Chapitre I. L’art d’être requis
Clint Eastwood et Emmanuel Levinas
p. 33-85
Texte intégral
L’improbable rencontre
1Qu’y a-t-il, que peut-il y avoir de commun entre Emmanuel Levinas, philosophe français d’origine lituanienne et de culture juive (1906-1995), et Clint Eastwood, cinéaste américain né en 1930 ? Plus encore, et par-delà leur biographie, quelle correspondance entre leurs deux œuvres respectives est-il permis d’établir sans qu’un tel rapprochement ne devienne superficiel et sophistique, pour tout dire vulgaire ? Car, à n’en pas douter, une telle confrontation peut paraître étonnante, voire inappropriée, déplacée et peut-être même scandaleuse pour quiconque songera au fait qu’on ne peut mettre sur un même plan un philosophe et un « honky tonk man ». De fait, outre ces registres fort différents, aucun des deux n’est, semble-t-il, proche de l’activité de l’autre. Aucun des deux n’a même jamais convoqué, dans ses productions, celles de l’autre, lors même que sur près d’un quart de siècle – si on considère que le premier film réalisé par Eastwood (Play Misty for Me) date de 1971 –, ils ont pu avoir connaissance l’un de l’autre.
2Or à cette question – qu’est-ce que leurs œuvres peuvent bien avoir en commun ? –, il faut répondre sans détour : l’art d’être requis. Les pages qui suivent sont destinées à rendre compte des enjeux d’une telle expression autant que d’un tel rapprochement.
3Et pourtant, il faut en convenir, celui-ci n’a guère d’évidence. Ainsi Clint Eastwood est un acteur et réalisateur (producteur également) de cinéma. Mais, sans lui faire offense, ce n’est pas un « intellectuel » au sens où il ne produit pas d’écrits critiques sur son art. Il n’écrit d’ailleurs pas non plus les scénarios des films qu’il réalise. Quant à Emmanuel Levinas, si imposante soit son œuvre, on ne peut dire qu’il se soit véritablement, ni même beaucoup, intéressé à l’art en général et encore moins au cinéma en particulier à propos duquel il semble n’avoir jamais rien publié. Si l’on cherche en effet dans ses travaux une confrontation à la chose artistique, on ne trouve guère que deux textes, sinon de jeunesse, du moins rédigés dans la période de l’immédiat après-guerre. Il y a, d’une part, un bref chapitre intitulé « l’exotisme » dans l’ouvrage de 1947, De l’existence à l’existant, et un article paru dans le numéro 38 des Temps modernes, en 1948 : « La réalité et son ombre ». Or non seulement ces travaux sont peu nombreux, mais ils sont également peu favorables à la question de l’art, et ce pour des raisons essentielles tenant aux perspectives générales prises dès ce moment par la pensée de Levinas. Sur ce point l’avant-propos, datant de 1947, à De l’existence à l’existant est tout à fait clair. Sans être en effet encore en capacité d’énoncer les thèses qui seront les siennes en 1974 dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, lorsque sa pensée aura conquis sa pleine maturité, ce texte de 1947 anticipe déjà la reprise de la formule platonicienne de l’épekeina tès ousias1.
« L’étude que nous présentons a un caractère préparatoire. Elle parcourt et effleure un certain nombre de thèmes des recherches plus vastes consacrées au problème du Bien, au Temps et à la Relation avec Autrui, comme mouvement vers le Bien. La formule platonicienne plaçant le Bien au-delà de l’être est l’indication la plus générale et la plus vide qui les guide. Elle signifie que le mouvement qui conduit un existant vers le Bien n’est pas une transcendance par laquelle l’existant s’élève à une existence supérieure, mais une sortie de l’être et des catégories qui le décrivent : une ex-cendance. Mais l’ex-cendance et le Bonheur ont nécessairement pied dans l’être et c’est pourquoi, être vaut mieux que ne pas être2. »
4Comme on le constate, Levinas ne parle pas ici de la nécessité d’« autrement qu’être », et ne peut pas encore déployer les questions qui seront celles de l’ouvrage publié en 1974 (la primauté de la responsabilité, conçue comme substitution, sur la liberté), mais c’est déjà le problème du Bien qui aimante toute sa réflexion et oriente toute sa recherche. C’est pourquoi c’est à l’aune de cette question, celle du Bien au-delà de l’être, qu’il convient de lire le bref chapitre intitulé « L’exotisme » en lequel il aborde, en 1947, la question de l’art. Il s’y réfère, notons-le, d’une façon fort générale tant il se contente de parler des « statues de Rodin » ou du « monde de Delacroix » et du « monde de Victor Hugo3 », sans mentionner ni analyser aucune œuvre particulière. La thèse ici soutenue insiste sur le fait que « la fonction élémentaire de l’art qu’on retrouve dans ses manifestations primitives consiste à fournir une image de l’objet à la place de l’objet lui-même4 ». Or la conséquence d’un tel propos est que l’art fait sortir les choses du monde. Il « a pour effet d’arracher la chose à la perspective du monde5 » en interposant entre nous et la chose sa simple image. « Le mouvement de l’art consiste à quitter la perception pour réhabiliter la sensation, à détacher la qualité de ce renvoi à l’objet6. » C’est là, dit Levinas, ce que fait « la photographie7 », comme c’est là ce qu’obtient le « cinéma par les gros plans » : ils isolent et arrêtent l’action, permettant ainsi au particulier « de manifester sa nature particulière et absurde que l’objectif découvre dans une perspective souvent inattendue, la courbure d’épaule à laquelle la projection donne des dimensions hallucinantes en mettant à nu ce que l’univers visible et le jeu de ses proportions normales estompent et dissimulent8 ». Bref, dans l’œuvre d’art, la réalité « pose dans sa nudité exotique de réalité sans monde, surgissant d’un monde cassé9 ».
5Une telle interprétation – qui va jusqu’à penser que le cinéma arrête l’action ! – est très exactement inverse à celle défendue par Gilles Deleuze, lequel comme on sait voit en cet art ce qui a le pouvoir, par la logique conjuguée du mouvement et surtout du temps, d’élargir notre monde. Or pour Levinas, à l’instar de « la littérature de la peinture » moderne qui a déclaré « la guerre au sujet10 », l’œuvre d’art ne fait voir que des « éléments nus, simples et absolus, boursoufflures ou abcès de l’être ». Ou encore, suivant un propos qui peut évoquer la naissance du cubisme (avec Picasso et Braque) ou encore l’œuvre de Kandinsky : « À un espace sans horizon, s’arrachent et se jettent sur nous des choses comme des morceaux qui s’imposent par eux-mêmes, des blocs, des cubes, des plans, des triangles, sans qu’il y ait transition des uns aux autres11. »
6La violence de ces expressions ne peut manquer de retenir notre attention, mais également de nous surprendre. La matérialité des formes de l’art moderne, dit Levinas, « c’est l’épais, le grossier, le massif, le misérable. Ce qui a de la consistance, du poids, de l’absurde, brutale, mais impassible présence ; mais aussi de l’humilité, de la nudité, de la laideur12 ». Qu’on ne s’y trompe pas : un tel propos n’est pas un plaidoyer pour l’art antique (ou classique) contre l’art moderne ; c’est une vive critique de toute activité artistique dont la limite consiste en la mise en évidence du « grouillement informe » de la matérialité, et plus encore « de l’il y a13 ». Or tel est bien le problème sur lequel reviendra la préface à la deuxième édition de l’ouvrage, en 1978, quatre ans après la parution d’Autrement qu’être. Là, Levinas parlera de « la description de cet il y a même et [de] l’insistance sur son inhumaine neutralité. Neutralité à surmonter déjà dans l’hypostase où l’être, plus fort que la négation, se soumet, si on peut dire, aux êtres, l’existence à l’existant14 ».
7Ainsi cette vive critique de l’activité artistique, si ce n’est ce désintérêt pour l’art, vient-elle du fait que, selon Levinas, celui-ci ne parvient pas à nous soustraire à l’il y a, et à l’inverse nous y ramène. En cela, il ne peut nous permettre d’accéder à l’« au-delà de l’être », c’est-à-dire à la question du Bien, qui, dès 1947 (au moins) aimante l’ensemble de ses travaux. Aussi n’est-il pas étonnant que l’année suivante, en 1948, il fasse paraître dans le numéro 38 des Temps modernes, sous le titre « La réalité et son ombre », un article là encore très critique vis-à-vis de l’art. En un sens, il s’agit d’une vive dénonciation de l’idée d’art engagé. Conformément à la thèse soutenue l’année précédente, Levinas réaffirme que « le procédé le plus élémentaire de l’art consiste à substituer à l’objet son image », qu’il n’a donc accès qu’à l’image et non au concept, et ainsi à aucune « vérité15 ». Bref, selon une formule célèbre, « l’art lâche donc la proie pour l’ombre », et c’est pourquoi il ne peut être qu’« essentiellement dégagé » au point de constituer « dans un monde de l’initiative et de la responsabilité, une dimension d’évasion16 ».
8Le concept d’évasion avait fait l’objet, en 1935, d’un article paru dans les Recherches philosophiques, et il soulignait alors la nécessité de s’extraire de la neutralité de l’Il y a17. Toutefois l’idée ici présentée d’évasion de l’art, loin de signifier la possibilité de nous soustraire d’une logique de l’être et de nous permettre d’accéder à la responsabilité, comme dans Autrement qu’être, ne dit que l’inverse : elle nous soustrait à la responsabilité de l’Autre en nous faisant nous évader du réel. L’art, en somme, nous reconduit à l’il y a neutre et irresponsable, alors qu’en s’égarant la critique littéraire comme philosophique ne fait que donner l’illusion inverse de sa responsabilité : « La critique l’arrache à son irresponsabilité déjà en abordant sa technique. Elle traite l’artiste comme un homme qui travaille18. »
9Ainsi l’art est-il image, c’est-à-dire « dégradation ou érosion de l’absolu » et « l’image est idole », en sorte que « toute image est déjà caricature19 ». Ces caractéristiques situent donc le problème à un niveau à la fois ontologique et religieux, puisque Levinas, se ressaisissant de la défiance du judaïsme vis-à-vis de l’image, paraît ici désireux de lui conférer une justification philosophique. C’est donc dire que l’art n’est alors analysé que dans une perspective ontologique générale, et que la confrontation à l’œuvre, comme en 1947, reste très faible. Aucune n’est ici analysée, et seuls quelques noms propres sont mentionnés, qui nous rapportent d’ailleurs tous à ceux d’hommes de lettres : Gogol, Dickens, Tchekhov, Molière, Cervantès, Shakespeare, Gœthe et Dostoïevski20. Levinas tombe ainsi dans le lieu commun du philosophe qui n’évalue l’art qu’à l’aune du concept au point de faire de la parole la mesure de tout œuvre, et ce conformément à la tradition de l’Ut pictura poesis. Son argument consiste donc à dire que l’art, lâchant la proie pour l’ombre, ne nous confronte pas au réel mais à son image, en sorte que le philosophe se trompe s’il pense que celui-ci nous donne accès à un quelconque « engagement », militant et responsable.
10On comprend qu’en publiant cet article, la rédaction des Temps modernes, par l’entremise de Merleau-Ponty, ait tenu à prendre ses distances en ajoutant une note préalable :
« L’étude qu’on va lire donne une description frappante du milieu pré-humain, en deçà du temps et de la vie, qui est celui de l’art et de la littérature. Si l’auteur les délie du souci d’exprimer l’expérience humaine, c’est que l’art, selon lui, se place avant le monde vrai, et que l’artiste comme artiste n’est pas encore un homme. S’il respecte l’indifférence de la conscience artiste, il ne consent pas à l’appeler générosité, et il y a du mépris dans ce respect. C’est à la philosophie et à l’action qu’il réserve la vérité. Il faut avouer qu’il y a là pour tout le monde un problème21. »
11De fait, ce propos de Levinas est aux antipodes de la théorie de l’engagement alors défendue par Sartre ; de même qu’il restera fort éloigné des thèses ultérieurement développées par Merleau-Ponty lorsqu’à la fin de son œuvre ce dernier parlera de la peinture de Cézanne comme ce qui nous fait accéder à la vérité du sensible. Toutefois cette critique de l’engagement ne signifie pas un retour à une valorisation de « l’Art pour l’art » ; d’une tout autre façon, il nous renvoie à sa dévalorisation, en soulignant à quel point l’art se montre incapable de nous faire accéder à la question éthique de la responsabilité, déjà en passe de devenir la question première par excellence, par-delà l’ontologie. Aussi faut-il bien admettre que le peu d’intérêt que Levinas lui accorde (pour des raisons philosophiques autant sans doute que religieuses) rend suspect et provoquant le rapprochement avec un cinéaste, quel qu’il soit.
12À cela il convient d’ajouter que si Levinas ne s’intéresse pas plus à l’art en général qu’au cinéma en particulier – même l’existence d’un fils pianiste et compositeur ne l’a pas fait ultérieurement écrire sur la musique –, il semble bien qu’Eastwood ne s’intéresse pas davantage à la philosophie. Toutefois si ce cinéaste ne montre pas de signes d’intérêt particuliers pour la philosophie, quelques philosophes, américains pour le moment, se sont intéressés à lui au point de lui consacrer des études critiques et savantes. Deux ouvrages ont en effet paru aux États-Unis, manifestant un intérêt certain des philosophes ou éthiciens pour ce cinéaste, prêts à reconnaître en son œuvre un indéniable contenu spéculatif22.
13D’une façon similaire, même s’il faut bien admettre le désintérêt de Levinas pour l’art en général et le cinéma en particulier, il convient de reconnaître, d’une part, que le peu qu’il a écrit sur ces questions aurait pu donner matière à une véritable méditation esthétique et, d’autre part, que son œuvre est loin d’être restée sans influence sur les cinéastes eux-mêmes. Ainsi en soulignant dès 1947, dans De l’existence à l’existant, que « le mouvement de l’art consiste à quitter la perception pour réhabiliter la sensation », ou encore que « l’événement esthétique » décrit « la manière dont, dans l’art, les qualités sensibles qui constituent l’objet, à la fois ne conduisent à aucun objet et sont en soi23 », Levinas touche juste. Il touche à l’irréductibilité du sentir à la perception, et donc de l’art à la connaissance. Et c’est cette même thèse qu’il énonce encore l’année suivante, en 1948, dans « La réalité et son ombre » : « La sensation n’est pas un résidu de la perception. » Ainsi, par exemple dans la musique, « en écoutant, ne saisissons-nous pas un “quelque chose”, mais sommes sans concepts : la musicalité appartient au son naturellement24 ». Si pertinents soient de tels propos, ils ne vont pourtant pas orienter la pensée de Levinas vers celle de son ami Vladimir Jankélévitch, lequel a si bien compris que la musique ne relevait pas de la signification, ni vers celle de Henri Maldiney et de son sens rare de la peinture25.
14Quant à l’influence des thèses de Levinas sur l’œuvre des cinéastes, si singulière soit-elle en regard de l’intérêt qu’il porte au cinéma, elle n’en est pas moins réelle. Ainsi le cinéaste israélien Yoram Ron a-t-il réalisé en 2014 un documentaire de soixante-huit minutes intitulé Le Dieu absent, Emmanuel Levinas et l’humanisme de l’autre homme, en lequel il s’efforce de rendre cinématographiquement la défiance que le philosophe a à l’égard de l’image. Il la filme en décalage avec la parole, et cherche de la sorte à ne pas la chosifier. Mais plus encore, ce même documentaire laisse la parole à un autre célèbre cinéaste, Luc Dardenne, lequel dit explicitement sa dette à l’égard de la pensée de Levinas jusque dans la façon qu’il a de filmer les personnages de ses films. Ainsi en est-il de Rosetta, film réalisé en 2009 avec son frère Jean-Pierre Dardenne et qui obtenu la même année la Palme d’Or au festival de Cannes. Cette œuvre remarquable relate la vie difficile d’une jeune fille, interprétée par Émilie Dequenne. Celle-ci perd son emploi d’ouvrière, partage pauvrement avec sa mère alcoolique, et pour tout logement, une caravane sur un camping, mais malgré tout se bat pour son intégration sociale. En outre, et bien que Luc Dardenne ne le signale pas dans le documentaire de Yoram Ron, un autre de ses films tournés avec son frère, Le gamin au vélo (2011), avec comme acteurs Thomas Doret (dans le rôle de Cyril) et Cécile de France (dans le rôle de Samantha), présente de fortes résonances avec la pensée de Levinas. L’histoire est en effet celle d’une rencontre, imprévue comme toute rencontre qui n’est pas un simple rendez-vous, et qui ici est même inespérée en ce qu’elle va sauver un jeune enfant du désastre. Celui-ci, prénommé Cyril, loge dans un foyer d’accueil. Mais il ne tient que par l’espoir de retrouver son père, sans savoir que celui-ci refuse de prendre soin de lui et de l’élever. Ce dernier va même, sans le dire à l’enfant, jusqu’à vendre son vélo. Fuyant ses éducateurs, Cyril s’introduit dans une résidence où son père a habité avant de disparaître sans laisser d’adresse. Les éducateurs, à la poursuite de l’enfant, le retrouvent dans un cabinet médical, situé au rez-de-chaussée de l’immeuble. Et c’est lorsqu’ils cherchent à l’attraper que, dans la bousculade qui s’ensuit, celui-ci s’agrippe à une jeune femme, Samantha, qu’il fait chuter à seule fin de ne pas être emmené par ses éducateurs. Celle-ci, coiffeuse de son métier, apprenant la situation, rachète le vélo pour le rendre à l’enfant puis accepte ensuite, à sa demande, de devenir à elle seule, pour lui, une famille d’accueil. Ce film, Le gamin au vélo, met ainsi en image une expérience que Levinas, notamment dans Autrement qu’être, s’est efforcé de méditer : le fait d’être requis parce que choisi, élu par Autrui, en sorte qu’il vous incombe, malgré vous, une responsabilité que vous n’aviez pas sollicitée… et qui vous révèle paradoxalement à vous-même. Ou comment un visage, une fois rencontré, devient injonction et responsabilité.
15Il aurait donc été possible, et même pertinent, de partir de ce film afin de mettre en évidence l’influence, qui plus est explicitement reconnue, du philosophe Levinas sur un cinéaste, ici les frères Dardenne. Toutefois, si juste soit-elle, une telle démarche reste prise dans le cadre d’un schéma aussi classique que « vertical » : celui du penseur qui donne à l’artiste son inspiration. Et même si ce dernier en use très librement en fonction des contraintes de son art, de sa compréhension des thèses et de sa sensibilité, cela reconduit le schéma d’une idée inspirée que celui qui en hérite doit artistiquement traduire. Or tout autre est ici notre démarche. Il ne s’agit pas de se demander quel cinéaste a été influencé par la pensée de Levinas au point d’en rendre au mieux la pensée, mais de voir si les thèses conceptuellement méditées par le philosophe ont pu être artistiquement mises en œuvre par un cinéaste qui, sans l’avoir lu, sans le convoquer et possiblement sans même le connaître, a toutefois développé une même intuition directrice. S’agissant de Levinas, comme l’ont bien compris les frères Dardenne, c’est celle d’avoir à répondre du visage d’autrui au point d’en porter, malgré soi, la responsabilité. C’est cette intuition qui est ici mise à l’épreuve, de façon certes improbable mais peut-être pas totalement saugrenue, en faisant se croiser l’œuvre philosophique d’Emmanuel Levinas et celle cinématographique de Clint Eastwood.
