Postface. Lieu commun et différend
p. 205-217
Texte intégral
1Lieu commun, cliché, idée reçue, opinion, préjugé, sagesse des Nations, stéréotype, poncif, topos… : tous ces termes, à l’époque moderne, se sont mis à désigner ce qui survit à l’état figé dans le langage, ce qui y traîne de conservateur et de grégaire, y fonctionne au service de l’idéologie dominante pour produire et maintenir des asservissements, des aliénations, ou encore ce que Blanchot, après Flaubert, a placé sous le signe de la bêtise.
2Un livre a totalement renouvelé notre approche de la question : Le Sublime du lieu commun. Avec ce titre, Francis Goyet forgeait un syntagme provocateur aux allures d’oxymore. Comment le lieu commun, entendu comme l’expression la plus aplatissante, la plus banale, la plus médiocre, d’un pseudo-savoir, pourrait-il être qualifié de « sublime », c’est-à-dire être capable de transporter, d’enthousiasmer et même d’excéder le champ de la représentation ?
3La réponse est double. Elle passe d’abord par l’archéologie de la notion, l’exploration de « la forêt confuse des divisions et subdivisions de lieux », du « chaos de la douzaine d’acceptions techniques que peut avoir le mot lieu1 » au xvie siècle. Sur le long terme de l’histoire culturelle occidentale, le « lieu commun » se transforme en transitant non seulement d’une langue à l’autre (du grec topos au latin locus communis puis au français), mais encore d’une discipline à l’autre (de la dialectique à la rhétorique) et d’une culture à l’autre (du monde païen au monde chrétien, de sociétés holistes à des sociétés individualistes), selon des lignes de force complexes que Léo Stambul rappelle ici-même. Mais Francis Goyet analyse en outre le rapport, largement ignoré jusqu’à ses travaux, entre le lieu commun et l’indignation, c’est-à-dire le rapport entre la mise en commun argumentative de lieux susceptibles d’avoir force probatoire dans toutes sortes de discours, et la finalité éthico-passionnelle majeure de cette communauté de raison, finalité qui touche à la communauté politique : les lieux communs, nous explique Francis Goyet, sont ultimement commandés par le summum du commun, à savoir le salut de la patrie ou de la communauté. Ce qui fait converger tous les lieux, c’est la menace que font peser sur la communauté la scélératesse, le parricide, la guerre, l’impiété, etc. : « Pareil[s] crime[s] f[on]t sortir des bornes de l’humain : voilà en somme le fonds de roulement de l’indignation2. » Car ce point de convergence est le moteur du développement oratoire indigné (l’indignatio) que la rhétorique cicéronienne appelle spécifiquement « lieu commun ». Voici le sens, tout à fait oublié dans la perspective moderne, qui pour Francis Goyet est le plus important dans cette histoire.
4Mais qu’en est-il quand les parties s’affrontent dans le désaccord sur le commun, quand on se trouve face à deux recours contradictoires à l’indignatio, comme dans l’exemple d’Horace, maintes fois agité par les orateurs avant de fournir l’argument de la tragédie de Corneille ? Horace tue sa sœur, légitimement indigné par ses propos sacrilèges ; mais, ce faisant, il commet un parricide contre lequel il est légitime de s’indigner3. Pour Francis Goyet, l’orateur qui sait alors magistralement plaider le pour et le contre ne s’adonne pas à la rouerie, mais à une entreprise supérieure, qui est celle du conciliare : « à un certain moment, la question n’est plus de savoir quel parti a raison, et quel parti a tort, mais de se débrouiller avec leur puissance respective pour recréer du lien social […]. Le lieu commun enseigne à vaincre ; mais aussi à triompher, d’une “bonne victoire”, pour une “bonne cause” : celle où il n’y aurait ni vainqueurs ni vaincus – mais seulement des convaincus4 ».
5Au-delà de l’enquête érudite et de l’analyse du spécialiste, toutes deux étourdissantes de profondeur, la perspective de Francis Goyet témoigne d’une foi dans la communauté, dans la valeur supérieure d’une cohésion finale du collectif conçu sur un mode indissociablement politique et mythique (sinon mystique). Mais les articles d’André Bayrou, de Lise Forment et de Tiphaine Pocquet se penchent, chacun à sa manière, sur un paradoxe : comment se fait-il que le lieu commun puisse dire ou transporter, sinon la guerre, du moins la division, et ceci sans résolution possible ?
6 C’est cette contradiction que je voudrais aborder à mon tour. Ma réflexion me mènera, à travers deux exemples, à une conclusion sensiblement différente de celle à laquelle arrive Francis Goyet. Je n’ai certes pas la prétention de discuter son livre, à l’égard duquel (quoique de façon bien moins autorisée que lui !) je partage le point de vue de François Cornilliat :
Je trouve admirable qu’un travail aussi profondément savant juge de son devoir de marquer les choix qui l’ont rendu possible et le rendent passionnant […] Si les lieux ont pour vocation de movere, le movere est, un cran au-dessus, le lieu idéal que l’ouvrage propose, non seulement aux spécialistes, mais à une communitas politique aussi bien que « scientifique » ou « littéraire ».
