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Introduction

p. 7-31


Texte intégral

Cinq brèves remarques sur le cinéma

1Si cet ouvrage propose de faire se rencontrer philosophes et cinéastes, il ne se propose toutefois pas d’organiser une confrontation, alors nécessairement critique, entre philosophie et cinéma. En outre, et bien que cet art récent soit déjà suffisamment ancien pour pouvoir disposer d’une histoire, il ne s’agira pas non plus de nous engager sur le chemin de son étude. D’autres l’ont fait bien mieux que nous ne saurions le faire, et notre travail, qui se veut philosophique, ne relève pas d’une méthode historique. Enfin, il ne s’agira pas davantage de mettre en évidence la passionnante réflexion, à la fois technique et théorique, menée par les cinéastes sur leur art. Aussi ce livre ne se propose-t-il pas de méditer l’évolution du cinéma. Notre projet n’est donc pas d’en retracer le cours, comme si, partant des débuts du cinéma muet pour cheminer jusqu’à nos jours, nous souhaitions pouvoir mettre en évidence les continuités et les ruptures de l’histoire menant des grands noms du cinéma muet – ceux de Friedrich Murnau (1888-1931), d’Abel Gance (1889-1981) ou de Sergueï Eisenstein (1898-1948) –, jusqu’à ceux du cinéma mondialisé d’aujourd’hui, en passant par les moments fondateurs du cinéma américain et européen.

2Comme nous l’avions entrepris pour un propos précédent1, mais sans que cela en présuppose pour autant la connaissance, il s’agit ici de mettre en évidence le fait qu’une intuition commune – commune mais non nécessairement similaire – puisse guider le travail conceptuel d’un philosophe et celui artistique d’un cinéaste au point de permettre d’établir entre leurs œuvres de profondes correspondances et de nous obliger ainsi à méditer, à nouveaux frais, le sens et la portée du concept d’esthétique. Or si ce travail précédent méditait un tel principe de correspondance, il s’en tenait aux arts de la tradition classique, n’analysant que le parcours de quelques peintres (Fra Angelico, De La Tour, Fragonard), d’un sculpteur (Giacometti) et d’un musicien (Liszt), en se gardant bien de faire entrer dans ce cercle des correspondances esthétiques l’œuvre d’un cinéaste.

3La raison n’en était toutefois pas notre absence d’intérêt pour le « septième art », mais bien au contraire notre conscience de sa singularité, laquelle nous faisait pressentir qu’il requérait un traitement distinct. En effet, si l’on s’interroge sur ce qui le singularise, il convient de noter qu’alors même qu’on le pense ordinairement comme un art – le septième dans la classification usuelle des beaux-arts a pu dire dès 1911 l’écrivain italien Ricciotto Canudo –, celui-ci semble toutefois sans cesse déjouer sa ressemblance avec tous les autres. Cinq brèves remarques nous en feront prendre conscience, en même temps qu’elles nous introduiront à la singularité de notre problème et au sens à donner ici à cette idée de correspondance lorsqu’elle met en jeu le rapport entre l’œuvre d’un cinéaste et celle d’un philosophe.

4Disons d’emblée que le cinéma est un art de l’image, et qu’en cela il est bien plus proche de la photographie qu’il ne l’est de la peinture, art auquel ce concept ne s’applique que de façon fort approximative et contestable. En effet l’expression d’art de l’image est essentiellement destinée à rendre compte d’une technique spécifique : celle de la capture puis de l’impression de la lumière naturelle sur un support graphique. Or le peintre a un tout autre rapport à ce qu’il nomme lumière : artificielle, celle-ci n’est pas pour lui ce qu’il a à imprimer, avec plus ou moins de réussite, mais ce qu’il a à faire naître à partir d’une confrontation au grain de la matière picturale. Certes le cinéaste, pour ses compositions filmiques, peut parfois être sensible à des inspirations picturales. Tel fut le cas de Marcel Carné lorsque, dans la seconde partie des Enfants du paradis, en 1944, il donna l’occasion à deux de ses personnages, Garance jouée par Arletty et le comte Édouard de Montray joué par Louis Salou, de reproduire par les poses qu’ils avaient à prendre des tableaux d’Ingres, tels La Grande Odalisque, l’Odalisque à l’esclave ou encore Madame Moitessier assise2. Et pourtant, cela ne l’apparente pas pour autant à un peintre puisque c’est bien photographiquement qu’il lui faut alors opérer de telles citations.

5C’est ainsi une telle proximité technique entre la photographie et le cinéma que relevait Walter Benjamin, dans sa célèbre étude de 1936, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », lorsqu’il notait que « si la lithographie contenait virtuellement le journal illustré, la photographie contenait virtuellement le cinéma parlant, que la photo contient en germe3 ». À prendre d’ailleurs au sérieux cette provenance, il conviendrait même de revenir sur la dénomination de « septième art » proposée par Canudo, car si le cinéma présuppose la photographie, alors il serait plutôt, du moins dans l’ordre d’apparition chronologique, le huitième que le septième art. Après les cinq arts classiques (architecture, sculpture, peinture, musique, poésie) auquel il convient d’ajouter la danse, trop souvent oubliée, puis la photographie, le cinéma aurait ainsi sa place dans le panthéon des beaux-arts.

6Pourtant, si le cinéma est bien un art de l’image, il est difficile de le penser à partir de la photographie, tant ce qui va le caractériser, et selon un premier paradoxe, ce sera moins d’être une image mouvante (comme si, à notre vue, elle risquait d’être trouble) qu’une « image-mouvement », selon la juste expression de Gilles Deleuze.

« Le cinéma procède avec des photogrammes, c’est-à-dire avec des coupes immobiles, vingt-quatre images/secondes (ou dix-huit au début). Mais ce qu’il nous donne, on l’a souvent remarqué, ce n’est pas le photogramme, c’est une image moyenne à laquelle le mouvement ne s’ajoute pas, ne s’additionne pas : le mouvement appartient au contraire à l’image moyenne comme donnée immédiate4. »

7C’est en ce sens que Deleuze a pu proposer une première définition du cinéma comme « le système qui reproduit le mouvement en fonction du moment quelconque, c’est-à-dire en fonction d’instants équidistants choisis de façon à donner l’impression de continuité5 ». Ce mouvement, ou cette impression de continuité, voilà ce que ne donnent ni l’image photographique ni la peinture.

8Reste que cette définition ne peut être que première et en cela insuffisante, car plus encore qu’un art du mouvement ou qu’une image-mouvement, le cinéma – et c’est là notre deuxième remarque – est un art qui prend en compte le temps, ou mieux la durée. Ce point est essentiel et c’est à juste titre que critiques et amoureux du cinéma y insistent toujours. Comme l’écrit Jacques Aumont : « Le premier contenu du cinéma, ce n’est pas le drame : c’est le temps – le temps mis en forme6. » Comme l’art est une mise en forme d’une émotion, le cinéma semble pouvoir être défini comme la mise en forme du temps, ou plus précisément encore comme la représentation imagée d’une durée affective. Imagée, car il importe de se rappeler que si le cinéma est bien un art du temps, ou mieux de la durée, il n’est ni le seul ni le premier art à en avoir fait son élément constituant. Tel est en effet déjà le cas de la musique. Aussi au propos de Jacques Aumont convient-il de préférer celui de Gilles Deleuze lorsqu’il double le concept d’image-mouvement de celui d’image-temps, jusqu’à en faire sa vérité propre. Retenons ici que si le cinéma n’est pas seulement la mise en forme du temps – car cela la musique l’est aussi –, c’est qu’il en est fondamentalement la mise en forme imagée, là où à l’inverse la musique nous soustrait au règne de l’image et de sa représentation, ce que Schopenhauer puis Jankélévitch ont chacun si bien compris.

9Mais prolongeons nos analyses par une troisième remarque. Art de l’image-mouvement et de l’image-temps, le cinéma n’en est pas moins un art de la représentation, précisément parce qu’il est un art de l’image. Aussi, en ce sens, est-ce un art qui doit se soucier de la mise en scène, ce qui n’est pas sans donner l’impression qu’il a partie liée avec le théâtre. Que le cinéma puisse vouloir rendre hommage au théâtre, tant il partage avec cet art dramatique bon nombre de ses comédiens, est d’ailleurs une constante. Ainsi en trouve-t-on de nouveau une illustration dans Les Enfants du paradis de Marcel Carné, mais également chez François Truffaut, pourtant souvent bien virulent avec son illustre prédécesseur, dans Le Dernier Métro, en 1980.