16Jusqu’où l’un et l’autre ont-ils compris ce que signifie le fait d’être requis par autrui, d’avoir à répondre de lui ? Jusqu’où en ont-ils fait le fil directeur majeur de leur œuvre ? Et comment cette question a-t-elle pu cheminer en celle-ci au point de s’imposer à ces auteurs ? Car elle a nécessairement cheminé. L’œuvre désormais close de ce philosophe et celle encore en cours de ce cinéaste s’étendent sur plusieurs décennies. Ainsi, de sa thèse sur le rôle de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, soutenue en 1930, aux derniers ouvrages, Dieu, la mort et le temps en 1993 puis Altérité et transcendance en 1995, la philosophie de Levinas s’est profondément transformée, même si dès l’après-guerre elle a su trouver son fil directeur. Et il en est de même pour l’œuvre de Clint Eastwood – dont on ne s’intéressera ici qu’au travail de réalisateur, dans la mesure où son activité d’acteur n’engage pas sa pensée. Or, de Play Misty for Me (Un frisson dans la nuit, 1971) à The Mule (2018), sa filmographie a sensiblement évolué. Reste que cette question de la responsabilité face au visage d’autrui est une question qui semble bien aimanter le travail de ces deux hommes, comme le montrent des œuvres qui l’ont poussée à l’extrême, telle Autrement qu’être pour l’un ou Gran Torino pour l’autre.
17Méditant le sens d’Autrement qu’être, Flora Bastiani a su souligner à quel point cette œuvre ouvrait « une nouvelle phase dans le développement de la pensée d’Emmanuel Levinas », c’est-à-dire à quel point « l’éthique y prend une forme radicale, puisqu’autrui n’est plus “en face de moi”, mais “en moi” », passant ainsi d’une problématique du visage à une problématique de la responsabilité. « Alors que Totalité et Infini proposait une description de l’émergence de l’éthique pour un sujet impliqué dans un face-à-face avec Autrui, Autrement qu’être déploie une réflexion sur la structuration de la subjectivité elle-même. Ce changement d’optique fondamental ouvre deux évolutions majeures qui sont à l’œuvre dans Autrement qu’être. » Celles-ci sont, d’une part, une « mise à distance du langage ontologique » (ce qui impose une torsion de la langue visant à nous soustraire à l’idée d’un moi persévérant en son être) et, d’autre part, une réévaluation de la question politique dans ses rapports avec l’éthique. Comme Flora Bastiani le précise encore :
« C’est précisément en renvoyant le sujet à l’intimité de sa relation à l’altérité, en lui-même, que Levinas rompt avec le modèle du face-à-face et introduit la question de la justice. Alors que la charité s’impose comme un devoir devant un autrui qui s’adresse à moi, la justice renvoie à mon devoir devant tous les autres – autres que Levinas désigne sous le terme de Tiers. La responsabilité du sujet se trouve ainsi articulée à celle du citoyen26. »
18Et c’est là également ce que souligne, dans la même revue, Joëlle Hansel :
« Levinas ne se contente plus, comme il l’a fait dans Totalité et Infini, de rechercher “un autre type d’intentionnalité”. La conscience hantée par autrui est “non-intentionnelle”. Elle n’est ni une “extase intentionnelle”, ni un mouvement hors de soi qui serait analogue à celui du moi en face d’un autre qui lui reste extérieur. La transcendance de la conscience est une rétro-cendance. Le mouvement en deçà n’est plus une remontée vers ce qui est “primordial”, vers l’éthique qui est fondamentale et “première”. C’est une descente ou, plutôt, une plongée vertigineuse dans les profondeurs d’un moi “obsédé” par autrui et par la responsabilité inscrite dans sa structure même27. »
19La radicalité introduite par Levinas est donc celle d’un moi qui découvre en lui une responsabilité pour autrui plus originaire que sa propre liberté. Et c’est d’avoir à penser cela qui induit un bouleversement des catégories usuelles de l’ontologie comme d’ailleurs de la (jeune) tradition phénoménologique. Ce n’est donc pas seulement le thème de la responsabilité que Levinas a introduit dans la phénoménologie : bien que celui-ci se déduisait d’une liberté supposée première, il était déjà présent dans la « condamnation » du Pour-soi (qu’est l’homme) à la liberté dans L’Être et le Néant de Sartre. C’est l’obsession d’avoir à répondre de l’autre lors même que je ne compte pas librement, volontairement, me rapporter à lui. Aussi, a contrario du propos sartrien, Levinas médite une liberté qui se déduit de la responsabilité, et non l’inverse. Et c’est pourquoi il peut écrire que cette responsabilité « me commande et m’ordonne à autrui », et qu’elle le fait « malgré moi », en sorte que je ne puis répondre que « Me voici28 ». Cette responsabilité est donc irréductible à la conscience d’une liberté non égoïste, éthique, face à la misère du monde. C’est l’entente d’un appel que je ne peux récuser parce qu’il m’obsède et m’accuse. Autrement dit, en introduisant de la sorte la question de la responsabilité, Levinas a introduit dans la phénoménologie le couple structurel de l’appel et de la réponse. Ce qu’Autrement qu’être formule explicitement :
« Ce qui est le propre de toutes les relations qui ainsi se déploient […] c’est le fait que le retour s’y dessine dans l’aller, que l’appel s’y entend dans la réponse, que la “provocation” venant de Dieu est dans mon invocation, que la gratitude est déjà gratitude pour cet état de gratitude qui serait, à la fois ou tout à tour, le don et la gratitude29. »
20Ce faisant, il a introduit là ce qui est devenu une des questions majeures de la phénoménologie contemporaine, question reprise et développée dans le courant des années 1990 un peu par Henri Maldiney, et beaucoup par Jean-Louis Chrétien et Jean-Luc Marion30. Or si cette question de la « réponse » s’est bien davantage développée dans les pensées de Jean-Louis Chrétien et de Jean-Luc Marion que dans celles d’Henri Maldiney, c’est qu’elle a chez eux comme chez Levinas une très explicite résonance théologique : l’appel devenant l’appel de Dieu auquel le sujet ne peut se soustraire. Et c’est là ce que Levinas laissait déjà entendre en reprenant une formule biblique : « Me voici ! » (Isaïe, 6,8).
21Toutefois si ce philosophe a bien introduit la nécessité de cette interrogation dans la philosophie contemporaine, il ne l’a pas pour autant inventée. D’une part, antérieurement à la phénoménologie née avec le xxe siècle, elle était déjà présente dans la philosophie et la théologie occidentales. C’est là ce que Jean-Louis Chrétien montre clairement lorsqu’il médite les propos de saint Augustin :
« La singularité de saint Augustin en cet ordre est d’avoir décrit ce schème de l’appel et de la réponse dans le langage de la question et de la réponse, mais en inversant les rôles attendus. Ce n’est pas nous, selon lui, qui répondons aux questions muettes des choses, ni aux questions que nous nous posons à partir d’elles, ce sont elles qui nous répondent. […] Comme pour saint Augustin, ce qui répond précède la question, et la rend seulement possible en nous appelant par sa manifestation, mais la question est ce qui nous ouvre à la réponse comme telle, faisant advenir un acte véritablement commun31. »
22D’autre part, si cette question a bien quelque nécessité, c’est qu’elle n’est pas une invention du discours théologique ou même philosophique, mais qu’elle nous renvoie à une situation d’existence susceptible d’être universellement éprouvée. Ainsi, avant d’être une question philosophique qui se demande comment penser non seulement la réponse, mais le fait même d’avoir à répondre, ou encore ce que cela change à l’analyse phénoménologique et à la primauté de l’intentionnalité telle qu’elle a été établie par Husserl, avant tout cela cette question relève d’une épreuve qui bouleverse une situation d’existence. Mais comment la bouleverse-t-elle ? Et que change-t-elle pour le sujet ?
23On comprend que, formulée ainsi, cette analyse de Levinas ne relève pas d’une morale, au sens où celle-ci serait (naïvement) prescriptive. C’est là un point sur lequel Levinas lui-même a su insister : « Nous appelons éthique une relation entre des termes où l’un et l’autre ne sont unis ni par une synthèse de l’entendement ni par la relation de sujet à objet et où cependant l’un pèse ou importe ou est signifiant à l’autre, où ils sont liés par une intrigue que le savoir ne saurait ni épuiser ni démêler32. » Et c’est là encore ce qu’entend préciser Jean-Luc Marion lorsqu’il préface l’édition des Œuvres du philosophe :
« Levinas n’a jamais tenté d’écrire une éthique, mais de décrire ce qui rend possible l’éthique elle-même. […] A fortiori, jamais on ne trouve la moindre tentative de déployer les détails d’une morale appliquée, encore moins l’esquisse d’une réflexion strictement politique33. »
24Qu’un tel propos ne relève pas d’une morale signifie donc qu’il ne se veut pas prescriptif. Toutefois, s’il est vrai qu’il n’existe nulle « morale appliquée » chez Levinas, son adossement aux commandements divins tels qu’il les entend à partir de la Torah et du Talmud, qu’il a par ailleurs beaucoup commentés, rend problématique le fait que de telles paroles ne soient jamais prescriptives. Et en admettant même qu’elles ne le soient pas, sont-elles au moins véritablement descriptives ? Revenant sur ces questions, Jean-François Rey souligne que le propos de Levinas, lorsqu’il médite ce que signifie « exister à l’accusatif », et dont le corrélat est alors le « Me voici ! », n’est certes pas prescriptif : « il ne s’agit pas là de morale » ; mais à proprement parler son propos ne peut pas davantage être dit « descriptif » car si tel était le cas nous aurions « une bonne description par Levinas de la conscience morbide, voire du délire de culpabilité (“Plus je suis juste, plus je suis coupable”). […] Nous ne sommes pas plus dans un traité de morale que dans un traité médical34 ».
25En quel sens, dès lors, la phénoménologie de Levinas peut-elle penser décrire ce qui se donne dans l’exigence de la responsabilité, celle-ci étant comprise comme le fait d’avoir à répondre d’autrui ? Cette question relative aux limites de la description revient à une question sur l’enjeu de son universalisation. En effet, si le concept, pourtant phénoménologique, de description pose ici quelques problèmes, c’est en raison du fait qu’on répugne à universaliser l’idée selon laquelle l’existant existerait toujours « à l’accusatif », c’est-à-dire l’idée que tous existeraient sur ce mode, ou encore que ce mode puisse correspondre à une facticité incontournable. Pour le dire dans les termes mêmes de Levinas, il y a la guerre, et il y a le « il y a », lui-même synonyme de brutalité, d’indifférence, d’anonymat et en conséquence d’irresponsabilité. Aussi faut-il nécessairement prendre en compte et au sérieux ces réalités et ces concepts afin de comprendre comment l’expérience de l’« exister à l’accusatif » devient possible, c’est-à-dire comment, devenant tout autre chose qu’une construction intellectuelle chez un philosophe inspiré par le judaïsme, cette expérience peut se trouver exposée, déployée, décrite au sein d’une œuvre non conceptuelle mais artistique, donc sensible, et en l’occurrence cinématographique.
26Une telle confrontation, ou plutôt correspondance entre les œuvres d’Emmanuel Levinas et de Clint Eastwood repose non seulement sur la description que l’un comme l’autre ont pu faire de l’altérité et de la relation à autrui, mais encore sur le fait qu’une véritable intelligence de cette relation nous conduit jusqu’à l’épreuve de la responsabilité pensée comme substitution et justice. C’est là ce que Levinas rappelle en conclusion d’Autrement qu’être :
« La signification – l’un-pour-l’autre – la relation avec l’altérité – a été analysée dans le présent ouvrage comme proximité, la proximité comme responsabilité pour autrui, et la responsabilité pour autrui – comme substitution : dans sa subjectivité, dans son port même de substance séparée, le sujet s’est montré expiation-pour-autrui, condition ou incondition d’otage35. »
27Et encore : « dans la juste guerre menée à la guerre, trembler – encore frissonner – à tout instant, à cause de cette justice même36 ».
L’Il y a et la guerre
28Penser non seulement l’altérité mais la responsabilité pour autrui et la penser comme substitution n’a rien d’évident si cette démarche ne vise pas seulement à mettre en rapport l’Autre et le Même, mais à installer l’altérité au cœur de l’identité. Et plus encore, si cette démarche ne vise pas tant à constituer une morale – “Soyez bon avec autrui, votre prochain”, propos qui se fonde dans une pensée de la liberté du sujet, lequel peut choisir la justice ou l’injustice – qu’elle ne vise à décrire une expérience qui est universalisable, non en ce que tous l’éprouvent mais en ce qu’elle peut saisir tout un chacun.
29Or d’où vient ce peu d’évidence sinon de ce qu’il nous est difficile, voire impossible, de ne pas constater : à savoir, d’une part, l’indifférence à l’égard d’autrui et la force des égoïsmes et, d’autre part, la difficulté qu’il y a à dire ou à montrer cette expérience de la responsabilité comprise comme substitution, tant celle-ci résiste à se laisser penser dans les catégories qu’habituellement nous convoquons et utilisons. Penser cette force des égoïsmes et éprouver cette difficulté à dire la responsabilité jusqu’à la substitution n’est pas le propre du philosophe, comme si cela lui était réservé. Aussi n’est-il rien d’inconcevable à ce que d’autres, et par exemple un cinéaste, aient pu eux aussi à la fois établir un tel constat et éprouver une telle difficulté. Le philosophe, quant à lui, ne se singularise qu’en étant celui qui parvient à amener conceptuellement cette difficulté à la parole et à en méditer les incidences.
30Or c’est ce que fait Levinas dès les premières pages d’Autrement qu’être. L’ouvrage s’ouvre en effet sur le constat de l’inquiétant « sourd et anonyme bruissement de l’il y a » (§ 1) qui se déploie en « égoïsme » et « guerre » (§ 2), autant que sur la difficulté qu’il y a à énoncer l’accomplissement de la subjectivité en « responsabilité pour autrui » (§ 4) tant que l’on s’en tient à une conceptualité plus prompte à dire l’être autrement que l’autrement qu’être (§ 1 et 3)37. C’est là une association que Paul Ricœur, dans la brève analyse qu’il a proposée de l’ouvrage de Levinas, a su d’emblée mettre en évidence, au point d’ailleurs d’en faire l’axe même de son questionnement : « Le pari majeur de ce livre est de lier le destin du rapport à établir entre l’éthique de la responsabilité et l’ontologie au destin du langage de l’une et de l’autre : le Dire du côté de l’éthique, le dit du côté de l’ontologie38. » Et de fait, c’est bien sur cette confrontation à la tradition philosophique que s’ouvre l’ouvrage de Levinas ; non pour y enfermer la philosophie dans son histoire, mais afin de parvenir à formuler l’expérience éthique par excellence : celle de la responsabilité comme substitution.
31Que dit le philosophe ? Que toute la tradition philosophique s’est toujours révélée incapable de penser la transcendance car elle ne l’a jamais pensée que par rapport à l’être. Ainsi lorsqu’elle a conçu des « arrière-mondes39 », selon une expression nietzschéenne, elle n’a jamais pensé que son propre prolongement ; c’est-à-dire qu’elle a pensé l’être autrement, mais sans parvenir à s’en extraire, donc sans véritable transcendance. Tel est ce propos qui, par son extraordinaire prétention, ne va pas sans problème. Peut-on en effet dire cela de toute la tradition ? De quelle difficulté cette incapacité supposée à penser la transcendance témoigne-t-elle ? Comment devient-il possible de la nommer ? Pour quels enjeux ?
32Que toute la tradition philosophique soit concernée par cette incapacité, c’est là ce que suggère d’emblée Levinas, en faisant allusion, dès les premières lignes et sans les nommer explicitement, à deux penseurs, aux extrêmes de la temporalité philosophique : Platon et Heidegger, dont on rappellera que ce dernier était toujours vivant au moment de la parution de cet ouvrage, en 1974. Pour ce qui est de Platon, les choses peuvent être complexes car si Levinas rappelle que « parmi les cinq “genres” du Sophiste manque le genre opposé à l’être », il rappelle également que dans la République, il est question de « l’au-delà de l’essence40 ». Les cinq genres du Sophiste sont le mouvement, le repos, l’être, le même et l’autre (254d- 254e) ; or si mouvement et repos, même et autre sont en apparente opposition, rien effectivement ne semble s’opposer à l’être (256d-e et 257b). Platon, du moins dans Le Sophiste, sous l’expression de mè on, ne parviendrait ainsi qu’à penser qu’un « être autrement » ; et même lorsqu’il nomme, en République VI, l’« épekeina tès ousias », « l’au-delà du bien », il est possible d’objecter que c’est là une intuition à laquelle il n’a pas donné toute sa puissance. Elle ne pouvait donc pas satisfaire Levinas, et encore moins sérieusement anticiper son propos.
33Quant à Heidegger, même si ni son nom ni ses ouvrages ne sont ici mentionnés, il n’en est pas moins visé. En effet, en nommant, dès la première note de la première page la différence ontologique du Sein et du Seiendes, de l’Être et de l’étant, Levinas s’explique clairement avec cette œuvre, ce qu’il reconnaît d’ailleurs explicitement peu après en notant :
« Ces lignes et celles qui suivent doivent beaucoup à Heidegger. Déformé et mal compris ? Du moins cette déformation n’aura-t-elle pas été une façon de renier la dette, ni cette dette une raison d’oublier41. »
34Contre Heidegger, deux thèses sont ici avancées : d’une part, la « différence ontologique » – celle de l’Être et de l’étant – n’est pas une authentique pensée de la transcendance – alors que Heidegger parle de la transcendance du Dasein – et, d’autre part, en pensant l’essence à partir de son étymologie et en la rapportant au latin esse, Levinas ne fait pas de différence entre l’Être et l’essence, si bien que selon lui Heidegger, penseur de l’Être, reste pris dans la métaphysique, que pourtant il dénonce et dont il prétend explicitement s’extraire42. S’extraire de la métaphysique ne revient donc pas à opposer le « ne-pas-être » à l’être, et une telle exigence ne légitime en rien une voie nihiliste. Aussi, s’il y a bien, en un sens, chez Levinas, un dégoût de l’être, il n’y a pas pour autant un dégoût d’être, du moins au sens où cela induirait une volonté de mettre fin à ses jours. Car si tel devait être le cas, alors il faudrait rappeler, comme le dit le philosophe, que « ma mort est insignifiante43 », et si elle l’est, c’est qu’en annulant tout elle n’est qu’un mode de l’être sans moi, en sorte que pour moi, il n’y a plus rien qui soit. Aussi la vraie question pour Levinas n’est-elle pas encore celle posée par Hamlet lorsqu’il s’interroge sur ce que signifie « être ou ne pas être » ; la vraie question serait : être ou autrement qu’être ? Or c’est cela qui est précisément si difficile à dire car « nos langues [sont] tissées autour du verbe être44 », en sorte que toute la philosophie occidentale est l’effort pour le faire entendre, et cela jusqu’à Heidegger qui a su porter l’attention sur sa forme substantivée : l’être.
35Mais reste alors à se poser la question principale : pourquoi est-il, selon Levinas, si important de penser « au-delà de l’essence », de penser non pas un « être autrement », mais un « autrement qu’être » ? À cette question une réponse est donnée dès l’ouverture de l’ouvrage de 1974 : c’est à cause de l’il y a, c’est-à-dire de l’être, ou essence, sans qualité. Et c’est pourquoi le « ne-pas-être » reste marqué du sceau de l’être, au sens où ce qu’il y a, c’est alors qu’il n’y a rien. Levinas peut ainsi écrire que « l’il y a remplit le vide que laisse la négation de l’être45 ». Mais ce qui caractérise fondamentalement l’il y a, c’est son « sourd et anonyme bruissement », son anonymat.
36Bien qu’il n’apparaisse explicitement que dans un article éponyme daté de 1946, ce qu’exprime ce concept est déjà signifié dès 1935 dans l’article « De l’évasion ». Là, Levinas parlait du « fait brutal de l’être » insistant, pour le désigner, sur « la catégorie de la suffisance ». Ainsi ce qu’il nommait à l’époque « l’évasion », et qu’il présentait comme « une condamnation, la plus radicale, de la philosophie de l’être par notre génération » renvoyait à « un besoin d’excendance », compris comme « besoin de sortir de soi-même, c’est-à-dire de briser l’enchaînement le plus radical, le plus irrémissible, le fait que le moi est soi-même46 ».
