Ibid., p. 354 ; MEW 23, 334.

63 Ibid., p. 415 ; MEW 23, 390.

64 Ibid., p. 483 ; MEW 23, 454.

65 Ibid., p. 495 ; MEW 23, 465.

66 Ibid., p. 566-567 ; MEW 23, 529-530.

67 Ibid., p. 570 ; MEW 23, 532.

68 Ibid., p. 586 ; MEW 23, 546.

69 Ibid., p. 605 ; MEW 23, 562.

70 Ibid., p. 803 ; MEW 23, 741.

71 Ibid., p. 805 ; MEW 23, 742.

72 Ibid., p. 805 ; MEW 23, 743.

73 Ibid., p. 824-825 ; MEW 23, 760-761.

74 Ibid., p. 825-826 ; MEW 23, 761-762. Pour une description, bien que non marxiste, de ce phénomène, on se rapportera à l’ouvrage de Pascale Drouet, Le vagabond dans l’Angleterre de Shakespeare, ou l’art de contrefaire à la ville et à la scène, Paris, Éditions de L’Harmattan, 2003.

75 Ibid., p. 722 ; MEW 23, 673.

76 Sur ce récit, voir Charles Chaplin, My Autobiography, op. cit., p. 220-221 ; trad. p. 223-224.

77 Ibid., p. 396 ; trad. p. 397.

78 Ibid., p. 371 ; trad. p. 372.

79 Ibid., p. 394 ; trad. p. 395. On trouve la transcription de la totalité de ce « Discours » dans cet ouvrage, aux pages 393-396 (trad. p. 394-395).

80 Ibid., p. 209 ; trad. p. 213.

81 Ibid., p. 377 ; trad. p. 379.

82 Ibid., p. 336 ; trad. p. 339.

83 Karl Marx, Le Capital, op. cit., p. 495 ; MEW 23, 465.

84 Charles Chaplin, My Autobiography, op. cit., p. 378 et 393 ; trad. p. 379 puis 394.

85 Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, op. cit., p. 62 ; MEW 13, 8.

86 Ibid., p. 63 ; MEW 13, 8-9.

87 Ibid., p. 63-64 ; MEW 13, 9.

88 Karl Marx, Le Capital, op. cit., p. 605 ; MEW 23, 562.

89 Dans A King in New York, cette scène se situe à partir de la quarante-troisième minute du film.

90 Charles Chaplin, My Autobiography, op. cit., p. 458 ; trad. p. 460.

91 Ibid., p. 401 ; trad. p. 403.

92 Sur cet épisode, cf. ibid., p. 466-467 ; trad. p. 468-469.

93 Cette scène, dans le film, se situe à partir de la trentième minute.

94 Cette scène commence à partir de la quarante-quatrième minute du film.

95 Charles Chaplin, My Autobiography, op. cit., p. 395 ; trad. p. 396. Dans The Great Dictator, cette parole est prononcée à la 116e minute.

96 K. Marx et F. Engels, Le Manifeste du Parti communiste, op. cit., p. 61 ; MEW 4, 493.

97 Cette scène du Dictateur se trouve à la vingt-deuxième minute.

98 Marcel Carné, auquel sera en partie consacré le chapitre suivant, publia en juin 1931, dans la revue Cinémagazine, n° 6, un article intitulé : « En manière de bilan : si le parlant n’était venu ». Là, afin de poser le problème, il prend d’emblée l’exemple de cette ouverture tonitruante du film de Chaplin, n’y manquant d’y voir « une charge à fond contre les talkies ». Cf. Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), textes de Marcel Carné présentés par Philippe Morisson, Granvilliers, Éditions La Tour verte, 2016, p. 277.

99 Emmanuel Renault, Marx et la philosophie, Paris, PUF, 2013, p. 25.

100 Ibid., p. 31.

101 Franck Fischbach, Philosophies de Marx, op. cit., p. 150.

102 Ibid., p. 20.

103 Charles Chaplin, My Autobiography, op. cit., p. 206 ; trad. p. 210.

104 Ibid., p. 210 ; trad. p. 214.

105 Ibid., p. 252 ; trad. p. 255.

106 Ibid., p. 324-325 ; trad. p. 327.

107 Ibid., p. 390 ; trad. p. 391.

108 Cf. Karl Marx, Le Capital, op. cit., 272 ; MEW 23, 258.

109 Cette scène se situe à de la huitième minute du film.

110 Charles Chaplin, My Autobiography, op. cit., p. 40 ; trad. p. 41.

111 Ibid., p. 299 ; trad. p. 303.

112 Francis Wheen, Karl Marx. Biographie inattendue, trad. Roland Desné, Paris, Calmann-Lévy, 1999, p. 301.

113 Jonathan Swift, A modest proposal for preventing the children of Ireland from being a burden to their parents or country, dans Satires and personal writings, Londres/New York, Oxford University Press, 1932 ; trad. É. Pons, Modeste proposition concernant les enfants des classes pauvres, dans Œuvres, Paris, Gallimard, 1965. Cf. également, à ce sujet, notre ouvrage, L’Ironie du réel à la lumière du romantisme allemand, Lausanne, L’Âge d’homme, 2009, p. 51-52.

114 Karl Marx, Le Capital, op. cit., 196 ; MEW 23, 189.

115 Ibid., p. 198 ; MEW 23, 189 puis 190-191.

116 Ibid., p. 254 ; MEW 23, 241.

117 Ibid., p. 670 ; MEW 23, 624.

118 Ibid., p. 856 ; MEW 23, 791.

119 Charles Chaplin, My Autobiography, op. cit., p. 149 ; trad. p. 151-152.

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