10Et cependant un je-ne-sais-quoi, comme dirait Jankélévitch, résiste à cette idée que le cinéma serait véritablement, comme l’est le théâtre, un art de la mise en scène. La différence, et elle est essentielle, tient en fait à ce que le cinéma est essentiellement un art du montage – ce montage que Jean-Luc Godard nomme « mon beau souci7 », et dont il a pu dire que c’est la « seule invention du cinéma8 ». Le montage est ce qui vient nous rappeler que le cinéma, avant d’être un art de la mise en scène, au sens d’une direction d’acteurs et d’une coordination des décors et des lumières, est d’abord un art de l’image filmée qui, comme le dit Jacques Aumont, s’efforce « de raconter des histoires en utilisant une succession de points de vue, déconnectés et cependant enchaînés9 ». S’il y a montage de différentes séquences, et par là cinéma, c’est que contrairement à la scène théâtrale, le film n’a de continuité qu’artificielle. Le montage, écrit encore Jacques Aumont,

« n’est rien d’autre que la production réitérée de tels petits traumas visuels et mentaux, donnant à voir des événements coupés de leurs causes et de leurs conséquences. Toute l’histoire des films a consisté à choisir entre deux pentes : ou bien souligner et exploiter cette vertu de choc et de sensation du montage, ou bien au contraire tâcher de la maîtriser ou de l’atténuer. C’est la grande opposition, bien connue, entre le montage “productif” et le montage “transparent”10 ».

11C’est parce que l’art théâtral se donne au spectateur dans un face-à-face en continu que, contrairement au cinéma, il est ainsi nommé « spectacle vivant ». Or sans d’aucune façon être « mort », l’art cinématographique n’est pas seulement antérieurement filmé avant d’être projeté ; il est surtout composé d’une multiplicité de plans raccordés les uns aux autres, tels simplement des champs ou des contrechamps. Le montage n’implique donc pas seulement un art concomitant du découpage des plans, mais également et surtout un art du raccord. Comme le précise Jacques Aumont, jusqu’au début des années 1910 – c’est-à-dire avant le grand essor du cinéma muet à partir de 1914.

« l’unité de film était en général assimilable à une scène (théâtrale), ou à un tableau […]. Tout a changé lorsqu’on a commencé à considérer, non plus des scènes ni des tableaux – c’est-à-dire des unités autosuffisantes, qu’il suffit de mettre bout à bout – mais cette unité nouvelle qu’est le plan. Un plan se définit […] en ce que son contenu est partiel (une partie de la scène) et sa durée est arbitraire11 ».

12Raccorder des plans entre eux au sein d’une séquence et lier les séquences entre elles, c’est cela réaliser un film de cinéma, en quoi celui-ci se distingue radicalement d’un panoramique tourné par un smartphone et conçu comme un souvenir de vacances. Sans montage, pas d’art cinématographique. On comprendra alors que, conçu comme « la mise en forme globale du film12 », le montage soit ce qui lui confère son rythme propre et par là même sa qualité cinématographique. C’est parce qu’il y a montage que les acteurs de cinéma n’ont ni à parler ni à se mouvoir comme des acteurs de théâtre. Leur souci n’est pas qu’ils aient à s’avancer au-devant de la scène afin que leur voix porte. Avec le montage, le réalisateur de cinéma tient à sa disposition d’autres moyens expressifs – ni meilleurs ni pires, seulement autres – que ceux dont dispose le metteur en scène de théâtre. Cela tient à ce que, comme l’avait compris Marcel Carné dès 1929, au cinéma la caméra est un « personnage du drame » :

« C’est en 1924, je crois, qu’un metteur en scène allemand, F. W. Murnau, inventait un nouveau moyen d’expression appelé à révolutionner l’art cinématographique. Le réalisateur d’un film passé sans grand succès au défunt Ciné-Opéra, Nosferatu le vampire, venait de découvrir un style visuel d’une puissance insoupçonnable : c’est le travelling ou prises de vues avec l’appareil en mouvement13. »

13Personnage du drame, non seulement la caméra se déplace avec les acteurs, mais peut tourner autour d’eux, les saisir en plongée ou en contre-plongée, opérer des plans larges ou à l’inverse des plans rapprochés jusqu’au gros plan. À quoi il convient d’ajouter le fait que les scènes sont sans cesse dissociées et n’ont, du fait du montage, aucune nécessité à être jouées dans l’ordre où elles seront vues. Or il est bien évident que tout cela ne peut que différencier de fond en comble le jeu de l’acteur de théâtre de celui de cinéma. Non, décidément le cinéma n’est pas du théâtre filmé, même si l’un comme l’autre peuvent aujourd’hui être projetés sur un écran de télévision !

14Mais il faut alors remarquer l’ambivalence du concept de montage. Tout en désignant l’activité du technicien spécialisé, il engage en fait la totalité de l’esthétique d’un film, en sorte qu’on comprend que bien des réalisateurs tiennent sinon à monter eux-mêmes leurs films, du moins à en superviser la réalisation.

15Que le cinéma soit ainsi essentiellement un art du montage, c’est là ce qu’a vu Deleuze au point où, dit-il, « la variété pratique et théorique des types de montages suivant les conceptions organique, dialectique, extensive, intensive, de la composition des images-mouvement » – celles qui donnent lieu aux différentes conceptions des cinémas nationaux, américain, soviétique, allemand ou français qu’il a pu étudier – cette variété des montages constitue « la pensée ou la philosophie du cinéma, non moins que sa technique14 ». Si le cinéma pense, ce n’est donc pas seulement qu’il pense en images plutôt qu’en concepts, c’est également que le film comme montage achevé constitue l’expression artistique de sa pensée.

16Le cinéma est donc la forme d’une expression artistique. Mais est-il, malgré l’expression admise de « septième art », un art similaire aux autres qui ne se distinguerait d’eux que par ses singularités propres ? Et est-il même un art ? À vrai dire la question, au moins jusqu’à un certain point, peut en droit se poser. Et si elle le peut, ce n’est pas parce que le cinéma parvient à composer avec l’image sans être photographie, à rythmer le temps sans être musique, à mettre en scène l’agir humain sans être poésie dramatique, c’est-à-dire théâtre. C’est plus encore parce que contrairement à tous les arts qui l’ont précédé, il ne requiert pas seulement pour sa réalisation l’appropriation d’une technique, mais la mise à disposition d’une industrie. Voilà le sens de notre quatrième remarque. Des techniques spécifiques, tous les arts en requièrent ; et c’est pourquoi même si chacune d’elles est singulière, le fait d’y avoir recours n’a pour quelque art que ce soit rien de discriminant. L’art accepte donc nécessairement une certaine technicité ; technicité de ses instruments qu’il convient de maîtriser comme de ses pratiques et de son savoir-faire qu’il convient d’acquérir, et ce conformément à son originaire proximité avec l’artisanat. Mais pour autant, jusqu’à l’invention du cinéma, il n’a jamais pu être dit industrie, au sens où il y a industrie lorsqu’on désigne un complexe d’activités socio-économiques organisé en vue de la production de biens en série, qu’ils proviennent ou non de la transformation de matière première. En ce sens, le cinéma est aujourd’hui ce qu’on nommera une industrie culturelle.

17Certes, il y a bien une industrie de l’instrument de musique (lequel peut se produire en usine et en série), et plus encore, tant l’objet est aujourd’hui lié à une savante technologie, une industrie de l’appareil photographique. Pourtant il n’y a pas d’industrie de la photo au sens où cela ferait de cet art un « art industriel ». Or avec le cinéma, nous sommes bien confrontés à quelque chose de tel, à une réalité en forme d’oxymore dont la naissance, comme le rappelle Deleuze, étonna même Étienne-Jules Marey (1830-1904), l’inventeur en 1882 de la chronophotographie, mais également Louis Lumière (1864-1948), qui révolutionna en 1894 le mécanisme permettant d’actionner l’entraînement de la pellicule en vue de sa projection. Nommé tout d’abord le « kinétographe Lumière », parce qu’il perfectionnait celui conçu en 1891 par Thomas Edison (1847-1931) – lequel consistait en une caméra susceptible d’accueillir une pellicule perforée de 35 mm dont l’avance intermittente était actionnée par un procédé de roue à rochet –, il prit ensuite le nom qu’on lui connaît : celui de « cinématographe ».

« ni Marey ni Lumière n’avaient une grande confiance dans l’invention du cinéma. Avait-il au moins un intérêt artistique ? Il ne semblait pas davantage, puisque l’art semblait maintenir les droits d’une plus haute synthèse du mouvement, et rester lié aux poses et aux formes que la science avait répudiées. Nous sommes au cœur même de la situation ambiguë du cinéma comme “art industriel” : ce n’était ni un art ni une science15 ».

18Bien qu’il serait aujourd’hui, au regard de l’histoire que nous en connaissons, fort sophistique de nier la dimension artistique du cinéma – qui au demeurant met bien lui aussi en forme une et même plusieurs émotions –, il ne convient pas pour autant de passer trop vite sur ce paradoxe que constitue un art industriel. Walter Benjamin qui, nous l’avons rappelé, pensait que la photographie contenait « virtuellement le cinéma parlant », voyait surtout en l’une et l’autre de ces pratiques de quoi bousculer en profondeur les catégories artistiques existantes autant que l’obligation d’avoir à repenser la place de l’art au sein du corps social. Avec elles, a-t-il pu souligner, « l’ici et le maintenant de l’original16 », à savoir la notion même d’authenticité, perdent de leur sens. Aussi à la dénonciation du faux, ces pratiques artistiques substituent-elles la vertu de la copie, en sorte qu’avec elles le statut de l’œuvre passe d’une « valeur cultuelle » à une « valeur d’exposition17 ». C’est pourquoi, comme Benjamin le souligne à la suite, plus essentiel que de se demander si le cinéma est ou non un art, la question majeure qu’il introduit est de savoir en quoi il modifie « le caractère général de l’art18 » et, ajouterions-nous, la façon dont nous pouvons nous y rapporter.