37Or, de bien des façons, ce propos est déjà essentiel : l’horreur de « l’être pur », de ce qu’il nommera plus tard l’il y a, c’est l’assignation à soi. Aussi l’évasion, « le besoin de sortir de soi-même », ne signifie pas la volonté de dissoudre le soi dans l’anonymat, mais à l’inverse la nécessité de devenir soi en sortant de l’anonymat. C’est pourquoi, de façon fort vive, Levinas pouvait conclure cet article de 1935 en écrivant que « toute civilisation qui accepte l’être, le désespoir tragique qu’il comporte et les crimes qu’il justifie, mérite le nom de barbare47 ». Dès cette période, la critique à l’égard de la pensée de Heidegger est présente. C’est une critique de l’être comme anonymat ou « il y a » et de l’indifférence du soi auquel conduit le Dasein, pour autant du moins que Heidegger le pense en termes de Geworfenheit, c’est-à-dire d’« être-jeté ». Ce concept, Levinas, en lui ôtant toute dynamique, l’entend comme le fait d’« être rivé48 » à soi, sans possibilité d’en sortir, sans pouvoir d’évasion. Le « besoin d’excendance » est déjà là, mais pas véritablement encore la transcendance telle qu’elle ouvre le propos d’Autrement qu’être, pas plus que n’est encore précisée « la nouvelle voie » à suivre pour « sortir de l’être49 ». Or cette « nouvelle voie », c’est précisément tout le sens de l’œuvre à venir, lequel sera trouvé non plus dans « l’excendance » à partir de soi, mais dans la transcendance de l’autre et de l’autrement qu’être.
38Ainsi, en mettant en évidence dès 1935 la brutalité de « l’être pur », qu’il nommera plus tard l’il y a, Levinas s’est efforcé de sortir de la voie ontologique. Soulignant les étapes de ce cheminement, il est possible de se rapporter à l’article de 1946 – « Il y a » –, en lequel il est dit que « l’être se refuse à toute spécification et ne spécifie rien », ou encore que « l’il y a, dans son refus de prendre une forme personnelle, est “l’être en général” », et enfin que si « le frôlement de l’il y a, c’est l’horreur », à l’inverse « être conscience – c’est être arraché à l’il y a, puisque l’existence d’une conscience constitue une subjectivité, puisqu’elle est sujet d’existence c’est-à-dire, dans une certaine mesure, maîtresse de l’être, déjà nom, dans l’anonymat de la nuit50 ».
39Ce thème de l’il y a est à l’époque si important que même lorsque Levinas ne le formule pas explicitement, c’est encore à lui, rétrospectivement, qu’il dit songer. Ainsi en est-il dans la préface à la deuxième édition, rédigée trente ans après la première, de l’ouvrage 1947, De l’existence à l’existant :
« Ce sont, dans les textes de la première partie de l’ouvrage où est tentée une phénoménologie de la paresse, de la fatigue, de l’effort, certains traits marqués par le caractère désertique, obsédant et horrible de l’être, entendu selon l’il y a ; mais c’est surtout la description de cet il y a même et l’insistance sur son inhumaine neutralité51. »
40Or précisément, ce sont ces mêmes termes d’« anonymat » ou d’« horreur de l’il y a » que Levinas reprend en 1974 dans Autrement qu’être52, tout en étant cette fois-ci à même de formuler la « nouvelle voie ». Un chapitre de cet ouvrage est, concernant cette question, important. Il est intitulé : « Sens et il y a ». Levinas y précise alors que l’essence, « c’est l’il y a horrifiant derrière toute finalité propre du moi thématisant et qui ne peut ne pas s’enliser dans l’essence qu’il thématise ». Non seulement le Moi pose et thématise l’il y a, mais à l’inverse « le bourdonnement incessant de l’il y a, heurte d’absurdité le moi transcendantal actif – commençant, présent53 ».
41De cela, il convient de déduire deux conséquences majeures. La première est que, loin de sa thèse de doctorat de 1930 consacrée à La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Levinas a désormais et depuis longtemps renoncé à toute théorie de l’intentionnalité. On peut dire qu’en cela il marque, avec d’autres philosophes français comme Henri Maldiney et Michel Henry, un tournant décisif dans la poursuite des études phénoménologiques de la seconde moitié du xxe siècle. Chez lui, la critique de l’intentionnalité signifie que le Moi n’a aucune légitimité à se penser comme moment fondateur de l’existence, et qu’à l’inverse il doit être pensé à partir d’une passivité première : sa liberté ne s’accomplira paradoxalement qu’en se découvrant responsabilité pour autrui. La seconde conséquence qu’il importe de souligner, c’est celle selon laquelle la découverte de l’il y a est liée à la fondation de l’éthique. Et si tel est le cas, c’est que cette découverte requiert l’évasion, la transcendance. Ce qu’elle requiert, ce n’est plus seulement l’arrachement à l’anonymat de l’il y a, mais selon une expression de Rodolphe Calin, « à un soi que sa surprésence reconduit à l’anonymat54 ». Or l’arrachement à soi, c’est le fait d’être assigné, par l’autre, dans un mouvement de pure passivité. Et comment peut-on supporter cela ? « Pour supporter sans compensation, il faut l’excessif ou l’é-cœurant remue-ménage et encombrement de l’il y a55. » Bref, pour supporter sa propre passivité, il faut comprendre que dans la responsabilité pour l’autre, je suis sorti du pur anonymat auquel me reconduit l’enfermement en moi. C’est cet enfermement que décrit Levinas en parlant de l’être, de l’essence, comme « intéressement » et comme « guerre ».
42La force de l’être ou de l’essence, c’est sa persistance, comme celle du soi est le persévérer dans l’être – ce que Spinoza a nommé le conatus et dont on voit ici à quel point, dès les premières pages d’Autrement qu’être, Levinas s’en écarte. C’est là la logique de l’intéressement du soi, terme à partir duquel Levinas nomme à la fois la tradition ontologique (celle de l’esse) et le privilège que celle-ci accorde au Même : au soi. Ainsi, ce qu’il y a, c’est l’« inter-esse-ment », lequel, ne reposant que sur le fait pour le soi de persévérer, ne produit que la défense de ses propres intérêts, à savoir, en sa version pacifique, le commerce, et en sa version violente, la guerre. Cela signifie d’ailleurs, selon Levinas, que la « paix raisonnable », visant l’intéressement, n’est en rien la Paix véritable, en laquelle seule règne le Bien. Se tenant au-delà de l’être, le Bien n’appartient pas à cette logique de l’intéressement, et ne peut donc être décrit à partir d’elle. Certes le commerce est préférable à la guerre, mais, comme nous le savons, ce n’est pas non plus le domaine de la justice et il n’est pas la condition de possibilité de l’éthique. Le commerce est aussi un lieu de violence, car d’intérêts du moi et non d’abord de responsabilité pour l’autre. En conséquence, une éthique ne peut être fondée sur une telle logique, en laquelle le moi est redevable de l’intéressement de l’être. Cela signifie que la liberté non seulement ne suffit pas à fonder la responsabilité, mais plus encore que la responsabilité pour l’autre, en quoi l’éthique s’éprouve, ne se déduit pas de la liberté. Comme le disait Levinas dès 1953, il faut se demander si l’ontologie est fondamentale, et à cette question ne pas hésiter à répondre par la négative : elle ne peut fonder le rapport éthique à l’autre homme. Si elle peut certes nous permettre d’être le berger de l’être, comme le souhaitait Heidegger, elle ne peut nous permettre d’être « le gardien de mon frère56 ».
43Ce constat de l’anonymat de l’être va de pair avec celui de l’insignifiance de ma mort et celui de l’intéressement, dont les versions pacifiques ou violentes sont le commerce et la guerre. Or ce constat, qui signifie également que l’éthique ne naît pas du moi, c’est-à-dire pas de moi, est celui que le cinéma de Clint Eastwood, bien que d’une tout autre façon, fait lui aussi. Si ce cinéaste, n’étant pas porté sur le réalisme ou le naturalisme social, comme celui des frères Dardenne ou par exemple celui de Ken Loach, ne traite que marginalement de cette logique de l’intéressement qui triomphe dans la « paix raisonnable » du commerce, il lui arrive toutefois de décrire les conflits d’intérêts qui opposent les hommes entre eux. Trois de ses films en témoignent particulièrement. Le premier est Absolute Power (Les pleins pouvoirs, 1997). C’est l’histoire d’un cambrioleur, joué par Eastwood, qui, lors même qu’il commet un vol de bijoux dans une luxueuse résidence, assiste derrière une glace sans tain, donc sans être vu et sans non plus oser se signaler, à un début d’ébats sexuels qui tourne vite à une tentative de viol de la propriétaire des lieux. Or l’agresseur que la femme a amené chez elle n’est autre que le président des États-Unis, que joue Gene Hackman. Se défendant, celle-ci est tuée par les gardes du corps de l’homme d’État, ces derniers étant alertés par les bruits de lutte. Au final, le président, dénoncé par le cambrioleur, sera tué par le mari de la défunte – mais ce sera là vengeance et non justice. En 2003, Eastwood tourne Mystic River, film qui emprunte son nom à la rivière qui traverse Boston. C’est l’histoire d’un mal qui hante trois hommes, encore vingt-cinq ans après que l’un d’eux, dénommé Dave Boyle, a été, devant les deux autres, enlevé et abusé par deux pédophiles. Eastwood filme ici le ravage du mal57, le mal dans ses conséquences ravageuses, tel qu’il va aboutir à ce que, à partir d’un quiproquo, l’un d’eux, Jimmy Markum joué par Sean Penn, tue l’autre, Dave Boyle, le croyant à tort coupable du meurtre de sa fille. Là encore, tout est vengeance et tout se déploie dans le sillage du mal. Quant au troisième film, il s’agit de Changeling (L’échange, tourné en 2008). Contrairement aux deux autres, celui-ci est basé sur une histoire vraie, procédé que Eastwood, qui n’est pas le scénariste de ses films, utilise souvent. L’histoire se déroule à Los Angeles, en 1928. Un enfant disparaît un jour alors que sa mère, Christine Collins jouée par Angelina Jolie, l’avait laissé chez elle afin de se rendre à son travail. Très inquiète de ne pas le retrouver à son retour, elle prévient la police locale et se heurte tout d’abord à son incrédulité, puis au fait que les policiers, afin de faire taire l’hostilité ambiante de ceux qui dénoncent leur incompétence et leur corruption, tentent jusque par la force de la convaincre que l’enfant qu’ils ont retrouvé et qu’ils lui ont remis est bien le sien. Au final, on apprendra que son enfant a été, comme d’autres, victime d’un kidnappeur et tueur en série, sans qu’on sache ce qu’il est quant à lui devenu. Dans les trois cas, et avec trois films fort différents tournés sur une dizaine d’années, on retrouve la description d’un monde voué à la violence, d’ailleurs souvent sexuelle, du fait que règne en lui l’unique satisfaction des désirs de l’individu et du commerce pervers que cela induit entre les hommes.
44Quant à l’autre versant de l’« intéressement », celui pris dans la violence explicite de la guerre, il est plus encore et abondamment représenté dans l’œuvre d’Eastwood. Dans ce cinéma très américain cohabitent deux mises en évidence de la guerre, toutes deux filmées en référence à l’Histoire : l’une est liée à l’histoire nationale américaine, ce sont les westerns ; l’autre est liée à la place des États-Unis dans l’Histoire mondiale. Quatre westerns, tournés sur presque vingt ans, peuvent ici être mentionnés. Le premier d’entre eux, datant de 1973, est High Plains Drifter (L’homme des hautes plaines). Un cavalier solitaire, sans nom, joué par Clint Eastwood, arrive dans une petite bourgade et, pour se défendre, tue trois hommes qui cherchent à l’intimider. Il se fait alors recruter par les notables locaux afin de les protéger contre trois bandits qui vont bientôt être libérés de prison, et abuse quant à lui étrangement des prérogatives qu’on lui octroie. Quant aux trois bandits, ils ont naguère fouetté à mort l’ancien shérif local. Or, même si l’étranger finit par les tuer, on comprend qu’il tient surtout à se venger des habitants du village qui n’ont pas protégé ce shérif ; on devine qu’il s’y trouve lié. Le second film auquel il est ici possible de songer est Unforgiven (Impitoyable). Tourné bien plus tard, en 1992, il tient son argument initial d’une vengeance. Une prostituée a été défigurée par un client. Pour se venger, les filles de la maison close se cotisent afin de recruter un tueur à gage. L’affaire vient jusqu’à William Munny, joué par Clint Eastwood. Lui qui fut naguère un assassin s’est désormais rangé, converti par l’amour d’une femme, aujourd’hui morte. Il accepte finalement le contrat, tue pour venger les prostituées, et tue également le shérif (joué par Gene Hackman qui, cinq ans plus tard, sera le président américain d’Absolute Power), lequel, brutal, est une de ses anciennes et conflictuelles connaissances. Avec Pale Rider (Le cavalier solitaire), film de 1985, le scénario est un peu différent. Il ne s’agit pas ici d’une vengeance, mais de la défense d’un petit hameau de chercheurs d’or, exploités par une grosse compagnie, nommée LaHood. Dans une interview réalisée par Hélène Merrick, Eastwood déclarait qu’il avait voulu « montrer le côté historique de l’histoire, et aussi l’écologie, la façon dont les grandes compagnies s’attaquent à la nature58 » par le ravage qu’elles font subir aux sols. Aussi entend-on le héros du film, mi-prédicateur mi-vengeur, dire au patron de la compagnie LaHood qu’on « ne sert pas à la fois Dieu et Mammon ! Mammon, c’est l’argent ! ». Quant au quatrième Western auquel il est possible de songer, il s’agit de The Outlaw Josey Wales (Josey Wales, hors-la-loi), film de 1976 qui nous rapporte aux désastres issus de la guerre de Sécession. Il s’agit de l’histoire d’un homme, laissé pour mort par une milice nordiste, laquelle vient de tuer sa femme et son fils. Rejoignant par la suite une milice sudiste, il combat violemment, jusqu’à refuser à la fin de la guerre de déposer les armes. La vengeance devient sa raison de vivre.
45À ces films nous rapportant à la très violente histoire de la jeune nation américaine, s’ajoutent ceux témoignant de l’entrée en guerre des États-Unis dans l’Histoire mondiale depuis 1940. Ils s’appuient sur des faits réels, nous renvoyant toujours à des épisodes troubles en ce que, tout en semblant parfois abonder dans le sens d’un nationalisme, ils ne cessent de relater le « crève-cœur » qu’est la guerre. Ainsi en est-il de Heartbreak Ridge (Le maître de guerre), film de 1986, qui montre l’invasion de l’île de Grenade par l’armée américaine en 1983, tout en étant hanté par la désastreuse guerre de Corée d’octobre 1951. Deux films datés de 2006, et conçus en miroir l’un de l’autre, disent les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit de Flags of our fathers (Mémoire de nos pères) et de Letters from Iwo Jima (Lettres d’Iwo Jima), ce second film étant tourné en japonais. Ces deux œuvres relatent, d’un point de vue puis de l’autre, l’invasion de l’île d’Iwo Jima par les troupes américaines en février et mars 1945, bataille qui fit au total presque 22 000 tués parmi les soldats japonais, auxquels s’ajoutèrent plus de 7 000 tués et presque 22 000 blessés parmi les soldats américains. Or dans ces deux films, Eastwood montre le cynisme et l’opportunisme des hommes politiques des deux camps, au mépris des combattants, dont tous, loin s’en faut, ne sont pas des va-t-en-guerre. Enfin, parmi des films plus récents, il faut mentionner American Sniper (2014 aux USA, 2015 en France), qui relate l’histoire vraie d’un tireur d’élite, Chris Kyle, champion de rodéo au Texas qui, après les attentats new-yorkais du 11 septembre 2001, ressent un appel patriotique et s’engage dans les forces armées américaines. Formé comme tireur d’élite, il part en Irak où, embusqué, il abat au cours de ses missions 255 personnes afin de protéger l’engagement au sol des Marines. C’est ce fait d’armes qui lui vaut, de son vivant, d’être devenu, comme le dit le film, « une véritable légende ». Il tue donc afin que les militaires américains ne soient pas tués. Assassiné en 2013 lors de sa retraite de l’armée par un ancien soldat américain déséquilibré, il n’aura jamais manifesté de remords. On pourrait dire qu’à l’inverse de l’injonction biblique « Tu ne tueras point » – longuement méditée par Levinas –, il oppose : « Tu protégeras les tiens en tuant ceux qui les menacent. » Et c’est ce qu’il fait dans le film d’Eastwood en allant jusqu’à tuer femmes et enfants. Le fait qu’il soit un tireur d’élite, c’est-à-dire qu’il pratique le tir à distance, voire à longue distance, en se dissimulant de sa victime, est d’ailleurs ici intéressant : cela signifie qu’en se soustrayant au face-à-face, il n’a pas non plus à se confronter au visage qui interdit le meurtre. Le soldat anonyme tue un ennemi anonyme.
46Ce que montrent donc tous ces films, c’est que le monde de l’anonymat – qui selon Levinas caractérise l’il y a – est le monde de la guerre. Le cinéma d’Eastwood peut alors montrer cet « être brut » de façon réaliste et violente. On objectera avec raison qu’un tel constat n’est pas en lui-même très original, et surtout qu’il ne fait pas à lui seul se rencontrer de façon probante les logiques conceptuelles et filmiques d’un philosophe et d’un cinéaste. Ce qui en revanche est original, c’est la façon dont l’un et l’autre peuvent entrer en correspondance lorsqu’ils se demandent comment, dans de telles conditions, un comportement éthique, c’est-à-dire responsable pour l’autre, peut surgir, et avant même cela comment une relation de proximité à l’autre, et non de violence, peut avoir lieu.
La relation à l’autre comme proximité et responsabilité
47À quelles conditions une relation éthique peut-elle naître ? Le constat de l’anonymat brutal du il y a et celui de la violence meurtrière de la guerre mettent en évidence un persevere, un intéressement du Moi à l’être. Mais à partir d’un tel persevere ou conatus ne s’ouvre, selon Levinas, aucune base éthique du rapport à l’autre homme. Or, plus radicalement encore, cela signifie que le rapport éthique ne peut se fonder sur le concept de liberté du sujet. Ainsi, à l’idée d’un sujet, d’un Moi se pensant comme « origine de lui-même59 », disant comme Fichte par exemple a pu l’écrire que la proposition « Ich bin Ich » (Moi = Moi) énonce l’acte fondateur d’une auto-affirmation à partir de laquelle un rapport à l’altérité peut avoir lieu, Levinas objecte que cela ne mène jamais qu’à l’affirmation d’un persevere qui ne peut véritablement dépasser le conflit des égoïsmes, donc la guerre. Aussi est-il remarquable qu’en exergue au chapitre iv de la deuxième partie d’Autrement qu’être, « La substitution », Levinas note un vers de Paul Celan : « Ich bin du, wenn ich ich bin », « Je suis toi, quand je suis moi ».
48Cette voie refusée n’est pas seulement celle philosophiquement suivie par l’idéalisme allemand, au sein duquel d’ailleurs Hegel, plus que Fichte, est l’interlocuteur. C’est celle de l’ensemble de la tradition métaphysique pour autant qu’elle décide que « l’ontologie est fondamentale », et ainsi fonde la morale sur la liberté, c’est-à-dire sur l’acte libre d’un sujet responsable et responsable parce que libre. En conséquence, plutôt que de suivre la voie de l’activité, qui lui semble aporétique, Levinas va s’engager dans la description de la passivité et vouloir montrer comment seule celle-ci permet de mener à la constitution d’un rapport éthique à l’autre homme. Et s’il en est ainsi, c’est, comme il le dit, parce que « la sensibilité est exposition à l’autre ». Or décrire la sensibilité du sujet n’est pas décrire une « passivité d’inertie », mais une « vulnérabilité60 », thème majeur de l’éthique contemporaine que Levinas aura ici su introduire en lui donnant toute sa puissance conceptuelle. Se découvrir vulnérable, c’est pour le sujet être révélé à soi comme pouvant, du fait de sa sensibilité, être mis en cause par la seule altérité de l’autre homme.
49Une telle orientation est décisive puisqu’elle a pour conséquence non seulement de prendre un tout autre chemin que celui des « philosophies de la conscience », par exemple que celui suivi par Sartre dans L’être et le néant, en 1943. Ainsi, dans la proximité à l’autre, écrit Levinas, « la conscience cherchera dans sa mémoire le moment oublié où, à son insu, elle s’allia à l’objet ou consentit à s’apercevoir en union avec lui, moment qui, réveillé par la mémoire, redevient, après coup, instant d’une alliance conclue en toute liberté61 ». Avant toute intentionnalité, l’individu est engagé dans la proximité à l’autre, est affecté par lui. Ou comme l’écrit Levinas : « L’intentionnalité […] est […] assiégée par le senti qui défait son apparoir noématique pour commander, d’altérité non thématisable, la noèse même laquelle devait, à l’origine, lui prêter un sens62. »
50Le chemin de la sensibilité n’est donc pas celui qui, à l’intérieur de la conscience, nous mènerait progressivement à la construction d’un processus intelligible à partir duquel se déduirait la nécessité de l’acte moral ; mais d’une façon radicalement différente, et même inverse, c’est celui qui nous permet de revenir en deçà de la conscience à une proximité première, « plus passive que toute passivité », comme le répète Levinas, c’est-à-dire à une passivité irréductible à la thèse d’une réceptivité ou d’un socle réceptif laissant supposer une capacité initiale, un pouvoir ou une activité. Et de fait, telle est d’emblée la définition de la subjectivité que Levinas donne dans « L’Argument » d’Autrement qu’être :
« La subjectivité – lieu et non-lieu de cette rupture – se passe comme une passivité plus passive que toute passivité. […] Vulnérabilité, exposition à l’outrage, à la blessure – passivité plus passive que toute patience, passivité de l’accusatif, traumatisme de l’accusation subie jusqu’à la persécution par un otage, mise en cause, dans l’otage, de l’identité se substituant aux autres : Soi – défection ou défaite de l’identité du Moi. Voilà, poussée à bout, la sensibilité. Ainsi sensibilité comme la subjectivité du sujet. Substitution à l’autre – l’un à la place de l’autre – expiation63. »
51À chaque fois, cette passivité, hors intentionnalité, est mise en rapport avec la sensibilité et est pensée, par l’idée de vulnérabilité, dans un sens éthique, c’est-à-dire en rapport à autrui. Ainsi, en régressant de la subjectivité du sujet pensée comme conscience agissant librement, comme conscience d’actes libres, à une subjectivité pensée comme sensibilité vulnérable, Levinas enracine les conditions de possibilité de l’éthique dans un paradoxal « malgré soi » qui inverse définitivement toute priorité de l’acte libre, et qui va lui permettre de penser le fait d’être requis par l’autre. L’expression « malgré soi » accède même ainsi à une indéniable dignité conceptuelle, puisqu’il s’agit par elle de décrire « la passivité du “pour autrui”64 » sans référence à quelque volonté préalable. Comme le note Levinas : « Le sujet ne se décrit donc pas à partir de l’intentionnalité de l’activité représentative, de l’objectivation, de la liberté et de la volonté. Il se décrit à partir de la passivité du temps65. » Il faut, afin de bien comprendre l’enjeu de ce « malgré soi », le rapporter à l’originaire sensibilité et vulnérabilité du sujet, ce que dit l’épreuve du rapport au temps :
« L’exposition à autrui est désintér-essement – proximité, obsession par le prochain ; obsession malgré soi, c’est-à-dire douleur. La douleur ne doit pas s’interpréter aussitôt comme une action subie, mais assumée, c’est-à-dire comme une expérience de la douleur par un sujet qui serait pour soi ; la douleur est pur déficit, un accroissement de dette dans un sujet qui ne se ressaisit pas, qui “ne joint pas les deux bouts”. La subjectivité du sujet est précisément ce non-ressaisissement, un accroissement de la dette au-delà du Sollen66. »
52Levinas n’énonce pas ici une morale du désintérêt, qui dicterait un Sollen, un « devoir-être ». D’une tout autre façon, en s’appropriant une phénoménologie non intentionnelle, il décrit le fait que l’exposition à autrui, par quoi naît l’éthique, n’a lieu que malgré soi, hors de toute logique de l’inter-esse-ment, c’est-à-dire du persevere de l’ego ou du conatus. C’est bien là ce par quoi une éthique peut naître et être philosophiquement décrite : dans l’exposition, malgré soi, à l’autre. Un don devient possible qui a tout son sens éthique. « Donner, être-pour-l’autre, malgré soi, mais en interrompant le pour-soi, c’est arracher le pain de sa bouche, nourrir la faim de l’autre de mon propre jeûne. Le pour-l’autre de la sensibilité joue à partir du jouir et du savourer, si on peut s’exprimer ainsi67. »
53De cette exposition à autrui, vulnérabilité qui devient malgré soi une sollicitation par l’autre, la maternité devient alors exemplaire, paradigmatique. Ce concept de « maternité » était peu développé dans Totalité et infini, en 1961, puisqu’il n’intervenait qu’une seule fois68. Levinas pensait alors la fécondité comme l’aboutissement de l’éros, et la filiation comme le rapport non de la mère à l’enfant, mais essentiellement du père au fils69. Or treize ans plus tard, la situation s’est presque inversée : il n’y a aucune référence au concept de « paternité » dans Autrement qu’être, alors que le concept de « maternité » revient à douze reprises, et celui de « maternel » à quatre reprises. Cette maternité, Levinas la décrit comme « exposition à l’autre, passivité du pour-l’autre dans la vulnérabilité », « gestation de l’autre dans le monde », et par là comme « le porter par excellence70 ». Mais comme telle, la maternité devient chez Levinas un concept symbolique de la vulnérabilité sensible de notre corps, par laquelle le moi a rapport à l’autre homme. « Le sensible – maternité, vulnérabilité, appréhension – noue le nœud de l’incarnation dans une intrigue plus large que l’aperception de soi ; intrigue où je suis noué aux autres avant d’être noué à mon corps71. » C’est pourquoi l’enjeu de ces pages ne consiste pas en une description empirique de la procréation maternelle, mais en une pensée de la maternité qui ouvre à la proximité du prochain, comme d’ailleurs, en 1961, dans Totalité et infini, l’analyse de la filialité (paternelle) était liée à celle de la « fraternité72 ». Et plus encore, il est essentiel que cette analyse, si elle veut pouvoir décrire une pensée fraternelle du prochain, puisse ne pas être restreinte à une logique de parenté biologique. C’est là ce que Levinas rappelle d’ailleurs explicitement :
« Le prochain me concerne avant toute assomption, avant tout engagement consenti ou refusé. Je suis lié à lui – qui cependant est le premier venu, sans signalement, dépareillé, avant toute liaison contractée. Il m’ordonne avant d’être reconnu. Relation de parenté en dehors de toute biologie, “contre toute logique”73. »
54« Contre toute logique » : non pas parce que le prochain n’est pas de mon sang, de ma race, etc., mais parce que je suis son obligé avant tout consentement.
55Une telle expérience, où un sujet sensible, vulnérable, se découvre malgré soi requis par l’autre, est-elle présente dans le cinéma de Clint Eastwood ? Elle l’est déjà indéniablement dans le film de 2008, Changeling. Mais en outre, et contrairement à ce que la connaissance de ce seul film pourrait laisser croire, cette relation sensible et charnelle – dont la maternité comme chez Levinas devient le paradigme – ne se réduit pas à une détermination de parentalité biologique. C’est là ce que, huit ans avant ce film, en 2000, le cinéaste répondait à deux journalistes français, Nicolas Saada et Serge Toubiana, lors d’un entretien réalisé pour Les Cahiers du cinéma. Remarquant que plusieurs de ses films abordaient le thème de la famille, ils lui demandaient ce qu’il fallait en penser. Et les journalistes de mentionner : A Perfect World (Un monde parfait, 1993), avec Kevin Costner dans le rôle de Butch Haynes, où un prisonnier en cavale prend un tout jeune garçon, Philipp, en otage, avant de nouer avec lui une relation de profonde affection ; mais encore Unforgiven (Impitoyable, 1992) où William Munny, alias Clint Eastwood, hésite d’abord à accepter le « contrat » qui lui est proposé du fait qu’étant veuf il répugne à laisser pour un temps ses deux jeunes enfants qu’il élève seul ; ou également The Bridges of Madison County (Sur la route de Madison, 1995) où une femme, Francesca Johnson, alias Meryl Streep, refuse, malgré son désir, de suivre l’homme qu’elle vient de rencontrer parce qu’elle a un mari et deux enfants. À la question de savoir s’il faut « voir la même logique derrière tout cela », Eastwood répondait :
« Pas de logique à proprement parler, peut-être un lien. En un sens, Sur la route de Madison montrait un personnage tentant de pousser à la dissolution de la famille et qui décide en fin de compte que la famille doit l’emporter sur tout le reste, y compris sur un grand amour. A Perfect World évoque les liens très forts qui peuvent se créer entre un petit garçon et un homme qui lui est parfaitement étranger. J’ignore ce qui me pousse à explorer cette direction. Mais je crois que je dois traiter des liens familiaux, qu’il s’agisse ou pas de liens du sang. Ce sujet m’attire. Dans Honkytonk Man, un homme, un neveu et un grand-père s’attachent à une petite fille. Dans Bronco Billy se forme également une famille de gens qui ne sont pas liés par les liens du sang74. »
56Honkytonk Man (1982) est un des films que Clint Eastwood a consacrés à la grande famille des musiciens. Suivront peu après Bird (1988), sur la vie de Charlie Parker, puis, bien que moins connu, Piano Blues (2003) qui est un film documentaire où Eastwood lui-même évoque en compagnie de quelques artistes, dont Ray Charles, les grandes figures du piano blues. Il faut également mentionner Jersey Boys (2014), film inspiré d’une histoire vraie, celle de Frankie Valli, chanteur né en 1934, qui fonde avec trois autres jeunes gens issus de la rue et trafiquant un peu avec la mafia locale un groupe de chanteurs à succès. Dans ce film, l’idée que les « gars du New Jersey » sont toujours solidaires entre eux devient un leitmotiv, au point où Frankie Valli a pu racheter une dette d’un demi-million de dollars, contractée par l’un des membres du groupe lorsque celui-ci tournait mal. Un film comme Space Cowboys (2000) dit lui aussi l’amicale fraternité qui lie, quarante ans après leur première tentative avortée, quatre vieux pilotes qui vont enfin accomplir leur rêve de jeunesse : voyager dans l’espace, au péril de leur vie.
57Reste que la fraternité n’est pas l’amitié. On remarquera d’ailleurs que Levinas n’est pas, à proprement parler, un penseur de l’amitié, comme ont pu l’être avant lui Aristote, Montaigne ou même Derrida, son contemporain75. Les termes d’ami et d’amitié n’interviennent que fort peu dans son œuvre, que ce soit dans Totalité et infini, où on note trois occurrences du terme « ami », en lien qui plus est avec l’analyse du rapport entre Je et Tu selon Martin Buber, et cinq occurrences du terme « amitié », ou dans Autrement qu’être, ouvrage en lequel n’apparaissent que trois occurrences du terme « ami », et encore est-ce une fois pour parler des « faux amis » de Job, et une seule d’« amitié ». Mais précisément, ce que vise à décrire Levinas, c’est la condition de possibilité d’une éthique, d’une communauté éthique qui, lorsqu’elle se constitue, crée une « fraternité irrésiliable », mais non pour autant une amitié, laquelle ne peut jamais servir de socle à une communauté éthique. Le prochain, ni parent ni ami, n’a donc pas à être reconnu comme étant du « même genre que moi » ! Et c’est là ce que rappelle fort bien Levinas :
« Ce n’est pas parce que le prochain sera reconnu comme appartenant au même genre que moi, qu’il me concerne. Il est précisément autre. La communauté avec lui commence dans mon obligation à son égard. Le prochain est frère. Fraternité irrésiliable, assignation irrécusable, la proximité est une impossibilité de s’éloigner sans la torsion du complexe – sans “aliénation” ou sans faute – insomnie ou psychisme76. »
58Ou encore, comme il le précise à la suite, « le prochain m’assigne avant que je ne le désigne – ce qui est une modalité non pas d’un savoir mais d’une obsession et, par rapport au connaître, un frémissement de l’humain tout autre77 ».
59Or cette expérience du prochain qui « m’assigne avant que je le désigne », Eastwood l’a en un sens filmé dans True Crime (Jugé coupable, 1999). C’est là l’histoire d’un homme noir, Franck Beachum, condamné à mort alors qu’il est innocent du meurtre dont on l’accuse : celui d’une jeune femme blanche, qui plus est enceinte. Dans ce film, Eastwood joue le rôle d’un journaliste, Steve Everett, qui un soir, dans un bar, tente de séduire une jeune collègue. On apprend alors, par leur conversation, que celle-ci, sollicitée par son patron, doit le lendemain, peu avant l’exécution programmée du condamné, aller le rencontrer et rédiger un article sur lui, en lui demandant ce qu’avant de mourir il ressent. Or elle ne croit pas en sa culpabilité. Reprenant la route seule pour rentrer chez elle, la jeune femme se tue dans un accident de voiture. Le patron de Steve Everett lui confie alors l’entretien à réaliser. Mais désireux de faire autre chose que de demander à Beachum ce qu’ultimement il ressent, Steve Everett, probablement encore marqué par la conversation avec sa jeune collègue défunte, va alors mener son enquête sur le condamné, et, après toute une série de rebondissements, parvenir à faire interrompre in extremis son exécution pourtant en cours, puis à l’innocenter totalement. Cela est d’autant plus intéressant qu’il n’y a pas a priori d’empathie entre les deux hommes. Même s’il n’est pas raciste, Steve Everett n’est pas, par exemple, un défenseur de la Cause des Noirs aux États-Unis. Son intérêt n’est pas davantage mû par son refus de la peine de mort, ni par une affinité idéologique ou spirituelle. Ainsi, lorsqu’il rend visite au condamné dans sa prison, et qu’il le découvre très croyant, Steve Everett lui dit qu’il n’a que faire de Jésus-Christ, comme du bien et du mal. Et pourtant, le voilà requis par cette cause, au point de se mettre en difficulté dans son métier, avec sa hiérarchie, voire de négliger sa femme (Barbara) et sa fille (Kate) – jouée d’ailleurs par la sienne propre : Francesca Fisher-Eastwood. On peut donc dire que, dans ce film, un Noir présumé coupable, à la vie médiocre, assigne un journaliste blanc sans trop d’envergure, car ce n’est ni un héros ni une star, avant que celui-ci ne le désigne ou ne le choisisse de quelque façon. Et cela est si vrai qu’à la fin du film, lorsque le générique défile, on entend, chanté par Diana Krall, la chanson « Why should I care », laquelle a été co-écrite pour ce film par Eastwood, Linda Thompson-Jenner et Carole Bayer.
60Débutant par ce vers : « Was there something more I could have done ? / Y a-t-il autre chose que j’aurai pu faire ? », le dernier quatrain de ce texte dit :
Should I leave you alone here in the dark ?
Holding my broken heart
While a promise still hangs in the air
Why should I care ?
Devrais-je te laisser me quitter, ici dans le noir ?
Serrant mon cœur brisé
Alors qu’une promesse résonne encore dans ma tête
Qu’est-ce que j’en ai à faire ?
61Or la question éthique, la question de mon rapport éthique à autrui est effectivement celle-ci : qu’est-ce que j’en ai à faire ? Pourquoi m’en soucierais-je, alors que cela nuit à ma tranquillité, à mon confort, à ma liberté, à mon intérêt ?
62Répondre par la sollicitation à cette question, c’est ce qui ne peut se faire qu’en sortant d’une logique de l’intéressement, du persevere, du conatus et donc de la liberté du moi. C’est être malgré soi assigné par le prochain, lequel m’ordonne, non seulement de ne pas le tuer, mais d’en prendre soin, c’est-à-dire aussi de ne pas le laisser tuer, et ce sans rien avoir à demander. Autrui m’assigne donc à répondre de lui. Or cette façon qu’il a de m’assigner ou de me commander dans un Dire d’avant tout Dit est ce que Levinas va nommer le visage, lequel signifie « une responsabilité irrécusable » : « Dans la proximité s’entend un commandement venu comme d’un passé immémorial : qui ne fut jamais présent, qui n’a commencé dans aucune liberté. Cette façon du prochain est visage. Le visage du prochain me signifie une responsabilité irrécusable, précédant tout consentement libre, tout pacte, tout contrat78. »
63Le concept de visage est certes beaucoup moins présent en 1974 dans Autrement qu’être qu’il ne l’était en 1961 dans Totalité et infini, puisqu’il passe de plus de deux cent quatre-vingt à environ quatre-vingt occurrences. Mais sa signifiance reste la même : c’est un appel à la responsabilité. Autrui m’assigne à répondre de lui.
« Le visage où se présente l’Autre – absolument autre – ne nie pas le Même, ne le violente pas comme l’opinion ou l’autorité ou le surnaturel thaumaturgique. Il reste à la mesure de celui qui accueille, il reste terrestre. Cette présentation est la non-violence par excellence, car au lieu de blesser ma liberté, elle l’appelle à la responsabilité et l’instaure. Non-violence, elle maintient cependant la pluralité du Même et de l’Autre. Elle est paix79. »
64Ce qui en revanche change d’un livre à l’autre, c’est le fait que dans Autrement qu’être, en 1974, Levinas n’a pas, contrairement à ce qu’il a fait dans Totalité et infini, rapporté cette manifestation du visage à l’injonction biblique : « Tu ne tueras point » (Ex. 20, 13). Dans l’ouvrage de 1961, cette parole est rappelée à quatre reprises et, bien qu’elle soit à chaque fois présentée comme une citation, elle n’est pas explicitement renvoyée au décalogue, mais est présentée comme la parole éthique par excellence80. Toutefois cette absence de rappel du « Tu ne tueras point » n’est en rien un revirement ; car ce qu’elle dit, à savoir l’être assigné et la responsabilité, est confirmé dans Autrement qu’être.
65Une telle exigence éthique, liée à l’expression du visage se retrouve-t-elle exprimée dans le cinéma d’Eastwood ? Nombre de ses films sont si violents qu’on peut en douter. Toutefois, il est également possible de remarquer que la violence que le cinéaste montre, dans ses westerns ou films de guerre, est sinon celle du Il y a, du moins celle du monde, non celle qu’il promeut ou en laquelle il se complaît. Ainsi l’horreur de la guerre et l’humanité des hommes qui en sont victimes sont tout le sens d’un film comme Letters from Iwo Jima (Lettres d’Iwo Jima, 2006). Le film, tourné en japonais, débute par la découverte que font des archéologues japonais sur l’île d’Iwo Jima d’un coffre recélant de nombreuses lettres de soldats japonais, lettres qui n’ont pu être expédiées du fait de la proximité de l’assaut, puis de la prise de l’île par les forces américaines en 1944. On comprend à la fin du film que ces lettres, qui disent l’humanité de ces hommes, ont été préservées et ainsi adressées aux générations futures par un jeune soldat, du nom de Saïgo. En outre, le lieutenant général japonais Tadamichi Kuribayashi n’a rien d’un va-t-en-guerre. Bon connaisseur de la culture des États-Unis, pays en lequel il a vécu et qu’il apprécie, il se comporte simplement en soldat, mais non en homme haineux.