19Or ce qui est d’emblée manifeste, c’est que ce caractère industriel du cinéma décuple la dépendance de cet art vis-à-vis de ses conditions sociétales de possibilités. Plus que tout autre avant lui, le voici dépendant de ce qui n’est pas artistique. Certes longtemps, et aujourd’hui encore, la condition de vie des artistes et parfois, selon les arts, leurs productions même ont pu être dépendantes d’un mécénat, qu’il soit clérical, aristocratique ou bourgeois. Toutefois avec le cinéma, il ne s’agit plus d’un mécénat qui encourage, mais d’une industrie qui rend possible. La réalisation d’un film de cinéma requiert non seulement des moyens techniques qui exigent une collaboration de nombreux intervenants, des moyens financiers de production qui, sauf très rare exception, outrepassent de beaucoup des budgets individuels, mais également toute une infrastructure sociale sans laquelle sa diffusion resterait lettre morte. Or tout cela a un coût, et avant d’être culturel, il est d’abord financier. Disons-le autrement : ce que le cinéma, en tant qu’art industriel, a introduit dans le processus de création comme jamais avant lui aucun art ne l’a fait, c’est la dépendance économique à l’argent. Benjamin le remarquait déjà en notant qu’avec cette invention

« les frais de production sont si élevés que, si l’individu peut encore, par exemple, se payer un tableau, il est exclu qu’il achète un film. Des calculs ont montré qu’en 1927 l’amortissement d’un grand film exigeait qu’il fût présenté à neuf millions de spectateurs19 ».

20Aussi faut-il dire avec Deleuze, et peut-être au-delà de ce sur quoi Benjamin a lui-même insisté, qu’au final

« ce qui définit l’art industriel, ce n’est pas la reproduction mécanique, mais le rapport devenu intérieur avec l’argent. À la dure loi du cinéma, une minute d’image coûte une journée de travail collectif, il n’y a pas d’autre riposte que celle de Fellini : “quand il n’y aura plus d’argent, le film sera fini”. L’argent est l’envers de toutes les images que le cinéma montre et montre à l’endroit, si bien que les films sur l’argent sont déjà, quoiqu’implicitement, des films dans le film ou sur le film. […] Ce qui mine le cinéma, la vieille malédiction : l’argent, c’est du temps20 ».

21Or bien évidemment cette dépendance à l’argent n’est pas sans incidence qualitative. Comme produire un film revient à prendre un risque financier, il s’avérera toujours difficile de trouver des producteurs, mais également des réseaux de distribution, pour réaliser un film dénué d’un minimum de préoccupations commerciales. À l’inverse, et sans qu’il soit d’ailleurs nécessaire d’opposer qualité artistique et coût financier, car un chef-d’œuvre reconnu peut aussi avoir coûté fort cher21, l’investissement de gros budgets ne peut se concevoir sans un souci de rentabilité financière qui le plus souvent impose à la création artistique des conditions qui lui sont parfaitement hétérogènes. Constatant ce qu’il nomme « l’énorme proportion de nullité dans la production cinématographique », Deleuze en déduit que, contrairement aux autres artistes, « les grands auteurs de cinéma sont donc seulement plus vulnérables, il est infiniment plus facile de les empêcher de faire leur œuvre. L’histoire du cinéma est un long martyrologe22 ».

22Si le terme de « martyrologue » employé par Deleuze est certes excessif – car cette histoire du cinéma n’est ni sainte ni meurtrière ! –, il a toutefois, par la force de la provocation, le mérite d’attirer l’attention sur la contrainte que la puissance de l’argent fait peser sur l’art et en conséquence sur cet oxymore trop souvent méconnu que constitue l’expression d’art industriel.

23On ne prendra, en guise d’illustration, qu’un seul exemple, emprunté au parcours d’un des cinéastes qui seront ici étudiés, Marcel Carné. Si grande fût sa notoriété, il dut lui aussi renoncer à plus d’un projet, faute de parvenir à en trouver les financements. Or, contrairement à ce qu’on pourrait attendre, de tels renoncements ne concernent pas ses débuts, à un moment où personne ne pouvait encore évaluer ses qualités et où les risques à prendre pouvaient sembler sans garanties, mais, comme s’il n’y avait jamais d’acquis, ils concernent à l’inverse sa période de maturité, une fois conquise sa grande notoriété et sa compétence largement reconnue. Ainsi en fut-il plus précisément de deux projets, l’un comme l’autre largement amorcés mais jamais achevés : La Fleur de l’âge en 1947 et Mouche en 1992.

24La Fleur de l’âge est un film qui connut plusieurs jours de tournage, et dont 25 minutes de bobines furent même montées avant d’être perdues. Ce film devait se passer à Belle-Île-en-Mer et relater le drame vécu par des adolescents dans un centre surveillé pour jeunes délinquants. Il prenait appui sur un fait divers de l’époque où, suite à une évasion, des touristes et des habitants de l’île s’étaient joints à la police pour se lancer à une chasse à l’homme23. Carné avait alors su s’entourer d’une grande partie de l’équipe qui lui avait permis de réaliser Les Enfants du paradis. Le scénario, l’adaptation et les dialogues étaient écrits par Jacques Prévert, la musique était composée par Joseph Kosma et les décors étaient conçus par Alexandre Trauner. Au casting figurait notamment Arletty, et deux jeunes gens avaient les premiers rôles : Serge Reggiani et Anouk Aimée. C’est à l’absence de soutien de ses producteurs, en partie effrayés par des retards de tournage dus à des intempéries sur l’île, et donc au surcoût financier que cela entraînait, ainsi qu’aux problèmes posés par la location d’un yacht pour les besoins du tournage, qu’est dû l’abandon de ce film. Et bien qu’il soit difficile d’évaluer la perte que celui-ci causa à l’art cinématographique, on aura toutefois tendance à s’en effrayer.

25L’autre grand échec que Carné eut à subir concerne ce qui aurait pu être, en 1992, son dernier film, Mouche. Le réalisateur était alors âgé de 86 ans et devait mourir quatre ans plus tard. Tiré d’une nouvelle de Maupassant, ce film, dont les dialogues étaient signés Didier Decoin, la musique Michel Legrand, et dont l’interprète principale aurait été Virginie Ledoyen, alors âgé de 16 ans, aurait dû se dérouler sur les bords de Marne à la fin du xixe siècle. Et, tel que Carné lui-même a pu s’en expliquer dès 1983, soit presque une dizaine d’année avant les premiers jours de tournage, il devait relater l’histoire de

« sept amis, chacun couchant avec Mouche chaque nuit de la semaine. Quand un huitième se joignit au groupe, l’un des sept abandonna son jour en disant qu’en fait il n’était pas intéressé par les femmes. En fait, cet homme et le huitième arrivé ont une affaire ensemble. Et quand Mouche perd l’enfant qu’elle portait, la seule personne à le consoler est le bisexuel de cette troupe de sept amis. Et c’est lui qui généreusement lui répond : “Ne t’inquiète pas, je t’aiderais à en avoir un autre24.” »

26Le tournage sera en fait interrompu au bout de seulement huit jours, à cause là encore d’un producteur peu scrupuleux. Or cela est d’autant plus regrettable qu’avec ce film, et outre une probable façon de s’expliquer avec sa propre sexualité, Carné entendait, de son aveu même, revenir sur les lieux de sa toute première inspiration, lorsqu’en 1929 il filmait, sous forme de documentaire, sa première œuvre, Nogent, Eldorado du dimanche, œuvre par ailleurs si remarquable et remarquée que c’est elle qui lui permit de réaliser par la suite son premier long métrage, Jenny, en 1936. Comme il eut l’occasion de le dire au journaliste Henry-Jean Servat en novembre 1992, cela lui eût pourtant été une ultime occasion de « clore la boucle25 ».

27Loin de ne constituer qu’une incidence secondaire et pour ainsi dire extra-artistique, le lien qui unit le cinéma et l’industrie est donc constitutif de cet art, qui n’est pas pour rien le premier art industriel. Toutefois, conformément d’ailleurs à ce qu’exprime son nom, ce lien n’a pas de conséquences que financières. Industriel, il a également un enjeu technologique, lequel pèse lourdement sur son esthétique. C’est là ce qu’il nous faut, en une cinquième et dernière remarque, expliciter.