66Dans les films qui ne sont pas des films de guerre, il arrive que cette question du visage qui interdit le meurtre soit explicitement rencontrée. Elle l’est, on l’a vu, dans True Crime (Jugé coupable, 1999) ; mais elle l’est également, et d’une façon troublante, voire provocante car déplacée, dans deux autres films : White Hunter, Black Heart (Chasseur blanc, cœur noir, 1990) et Million Dollar Baby (2004). White Hunter, Black Heart est un film qui relate l’histoire d’un réalisateur de films, John Wilson, joué par Clint Eastwood. Dans les années 1950, celui-ci part avec une équipe de tournage réaliser un film en Ouganda. Il s’entoure notamment du scénariste hollywoodien Pete Verrill, afin d’améliorer et de terminer l’écriture du film. Toutefois l’œuvre à venir semble l’intéresser bien moins que le départ en Afrique, qui lui offre de réaliser un vieux désir : faire un safari et tuer un grand éléphant mâle. Arrivés sur place, les deux hommes découvrent le mode de vie qu’y mènent les Blancs. Wilson est un personnage ambigu, à la fois agaçant et peu professionnel – tant il est obsédé par son désir de safari –, ce qui insupporte Pete Verrill, et sympathique par sa défense des Juifs et des Noirs, au sein de cette société coloniale raciste. Ainsi, attablé, il prend la défense des Juifs (Pete Verrill, présent, est juif), devant une femme qui se vante de les détester ; puis, à la suite, il prend la défense d’un serveur noir qui vient de se faire maltraiter par son patron, au point de se battre avec ce dernier – il se fera d’ailleurs rosser par lui. Parti une première fois en safari afin de tuer son éléphant, il s’abstient afin de ne pas provoquer la charge d’un troupeau. Et à Pete Verrill qui lui signifie sa désapprobation en disant que tuer ces animaux magnifiques est un crime, John Wilson répond : « Ce n’est pas un crime, c’est un péché. C’est le seul péché que l’on puisse commettre en achetant un permis. » Et c’est précisément pour cela qu’il entend le commettre ! Aidé une seconde fois d’un guide indigène, Kivu, et d’un chasseur blanc, Wilson repart chasser, délaissant de nouveau le tournage du film, lorsqu’un jeune enfant noir leur signale un troupeau non loin du village. Pete Verrill, réprobateur, les accompagne. Sur place, Wilson trouve un grand éléphant mâle, qu’il met en joue. L’éléphant avance vers lui, de face, jusqu’à paraître très proche. Wilson, saisi par ce face-à-face, ne tire pas et baisse son arme. La suite, qui donne un sens possible au film, se passe mal : à ce moment-là, un éléphanteau prend peur, en sorte que le grand mâle charge et tue en l’encornant Kivu, le guide noir qui tentait de s’interposer. Son corps est ramené au village ; les villageois répandent la nouvelle au son de leurs percussions, et celle-ci signifie que l’homme blanc a le cœur noir. Wilson a alors renoncé à son safari et le film peut commencer d’être tourné. Or qu’est-ce que la scène du face-à-face avec l’éléphant sinon l’expérience du « Tu ne tueras point », transposée de l’homme à l’animal, du visage à la face ? Et cela d’autant que l’idée de « péché » a été auparavant explicitement évoquée.
67Levinas n’évoque certes pas un tel cas de figure, mais il est difficile de ne pas y songer, tant en cette scène la caméra s’attarde sur la face de l’animal, donnant un instant l’impression d’un face-à-face qui ordonne en assignant une responsabilité qu’auparavant Wilson ne semblait pas éprouver. Ce faisant, la caméra d’Eastwood, en 1990, passe certes de l’éthique à ce qu’il faudrait aujourd’hui nommer une éthique animale – propos qui n’est certes pas lévinassien, mais qui n’est pas non plus incompatible avec les thèses du philosophe, comme le montre clairement le travail récent de Corine Pelluchon dans sa volonté de fonder une éthique environnementale et animale81.
68L’autre film d’Eastwood dans lequel la question de l’interdiction de tuer est rencontrée de façon paradoxale, et d’une façon qui interroge l’éthique, est Million Dollar Baby, film de 2004. L’histoire est celle d’un entraîneur de boxe, Frankie Dunn, joué par Eastwood, entraîneur plutôt talentueux, mais ayant peu de réussite avec ses boxeurs, et vivant en conséquence modestement. Un jour se présente à lui une jeune femme de 31 ans, Maggie Fitzgerald. Celle-ci travaille dans un bar comme serveuse. Son frère est en prison et sa mère vit pauvrement dans un camping. Maggie veut boxer et veut que Frankie Dunn soit son entraîneur. Celui-ci refuse car il n’entraîne pas les femmes. Toutefois, à force d’obstination, de pugnacité, elle finit par arracher son accord. Brillante, elle devient vite une championne, jusqu’au combat de trop, qu’elle perd par ruse. Alors qu’elle a presque mis son adversaire KO et que l’arbitre va arrêter le match, cette dernière se relève et lui assigne un violent coup au visage qu’elle n’a pas vu venir, étant à moitié tournée. En tombant, sa nuque heurte le tabouret que son entraîneur vient juste de poser au coin du ring. Elle sombre dans le coma. À son réveil, à l’hôpital, on apprend que sa moelle épinière est brisée, et qu’elle est tétraplégique. Puis sa situation se détériore encore. Étant alitée, des escarres apparaissent, et le chirurgien doit l’amputer d’une jambe afin d’éviter la propagation d’une gangrène. C’est alors qu’elle demande à Frankie de l’aider à mourir. Choqué, celui-ci refuse, mais elle insiste. Il en parle à son curé. Mais lorsque celui-ci lui dit que Dieu seul s’en chargera, Frankie lui répond que c’est toutefois à lui seul et non à Dieu que la demande a été adressée. Il revient finalement de nuit à l’hôpital et l’euthanasie en la privant de son assistance respiratoire, puis en lui injectant un puissant sédatif. Auparavant, il lui a dit ce qu’il allait faire et enfin révélé le sens d’une expression gaélique qu’il avait fait broder sur son peignoir de boxe et qu’il ne devait lui révéler qu’en cas de victoire finale. Cette expression, qui provoquait l’enthousiasme des Irlandais la voyant combattre, « Mo cuishe », signifie : « Mon sang, mon amour ».
69La question de l’interdiction du meurtre est bien ici posée, mais elle l’est de façon paradoxale, par sa transgression. Et pourtant, malgré son contournement, la façon qu’a Eastwood de poser cette question reste fondamentalement éthique : ici aussi un sujet est requis par l’humanité de l’autre, au-delà de sa propre liberté, au point de ne pouvoir se soustraire à la requête qu’il reçoit sans avoir l’impression de moralement défaillir. Cette question de l’euthanasie n’est certes pas envisagée par Levinas ; mais le lieu d’où elle surgit et la façon qu’elle a de surgir dans ce film d’Eastwood, prise dans le face-à-face d’une demande, ne sont pas étrangers aux problèmes traités par le philosophe.
70Ainsi ces deux films, White Hunter, Black Heart et Million Dollar Baby, en mettant en évidence deux extensions paradoxales du concept de responsabilité, soulignent à quel point cette question si décisive et si méditée dans la philosophie de Levinas ne cesse d’être récurrente dans le cinéma d’Eastwood. Et cela d’autant que nombre d’autres films la rencontrent explicitement. Ainsi en est-il, par exemple, de Hereafter (Au-delà, 2010), où le héros principal, George Lonegan, joué par Matt Damon, est un medium capable d’entrer ponctuellement en relation avec les morts. À son frère, Billy, qui lui dit que c’est là un don qu’il devrait exploiter, il répond que c’est plutôt une malédiction qui le contraint à vivre avec les morts et à ne rencontrer que des gens endeuillés. Et c’est là ce qu’un épisode marginal du film signale bien : celui où George, lors d’un cours de cuisine italienne, rencontre une jeune femme, Melanie, laquelle s’éprend de lui, et malencontreusement apprend que ce dernier est medium. Elle lui demande alors une séance, ce qu’il refuse en lui disant qu’il vaut parfois mieux ne rien savoir et que cela troublera leur relation. Elle insiste et il cède. Mais lors de la séance, il comprend qu’elle a été abusée par son père. La jeune femme est effondrée et leur relation cesse immédiatement. Il s’agit là d’un exemple de responsabilité face à autrui : que lui dire ? Peut-on, doit-on tout dire ? Que serait la responsabilité de celui qui aurait accès à l’au-delà de la vie ?
71Dans un tout autre genre, le film tourné par Eastwood en 2016, Sully, film basé sur une histoire vraie s’étant déroulée en janvier 2009, relate la façon dont un pilote de ligne expérimenté, Chesley Sullenberger, joué par Tom Hanks, a dû procéder à un amerrissage d’urgence sur l’Hudson, à New York, suite à une panne des deux moteurs de son avion, un Airbus A320, endommagés par des vols d’oiseaux. Le film d’Eastwood insiste sur le sens héroïque de la responsabilité du capitaine.
72La confrontation à autrui est donc une confrontation à une constante responsabilité : Autrui est celui qui me demande des comptes, et l’éthique consiste dans le fait de répondre à son appel. En cela, il n’y a pas de limite à la responsabilité pour autrui, laquelle est pour tous et tout le temps. On sait que c’est là une thèse radicale de Levinas, qu’il a d’ailleurs poussée à l’extrême dans Autrement qu’être, et qui confère à sa pensée une proximité trompeuse avec celle formulée par Jean-Paul Sartre, dans L’être et le néant82. Là où Sartre peut en effet écrire que « je porte le poids du monde à moi tout seul, sans que ni rien ni personne ne puisse l’alléger », ou encore que « je suis responsable de tout, en effet, sauf de ma responsabilité même car je ne suis pas le fondement de mon être. Tout se passe donc comme si j’étais contraint d’être responsable83 », Levinas écrit quant à lui, un peu plus de trente ans plus tard, que « le Soi est Sub-jectum : il est sous le poids de l’univers – responsable de tout84 ». Or si cette proximité apparente est néanmoins trompeuse, c’est que là où selon Sartre cette responsabilité universelle et inaliénable est la conséquence de ma liberté, et donc se pense au sein d’une philosophie de l’activité, elle n’est, selon Levinas, et dans le meilleur des cas, que ce qui me permet d’accéder à moi-même, et non ce qui prend appui sur quelque liberté première que ce soit. Car à partir de la liberté, dira-t-il, on n’aboutit jamais qu’à faire entendre la volonté de chacun d’avoir, selon le mot de Pascal placé en exergue d’Autrement qu’être, sa « place au soleil85 ». Contre les penseurs de la liberté, et donc aussi contre Sartre, Levinas écrit : « On raisonne au nom de la liberté du moi, comme si j’avais assisté à la création du monde et comme si je ne pouvais avoir en charge qu’un monde sorti de mon libre arbitre. Présomptions de philosophes, présomptions d’idéalistes. Ou dérobades d’irresponsables86. » Autrement dit, à partir de la liberté et de sa revendication, le chemin qui mène à la responsabilité de tous et tout le temps reste inaccessible ; à l’inverse, la responsabilité pour tous, tout le temps, se découvre comme une charge qui, en m’ordonnant, contrevient à ma liberté.
73Énoncée de la sorte, il n’est pas sûr que cette thèse de Levinas, selon laquelle le Soi est « responsable de tout », puisse se retrouver dans la pensée cinématographique de Clint Eastwood, tant sa radicalité heurterait probablement l’exigence de liberté du cinéaste américain. Toutefois, si on l’entend comme le fait qu’il n’est pas un homme qui, sous prétexte de sa provenance sociale, raciale, culturelle, etc., puisse être exclu du champ de ma responsabilité, c’est-à-dire qui soit tel que je ne sois susceptible de pouvoir être par lui sollicité, ordonné, assigné, au point de devenir responsable de lui et pour lui, alors il est possible de dire qu’un tel propos trouve aussi bien à s’énoncer dans la philosophie de Levinas qu’à se montrer dans le cinéma d’Eastwood. Parce que cette responsabilité est obsédante, elle a été pensée par le philosophe de façon radicale, ce dont témoigne dans Autrement qu’être l’emploi d’un lexique emphatique : ainsi parle-t-il de ma condition d’otage, de ma présence à l’accusatif et de l’accomplissement de la justice comme substitution. Or ce parcours menant de l’obsession à la substitution et à la justice, étonnamment peut-être, n’est nullement étranger à l’œuvre cinématographique d’Eastwood.
La responsabilité comme substitution et justice
74À quelles conditions une éthique a-t-elle du sens ? À quelles conditions un lien éthique entre les hommes peut-il s’établir ? Ou encore, comme le demande Levinas, « Pourquoi Autrui me concerne87 ? » Or à cette question – qui n’est pas d’abord un précepte moral mais une enquête phénoménologique sur ses conditions de possibilités – il est, nous dit le philosophe, impossible de répondre tant que l’on s’obstine à vouloir penser la relation éthique en partant du Moi. Comme il le dira à Philippe Nemo lors d’entretiens : « le fameux conatus essendi n’est pas la source de tout droit et de tout sens88 ». Si l’on ne peut donc partir de lui sans finir par établir la domination du Même sur l’Autre, alors il n’y a éthique et rapport à l’Autre que lorsque ce qui se rencontre est une « exposition de moi à autrui », et surtout lorsque celle-ci est « préalable à toute décision89 ». C’est là ce qu’on peut nommer l’expérience d’être requis par l’autre, expérience violente, parce que non intentionnelle, qui ne peut avoir lieu que malgré soi, et qui fonde le rapport éthique à l’autre homme. Une telle expérience, qui se nourrit de « l’exposition de moi à autrui », est celle que Levinas a nommée « la responsabilité pour autrui90 ». Elle se déploie comme « substitution » et s’accomplit comme « justice », deux concepts décisifs médités dans Autrement qu’être.
75Or une telle expérience, celle de « l’exposition de moi à Autrui », malgré moi, menant à la responsabilité éthique pour autrui jusqu’à la substitution et la justice, se retrouve-t-elle dans le cinéma de Clint Eastwood ? Deux films principaux, tournés l’un après l’autre, semblent le laisser croire. Il s’agit de Gran Torino (2008) et d’Invictus (2009), auxquels, nous le verrons, il est possible d’ajouter, bien que de façon plus marginale, cette romance douloureuse de 1995 qu’est The Bridges of Madison County (Sur la route de Madison).
76Gran Torino est en effet le récit de l’évolution improbable d’un vieil ouvrier américain, Walt Kowalski, joué par Clint Eastwood, qui fut naguère un héros de la guerre de Corée, et qui à présent, du fond de sa retraite professionnelle et de son veuvage, est sinon désabusé, misanthrope et passablement raciste, du moins aigri du comportement arriviste et irrespectueux de ses enfants, petits-enfants et concitoyens en général. Ce qui est ici improbable – non pas fantaisiste, comme si le film était mal conçu, mais inanticipable comme seul le réel peut l’être –, c’est le fait que ce vieil homme puisse être pris, se laisser prendre, dans une relation éthique avec un jeune asiatique, nommé Thao, au point d’être requis par lui, d’avoir vis-à-vis de lui une responsabilité jusqu’à la mort, le rendant à la fois bon et juste. C’est l’expérience de la responsabilité jusqu’à la substitution : celle de la naissance de l’éthique. Quant à Invictus, ce film relate la façon dont, à sa sortie de prison en février 1990, après 27 ans de détention pour avoir combattu l’Apartheid, Nelson Mandela, joué par Morgan Freeman, non seulement a su sauver son pays, l’Afrique du Sud, de la guerre civile, mais une fois devenu président du pays le 9 mai 1994 s’est saisi de l’occasion de la Coupe du Monde de rugby à XV qui eut lieu chez lui en mai et juin 1995 pour jeter les bases d’une réconciliation nationale. Cette naissance d’une « Nation arc-en-ciel » – « a Rainbow Nation » selon l’expression de l’archevêque sud-africain Desmon Tutu, qui fut en 1984, comme Mandela en 1993, Prix Nobel de la Paix – fut grandement facilitée par la victoire de l’équipe nationale (les Springboks) sur celle de Nouvelle-Zélande (les All Blacks) en finale du tournoi (15-12 au terme des prolongations). Mandela joua historiquement un rôle important en mobilisant, contre l’avis des siens et de son parti politique, l’African National Congress, les forces, majoritairement noires, de son pays pour qu’elles soutiennent et encouragent cette équipe composée, à une exception près (Chester Williams) d’Afrikaners. Or en relatant cette histoire, et notamment les liens que Nelson Mandela sut créer avec le capitaine de cette équipe de rugby, François Pienaar, joué par Matt Damon, Clint Eastwood a su filmer un des plus extraordinaires épisodes de réalisation de justice politique ayant eu lieu lors de la seconde moitié du xxe siècle : le sens d’une responsabilité telle qu’elle mène à la justice.
77Jusqu’où est-il possible de mettre en rapport, de faire entrer en correspondance, ces deux œuvres – une œuvre conceptuelle et une œuvre artistique – dont aucune ne doit rien à l’autre, dont aucune ne soupçonne rien de l’autre (Levinas en 2009 était mort depuis quatorze ans et Eastwood ne l’a probablement jamais lu) ? Est-il sérieux de penser que l’une comme l’autre, chacune avec ses moyens, le concept pour l’un, l’affect de l’image pour l’autre, nous rapporte à l’expérience éthique originaire de ce que signifie « être requis », faisant ainsi naître responsabilité et justice ?
78Il faut, afin de donner sens à une telle correspondance, repartir de la description de ce que signifie, pour le sujet, « être requis », malgré lui, par autrui, être arraché à sa priorité, à son conatus, et à la violence que cela lui fait subir, à la violence l’ordonnant à la responsabilité pour autrui alors qu’il n’y a nul intérêt.
79Une des singularités souvent remarquées d’Autrement qu’être par rapport à Totalité et infini est la radicalisation, voire l’outrance, du vocabulaire de Levinas pour penser le rapport à autrui. Il ne s’agit plus ici, comme dans une philosophie de la liberté, de dire l’exigence morale de se tourner vers l’Autre ; il s’agit, à l’inverse, de penser la façon dont le sujet, dans le rapport éthique, est requis par autrui, requis malgré lui, avant tout acquiescement, au point – c’est là la violence du vocabulaire de Levinas – d’en être l’otage, d’être par lui persécuté, comme s’il avait à expier ses fautes. Ce vocabulaire est terrible car il résonne sur un fond de culpabilité, et non de culpabilité d’avoir fait ceci ou cela de mal vis-à-vis d’autrui, mais de culpabilité radicale d’être – par exemple d’être à la place d’autrui. Et pourtant, c’est de cette condition d’otage – ou comme dit Levinas de cette « incondition d’otage », car elle n’est conditionnée à rien – que peut naître l’éthique : « C’est de par la condition d’otage qu’il peut y avoir dans le monde pitié, compassion, pardon et proximité. Même le peu qu’on en trouve, même le simple “après-vous-Monsieur”91. » Être otage d’autrui signifie qu’on est contraint par lui au point qu’il mette notre vie en danger. Être persécuté par autrui signifie qu’il s’impose à moi au point de m’obnubiler, d’envahir mes pensées et d’inhiber mes activités ; enfin, avoir à expier renvoie à l’idée d’une culpabilité que l’on porte. Or « l’expiation » à laquelle songe ici Levinas est celle qui est liée au fait d’avoir à subir « passivement le poids de l’Autre92 ». Comment expliquer que de tels concepts soient sollicités par Levinas – être otage, être persécuté, avoir à expier – afin de penser la naissance du comportement éthique, et finalement de la bonté dans le rapport à l’Autre ? N’est-ce pas là contradictoire ? À défaut d’être contradictoires, ces concepts sont au moins provocants, si l’on juge que ce qu’ils signifient est le fait qu’il est impossible de rendre compte de la « naissance de la générosité » à partir de l’empathie que le moi, qui tend à persévérer en son être, éprouverait pour les autres. C’est là ce que Levinas note clairement :
« Tous les transferts du sentiment par lesquels les théoriciens de la guerre et de l’égoïsme originels expliquent la naissance de la générosité […] n’arriveraient pas à se fixer dans le moi s’il n’était pas de tout son être, ou plutôt de tout son dés-intéressement, soumis non pas comme la matière, à la catégorie, mais soumis à l’accusatif illimité de la persécution – soi, otage, déjà substitué aux autres93. »
80Or n’est-ce pas une expérience similaire que filme Eastwood avec le personnage de Walt Kowalski ? D’où va venir sa générosité, généreuse jusqu’à la substitution ? Non d’un « transfert du sentiment », d’une libre empathie de soi vers l’autre, en l’occurrence vers cette famille hmongs et leurs deux enfants, Thao et Sue, car dès le début du film, il montre explicitement son mépris des relations sociales, autant d’ailleurs qu’un fond de racisme à l’égard des diverses communautés vivant aux États-Unis, dont les Asiatiques.