28Comme toute industrie vieille de plus d’un siècle, l’art cinématographique a été et est toujours soumis à ces révolutions qui sont le propre de l’innovation technologique et qui, à chaque fois, mettre en crise le secteur en lequel elles se produisent. Une crise est toujours un moment de fragilité susceptible de mettre en péril le devenir de l’ensemble de la structure ou de l’organisme qu’il éprouve. En elle tout est toujours susceptible de se rejouer et d’être redéfini. Or si nul art plus que le cinéma n’a jamais éprouvé autant de moments de crise, c’est précisément qu’il y va en lui d’un art essentiellement industriel. Et si ces moments de crise doivent véritablement être pris au sérieux, c’est qu’ils ne peuvent se concevoir comme une simple évolution stylistique et socioculturelle. En ce sens encore naïf, tout art évolue : plus aucun sculpteur ne procède comme Phidias ni aucun peintre comme Memling, et nous ne chantons plus comme chantaient les chœurs antiques ou les hommes de la Renaissance : non seulement les styles, les exigences, les canons esthétiques, mais les techniques elles-mêmes ont changé. Toutefois avec le cinéma, il ne s’agit pas seulement d’évolutions stylistiques et techniques, mais de révolutions technologiques et industrielles. Plus encore que les techniques d’électrification des instruments de musique puis de production de sons de synthèse numérisés, qui ont pourtant totalement modifié le type de musique envisageable et ainsi l’économie de sa production, les altérations qu’a connues le cinéma depuis sa création sont si considérables qu’elles en ont à chaque fois redéfini l’objet, les moyens, les fins, et jusqu’à nos attentes.

29Il y eut d’abord la période qu’on pourrait dire des pionniers, celle de la mise au point de l’appareil technique permettant une projection d’images animées. C’est celle qui débute en 1895 et dont le film de 45 secondes réalisé cette année-là par Louis Lumière, La Sortie de l’usine Lumière à Lyon, est exemplaire : une scène en plan fixe, dont le cadrage a d’ailleurs du mal à se stabiliser, filmée sans aucun montage par une caméra de 35 mm et une bobine défilant à une cadence de 18 images/secondes. Cette première période, qui est celle des pionniers, mais non encore véritablement des artistes, durera jusqu’en 1914. Or à cette date, la première grande rupture n’est pas seulement due qu’à une évolution des techniques artistiques (maîtrise du montage) ou à des technologies nouvelles (élaboration de caméras plus sophistiquées permettant d’installer de bobines de films plus longues, mise à disposition de projecteurs plus puissants) ; elle est essentiellement due à la naissance d’une industrie entièrement conçue pour le développement commercial de cet art. D’abord américaine, celle-ci donnera vite naissance à une industrie européenne puis soviétique qui, bien que toutes deux conçues sur des modèles économiques différents et d’ailleurs bien moins puissants, n’en produira pas moins de grandes œuvres. C’est la naissance du cinéma comme art (industriel) et l’apparition de quelques figures majeures du cinéma mondial : Griffith dont le premier long métrage, en 1914, a pour titre Judith of Bethulia, et qui l’année suivante réalisera son célèbre Naissance d’une Nation, Murnau en Allemagne dont le premier film, Le Cavalier bleu date de 1919 ou Eisenstein en Union soviétique dont le premier film, La Grève, sortira en 1925.

30Cette période florissante du cinéma dura jusqu’à la grande crise de 1929. Or celle-ci, pour le cinéma, ne fut ni seulement ni principalement une crise boursière pesant sur le financement de cette industrie ; ce fut surtout une crise technologique venant imposer un autre modèle de développement industriel. C’est en effet en 1929 que la technique du parlant, tournant en 24 images secondes, fut inventée et, dès cette année-là, elle commença à faire vaciller le cinéma muet. Certains réalisateurs, pour des raisons essentiellement esthétiques, résistèrent le plus longtemps possible. Tel fut par exemple le cas de Charlie Chaplin, dont l’art était entièrement basé sur une réappropriation du mime burlesque par le cinéma26. Ainsi son dernier film presque entièrement muet, à savoir Les Temps modernes27, en 1936, correspond également à la dernière véritable apparition de son personnage Charlot. En 1940, en effet, Le Dictateur sera un film parlant et, tout en en conservant l’esprit burlesque, Chaplin substituera à Charlot un double personnage : celui du barbier juif et celui du dictateur Hynkel. De même, certains distributeurs de films et quelques gérants de cinéma dont les salles n’étaient pas équipées pour recevoir cette nouvelle technologie tentèrent un temps de résister à cette invincible ascension des nouveaux films parlants, nommés alors les talkies. Mais de telles résistances ne pouvaient qu’être vouées à l’échec, car les raisons financières qui faisaient s’opposer les patrons de salles à cette innovation devaient vite devenir celles-là mêmes qui les feraient s’engager en sa faveur. L’engouement du public pour les films parlants devenant majeur, et ce malgré les médiocres conditions initiales de sonorisation, l’argent gagné par les nouvelles recettes fut très vite bien supérieur à celui dépensé pour l’équipement de leur projection. C’est d’ailleurs là ce que rappelait ironiquement Marcel Carné lorsqu’au tout début des années 1930, travaillant comme « ciné-reporter », il commentait l’attitude de ces mêmes patrons :

« “Nous ne nous équiperons pas, proclamaient-ils avec force. Nous ne voulons pas de théâtre photographié ; nous continuerons à donner du vrai cinema.” Trois mois après, ils projetaient du film parlant cent pour cent, étranger il est vrai28. »

31Mais en outre, et en un temps record, cette invention technologique devait reconfigurer entièrement l’esthétique cinématographique, ringardisant quiconque ne pouvait s’y adapter. La sonorisation bouleversait en effet de fond en comble le jeu des acteurs ; la signification, n’ayant plus à être pathiquement incorporée, ne requérait plus une sur-expressivité corporelle. Plus encore, elle libérait d’autres possibilités propres aux modulations des tons de la voix : du chuchotement au hurlement, tout devenait possible. Un artiste aussi exceptionnel que Buster Keaton, malgré les tentatives qu’il fit pour s’adapter à ce changement, en fut d’ailleurs une des grandes victimes, lui qui vit sa carrière décliner dès le début des années 1930. En cela, le rôle que lui offrit Chaplin en 1952 dans Les Feux de la rampe, où tous deux forment un duo de clowns vieillissants et pathétiques, peut se voir comme un dernier hommage à cette glorieuse époque. Une version plus récente de ce même thème a pu d’ailleurs se retrouver dans le film à succès tourné en 2011 par Michel Hazanavicius : The Artist ; preuve s’il en est besoin que le cinéma sait également se ressaisir artistiquement de son histoire.

32L’avènement des talkies n’a ainsi pas seulement rendu les films parlants, modifiant les conditions de transmission du sens et de la narration. Il a également rendu possible une diversité de sonorisation, transformant dès lors les ambiances des films. Aussi, comme le rappelle Deleuze, plus encore qu’une bande-son, il a rendu progressivement nécessaire « au moins trois groupes, paroles, bruits, musiques29 ». Enfin, cette technique nouvelle requerra bien vite, pour des raisons commerciales, une autre invention : celle du doublage puis du sous-titrage.

33Si cette révolution technologique est indéniablement celle qui, esthétiquement, eut jusqu’à présent la plus grande incidence sur l’art cinématographique, d’autres ont depuis vu le jour. Ainsi, dès le début des années 1950 apparut la technique des films en trois dimensions, et celle-ci, même si elle fut peu suivie, ne cesse aujourd’hui encore de se renouveler. De même, la technique de la couleur, qui a aujourd’hui gagné tous les films et dont les toutes premières tentatives datent de 1916, ne s’est véritablement imposée qu’au début des années 1960. Indéniablement, celle-ci a également rendu possible de nouvelles esthétiques, dont une des réussites thématiques majeures est peut-être le triptyque final réalisé de 1993 à 1994 par le cinéaste polonais Krzysztof Kieślowski : Trois couleurs (Bleu, Blanc, Rouge). C’est également de 1960 que date l’invention de l’« Éclair 16 », cette caméra 16 mm, silencieuse et facilitant grandement les tournages en extérieur. Les partisans de la Nouvelle Vague surent en faire un excellent usage en se mettant à filmer caméra à l’épaule, modifiant ainsi très profondément l’esthétique filmique par le fait de mêler les techniques du documentaire et celles du cinéma. Il est d’ailleurs ironique que, lors même qu’ils protestaient contre la lourdeur et les coûts financiers de l’industrie cinématographique, c’est bien l’évolution technologique de cette même industrie qui a, en grande partie, rendu possible leur propre parcours artistique.

34Puis virent encore d’autres révolutions technologiques, comme la numérisation, amenant là encore son lot d’avant-garde esthétique. Ainsi en 2002, les progrès de la technologie numérique HD permirent à Alexandre Sokourov de monter un film en un seul plan-séquence de 96 minutes : L’Arche russe. Et cela ne dit encore rien des révolutions qu’eut à subir le cinéma du fait de l’apport de la télévision. Déjà, en 1930, Marcel Carné s’y intéressait30. Mais que dire, depuis, de l’influence du numérique et d’internet sur la création, la production et la diffusion des films ? Ces modifications sont désormais si importantes qu’elles donnent l’illusion à chaque passionné qu’il lui est possible de réaliser son propre film, au moins un court métrage, avec des moyens aussi modestes qu’une caméra numérique et un ordinateur.