81Il faut, afin de comprendre cette générosité, revenir un temps aux propos de Levinas. En parlant de « transferts du sentiment par lesquels les théoriciens de la guerre et de l’égoïsme originels expliquent la naissance de la générosité », le philosophe entend réfuter l’idée que c’est la pitié que le sujet éprouverait pour l’autre, par exemple la victime du conflit, qui donnerait naissance à un comportement éthique. Ou encore, comme si le fait d’avoir en tant que soldat fait la guerre, d’avoir tué des ennemis, occasionnait une culpabilité qu’on voudrait ensuite racheter, expier, en adoptant un comportement éthique. Or il faut ici bien remarquer que le thème de l’expiation, chez Levinas, ne se déduit pas de ce « transfert du sentiment », mais à l’inverse y contrevient. Ce n’est pas le sujet qui, en voulant expier une faute commise, opère un transfert de sentiment sur l’Autre, c’est l’Autre qui me requiert et m’oblige à souffrir pour lui.
82Dans le film d’Eastwood, Kowalski est certes animé d’un fort sentiment de culpabilité et d’horreur vis-à-vis de son passé d’ancien combattant de la guerre de Corée. Mais de fait, ce n’est pas là, pour lui, un motif d’empathie sociale ; à l’inverse, cela l’a renfermé sur lui-même et aigri sur le monde. Ainsi la première fois qu’il prend la défense de ses voisins hmongs, c’est-à-dire de la famille de Thao et de Sue, ce n’est pas tant pour eux que pour lui. Au début du film, en effet, on voit le jeune Thao pris à partie par un petit gang local de Blancs. Un autre gang, hmongs celui-ci, en lequel son cousin Spider est un des meneurs, vient à sa rescousse, avec l’espoir, pensant tirer profit de la situation, de le recruter. Bien que Thao résiste d’abord, il finit, sous la pression, par céder, et en guise de rite d’intégration doit voler la Gran Torino de Kowalski. Mais s’y prenant mal, il attire l’attention de ce dernier, lequel le met en fuite. Plus tard, le gang hmongs revient chercher Thao chez lui. Sa sœur Sue s’interposant, naît de là une petite altercation entre la famille de Thao, aidée par quelques voisins de la même communauté, et les membres du gang. Or cette altercation fait que les protagonistes en viennent à piétiner la pelouse de la maison d’à côté : celle de Kowalski. C’est là que ce dernier sort de chez lui, fusil à la main, pour les chasser. Qu’ils ne piétinent plus sa pelouse et lui fichent la paix : voilà ce qu’il souhaite ! Comme on le comprend, ce n’est pas là un motif altruiste guidé par l’évident souci de l’Autre ! Et pourtant, sans encore se l’avouer, l’appel de l’Autre a déjà été entendu, et il le sera plus explicitement encore lorsque, peu après, Sue, la sœur de Thao, bien qu’accompagnée par un ami, Trey – joué d’ailleurs par un des fils d’Eastwood, Scott –, traversant un quartier de la ville, se fait agresser par trois jeunes portoricains. Kowalski, passant par hasard en voiture, plutôt que de passer son chemin et de ne pas s’exposer, à l’inverse s’arrête et s’interpose. Armé, il menace les jeunes voyous et fait monter la jeune fille dans sa voiture afin de la reconduire chez elle. Pourquoi le fait-il ? « Pourquoi Autrui me concerne94 ? », demande Levinas. Le voici dorénavant soumis à l’assignation d’Autrui, pris dans l’obligation d’avoir à répondre « Me voici ». Il aurait pu passer sa route, se détourner d’une complication à venir, choisir sa protection plutôt que celle d’Autrui, aller chercher la police. Mais il a répondu, silencieusement, « Me voici », devenant responsable de l’Autre, faisant naître un comportement éthique. De celui-ci Levinas écrit :
« Assignation à identité pour la réponse de la responsabilité dans l’impossibilité de se faire remplacer sans carence. À ce commandement tendu sans relâche, ne peut répondre que “me voici” où le pronom “je” est à l’accusatif, décliné avant toute déclinaison, possédé par l’autre, malade, identique95. »
83L’éthique telle que la comprend Levinas naît lorsque le sujet est « soumis à l’accusatif illimité de la persécution96 », ce qui ne signifie pas, comme le remarque justement Jean-François Rey, que l’individu succombe sous le poids d’une « conscience morbide, voire du délire de culpabilité97 », ni non plus qu’il soit soumis à la pathologie d’Autrui le harcelant – comme par exemple Eastwood le montre dans son premier film de réalisateur, Play Misty for me (Un frisson dans la nuit, 1971) où il joue le rôle d’un disc-jockey d’une radio, Dave Garland, harcelé par une de ses conquêtes d’un soir, Evelyn Draper, qui, en phase délirante, finira par tenter de le tuer. « Exister à l’accusatif » n’est ni une question de morbidité ni, non plus, une injonction morale universalisable, tant elle ne peut avoir de visée prescriptive car, comme le dira d’ailleurs Levinas lui-même, cela reviendrait à la monstruosité d’avoir à « prêcher le sacrifice humain98 » !
84Certes lorsque le philosophe analyse la réponse « Me voici » et précise qu’en elle « le pronom “je” est à l’accusatif », il souligne tout autre chose qu’une déclinaison grammaticale : il insiste sur le fait que c’est Autrui – ce qu’il nommait en 1961, dans Totalité et infini, son « visage » – qui me requiert au sein de ce qu’il nomme désormais, en 1974, dans Autrement qu’être, un « commandement auguste, mais sans contrainte ni domination99 ». Ce commandement est auguste, parce qu’il est prononcé d’une hauteur qui m’impose le respect ; mais il est sans contrainte ni domination parce que cette requête, cet ordre même, est éthique, non physique : je pourrais m’y soustraire. Mais alors mon comportement ne serait pas éthique. Il ne le devient que lorsque je réponds « Me voici ! » à un tel commandement.
85Toutefois ainsi énoncée, une telle réponse dit encore davantage, puisque de par sa provenance biblique (Isaïe 6,8), prophétique même, elle ne peut pas ne pas avoir de résonance religieuse. C’est pourquoi, méditant le fait que le sujet réponde à l’appel silencieux de l’Autre et qu’il soit dès lors irremplaçable, insubstituable, Levinas parlera d’« élection » :
« Dénucléation du noyau substantiel du Moi qui se forme dans le Même, fission du noyau “mystérieux” de l’“intériorité” du sujet par cette assignation à réponse, par cette assignation qui ne laisse aucun lieu de refuge, aucune chance à la dérobade et, ainsi, malgré le moi, ou, plus exactement, malgré moi, tout le contraire du non-sens, altération sans aliénation ou élection100. »
86D’une même façon, prenant acte du sujet concerné par autrui, il précise qu’« il ne s’agit pas pour le Soi, dans son être, d’être. Au-delà de l’égoïsme et de l’altruisme, c’est la religiosité de soi101 ». Certes, parler de « religiosité » peut certes ici s’entendre d’une façon conceptuelle et, en un sens, laïque, en insistant alors sur une des étymologies possibles du terme de religion : celle de religare, qui signifie relier, relier les hommes entre eux et l’homme à Dieu (l’autre étymologie nous renvoyant à religere : relire). Or un mot de Levinas semble autoriser une telle lecture : « Relation – ou religion – excédant la psychologie de la foi et de la perte de foi – elle m’ordonne d’une façon an-archique, précisément, sans jamais se faire – sans s’être jamais faite – présence ni dévoilement de principe102. » Mais outre que la dimension de lien social ne définit pas à lui seul le lien religieux, car celui-ci n’est pas seulement un lien communautaire, il est manifeste qu’en convoquant l’expression du prophète Isaïe, en parlant d’élection et de « religiosité de soi », Levinas joue sur une double entente, à la fois éthique et religieuse, de cette sollicitation par Autrui et de la réponse du sujet. S’il est certes possible de s’en tenir à une interprétation éthique, d’autant que ces textes sont et veulent être philosophiques et non religieux, c’est-à-dire universalistes et non confessionnels, il n’en est pas moins certain que la foi de Levinas leur confère ce double sens. Comment dès lors ces deux significations s’articulent-elles ?
87La question se pose avec d’emblée plus d’intérêt que le Dieu de la Thora auquel Levinas croit n’est pas un Dieu qui apparaît tel quel. Ne se montrant pas et n’étant pas même représentable, il ne peut dès lors se manifester que par le visage d’Autrui. C’est là le thème si essentiel de la « trace » que le philosophe présente dès l’introduction d’Autrement qu’être, et par lequel il conclut également son ouvrage. Parlant, dès « L’Argument » initial, de ce « malgré moi, pour un autre », Levinas précise que cet ordre « est une ordination, la non-présence de l’Infini », et c’est cette « non-présence » qu’il nomme « trace » : « Trace qui luit comme visage du prochain dans l’ambiguïté de celui devant qui (ou à qui, sans paternalisme aucun) et de celui de qui je réponds, énigme ou ex-ception du visage, juge et parti103. » Cette trace de l’Infini apparaît dans et par le visage d’Autrui, mais n’est pas le visage d’Autrui : ce n’est pas un tu, c’est un il, et Levinas parle alors d’illéité : « Intrigue qui rattache à ce qui absolument se détache, à l’Absolu – détachement de l’Infini par rapport à la pensée qui cherche à le thématiser et au langage qui essaie de le tenir dans le Dit – et que nous avons appelé illéité104. » C’est encore avec ce même concept de « trace » que se conclut le dernier paragraphe de cet ouvrage :
« Dans cet ouvrage qui ne cherche à restaurer aucun concept ruiné, la destitution et la dé-situation du sujet ne restent pas sans signification : après la mort d’un certain dieu habitant les arrière-mondes, la substitution de l’otage découvre la trace – écriture imprononçable – de ce qui, toujours déjà passé – toujours “il” – n’entre dans aucun présent et à qui ne conviennent plus les noms désignant des êtres, ni les verbes où résonne leur essence – mais qui, Pro-nom, marque de son sceau tout ce qui peut porter un nom105. »
88Ainsi, revenant dans son livre d’entretiens avec Philippe Nemo sur le sens de l’expression « Me voici ! », Levinas peut-il dire qu’en elle « l’Infini entre dans le langage », ou encore que « le sujet qui dit “Me voici !” témoigne de l’Infini » en sorte que « c’est par ce témoignage que la gloire même de l’Infini se glorifie106 ».
89Il est donc indéniable que, sans jamais conditionner l’éthique à une croyance confessionnelle en Dieu, l’horizon de cette méditation lévinasienne est théologique. C’est d’ailleurs aussi pourquoi Levinas peut écrire, méditant cette « passivité où le Moi est Soi sous l’accusation persécutrice du prochain », que « la pensée rabbinique dit l’étendue de la responsabilité107 ». La transcendance de l’Infini dont le sujet se fait le témoin dans le « Me voici ! », réponse à l’appel silencieux d’Autrui, n’a pas à se traduire immédiatement en reconnaissance religieuse ou confessionnelle. Mais elle rend, dit Levinas, compréhensible à la fois la force d’attrait qui est la sienne (Autrui m’ordonne, m’assigne), et le poids dont le sujet se sent alors investi : « Le Soi est Sub-jectum : il est sous le poids de l’univers – responsable de tout108. » C’est ce poids qui lui confère une charge d’élection : il devient insubstituable. C’est à lui, et à nul autre, d’être responsable d’autrui.
90Or il est remarquable que cette dimension théologique, qui répétons-le ne conditionne pas l’éthique mais en est comme l’horizon, soit explicitement présente dans Gran Torino, au point d’en constituer un fil directeur majeur. Certes cette dimension se manifeste d’une façon différente pour Eastwood ou pour Levinas. Chez ce dernier, le nom de Dieu, bien que comptant plus d’une cinquantaine d’occurrences dans Autrement qu’être, n’apparaît pas comme étant lié à une institution. Levinas ne parle pas de culte ou de synagogues, et on ne trouve guère qu’une allusion à « la pensée rabbinique109 ». Or Gran Torino est un film qui s’ouvre et, à quelques scènes près, se conclut par un enterrement religieux. C’est là qu’on y découvre d’emblée un jeune prêtre de 27 ans, le père Janovich, obsédé par la promesse qu’il a faite à la femme de Kowalski de l’entendre en confession. Mais ce dernier, heurté d’emblée par la banalité des mots prononcés par le prêtre devant le cercueil de son épouse, n’est pas un homme à faire confiance à l’institution ecclésiastique. Aussi, si rapport à la transcendance religieuse il y a, il se situe ailleurs, et précisément dans la façon dont il va répondre à la sollicitation d’autrui.
91Il convient, afin de le comprendre, de reprendre le fil de la narration du film. Après que Kowalski a protégé Sue, la sœur de Thao, des trois petits truands qui cherchaient à l’agresser, la jeune fille, à la fois reconnaissante et avenante, tente de nouer des liens avec lui, lequel se montre tout d’abord réticent. Un jour, alors qu’il se retrouve seul sous sa véranda à boire une bière – et après avoir chassé son fils et sa belle-fille qui, venus pour lui fêter son anniversaire, voulaient le convaincre d’aller en maison de retraite afin de récupérer ses biens –, Sue l’invite chez elle, où une fête a lieu. Bien que la rencontre avec les Hmongs lui soit difficile, Kowalski s’y rend et découvre des gens agréables et généreux. Les premiers échanges avec Thao, à propos de l’art de séduire les filles, ont lieu ; ils vont d’autant plus se développer que, contre le désir de Kowalski, les parents du jeune homme, honteux de la tentative de vol de la Gran Torino, l’obligent à travailler une semaine pour lui. Kowalski le met alors au service des habitants du quartier et finit par lui faire laver sa voiture. Puis se prenant progressivement d’affection pour lui, il l’encourage à faire quelque chose de sa vie ; il lui trouve du travail sur un chantier, dans le bâtiment, ou encore lui donne confiance en lui apprenant à parler « entre hommes » : c’est la scène célèbre et drôle chez le coiffeur italien. À partir de là, la dramatique de l’histoire va se précipiter : le gang hmongs du cousin de Thao ne l’a pas oublié. Le retrouvant un jour à la sortie de son travail, ces jeunes voyous le harcèlent, et comme Thao refuse de les suivre, ils brisent ses outils de chantier et le brûlent au visage avec une cigarette. Kowalski le venge en allant rosser l’un d’eux chez lui. Mais le gang n’en reste pas là. Plusieurs d’entre eux reviennent en voiture mitrailler la maison de Thao, le blessant au passage. Et plus encore, on découvre qu’ils se sont emparés de Sue, laquelle ne revient chez elle que violée et le visage tuméfié.
92Thao demande alors l’aide de Kowalski pour se venger, armes à la main. Or là où un dénouement, à la fois banal et tragique, aurait pu avoir lieu (un bain de sang dans une logique de vengeance), le film prend une tout autre dimension, à la fois éthique et religieuse. Kowalski, qui ne cesse de cracher du sang, se sait ou se croit condamné – ce que des analyses médicales suggèrent. Laissant alors croire à Thao qu’ils vont tous deux se rendre, armés, là où vivent les membres du gang, il l’enferme dans sa cave afin de partir seul, non sans lui avoir montré puis remis sa médaille militaire. Puis, arrivé devant la maison des voyous, il les provoque, fait mine devant leurs armes de sortir un pistolet de sa veste, disant, cigarette aux lèvres, que lui aussi a du feu. Mais ses doigts ne font que mimer le jeu d’une gâchette. Récitant le début d’un « Je vous salue Marie », il a à peine le temps d’esquisser ce geste que tous les membres du gang lui tirent dessus à bout portant. Il tombe à la renverse, les bras en croix, de façon christique, avec au creux de sa main une tâche rouge de sang et son briquet, un Zippo avec pour blason celui de la 1re division de cavalerie.
93Ce sacrifice a été parfaitement anticipé et réfléchi, comme l’indiquent plusieurs scènes antérieures : selon les volontés de sa défunte femme, il s’est confessé au jeune prêtre – sans d’ailleurs rien lui dire d’essentiel ; il est passé chez son ami coiffeur se faire couper les cheveux et exceptionnellement se faire raser, ce qui vaut comme scène d’adieux symboliques ; il a confié sa chienne, Daisy, à la grand-mère de Thao, et, on l’apprendra plus tard, a donné par testament sa maison à l’Église et sa Gran Torino à son « ami » Thao, déshéritant ainsi sa famille malveillante.
94Or qu’est-ce que ce sacrifice de sa vie, sinon une responsabilité pour autrui – pour Thao et les siens, pour les habitants du quartier – jusqu’à la substitution ? Provoquant les membres du gang afin qu’ils le tuent alors que lui-même n’est pas armé, il leur soustrait toute possibilité d’invoquer pour se justifier l’idée d’une légitime défense et les piège ainsi en les faisant commettre un acte qui ne peut que les mener en prison. Ce qui a lieu. Sue, à qui Kowalski avant d’arriver devant la maison des malfrats a demandé de libérer Thao, arrive avec son frère alors que la police, qui a bouclé le quartier, procède aux interpellations. En compagnie du jeune prêtre, ils ne peuvent que constater le sacrifice. Un acte a été accompli où le sujet, se faisant tuer plutôt que de tuer, a pensé et poussé la responsabilité pour autrui, ici pour Thao, jusqu’à se substituer à lui, en rendant ainsi possible l’accomplissement de la justice.
95Or en filmant cela, sans rien savoir de l’éthique lévinassienne, Eastwood se retrouve au plus proche de l’intuition directrice de son œuvre. Que dit en effet Levinas dans Autrement qu’être ? De quoi traite cet ouvrage ? « Ce livre interprète le sujet comme otage et la subjectivité du sujet comme substitution rompant avec l’essence de l’être110. » Mais rompre avec l’essence de l’être n’est pas ici une proposition exclusivement spéculative affirmant que « l’ontologie n’est pas fondamentale » ou qu’il faut penser le bien au-delà de l’être. Rompre avec l’essence de l’être, c’est rompre avec une logique pensant le sujet comme conatus, enfermé dans son désir indépassable de persévérer en son être. Or éthique il y a lorsque le sujet s’expose à l’autre et que cette exposition va jusqu’à la possibilité d’une « dénudation au-delà de la peau, jusqu’à la blessure à en mourir, dénudation jusqu’à la mort, être comme vulnérabilité111 ». Rappelons-le : il ne s’agit pas ici de prêcher le sacrifice des vies, et Levinas le dit très clairement, afin d’éviter toute folle interprétation idéologique de son propos. Et si cela n’est pas même envisageable, c’est que « le Moi de la responsabilité, c’est moi et pas un autre, moi à qui l’on voudrait apparier une âme sœur de qui on exigerait substitution et sacrifice. Or, dire qu’Autrui doit se sacrifier aux autres, ce serait prêcher le sacrifice humain112 ! » À l’inverse, il s’agit de comprendre que, dans un rapport éthique, la responsabilité que le sujet éprouve vis-à-vis d’autrui le mène jusqu’à la substitution, jusqu’à la possibilité d’accepter de mourir pour lui. Telle était par exemple le sens de la mort du guide africain Kivu, dans le film de 1990, Chasseur blanc, cœur noir, lequel se sacrifiait, courant bras ouvert devant un éléphant en train de charger, afin de protéger John Wilson d’une mort certaine. « Personne, écrit Levinas, n’est assez hypocrite pour prétendre qu’il a enlevé à la mort son dard – pas même les prometteurs des religions – mais nous pouvons avoir des responsabilités et des attachements par lesquels la mort prend un sens – c’est que, dès le départ, Autrui nous affecte malgré nous113. » Dans Gran Torino, cette substitution de Kowalski à Thao, cette responsabilité pour lui est responsabilité de se faire tuer pour lui, à la place de lui. Et ce n’est pas une responsabilité qui ne coûterait rien – sous prétexte de la maladie dont le protagoniste est affecté. C’est une responsabilité qui précipite sa mort (plutôt que sa guérison). Cette substitution accomplit ainsi le sens de ce que Levinas nomme bonté, mais également justice : deux réalités que le spectateur de Gran Torino éprouve sensiblement à la fin du film d’Eastwood.
96Or il est essentiel à qui veut comprendre le sens de cette « bonté », de saisir qu’elle n’est pas décision, venant d’un libre arbitre : elle est la conséquence de la réponse à l’appel requérant d’Autrui :
« Le Moi n’est pas un étant “capable” d’expier pour les autres : il est cette expiation originelle – involontaire – car antérieure à l’initiative de la volonté (antérieure à l’origine), comme si l’unité et l’unicité du Moi étaient déjà la prise sur soi de la gravité de l’autre. Dans ce sens le Soi est bonté ou sous l’exigence d’un abandon de tout avoir, de tout à soi et de tout pour soi, jusqu’à la substitution114. »
97Enfin, et ce n’est pas là le moindre des enjeux du propos de Levinas, la responsabilité jusqu’à la substitution rend possible la justice, qu’il convient désormais d’entendre, contrairement à ce qui était encore essentiellement dominant dans Totalité et infini, en 1961, dans toute sa dimension sociale et institutionnelle. Or c’est également là ce que souligne le final de Gran Torino : le sacrifice de Kowalski, qui n’est pas vengeance, permet l’accomplissement de la justice en soustrayant tous les habitants d’un quartier à la domination perverse d’un groupe de malfrats ; comme c’est encore le sens du film de 2009 consacré à Nelson Mandela : Invictus.
98S’il convient, selon Levinas, d’entendre l’exigence de justice dans une dimension sociale et institutionnelle, c’est que celle-ci ne consiste pas qu’en une responsabilité pour autrui. Et en effet, je ne suis jamais totalement seul avec autrui ; il y a toujours, à côté de lui, à côté de nous, le tiers : l’autre de l’autre qui n’est pas moi. Or si je devais tout à autrui, que ferais-je du tiers ? Où serait la justice ? C’est là ce que rappelle Levinas dans son entretien avec Philippe Nemo :
« Comment se fait-il qu’il y ait une justice ? Je réponds que c’est le fait de la multiplicité des hommes, la présence du tiers à côté d’autrui, qui conditionnent les lois et instaurent la justice. Si je suis seul avec l’autre, je lui dois tout ; mais il y a le tiers. Est-ce que je sais ce que mon prochain est par rapport au tiers ? Est-ce que je sais si le tiers est en intelligence avec lui ou sa victime ? Qui est mon prochain ? Il faut par conséquent peser, penser, juger, en comparant l’incomparable. La relation interpersonnelle que j’établis avec autrui, je dois l’établir aussi avec les autres hommes ; il y a donc nécessité de modérer ce privilège d’autrui ; d’où la justice. Celle-ci, exercée par les institutions, qui sont inévitables, doit toujours être contrôlée par la relation initiale115. »
99Dans cet entretien datant de 1981, Levinas redéploie les thèses soutenues en 1974 dans Autrement qu’être, lesquelles diffèrent sensiblement de celles soutenues en 1961 dans Totalité et infini. S’il affirmait certes, dans cet ouvrage, que « le tiers me regard dans les yeux d’autrui – le langage est justice116 », il est frappant que le traitement du concept de justice qu’il proposait alors le rapportait davantage à celui de la vérité qu’à la question politique et institutionnelle de l’État. « La vérité suppose la justice117 », pouvait-il écrire. Aussi ce concept de justice semblait-il pensé dans le prolongement de la question éthique, ce qu’il doit certes toujours être, mais non en rapport avec l’institution étatique, dont il faut dire qu’elle apparaissait fort négativement connotée. Ainsi, dans Totalité et infini, à trois reprises le concept d’État est mis en rapport avec celui de tyrannie118, alors que dans Autrement qu’être le concept de tyrannie n’apparaît qu’une seule fois, en rapport désormais avec celui de totalité119. Autre sera ainsi l’analyse dès 1974, en ce qu’elle tiendra compte de la nécessité de l’institutionnalisation de la justice, laquelle, comme Levinas le dira fortement, suppose une « comparaison entre les incomparables » :
« Dans les façons indirectes de l’illéité, dans la provocation anarchique qui m’ordonne à l’autre, s’impose la voie qui mène à la thématisation et à une prise de conscience : la prise de conscience est motivée par la présence du tiers à côté du prochain approché ; le tiers aussi est approché ; la relation entre le prochain et le tiers ne peut être indifférente à moi qui approche. Il faut une justice entre les incomparables. Il faut donc une comparaison entre les incomparables et un synopsis ; mise ensemble et contemporanéité ; il faut thématisation, pensée, histoire et écriture. Mais il faut comprendre l’être à partir de l’autre de l’être. Être, à partir de la signification de l’approche, c’est être avec autrui pour le tiers ou contre le tiers ; avec autrui et tiers contre soi120. »
100Ainsi existe-t-il une tension qu’il importe de ne pas nier entre ma responsabilité pour autrui et le tiers. La justice, jusque dans son institutionnalisation, dit la nécessité d’en tenir compte, sachant qu’elle-même, comme institution, doit pouvoir intégrer la signification de mon rapport à autrui. La justice n’est donc pas qu’une affaire de légalité ; pour être juste, il faut savoir tenir compte de la présence d’Autrui. Autrement dit, ne peut être véritablement juste que l’acte qui tient compte du tiers, et donc de l’ensemble du corps social, jusque dans son institutionnalisation. C’est là ce que précise très simplement une note d’Autrement qu’être :
« La description de la proximité comme hagiographie de l’un-pour-l’autre, sous-tend la société, laquelle commence dès l’entrée du troisième homme et où ma réponse antérieure à tout problème, c’est-à-dire ma responsabilité, à moins de s’abandonner à la violence, pose des problèmes. Elle en appelle alors à la comparaison, à la mesure, au savoir, aux lois, aux institutions – à la justice. Mais il importe à l’équité même de la justice d’englober la signification qui l’avait dictée121. »
101Comment comparer des incomparables sans léser les uns aux dépens des autres, sans être injuste ? L’erreur serait de croire qu’il ne s’agit là que d’une « technique d’“équilibre social” mettant en harmonie des forces antagonistes », alors qu’en fait l’essentiel est de ne pas perdre la proximité, c’est-à-dire de ne pas se soustraire « au contrôle de la responsabilité de l’un pour l’autre ». C’est là ce que le philosophe précise explicitement :
« La justice est impossible sans que celui qui la rend se trouve lui-même dans la proximité. Sa fonction ne se limite pas à la “fonction du jugement”, à la subsomption de cas particuliers sous la règle générale. Le juge n’est pas extérieur au conflit, mais la loi est au sein de la proximité. La justice, la société, l’État et ses institutions – les échanges et le travail compris à partir de la proximité – cela signifie que rien ne se soustrait au contrôle de la responsabilité de l’un pour l’autre. Il est important de retrouver toutes ces formes à partir de la proximité où l’être, la totalité, l’État, la politique, les techniques, le travail, sont à tout moment sur le point d’avoir leur centre de gravitation en eux-mêmes, de peser pour leur compte122. »
102La justice ne peut donc être, par exemple, l’intérêt supérieur de l’État, de sa stratégie politique et diplomatique ou de ses intérêts économiques. À chaque fois que cela a lieu, l’Autre disparaît dans le Même, le sujet dans la Totalité. Sans parler de la privatisation de la justice au profit de ceux qui, dans l’État, détiennent le pouvoir politique – comme ce qu’Eastwood met en scène dans Absolute Power (Les pleins pouvoirs, 1997). Celle-ci ne peut donc être politiquement accomplie par celui qui en possède l’autorité, le juge ou le responsable politique, qu’à la condition qu’il la pense à partir de la proximité. Or que cette proximité ne soit pas le résultat d’une « technique d’“équilibre social” » signifie seulement qu’elle n’est pas le résultat d’un compromis tenant compte des forces en présence. Mais cela ne signifie pas – puisqu’elle est institution ou doit en passer par l’institution – qu’elle n’intègre pas une part de calcul : « peser, penser, juger, en comparant l’incomparable123 », disait Levinas à Philippe Nemo. Or « peser, penser, juger », et donc en un sens « calculer », c’est ce que fait Walt Kowalski dans Gran Torino, lorsqu’à dessein de le protéger il enferme Thao dans sa cave, ou encore lorsqu’il se rend chez son notaire afin d’établir son testament et, surtout, qu’il se présente seul devant les membres du gang hmongs qui, en le tuant, iront à leur perte.
103Mais « peser, penser, juger », c’est plus encore ce que montre Eastwood de l’activité de Nelson Mandela dans Invictus, tant ce film de 2009 relate une des plus grandes conquêtes de la justice sociale de la seconde moitié du xxe siècle : la fin de l’Apartheid en Afrique du sud et la politique de réconciliation nationale menée par cet ancien prisonnier devenu Président de la république le 9 mai 1994. La question de savoir comment réconcilier les Afrikaners – dont tous ne sont pas d’odieux racistes – et la communauté noire, qu’ils ont socialement et politiquement dominée et opprimée, apparaît dans ce film au cœur des préoccupations de Mandela. Ainsi, plutôt que de limoger le personnel politique en fonction lors de la présidence de Frédéric de Klerk, il va d’emblée leur parler afin de leur dire que le pays a besoin d’eux. Puis il doit convaincre ses gardes du corps noirs de travailler avec ceux, Afrikaners, de son prédécesseur. Lorsque les militants de son propre parti politique, l’ANC, votent contre le maintien des couleurs et du nom des Springboks, que la plupart alors des Noirs du pays refuse de soutenir, Mandela va immédiatement les trouver, leur parle, et parvient à convaincre la majorité d’entre eux de revenir sur leur décision : il s’agit de ne pas humilier l’adversaire d’aujourd’hui afin qu’il devienne le partenaire de demain au sein d’une « nation arc-en-ciel ». Et lorsque, de retour de cette confrontation, en voiture avec sa conseillère Brenda, celle-ci lui demande : « Ce rugby, c’est un calcul politique ? », il lui répond : « Non, c’est un calcul humain. » Avoir ici une responsabilité politique vis-à-vis des Noirs de son pays, les amener à la libération, cela ne peut se mener à bien en oubliant et humiliant les Blancs – même s’il est difficile pour la majorité opprimée de l’entendre. La justice n’est pas la vengeance, et elle ne peut avoir souci de l’Autre qu’en étant non seulement responsable de lui, mais également responsable pour lui, jusqu’à la substitution, ce qui suppose de porter attention au tiers, dans la proximité.
104C’est là ce que Nelson Mandela a fait en se rendant proche de François Pienaar, le capitaine des Springboks, jusqu’à porter son maillot de l’équipe nationale, floqué du numéro 6, lors de la finale contre les All Blacks de Nouvelle-Zélande, le 24 juin 1995. Ainsi, dans Invictus, après que Matt Damon, alias François Pienaar, a organisé pour lui, ses joueurs et leurs compagnes, une visite de la prison de l’île de Robben Island, et s’est mis en condition en s’enfermant dans ce qui fut la cellule de Mandela, se déroule une scène où on le voit, songeur, devant une baie vitrée. Arrive alors sa femme, Nerine, qui lui demande à quoi il pense. Et il lui répond : « Je me demandais : comment on peut passer trente ans dans une cellule minuscule, et en sortir prêt à pardonner à ceux qui vous y avaient enfermé ? » Telle est la justice : elle est le fait d’avoir à tenir compte du tiers tout en ayant à répondre d’autrui.
105Reste le cas de cette romance qu’est Sur la route de Madison (1995). Que faire d’un tel film, si singulier dans l’œuvre d’Eastwood, et peut-on encore penser la logique qu’il déploie dans la continuité de ce qui vient d’être dit ? Ne fait-il pas exception ? Pourtant, si on remarque que sa dramatique s’organise autour d’un conflit de loyauté, entre principe de désir et principe de réalité, pour emprunter un instant au vocabulaire freudien, on comprendra que rapporter ce si beau film à la question de la responsabilité n’est pas chose difficile. En effet Francesca Johnson n’est-elle pas responsable d’autrui, pour autrui même, jusqu’à la substitution ? Elle devient responsable pour son amant, Robert Kincaid, alors qu’elle découvre ne pouvoir vivre ni sans lui ni avec lui, en ce qu’elle refuse de le suivre, lors même qu’elle en est violemment tentée, comme le montre une scène finale intensément dramatique, lorsque leurs voitures se séparent au croisement d’un feu rouge, sous la pluie battante. Elle est responsable pour lui et malgré lui jusqu’à la substitution, et cela pour la justice, c’est-à-dire en tenant compte du tiers. Le tiers – l’autre de l’autre qu’elle a à jamais rencontré, et qui en un sens l’ordonne et l’assigne sans contrainte – le tiers est pluriel : c’est son mari et ce sont ses enfants avec lesquels il lui faut compter. Cela révèle la violence qui déchire son existence : elle les aime mais avec eux, comme elle le dit, sa vie se résume à une « vie de détails », c’est-à-dire à une vie de mère au foyer, ménagère qui ne peut exister comme Soi. C’est cette violence jusqu’à l’incompréhension que ressentent et redéployent, au début du film, les enfants devenus adultes après la mort de leur mère lorsqu’ils découvrent son amour secret autant que ses dernières volontés.
Le philosophe et le cinéaste
106Que conclure de telles analyses, soucieuses de faire se dérouler en parallèle l’œuvre conceptuelle d’un philosophe et celle artistique d’un cinéaste ?
107La démarche ici entreprise ne relève ni d’un rapport de subordination ni d’une entreprise de confusion. Subordination il y aurait si la pensée du philosophe avait pour essentielle vocation de nous fournir des concepts auxquels l’artiste n’aurait jamais songé et à partir desquels son œuvre pourrait enfin s’éclairer. Cela correspondrait à l’adoption d’une position de surplomb du philosophe sur l’artiste, du concept sur l’affect. Or si tel n’est pas le cas, c’est non seulement que le cinéaste, Clint Eastwood en l’occurrence, a lui aussi des idées, mais plus encore qu’il est tout autant travaillé, poursuivi, par cette question qui travaille et poursuit le philosophe, ici Emmanuel Levinas. Cette question est celle de savoir ce que signifie le fait d’être requis par l’autre, d’avoir à répondre malgré soi de lui. L’art du philosophe est d’amener cette obsession à la parole et plus encore au concept ; celui du cinéaste est de l’amener à l’image et à l’affect. Certes lorsque nous nous ressaisissons de cette question avec la volonté de mettre en évidence l’enjeu de cette singulière correspondance pour la constitution d’une esthétique des formes, c’est nécessairement dans le concept que nous le faisons. Aussi, pour mener à bien ce travail philosophique, n’avons-nous pas craint de solliciter le vocabulaire de Levinas afin de ressaisir les obsessions du cinéma d’Eastwood. Mais cette difficulté d’avoir à nommer le travail de l’un dans les termes de celui de l’autre, loin de toute logique de subordination, est seulement liée au fait que c’est dans la parole et le concept que nous mettons en rapport une œuvre conceptuelle et une œuvre cinématographique. Aussi l’usage d’un tel lexique ne relèverait d’une abusive projection que si ce qu’il s’efforçait de nommer n’était qu’une vue de l’esprit. Or pour savoir si Eastwood a cinématographiquement médité ce que signifie « être requis », il n’est besoin que de voir ses films, lors même qu’il faut des concepts au philosophe pour qu’il pense le sens et l’enjeu de cette expression.
108En respectant ainsi la distinction du concept et de l’affect, aucune confusion entre ces deux œuvres ne peut avoir lieu. Levinas n’est pas un cinéaste manqué et Eastwood n’est pas un philosophe qui s’ignore. Aussi, ne pas confondre leurs œuvres signifie également être capable d’en voir les différences. Or, outre des différences thématiques indéniables entre un cinéaste américain de culture très nationale et populaire (sensible par exemple aux jurons, aux coups de poing et au culte du héros) et un philosophe français de culture juive (dont la seule outrance apparente et revendiquée est celle qu’il fait subir au langage, pourtant toujours très policé, afin de lui faire rendre raison – et justice), une des différences essentielles susceptibles de limiter ce rapprochement, ou plutôt cette correspondance, tient au fait, comme nous l’avons rappelé en introduction de cet ouvrage, que l’un et l’autre ne peuvent pas avoir le même rapport de maîtrise et d’appropriation de leur activité. Là où le philosophe compose son œuvre de façon solitaire – ou plutôt rassemble dans la solitude de son écriture toutes les voix vives dont il s’imprègne et se nourrit (et qui sont, pour Levinas, autant philosophiques que talmudiques) –, le cinéaste, quant à lui, orchestre un travail d’équipe. Il n’est pas le maître du jeu des acteurs que pourtant il dirige (et parfois pas même à l’origine de leur engagement) ; il s’entoure d’une équipe technique sans laquelle rien ne serait possible (décorateurs, costumiers, photographes, monteurs, musiciens), dépend de producteurs et de distributeurs. Certes, la grande réussite d’Eastwood dans le métier d’acteur lui a permis d’acquérir une relative autonomie, puisqu’elle lui a d’emblée rendu possible de produire son œuvre de cinéaste au sein de sa propre société de production, ce qui dans le milieu du cinéma constitue un grand luxe. Et pourtant sa dépendance à l’égard du travail d’équipe reste grande si l’on se souvient que, n’écrivant pas ses propres films, il est redevable sinon d’une histoire qu’on lui propose du moins de celles qu’il peut découvrir, et plus encore d’un scénariste qui écrit et met en forme les dialogues et donc la cohérence de l’histoire narrée. Or on sait l’importance d’un dialoguiste et d’un scénariste pour un film. Si en France certains d’entre eux peuvent faire une grande partie de sa réussite – comme bien sûr ceux écrits par Jacques Prévert ou encore ceux de Michel Audiard, lequel du début des années 1950 jusqu’à sa mort en 1985 signa un très grand nombre de dialogues de films –, leur importance n’est pas moindre, loin s’en faut, aux États-Unis.
109Faut-il dire dès lors que cette correspondance déployée entre Levinas et Eastwood touche là ses limites ? Elle en touche une, assurément ; mais celle-ci n’annule pas tout pour autant. Le cinéaste qui n’est pas le scénariste de ses films est en effet un peu – aux réserves près énoncées dans l’introduction – comme le chef d’orchestre qui joue une musique qu’il n’a pas composée. Il reste même plus libre que lui, car étant moins tenu de respecter la lettre de l’écriture, sa force sera, comme pour le musicien, d’en faire naître l’esprit. Ainsi un grand réalisateur aura-t-il pour souci de faire voir, comme le grand chef d’orchestre de faire entendre. Et dans les deux cas, c’est la cohérence de leur vision, la précision de leur savoir-faire et l’obsession de leur préoccupation qui leur conféreront leur style. Avec le style s’énonce ce qu’une œuvre a d’unique. Aussi n’est-il pas que la forme sensible de l’œuvre ; il est ce par quoi l’on reconnaît son auteur. Chez un philosophe, il est son vouloir-dire ; chez un cinéaste, son vouloir-montrer.