35Réfléchissant à cette évolution, Jacques Aumont a ainsi pu se demander ce qu’il reste de nos jours, à l’époque de l’image multisupport, du cinéma. Et de répondre à cette question en écrivant que ce qui perdure, « c’est alliance originale d’une fiction et de conditions de réception propices à la captation psychique sur un mode à la fois individuel et collectif31 ». Or ce point est important car, de fait, sans possibilité de réception non seulement par l’individu mais plus encore par le collectif, le film, qui est fait pour être vu, est comme privé d’existence. Et c’est là, encore et toujours, que le caractère industriel de cet art, plus que tous les autres du fait de sa dépendance à la technologie, ressurgit, en organisant financièrement ses réseaux de distribution.

Incidence d’un art industriel sur une esthétique des correspondances

36Pourquoi rappeler cela ? Parce que par-delà toutes les singularités du cinéma, la plus essentielle est probablement son caractère industriel. Celui-ci étant jusqu’alors inconnu des arts antérieurs, il ne pouvait que créer de nouveaux problèmes, requérir de nouvelles attentes esthétiques mais également des approches critiques.

37Or c’est bien là ce à quoi entendent mener toutes nos remarques, nous rapprochant ainsi de notre problème. Si le cinéma est en effet un art de l’image (devenue sonore, colorée, voire tridimensionnelle) et de la durée fabriquée par le montage, et qu’en cela il ne cesse de se nourrir de l’ensemble des arts en les intégrant en lui notamment via les métiers du théâtre, du son, de la musique, de l’image, de la décoration, mais également de toute une infrastructure technologique, industrielle et commerciale sans laquelle il n’existerait pas, alors cela signifie que, contrairement à tous les autres arts connus avant lui, sa réalisation ne peut être le fait d’une seule personne. Que serait un réalisateur ou une réalisatrice sans acteurs, scénaristes, dialoguistes, décorateurs, chef-opérateur, éclairagistes, musiciens, ingénieurs du son, preneurs de sons, monteurs, producteurs, distributeurs ? Mais si l’œuvre cinématographique ne peut se réaliser par une seule personne, si un film de cinéma ne se fait pas seul mais qu’à l’inverse il requiert toujours la contribution active de toute une équipe (celle dont précisément nous voyons les noms défiler dans le générique des films), alors qui en est véritablement l’auteur ? Et est-on l’auteur d’un film comme on peut l’être d’une poésie, d’une musique, d’une peinture, d’une sculpture et même d’une construction architecturale ? La question peut légitimement se poser.

38À l’objection de Paul Valéry qui, dénigrant le cinéma, affirmait que « le film est une œuvre impersonnelle », André Malraux, écrit la journaliste et critique Suzanne Chantal, répondit sur un mode ironique : « Cela ne prouve qu’une chose, qu’il ne va pas au cinéma. » Et d’ajouter, sans qu’on sache si ce propos est d’elle ou de lui : « Un film est une œuvre d’équipe qui reflète la personnalité de celui qui l’a constituée et qui la dirige32. »

39Que le film soit une œuvre d’équipe, et que cela n’ait fait que s’accentuer avec l’évolution technologique et industrielle du cinéma, c’est là ce qu’avait bien compris le jeune Marcel Carné lorsque, dès 1930, tentant de prendre acte de l’apparition des talkies, il signait pour un magazine une chronique intitulée « Regard sur l’avenir : le metteur en scène est-il amené à disparaître ? » :

« Au temps du film muet, tel un commandant sur son navire, le réalisateur était “maître après Dieu” sur le plateau. Chacun, du plus grand au plus petit, de la grande vedette à l’humble machiniste, lui obéissait au doigt et à l’œil. […] Aujourd’hui, le parlant a changé ses méthodes. Tout d’abord parce que la location d’un studio atteint des prix prohibitifs : ceux-ci, en effet ont plus que triplé. Il importe donc, avant tout, de faire vite. De plus, le metteur en scène est actuellement prisonnier du preneur de son. C’est lui qui, présentement, règne sur le plateau, commande à tout le monde, réalisateur et vedette compris. De sa décision dépend le sort d’une scène33. »

40Peut-être est-ce cette inquiétude de dépossession qui le rendit, dit-on, si tyrannique sur les plateaux de tournage ? Quoi qu’il en soit, la tyrannie, pas plus que la peur, n’évite le danger, et c’est bien parce que Carné se savait avoir à composer avec les autres, qu’il souhaitait se montrer directif vis-à-vis d’eux afin que l’œuvre lui échappât le moins possible. Aussi tenta-t-il toujours de s’entourer de grands collaborateurs, aussi bien pour l’adaptation des scénarios dont il tirait ses films, que pour l’écriture des dialogues, pour la constitution des décors ou la composition de la musique. Et en un sens, que le film soit une œuvre collective, il le sut même à ses dépens lorsque, dans une méchante critique, il se vit reprocher par François Truffaut sa piètre qualité de réalisateur au point, disait le jeune homme d’alors, que ses films sont « des films de Jacques Prévert, mis en image par Marcel Carné34 ».

41Comment dès lors penser l’appropriation d’une œuvre par un réalisateur, œuvre que par ailleurs, à en croire le générique d’un film, il signe ? Le même Marcel Carné dira plus tard, en 1989, lors d’un entretien avec Jacques Chancel, que son travail de réalisateur, lorsqu’il a à choisir tous ses collaborateurs, est comparable à celui du chef d’orchestre lorsqu’il a à choisir toute sa formation, et qu’en ce sens la moindre erreur de recrutement, non seulement celle équivalente au choix du premier violon mais même à celle correspondant au choix d’un simple joueur de triangle, peut être désastreuse35. On trouverait déjà l’idée équivalente sous la plume d’une de ses actrices préférées, Françoise Rosay, qu’il fit jouer dans ses deux premiers films, Jenny en 1936 et Drôle de drame, en 1937, et qui était l’épouse du réalisateur Jacques Feyder auquel Carné devait tant. Souhaitant en 1940 défendre « la profession du metteur en scène » qu’elle pensait menacée, elle signa dans un magazine un vif article pour dire que d’une même façon qu’en musique le chef est indispensable à l’orchestre alors qu’il n’a pas nécessairement à être « un virtuose du piston, de la harpe ou du hautbois », de même le metteur en scène l’est au film qu’il réalise. Lui seul coordonne les divers métiers représentés au sein de son équipe. Ainsi, parlant de tous les intervenants d’un film, elle écrit :

« Ils savent, eux, qu’il s’agisse de la photographie, du son, du montage ou du mixage, en quoi et pourquoi le sens et la signification de l’action, le mouvement du film, sa couleur, son atmosphère, sa progression dramatique, en un mot son style, dépendent entièrement et uniquement du metteur en scène36 ! »

42Et pourtant, alors qu’elle attribue au metteur en scène la responsabilité du choix de l’ouvrage littéraire à adapter ou celle de sa direction d’acteurs, on sait que sur ces seuls deux exemples, celui-ci est loin d’être toujours « maître à bord » ! Carné lui-même se vit souvent proposer des ouvrages à adapter et bien des décisions ne furent prises qu’en étroite concertation avec le scénariste et le producteur. Or on peut toutefois penser que de façon générale le chef d’orchestre décide de la musique qu’il entend faire jouer. Quant à diriger leurs acteurs, certains réalisateurs choisissent de très peu le faire. Tel est en tout cas ce que précisa Billy Wilder (1906-2002) dans un entretien qu’il accorda en 1962 à Jean Domarchi et Jean Douchet pour les Cahiers du cinéma. Celui qui fit notamment jouer Marilyn Monroe en 1955 dans la comédie à succès Seven Year Itch (Sept ans de réflexion) s’exprimait ainsi :

« Il suffit d’avoir dans la tête le rythme de chaque scène du film. Quand j’arrive sur le plateau, je me pose le problème de la scène à tourner, de son pourquoi, de son rythme. J’espère que les acteurs ont étudié leur texte et je leur dis : allez-y ! Ils commencent, et parfois ils apportent quelque chose de supérieur à ce que j’avais imaginé. Dans ce cas-là, je prends. S’ils sont mauvais, je les corrige, le plus tranquillement possible, mais jamais je n’énumère tout ce qu’ils ont à faire. Je ne leur dis pas : maintenant tu prends une cigarette, puis tu regardes là, puis là, et tu fais un pas dans cette direction… Je veux que chacun, sur le plateau, se sente un collaborateur. Les acteurs aiment ça37. »

43Or quel chef d’orchestre accepterait qu’un instrumentiste en prenne ne serait-ce que légèrement à son aise avec la partition qu’il a quant à lui à respecter et faire entendre ? Aussi, si même cette comparaison reste approximative, il faut alors s’en tenir à l’idée que le réalisateur de cinéma coordonne bien un travail d’équipe, dont il ne peut toutefois être véritablement le maître.

44Enfin on ajoutera que c’est encore et toujours ce souci de la maîtrise qui s’exprimait chez les cinéastes de la Nouvelle Vague, Truffaut et Godard en tête, lorsque, tout en laissant eux aussi une assez grande latitude aux acteurs, ils affirmaient vouloir réaliser un « cinéma d’auteur », et pour cela non seulement choisir eux-mêmes les histoires qu’ils tourneraient, mais également se dispenser autant que possible de scénaristes et filmer avec des moyens techniques le plus léger possible afin de réduire le nombre des intervenants sur un tournage. Et pourtant eux non plus ne filmaient pas seuls et n’auraient rien fait sans équipe.