110Le style d’Eastwood conjugue, d’une part, un goût pour le récit et la dramatique avec une maîtrise de la lumière tout en clair-obscur et, d’autre part, une bande-son laissant une place prédominante aux deux piliers de la musique américaine que sont la country, plutôt blanche, et le blues, plutôt noir (avec sa variante évolutive qu’est le jazz). Ces musiques confèrent ainsi à ses films une tonalité souvent très populaire. S’y atmosphérisent dès lors les conflits des hommes (Honkytonk Man, 1982 ; The Bridges of Madison County, 1995) et de l’Histoire, qu’il s’agisse de l’Histoire nationale américaine et de son Far West – de Josey Wales (1976) à Bronco Billy (1980), en passant par le Sud profond avec Midnight in the Garden of Good ans Evil (1997) –, mais aussi de l’histoire politique (J. Edgar, 2012) ou héroïque (Sully, 2016), comme de l’Histoire mondiale (Flags of our Fathers, 2006 ; Letters from Iwo Jima, 2006). De tout cela surgit une question, qui est récurrente. Or celle-ci n’est pas seulement : « qu’est-ce qu’agir ? », mais « qu’est-ce que le sens de la responsabilité des individus lorsqu’ils sont requis par ce qu’ils ont à faire et plus encore par le visage de l’autre homme ? »
111C’est en cela qu’une correspondance entre Levinas et Eastwood devient non seulement possible, mais pertinente. Celle-ci consiste en ce que tous deux mettent au cœur de leur œuvre cette question : que signifie être requis par Autrui ? Que signifie avoir à répondre de l’Autre, pour lui, jusque dans la justice ? Si là est le sens explicite de l’essentiel des écrits de Levinas, dont Autrement qu’être est probablement le sommet et le chef-d’œuvre, cette question revient chez Eastwood de façon obsédante depuis son premier film comme réalisateur, Play Misty for me, en 1971, jusqu’à ces deux derniers à ce jour, The 15 : 17 to Paris (2018) et The Mule (2018). Inspirés l’un l’autre là encore d’une histoire vraie, eux aussi, et eux encore, mettent en scène ce que signifie le fait d’avoir à répondre de…, à répondre d’une situation comme d’une sollicitation en laquelle Autrui est rencontré. Répondre au péril de sa vie avant toute réflexion prudentielle, tel est l’acte que Clint Eastwood filme dans Le 15h17 pour Paris. Or c’est là manifestement un acte héroïque que celui de ces trois jeunes Américains qui, face à une situation de péril – celle d’un terroriste s’apprêtant à commettre un massacre à bord d’un train – ne cherchent pas d’abord à se protéger en fuyant et en se mettant à l’abri, mais à neutraliser l’assaillant et à protéger les victimes potentielles. Un tel comportement répond manifestement à une exigence éthique au sens où Levinas s’est efforcé de la penser, puisqu’il s’agit de faire face lors d’une situation en laquelle on est, malgré soi, sans l’avoir jamais souhaité ni cherché, requis par le visage de ceux qui sont faibles et démunis.
112Or c’est encore cette même obsession filmique qu’il est possible de déceler dans The Mule, film en lequel Eastwood se met courageusement lui-même en scène comme acteur vieillissant. De cette œuvre, on pourrait dire qu’elle expose tout d’abord négativement le sens éthique de ce que signifie être requis… Ce film commence en effet par nous montrer un vieil homme qui n’a jamais su, sa vie durant, être présent et véritablement attentif aux siens. Privilégiant son activité professionnelle et sa vie sociale, il a progressivement perdu la confiance et même l’estime de sa femme et de sa fille, au point d’en être séparé. Puis, à l’occasion d’une situation financièrement périlleuse et d’une rencontre hasardeuse, il accepte de transporter des produits illicites pour un gang de trafiquants. C’est ainsi qu’un homme de 90 ans, Earl Stone, vétéran de la guerre de Corée et ancien horticulteur, se transforme en mule pour trafiquants de drogue. Or, comme l’on sait, à faire des choses stupides, des conséquences néfastes inévitablement s’ensuivent. Aussi, une première tension dramatique du film relève-t-elle non seulement de l’intrigue liée au trafic de drogue et à sa répression par les services concernés, mais plus encore au fait que le spectateur comprend d’emblée que cela ne peut que mal se terminer pour ce vieil homme qui, par ailleurs, n’a rien d’un gangster. Toutefois, plus essentiel encore pour l’intérêt du film, est le fait qu’une seconde tension dramatique s’articule à la première au point de constituer le véritable centre d’intérêt de cette œuvre. Et cette tension est d’autant plus probante qu’elle réside dans un retournement paradoxal et littéralement ironique de situation : c’est en effet à l’occasion de la première véritable activité délictueuse de sa vie – être sciemment convoyeur de drogues pour un cartel de trafiquants – que le protagoniste, Earl Stone, lui qui n’a auparavant jamais commis la moindre infraction, va se découvrir capable d’un comportement éthique, et peut-être du comportement éthique par excellence : celui consistant à pouvoir répondre de l’autre homme. Aussi est-ce à ce moment-là que cet homme accède véritablement à la bonté ; enfin, il veille sur autrui en répondant à l’appel de ses amis et de ses proches par un « me voici », jusqu’à pouvoir être un recours pour son ex-femme au moment de sa mort. Ce n’est pas d’être devenu trafiquant qui le rend bon ! C’est à l’occasion de sa conversion criminelle – là est l’ironie de la situation – qu’une autre conversion, éthique cette fois-ci, se produit, conversion par laquelle il accède à la conscience de ce qui seul est important : pouvoir répondre d’autrui en général (il aide ses proches et ses amis en finançant la reconstruction d’un bar détruit par un incendie, il aide un couple sur le bord de la route dont la voiture a subi une crevaison, etc.), et pour lui surtout et particulièrement pouvoir répondre de sa famille qu’il a si longtemps négligé. Aussi, ayant compris ce que signifie le fait d’avoir à répondre d’une situation autant que d’un visage, il plaide coupable lors de son procès et accepte le verdict de son incarcération. Ici encore le comportement éthique – celui que l’individu reçoit de la sollicitation d’autrui et à laquelle, presque malgré lui, il répond – est ce qui permet d’accéder à la bonté ; et si cette bonté ne se transforme toutefois pas véritablement en justice, au sens de l’attention au tiers que Levinas a su méditer (car jamais le souci de ce qui advient aux victimes du trafic de drogues auquel il participe ne semble lui traverser l’esprit), au moins la question éthique devient-elle une question prégnante.
113Si l’on ajoute à ces deux films derniers films, The 15 : 17 to Paris et The Mule, la longue liste de tous ceux qui, depuis le début des années 1970, ont mis en scène cette même obsession filmique – à savoir High Plains Drifter (1973), The Outlaw Josey Wales (1976), Pale Rider (1985), White Hunter, Black Heart (1990), Unforgiven (1992), A Perfect World (1993), The Bridges of Madison County (1995), True Crime (1999), Blood Work (2002), Mystic River (2003), Million Dollar Baby (2004), Changeling (2008), Gran Torino (2008), Invictus (2009) et Sully (2016) –, on conviendra alors qu’il y a trop de convergences au sein de l’œuvre d’Eastwood pour que cette question d’une éthique de la réponse soit ignorée ou sous-estimée. Si ce réalisateur n’est certes pas l’auteur de ses scénarios, il est bien toutefois celui de ses films, lesquels attestent d’une remarquable cohérence et obsession que nous ne pouvons, artistiquement comme philosophiquement, ignorer.
114Certes, l’art ne nous sollicite pas d’une même façon que la philosophie, ce qui est plutôt réjouissant sinon l’un serait didactique et terriblement ennuyeux et l’autre, noyée dans l’affect, manquerait d’intelligibilité. Mais les œuvres qu’ils produisent peuvent non seulement prendre source autour de mêmes intuitions, mais plus encore, par l’intelligence qu’elles en déploient, entrer imperceptiblement en correspondance les unes avec les autres. La tâche d’une esthétique des formes consiste à mettre en évidence de telles correspondances, non seulement afin de rendre sensible la façon dont elles organisent et stimulent la pensée autant que la créativité humaine, mais plus encore afin de nous faire comprendre qu’une communauté de destin lie les possibilités expressives de la condition humaine.
Notes de bas de page
1 Platon, République, VI, 509 b 9 : « au-delà de l’essence ».
2 Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant (1947), Paris, Vrin, 1990, avant-propos, p. 9.
3 Ibid., p. 88 et 89.
4 Ibid., p. 83.
5 Ibid., p. 84.
6 Ibid., p. 85.
7 Ibid., p. 84
8 Ibid., p. 88.
9 Ibid.
10 Ibid., p. 89
11 Ibid., p. 91.
12 Ibid., p. 91-92.
13 Ibid., p. 92.
14 Ibid., p. 11.
15 Emmanuel Levinas, « La réalité et son ombre », dans Les Imprévus de l’histoire (1994), Paris, Le Livre de Poche, 2008, p. 110 et 111.
16 Ibid., p. 124.
17 Emmanuel Levinas, De l’évasion (1935), Paris, Le Livre de Poche, 2011.
18 Emmanuel Levinas, « La réalité et son ombre », dans Les Imprévus de l’histoire, op. cit., p. 126.
19 Ibid., p. 118-120.
20 Cf. ibid, , p. 120 et 127.
21 Maurice Merleau-Ponty, texte de présentation de « La réalité et son ombre », repris dans Merleau-Ponty, Parcours, 1935-1951, Paris, Verdier, 1997, p. 122.
22 Le premier est dû à Sara Anson Vaux, et s’intitule The Ethical Vision of Clint Eastwood (William B. Eerdmans Publishing Compagny, 2012). Cette étude analyse treize films, de High Plains Drifter (1973) à Hereafter (2010), en les regroupant selon une logique dont les chapitres relèvent explicitement de la philosophie de la religion, à savoir « L’ange de la mort », « Les mystères de la vie », « La guerre éternelle ou l’aube de la paix ? » et « La communauté réconciliée dans l’au-delà ». Le second ouvrage est intitulé The Philosophy of Clint Eastwood (édité par Richard T. McClelland et Brian B. Clayton, University Press of Kentucky, 2014), Il s’agit là d’un ouvrage collectif regroupant diverses contributions, mêlant études de films et de concepts. Ce livre étant paru dans une collection nommée : The Philosophy of popular culture, il peut toutefois prêter à un usage assez libre du concept de « philosophie », puisqu’on y trouve également des titres comme The Philosophy of Stanley Kubrick, The Philosophy of The X-Files, The Philosophy of TV Noir, etc.
23 Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 85 et 86.
24 Emmanuel Levinas, « La réalité et son ombre », dans Les Imprévus de l’histoire, op. cit., p. 113.
25 Cf. Vladimir Jankélévitch, La musique et l’ineffable, Paris, Seuil, 1983. Pour ce qui est de sa connaissance de l’œuvre de Henri Maldiney, Levinas l’aura au moins lu une fois, puisqu’il siégea au jury de sa thèse de doctorat, en 1973. À l’inverse, et comme a pu le remarquer Philippe Fontaine, on trouve un écho de la pensée de Levinas jusque dans la conception que Maldiney déploie de la rencontre, « Visage à Visage », d’un tableau. Cf. Ph. Fontaine, « L’art comme “événement de l’obscurcissement de l’être” selon Emmanuel Levinas », dans Philippe Fontaine et Ari Simhon (dir.), Emmanuel Levinas, phénoménologie, éthique, esthétique et herméneutique, Argenteuil, Le Cercle herméneutique, 2007, p. 185, note 354.
26 Pour l’ensemble de ces passages, voir Flora Bastiani, « Présentation du dossier », Recherches philosophiques, Institut catholique de Toulouse, n° 2, 2016, « Levinas, Autrement qu’être », p. 7.
27 Joëlle Hansel, « De Totalité et Infini à Autrement qu’être ou au-delà de l’essence : de l’au-delà à l’en deçà », dans Recherches philosophiques, n° 2, 2016, op. cit., p. 20.
28 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (désormais AE), Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1974, respectivement p. 14, 112, 190. Par souci de commodité, nous donnons également la pagination de ce texte dans sa réédition en Livre de Poche, 1990 (désormais AE 1990), p. 26, 141, 233.
29 AE, 190 ; AE 1990, 234.
30 Cf. Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être (1993), Paris, Éditions du Cerf, 2012, p. 34 ; Jean-Louis Chrétien, L’appel et la réponse, Paris, Éditions de Minuit, 1992 et Répondre. Figures de la réponse et de la responsabilité, Paris, PUF, 2007 ; Jean-Luc Marion, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF, 1997, § 28 : « L’appel et le répons ».
31 Jean-Louis Chrétien, Répondre. Figures de la réponse et de la responsabilité, op. cit., p. 9.
32 Emmanuel Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (1967), Paris, Vrin, 2001, p. 314, note 1.
33 Jean-Luc Marion, « Préface générale », dans Œuvres, t. I, Paris, Grasset/IMEC, 2009, p. iv-v.
34 Jean-François Rey, « Exister à l’accusatif : passivité et culpabilité dans Autrement qu’être », dans Recherches philosophiques, n° 2, 2016, op. cit, p. 45.
35 Emmanuel Levinas, AE, 232 ; AE 1990, 282.
36 Ibid., AE, 233 ; AE 1990, 283.
37 Pour ces références, cf. AE, 3 à 7 ; AE 1990, 14 à 22.
38 Paul Ricœur, Autrement. Lecture d’autrement qu’être ou au-delà de l’essence d’Emmanuel Levinas, Paris, Collège international de philosophie, 1997, p. 1.
39 Emmanuel Levinas, AE, 4 ; AE 1990, 14.
40 Ibid., AE, 3 ; AE 1990, 13 ; pour Platon, cf. République, VI, 509b.
41 Emmanuel Levinas, AE, 49, note 26 ; AE 1990, 67, note 1.
42 Une telle critique était déjà amorcée par l’article de 1953 : « L’ontologie est-elle fondamentale ? », texte aujourd’hui repris dans L’intrigue de l’Infini, Paris, Flammarion, coll. « Champs-L’essentiel », 1994, p. 121-133.
43 Emmanuel Levinas, AE, 4 ; AE 1990, 14.
44 Ibid.
45 Ibid., AE, 3 ; AE 1990, 15.
46 Emmanuel Levinas, De l’évasion (1935), Paris, Le Livre de Poche, 2011. Pour les passages cités, cf. p. 91 à 98. L’article « Il y a », datant de 1946, a été republié dans le recueil L’intrigue de l’Infini, op. cit., p. 101-113.
47 Emmanuel Levinas, De l’évasion, op. cit., p. 127.
48 Ibid., p. 95.
49 Ibid., p. 127.
50 Emmanuel Levinas, « Il y a », dans L’intrigue de l’Infini, op. cit., respectivement p. 103, 104 et 108.
51 Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 11.
52 Emmanuel Levinas, respectivement AE, 3 et 223 ; AE 1990, 14 et 272.
53 Ibid., même pagination pour ces deux citations, AE, 208 ; AE 1990, 254.
54 Rodolphe Calin, Levinas et l’expression du soi, Paris, PUF, 2005, p. 73.
55 Emmanuel Levinas, AE, 209 ; AE 1990, 255.
56 Ibid., AE, 150 ; AE 1990, 186.
57 Sur cette question des ravages du mal, voir notre ouvrage Comme un corps lourd dans une eau sombre, Genève, Labor et Fides, 2011.
58 « Interview de Clint Eastwood » par Hélène Merrick, Clap, n° 15, juin 1985. Propos cité par Patrick Brion, dans Clint Eastwood. Biographie, filmographie illustrée, analyse critique, Paris, Éditions de la Martinière, 2010, p. 614-615.
59 Emmanuel Levinas, AE, 207 ; AE 1990, 253.
60 Pour l’ensemble de ces citations, cf. AE, 94 ; AE 1990, 120.
61 Ibid., AE, 95-96 ; AE 1990, 122.
62 Ibid., AE, 96-97 ; AE 1990, 123.
63 Ibid., AE, 18 ; AE 1990, 30-31.
64 Ibid., AE, 65 ; AE 1990, 86.
65 Ibid., AE, 68 ; AE 1990, 90.
66 Ibid., AE, 70-71 ; AE 1990, 92-93.
67 Ibid., AE, 72 ; AE 1990, 94.
68 Emmanuel Levinas, Totalité et infini, (désormais TI), Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1961, p. 255. Nous donnons également la pagination de ce texte dans sa réédition en Livre de Poche, 2000 (désormais TI 2000), p. 311.
69 Ibid., TI, 255 ; TI 2000 ; 310-311.
70 Emmanuel Levinas, AE, 89 et 95 ; AE 1990, 114 et 121.
71 Ibid., AE, 96 ; AE 1990, 123.
72 Emmanuel Levinas, TI, 255 ; TI 2000 ; 310.
73 Emmanuel Levinas, AE, 109 ; AE 1990, 138.
74 Les Cahiers du cinéma, n° 549, septembre 2000, p. 47.
75 Cf. pour Aristote, Éthique à Nicomaque, livres VIII et IX ; pour Michel de Montaigne, Les Essais, I, 28 ; et pour Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994.
76 Emmanuel Levinas, AE, 109-110 ; AE 1990, 138.
77 Ibid., AE, 110 ; AE 1990, 138-139.
78 Emmanuel Levinas, AE, 112 ; AE 1990, 141.
79 Emmanuel Levinas, TI, 177-178 ; TI 2000 ; 222.
80 Cf. ibid., TI, 173, 191, 240, 280 ; TI 2000 ; 217, 238, 294, 339. Dans l’ouvrage d’entretiens menés avec Philippe Nemo, Levinas fait de cette parole une exigence première de sa pensée. Cf. Éthique et infini (1982), Paris, Le Livre de Poche, 2016, p. 81.
81 Cf. Corine Pelluchon, Les Nourritures, Paris, Seuil, 2015, p. 148-149.
82 Sur cette question, on lira avec profit l’article de Jean-Louis Chrétien, « La dette et l’élection », dans Cahier de L’Herne. Emmanuel Levinas, Paris, Le Livre de Poche, 1993, p. 257-275.
83 Jean-Paul Sartre, L’être et le néant (1943), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1972, p. 614.
84 Emmanuel Levinas, AE, 147 ; AE 1990, 183.
85 Blaise Pascal, Pensées, Éditions Brunschvicg, n° 295.
86 Emmanuel Levinas, AE, 156 ; AE 1990, 194.
87 Ibid., AE, 150 ; AE 1990, 186.
88 Emmanuel Levinas, Éthique et infini, op. cit., p. 121.
89 Emmanuel Levinas, AE, 180 ; AE 1990, 221.
90 Ibid.
91 Ibid., AE, 150 ; AE 1990, 186.
92 Ibid., AE, 151 ; AE 1990, 187.
93 Ibid.
94 Ibid., AE, 150 ; AE 1990, 186.
95 Ibid., AE, 180-181 ; AE 1990, 222.
96 Ibid., AE, 151 ; AE 1990, 186.
97 Jean-François Rey, « Exister à l’accusatif : passivité et culpabilité dans Autrement qu’être », dans Recherches philosophiques, n° 2, 2016, op. cit., p. 45.
98 Emmanuel Levinas, AE, 162 ; AE 1990, 201.
99 Ibid., AE, 191 ; AE 1990, 235.
100 Ibid., AE, 180 ; AE 1990, 221-222.
101 Ibid., AE, 150 ; AE 1990, 186.
102 Ibid., AE, 214 ; AE 1990, 261.
103 Ibid., AE, 14 ; AE 1990, 26.
104 Ibid., AE, 188 ; AE 1990, 230.
105 Ibid., AE, 233 ; AE 1990, 283-284.
106 Emmanuel Levinas, Éthique et infini, op. cit., p. 102 et 103.
107 Emmanuel Levinas, AE, 110 note 24 ; AE 1990, 139 note 2.
108 Ibid., AE, 147 ; AE 1990, 183.
109 Ibid., AE, 110 note 24 ; AE 1990, 139 note 2.
110 Ibid., AE, 232 ; AE 1990, 282.
111 Ibid., AE, 63 ; AE 1990, 84.
112 Ibid., AE, 162 ; AE 1990, 201.
113 Ibid., AE, 166 ; AE 1990, 205.
114 Ibid., AE, 151 ; AE 1990, 187.
115 Emmanuel Levinas, Éthique et infini, op. cit., p. 84.
116 Emmanuel Levinas, TI, 188 ; TI 2000 ; 234.
117 Ibid., TI, 62 ; TI 2000 ; 90.
118 Ibid., TI, 16, 151, 171 ; TI 2000 ; 37, 191, 214.
119 Emmanuel Levinas, AE, 197 ; AE 1990, 242.
120 Ibid., AE, 19-20 ; AE 1990, 33.
121 Ibid., AE, 116 note 33 ; AE 1990, 146 note 1.
122 Ibid., AE, 202-203 ; AE 1990, 248.
123 Emmanuel Levinas, Éthique et infini, op. cit., p. 84.
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Le cinéaste et le philosophe
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