45C’est pourquoi au regard de tous les paradoxes nés de la compréhension du cinéma comme art industriel, il convient de sérieusement se demander s’il n’y a pas une limite essentielle à tout rapprochement possible entre cinéaste et philosophe. Comment comparer l’œuvre nécessairement collective d’un cinéaste à celle, polyphonique peut-être mais solitaire toujours, d’un philosophe ? Peuvent-ils être dits auteur en un même sens ? Et dès lors en quoi peut-on parler de ce qui est susceptible de leur être commun au point de les rapprocher essentiellement si le cinéaste n’est pas, loin s’en faut, l’unique intervenant dans la fabrique de l’œuvre que, comme réalisateur, il signe ?

46Une fois prises en compte, toutes les différences qui singularisent le cinéma par rapport aux autres arts font qu’il ne nous semble pas possible de reproduire à l’identique le rapprochement que, dans L’artiste et le philosophe, nous avions mené avec l’œuvre philosophique. En effet, c’est parce que nous avions pris des exemples d’artistes véritablement signataires uniques de leurs œuvres (De La Tour, Fra Angelico, Liszt, Fragonard, Giacometti) que nous pouvions parler de gestes existentiaux s’accomplissant en elles et caractéristiques de leurs obsessions créatrices. Mais confronté à un art requérant des compétences et des apports multiples, il nous semble que le problème ne peut plus s’énoncer d’une même façon.

47C’est pourquoi, plutôt que de rapporter l’une à l’autre deux œuvres à partir des dimensions fondatrices de l’existence qu’elles révèlent, nous nous attacherons ici à mettre en évidence des intuitions communément partagées par un réalisateur de cinéma et un philosophe. Bien que plus modeste, cette façon de procéder n’est en fait pas moins exigeante, car ces intuitions ne peuvent rendre possibles de tels rapprochements qu’à la condition d’être non seulement récurrentes mais plus encore structurantes pour l’œuvre tout entière. Or ce sont précisément de telles récurrences d’un film à l’autre qui permettent d’attribuer à un cinéaste ce qu’on nommera son style, celui qui, d’œuvre en œuvre, le singularise entre tous, lors même que l’équipe technique comme artistique qui l’entoure peut quant à elle être entièrement renouvelée.

48Certes, on objectera avec raison que chaque réalisateur, même le plus médiocre, possède sa façon de faire, en sorte que celle-ci ne peut suffire à le singulariser. Toutefois le style n’est pas que la simple façon de faire, et c’est pourquoi l’expression « n’avoir aucun style » se laisse comprendre. N’avoir aucun style, c’est n’être en rien remarquable, tout en ayant pourtant sa « façon de faire ». Aussi, pour ce qui est du cinéma, le style d’un réalisateur peut commencer de se comprendre comme la conjonction d’une façon de faire et d’une obsession filmique. C’est pourquoi, ce qu’il s’agit ici de mettre en évidence, c’est le fait que plus importantes encore que les œuvres déployées sont pour un artiste en général comme pour un cinéaste en particulier les questions dont elles naissent. Aussi les grands auteurs sont-ils ceux qui parviennent, en donnant alors toute la puissance à leur façon de faire, à se ressaisir d’une question jusqu’à ce qu’elle devienne le fil directeur de leur œuvre, le ciment de leur production. Là est leur style. La façon de faire du cinéaste est cinématographique : c’est, pour reprendre les justes formules de Deleuze, l’art de l’image-mouvement et plus encore de l’image-temps, avec sa puissance de lumière, de sonorisation et de sa mise en scène. La façon de faire du philosophe est celle du concept. Mais si différentes chacune soient-elles, il n’en reste pas moins que traitant des choses mêmes, elles peuvent l’une l’autre se nourrir d’un même point d’origine, et c’est celui-ci que nous nommons intuition. Lorsque cette intuition se découvre commune, alors les œuvres sont dans une proximité telle qu’elles entrent l’une à l’égard de l’autre en correspondance.

49Afin d’élaborer de telles correspondances, nous sommes partis de trois questions qui nous préoccupaient. Le point de départ des correspondances ici proposées n’est donc pas sans une certaine contingence, au sens où d’autres questions auraient pu être soumises à l’étude. Toutefois ces autres questions auraient, nous semble-t-il, donné naissance à d’autres correspondances, et c’est pourquoi nous espérons être parvenu à conférer quelque nécessité à nos analyses en évitant d’insérer de force chez les auteurs ici abordées des interrogations qui leur seraient étrangères et que nous seul souhaitions traiter. Car nous savons bien que, fort d’une bonne maîtrise de l’art rhétorique, il est toujours possible de faire dire à un auteur, dont on extrait une partie de l’œuvre, ce qu’on souhaite entendre de lui38. C’est pourquoi, notre démarche a consisté, d’une part, à nous demander de quelle œuvre philosophique puis de quelle œuvre cinématographique nous pourrions dire qu’elles se déploient en se structurant à partir de chacune de nos questions, puis, d’autre part, à étudier non pas un livre d’un philosophe et un film d’un réalisateur, mais pour chacun d’eux la totalité de leur production. Cela nous a semblé pouvoir être une garantie de sérieux méthodologique dès lors qu’il s’agissait de parvenir à repérer aussi bien une obsession conceptuelle qu’une obsession filmique ; charge ensuite à nos analyses de parvenir à convaincre le lecteur du bien-fondé de nos propos. En outre, et toujours afin de donner le plus de pertinence possible à cette idée de correspondance esthétique et d’intuition commune, nous avons eu pour souci, d’une part, de nous référer à des types de cinéma différents les uns des autres et, d’autre part, de choisir des correspondances convoquant des philosophes dont l’œuvre ne montre aucune connaissance de l’art cinématographique. L’ensemble de ces exigences méthodologiques a pour vocation, en nous obligeant à ne pas nous restreindre à un genre cinématographique spécifique et en ne faisant pas de la cinéphilie une condition sine qua non au choix des philosophes concernés, de donner le plus possible de pertinence et d’universalité à cette idée d’une correspondance esthétique fondée sur une intuition commune bien que non concertée.

50Ainsi la première question, d’ordre éthique, porte sur ce que signifie le fait d’être requis par un visage autant que par une situation. Et s’il est un philosophe dont l’œuvre entière ne cesse de méditer cette question, c’est bien Emmanuel Levinas (1906-1995). Il est même possible de dire qu’Autrement qu’être, ouvrage en lequel sa pensée culmine, est tout entier à sa façon une profonde méditation de cette essentielle question. Or, si étonnant que cela puisse paraître, il est un cinéaste qui lui aussi, de films en films, n’a cessé de se ressaisir de ce problème : c’est Clint Eastwood (né en 1930). Le nommant, il est impossible de ne pas se rendre compte de ce que ce rapprochement avec Levinas peut avoir, lorsqu’il vire à la correspondance, d’inattendu, voire de saugrenu, tant son cinéma semble ne rien avoir de très intellectuel. Toutefois l’erreur et le préjugé qui la porte consistent bien en cela : croire que ces rapprochements supposent que le cinéaste déploie son art dans le même registre que celui du philosophe (ou inversement). Certes l’œuvre de Clint Eastwood relève assez clairement de ce que Deleuze a pu nommer un cinéma de l’image-mouvement, et ce réalisateur ne devait d’ailleurs probablement pas beaucoup l’intéresser puisqu’il ne le convoque jamais dans aucun des deux volumes de son travail. En outre, Eastwood n’est jamais le scénariste ni le dialoguiste des films qu’il réalise, préférant souvent en être l’acteur principal. Si en cela il ne peut être dit auteur de son œuvre comme Levinas de la sienne, il est toutefois de ceux qui ont vite compris que le caractère industriel du cinéma avait notamment pour incidence de ne laisser que très peu d’autonomie aux cinéastes quant au choix et à la réalisation de leurs projets. Ainsi tirant profit de sa notoriété comme de sa réussite financière en tant qu’acteur, il a très rapidement su acquérir une relative autonomie en fondant, dès 1967 et avec Irving L. Leonard, sa propre société de production cinématographique, The Malpaso Company, devenu en 1988 Malpaso Productions, puis en 1995 son propre label musical, Malpaso Records. Aussi s’est-il donné autant qu’il lui était possible les moyens de réaliser les films qu’il souhaitait tourner. Or cela donne un sens tout particulier à l’obsession qui, nous semble-t-il, les traverse et qui, sans que cela soit aisément soupçonnable, le rapproche moins d’un philosophe qu’il ne connaît probablement pas que d’une question qu’en revanche il partage avec lui : qu’est-ce qu’être requis ?

51La seconde question qui nous a retenu consiste dans la volonté de comprendre ce que nous nommons aujourd’hui une question sociale, et plus précisément encore en quoi, entre politique et morale, celle-ci nous renvoie à un ordre et à un type de problèmes qui lui sont propres. Or le premier philosophe à avoir su explicitement la remarquer et la prendre au sérieux au point même, d’une part, d’avoir su en faire sa signature propre et, d’autre part, d’avoir de la sorte modifié la pratique même de la philosophie, est indéniablement Karl Marx (1818-1883). C’est même ce qui, indépendamment des aléas de sa réception historique passée et présente, confère à cette philosophie sa nécessité la plus grande, sa nécessité historiale, si l’on voulait un temps emprunter au langage de Heidegger. Quant au cinéaste qui l’a le premier introduit à l’écran, au point d’en faire un véritable motif obsessionnel de son art, c’est assurément Charlie Chaplin (1889-1977). Il suffit presque pour s’en convaincre de revoir l’ensemble de son œuvre, des premiers courts métrages de 1914 aux derniers films, ou du moins à l’avant-dernier, datant de 1957 : Un roi à New York.

52Or s’il est possible d’attribuer à Chaplin une telle obsession, ce n’est pas seulement qu’elle se rencontre en ses films, mais c’est que ses films sont bien les siens. Avec cet artiste, nous avons en effet à faire à un cas presque unique dans l’histoire du cinéma, dont s’étonnait d’ailleurs Marcel Carné en 193039, puisque l’homme donne souvent d’impression de savoir et de vouloir tout faire : acteur, scénariste, réalisateur, compositeur. Or ce dont cette omniprésence témoigne, c’est surtout de la volonté d’être le plus possible l’auteur de ses films lors même que l’art cinématographique, et Chaplin le savait bien, ne peut être qu’un art collectif sur lequel pèsent sans cesse des contraintes non artistiques. C’est pourquoi, bien avant Eastwood, une de ses préoccupations majeures fut de conquérir son autonomie par rapport à l’industrie cinématographique d’Hollywood. Ainsi, fort de son ascension spectaculaire dans le monde du show-business et de la fortune qu’il commençait d’amasser – il signa par exemple en juin 1917 un contrat d’un million de dollars pour la réalisation de huit films avec la First National Pictures, une association de propriétaires de salles de cinéma40 –, il décida, comme il le racontera en 1964 dans son autobiographie, de s’offrir son propre studio :

« Je décidai d’acheter du terrain à Hollywood pour en construire un. Ce terrain était situé au coin de Sunset Boulevard et de la Brea, il comprenait une très belle maison de dix pièces et deux hectares de citronniers, d’orangers et de pêchers. Nous bâtîmes là un ensemble parfait, avec laboratoire de tirage, salles de montage et bureaux41. »

53Ce que cherchait ainsi Chaplin, c’était surtout le confort de la création, la plus grande liberté artistique et notamment la possibilité, qui lui était auparavant souvent refusée lors des tournages, de prendre son temps, c’est-à-dire de jouer et de faire rejouer une scène jusqu’à ce qu’il en soit parfaitement satisfait. Ainsi, alors qu’à ses débuts, en 1914 avec la compagnie Keystone, un court métrage d’une quinzaine de minutes devait être réalisé en une semaine, en 1918, dans ses propres studios, il mit quatre mois pour tourner les quarante-six minutes de Charlot soldat. Et c’est encore et toujours ce même désir d’indépendance artistique qui le fit quitter la First National. Après la sortie et le succès rencontré par ce dernier film, Chaplin sollicita de la part de cette compagnie des moyens supplémentaires. Or non seulement ils lui furent refusés, mais des rumeurs de fusion avec la société Famous Players-Lasky lui firent craindre de nouvelles contraintes. C’est ainsi qu’en compagnie de Douglas Fairbanks, de Mary Pickford, William S. Hart et de David W. Griffith, il fonda en janvier 1919 une nouvelle société de production, United Artist Corporation. Par le fait qu’elle rendit possible à ces quatre artistes de financer personnellement leurs œuvres et d’avoir ainsi un total contrôle sur elles, cette société révolutionna profondément l’industrie cinématographique américaine.

54Il est certes paradoxal de rappeler ces faits en insistant par ailleurs sur l’obsession que constitue la question sociale dans le cinéma de Chaplin, surtout si de la sorte on y voit une intuition première qu’il partage avec l’œuvre de Karl Marx. Toutefois le caractère de businessman de Chaplin et la considérable fortune qu’il a su très rapidement amasser ne furent jamais pour lui que les moyens par lesquels il pouvait, le plus librement possible, réaliser ses films, accomplir sa vocation artistique. Or ce que ces œuvres montrent, ce n’est pas la satisfaction du self-made-man jouissant de lui-même et des autres en faisant l’éloge de l’économie de marché ; c’est à l’inverse la violence autant que l’ironie de la question sociale. Et c’est bien pourquoi la rencontre avec la grande question de l’œuvre de Karl Marx, bien plus d’ailleurs qu’avec ses engagements politiques, peut avoir lieu.

55Quant à la troisième étude ici proposée, elle concerne le sens et l’enjeu de l’idée d’irréversibilité. Or s’il est un philosophe qui n’a cessé de méditer cette question, en lui conférant toutes ses dimensions, métaphysiques, morales mais également esthétiques, c’est bien Vladimir Jankélévitch (1903-1985). Cette question, qui est celle du temps, ou plus exactement de la durée en son cours, est chez lui si essentielle qu’elle rend possible de comprendre comment s’unifient les deux versants trop souvent dissociés de son œuvre, à savoir le versant philosophique et le versant musical. De la musique, nous pourrions en effet dire, à partir de ce que ce philosophe nous a donné à comprendre, qu’elle constitue comme une atmosphérisation du devenir, c’est-à-dire de cette « insaisissable manière d’être de l’être42 », comme il le nommait. Or à aborder les choses de cette façon, il est possible de remarquer que la dramatique de l’irréversibilité et celle des questions qu’elle induit (la morale de l’irrévocable, l’inclination au tragique plutôt qu’à la comédie, le sens de la mélancolie et du mystère) constituent des thèmes majeurs et surtout récurrents des films de Marcel Carné (1906-1996). Mais plus encore, si l’on prend au sérieux le fait que le cinéma est fondamentalement un art du temps, au point où son « contenu premier », comme le dit Jacques Aumont, « ce n’est pas le drame : c’est le temps – le temps mis en forme43 », alors il devient également possible de penser cet art lui-même comme Jankélévitch, nous semble-t-il, a pensé la musique : comme une atmosphérisation de l’irréversible.

56C’est une telle intuition qui sera mise à l’épreuve dans le troisième chapitre de cet ouvrage. Toutefois si sa vérification vise bien à confirmer l’hypothèse d’une correspondance esthétique entre ces deux auteurs, il n’en reste pas moins que des trois cinéastes étudiés, c’est probablement à propos de Marcel Carné que la question de l’attribution et de la signature en son nom propre de son œuvre peut être la plus discutée, et de fait l’a été. Ce qui n’est pas dès lors sans rendre délicat le principe même d’une correspondance d’auteur à auteur.

57Ainsi, et pour ne prendre qu’un seul exemple, dans l’ouvrage qu’en 1965 il consacre à Carné, Robert Chazal n’hésite pas quant à lui à trancher la question :

« Tout en ayant toujours étroitement collaboré à l’adaptation de ses films et en ayant la plupart du temps choisi ses sujets, Marcel Carné n’est pas l’auteur complet de ses œuvres. S’il sait leur imprimer sa “patte” personnelle si facilement reconnaissable, ce style qui est l’apanage des grands réalisateurs, il a cependant toujours été tributaire des scénaristes dont dépendait, en définitive, une partie du résultat final. […] Cela place donc Carné dans le nombre des illustrateurs plutôt que dans celui des auteurs complets, dont le cinéma actuel compte maints exemples44. »

58Illustrateur, mais de quoi ? Des scénarios qu’il a alors à mettre en images ? On comprend que Marcel Carné n’appréciait guère ce critique : « la seule pensée d’avoir à dire du bien d’un réalisateur de son âge l’empêche de dormir45 », a-t-il pu écrire. Toutefois, il importe de remarquer que ces griefs, que Chazal n’est d’ailleurs pas le seul à rapporter, touchent à leurs façons à l’identité même de l’art cinématographique : un art du temps qui nécessite beaucoup d’argent. Or contrairement à Chaplin et à Eastwood, Carné, qui n’a jamais été acteur, ne s’est jamais non plus enrichi au point de parvenir à fonder sa propre société de production et à trouver ainsi une véritable autonomie artistique. Cela est si vrai qu’alors même que de son vivant sa notoriété a pu atteindre une renommée internationale, plusieurs de ses films ne virent jamais le jour, dont celui, comme nous l’avons rappelé, qu’il concevait comme son dernier film, peut-être un testament cinématographique, Mouche, en 1992.

59Or de telles difficultés financières sont intimement liées au type de cinéma que Carné souhaitait réaliser. Dans un entretien qu’il eut avec ce même Robert Chazal, le réalisateur précise qu’après trente ans de carrière et contrairement à ses débuts il ne voit plus dans la plupart des producteurs de son temps que

« des hommes d’affaires blasés qui, en limitant leurs risques de perdre, limitent par là même leurs chances de gagner. Le cinéma a plus de maturité, de sérénité. On est devenu raisonnable. Or l’art a surtout besoin de démesure… Dans ces conditions, on ne peut plus faire les films dont on rêve. […] En outre, on ne peut plus faire des films comme on voudrait les faire. Le soin demande beaucoup de temps et le temps coûte de plus en plus cher46… »

60Mais c’est précisément parce que ce cinéma que Carné entend réaliser est un cinéma de l’obsession du moindre détail – ce qui s’exprime chez lui par sa requête difficile à satisfaire de temps et d’argent autant d’ailleurs que par sa légendaire intransigeance sur les plateaux de tournage –, qu’il peut également être pris au sérieux comme un cinéma d’auteur, c’est-à-dire finalement comme le cinéma d’un auteur toujours intimement conscient que son art est un art à la fois industriel et collectif. C’est pourquoi cette obsession de l’irréversibilité, que nous croyons reconnaître chez lui de film en film, nous paraît non seulement la sienne, mais également celle qui permet étrangement à son œuvre d’entrer en correspondance avec l’œuvre de Jankélévitch.

61Telles sont en définitive les trois questions ici abordées : que signifie être requis ? qu’est-ce qu’une question sociale ? comment s’exprime et qu’est-ce qu’engage l’irréversibilité ? Nous l’avons dit, d’autres eurent été possibles qui eurent appelé d’autres correspondances. Quoi qu’il en soit, ces études, on l’aura compris, ont une double vocation. D’une part, elles visent bien évidemment à rendre compte des questions qu’elles abordent, espérant ainsi jeter un nouvel éclairage sur les thèses des auteurs, qu’ils soient philosophes ou cinéastes, qui les ont rencontrées ; d’autre part, elles ont pour enjeu de poursuivre la méditation du concept d’esthétique. Ici la question n’est plus tellement de savoir jusqu’où, confrontée à la singularité d’un art industriel, l’esthétique, par ses objets, peut engager l’existence humaine ; mais plus exactement comment il convient de la concevoir pour qu’elle le fasse.

Notes de bas de page

1 L’artiste et le philosophe. Phénoménologie des correspondances esthétiques, Paris, Cerf, 2016.

2 Sur ce point, voir l’ouvrage de Edward Baron Turk, Marcel Carné et l’âge d’or du cinéma français. 1929-1945, trad. Noël Burch, Paris, Éditions L’Harmattan, 2002, p. 279-289.

3 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », dans Essais 2, trad. M. de Gandillac, Paris, Denoël/Gonthier, 1983, p. 89-90.

4 Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 10-11.

5 Ibid., p. 14.

6 Jacques Aumont, Que reste-t-il du cinéma ?, Paris, Vrin, 2012, p. 96.

7 Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, t. II : Seul le cinéma, Paris, Gallimard, 1998, p. 29.

8 Propos cités par Jacques Aumont dans Montage « la seule invention du cinéma », Paris, Vrin, 2015, p. 83.

9 Ibid., p. 13.

10 Ibid., p. 21-22.

11 Ibid., p. 30.

12 Ibid., p. 94.

13 Marcel Carné, « La caméra, personnage du drame », Cinémagazine, n° 28, 12 juillet 1929, dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), textes de Marcel Carné présentés par Philippe Morisson, Éditions La Tour Verte, 2016, p. 58. Le film de Murnau date en fait de 1922.

14 Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, op. cit., p. 82.

15 Ibid., p. 16.

16 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », dans Essais 2, op. cit., p. 91.

17 Ibid., p. 100.

18 Ibid., p. 102.

19 Ibid., p. 97, note 1.

20 Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 104.

21 L’exemple en est (une fois encore) Les Enfants du paradis de Marcel Carné, film en deux parties, d’une durée totale de 3 h 15, nécessitant la construction d’importants décors ainsi que la participation d’un grand nombre de figurants et qui plus est tourné lors de la Seconde Guerre, c’est-à-dire en pleine période de restriction.

22 Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, op. cit., p. 8.

23 On trouvera ses informations sur le site consacré à Marcel Carné et réalisé par Philippe Morisson, à la page [http://www.marcel-carne.com/les-films-de-marcel-carne/les-projets-avortes-de-marcel-carne/1947-la-fleur-de-lage/fiche-technique/].

24 Ce propos est accessible sur le site de Philippe Morisson, à la page [http://www.marcel-carne.com/les-films-de-marcel-carne/les-projets-avortes-de-marcel-carne/1992-mouche/fiche-technique-synopsis/#mouche].

25 Cet entretien, paru dans Paris-Match n° 2270 du 26 novembre 1992, est également disponible sur le site réalisé par Philippe Morisson : [http://www.marcel-carne.com/les-films-de-marcel-carne/les-projets-avortes-de-marcel-carne/1992-mouche/larticle-par-henry-jean-servat-parue-dans-paris-match-date-du-26-novembre-1992/]. Par ailleurs les raisons de cet échec, dû selon Carné au producteur italien Antonio Passalia, sont précisées sur la page [http://www.marcel-carne.com/les-films-de-marcel-carne/les-projets-avortes-de-marcel-carne/1992-mouche/fiche-technique-synopsis/].

26 Sur l’originalité de Chaplin dans le burlesque, et notamment sur sa différence d’avec l’art de Buster Keaton, on lira avec intérêt les analyses de Gilles Deleuze dans Cinéma 1. L’image-mouvement, op. cit., p. 231-242.

27 On se souvient en effet qu’au début du film la voix terrifiante car donneuse d’ordres du patron d’usine se fait entendre notamment pour intimider l’ouvrier Charlot, et qu’à la fin ce même Charlot chante, sur l’air d’une chanson humoristique datant de 1917, « Je cherche après Titine », non dans une langue identifiable et signifiante, mais dans un charabia imitant plusieurs langues européennes.

28 Marcel Carné, « Salles de cinéma », Cinémagazine, n° 5, mai 1931, dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 332.

29 Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 304.

30 Marcel Carné, « Sous le signe du “ ?” », Hebdo-Film, n° 39, 27 septembre 1930, dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 266.

31 Jacques Aumont, Que reste-t-il du cinéma ?, op. cit., p. 43.

32 Suzanne Chantal, Le ciné-monde, Paris, Grasset, 1977, p. 301.

33 Marcel Carné, « Regard sur l’avenir : le metteur en scène est-il amené à disparaître ? », Hebdo-Film, n° 36, 6 septembre 1930, dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 227.

34 François Truffaut, « Le pays d’où je viens de Marcel Carné : une consternante pochade », dans Arts, 31 octobre 1956. Le texte est cité par Robert Chazal, dans Marcel Carné, Paris, Seghers, 1965, p. 168.

35 Cf. entretien de Marcel Carné avec Jacques Chancel du 22 novembre 1989, accessible sur le site [ina.fr] et partiellement dans le supplément au DVD Hôtel du Nord, mk2 éditions, 2006.

36 Françoise Rosay, propos tenus dans Pour vous, n° 585, 31 janvier 1940, dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 451-452.

37 « Entretien avec Billy Wilder », par Jean Domarchi et Jean Douchet, Cahiers du cinéma n° 134, août 1962, p. 10.

38 On connaît le mot que, sous diverses variantes, on prête à Jean Martin de Laubardemont : « Donnez-moi six lignes de l’écriture d’un homme, et je me charge de le faire pendre. »

39 Réfléchissant à la possibilité pour un réalisateur de prendre en charge toutes les dimensions de l’œuvre cinématographique, du scénario au montage en passant par la mise en scène et bien d’autres tâches encore, Carné écrit : « une telle charge n’est supportable qu’aux épaules de quelques hommes : un Chaplin, un Keaton, un Stroheim (les deux premiers ont d’ailleurs recours bien souvent à un second metteur en scène) ». Cf. « Regard sur l’avenir : le metteur en scène est-il amené à disparaître ? », Hebdo-Film, n° 36, 6 septembre 1930, dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 230.

40 Richard Schickel, The Essential Chaplin. Perspectives on the Life and Art of the Great Comedian, Chicago, Ivan R. Dee, 2006, p. 8. Notons que la somme d’un million de dollars en 1914 pourrait aujourd’hui équivaloir, d’après le site américain Measuring Worth.com, à quelque 34 millions de dollars.

41 Charles Chaplin, My Autobiography (1964), Londres, Penguin Books, 2003, p. 203 ; trad. Jean Rosenthal, Histoire de ma vie, Paris, Robert Laffont, 1964, p. 207.

42 Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, t. I : La manière et l’occasion, Paris, Seuil, 1980, p. 30.

43 Jacques Aumont, Que reste-t-il du cinéma ?, op. cit., p. 96.

44 Robert Chazal, dans Marcel Carné, Paris, Pierre Seghers éditeur, 1965, p. 83.

45 Marcel Carné, La vie à belles dents, Paris, Éditions Jean-Pierre Ollivier, 1975, p. 468-469.

46 « Entretien avec Marcel Carné », dans Robert Chazal, Marcel Carné, op. cit., p. 97.

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