7François Cornilliat ajoute : « J’avoue être rétif à l’idée d’une telle communitas unanime sinon “impériale”, mais je n’en suis pas moins ému5. » Les quelques analyses qui suivent s’inscrivent dans le sillage d’une telle résistance, façon de dialoguer ainsi avec Francis Goyet sur le terrain de l’engagement politique implicite qui soutient sa réflexion.
8Et d’abord, Horace. Ou plutôt, Horace relu à travers Le Cid. Mon point de départ sera anecdotique, mais, je l’espère, révélateur. En octobre 1994, le journal Le Monde6 s’est fait l’écho d’une dispute autour d’une citation. Au cours d’une conférence de presse tenue en France à la fin d’un sommet franco-espagnol, le premier ministre espagnol d’alors, Felipe Gonzalez, « surprit l’auditoire […] en citant deux alexandrins de Corneille, sans en indiquer l’origine », écrivait Jean-Louis Andréani :
Mourir pour le pays n’est pas un triste sort,
C’est s’immortaliser par une belle mort.
9« Renseignement pris », précisait le journaliste, « la citation venait tout simplement du Cid (acte IV, scène 3) ». Mais il avait omis de vérifier la référence. À la scène 3 de l’Acte IV du Cid, Rodrigue, en une tirade fameuse, raconte son combat contre les Maures. La sentence n’y figure pas, comme l’avaient immédiatement constaté de nombreux lecteurs du Monde, pour qui il allait de soi que Jean-Louis Andréani (ou, plus vraisemblablement, Felipe Gonzalez) avait fait deux erreurs, l’une sur quelques mots, et l’autre, sur la tragédie d’où ce lieu commun était tiré – Horace, bien sûr, et ces vers bien connus :
Mourir pour le pays est un si digne sort,
Qu’on briguerait en foule une si belle mort7.
10 Quelques jours plus tard8, un avis du médiateur, ironique, renvoyait les lecteurs à leur ignorance. Car l’erreur se trouvait ailleurs. Les deux vers appartiennent bien au Cid. Mais ils figurent à la scène 5 de l’Acte IV. Surtout, ils sont prononcés, non par Rodrigue, mais par Chimène.
11À l’époque, intriguée d’avoir commis moi-même la même erreur que les lecteurs du Monde en dépit de ma familiarité avec le texte du Cid, j’avais interrogé autour de moi des spécialistes de Corneille : aucun n’était capable de se souvenir de cette sentence prononcée par Chimène. Un tel oubli a de quoi étonner9. Il nous fait entrevoir en quoi un lieu commun, à être trop commun, peut dissimuler une sorte de malentendu assez similaire à ce que Jean-François Lyotard appelle un différend10 ; et comment seul le théâtre (ou plus généralement la littérature), qui n’est pas l’art oratoire (ni la logique, ni la dialectique), peut l’accueillir.
12Mais d’abord, en quel sens ces vers constituent-ils un lieu commun ? D’abord, tout simplement parce qu’il s’agit d’une même sentence, légèrement variée en raison de son insertion dans un contexte particulier. La sentence, on le sait – et ce volume de La Licorne lui aura fait, à juste titre, la part belle – est typiquement un lieu commun puisque, subsumant les cas particuliers, elle peut se déplacer de discours en discours. Cependant, il ne s’agit pas ici de n’importe quelle sentence, mais d’une sentence qui affirme la supériorité absolue de la fin commune ou du bien public sur la vie particulière : nous sommes, conformément aux analyses de Francis Goyet, face au plus commun des lieux communs. Enfin, dans Horace, elle apparaît même au centre d’une amplification oratoire assez proche de l’indignation. Et c’est évidemment pour cette raison que nous la mémorisons si bien : elle constitue un palier dynamique, un tremplin, dans un mouvement oratoire où Horace développe non seulement son amour pour la patrie, son zèle, mais sa volonté de porter son propre particulier à cette hauteur, à ce sommet, voire de les dépasser.
13Nous sommes à la scène 3 de l’acte II. Curiace, en présence d’Horace, vient d’apprendre que lui et ses frères ont été choisis, symétriquement à Horace et ses frères, pour le duel judiciaire qui décidera du sort respectif de Rome et d’Albe et mettra fin à la guerre. Contrairement à Horace, il accueille l’annonce par une sorte d’horreur et de plainte devant le sort qui leur est fait. Horace le reprend ; et toute la scène va se dérouler sous le signe d’un blâme de plus en plus marqué d’Horace à l’égard de Curiace, soupçonné de manquer de dignité (« Si vous n’êtes Romain, soyez digne de l’être11 »). Voici pourquoi la tirade d’Horace amorce un mouvement d’indignation qui parcourt en fait non seulement toute la scène, mais même toute la tragédie. Dénuée de toute énonciation explicite en première personne du singulier, cette exhortation où apparaît la sentence cherche en effet à entraîner Curiace dans l’enthousiasme provoqué par une situation qui les voue tous deux à l’exercice d’une vertu d’exception :
Mais vouloir au public immoler ce qu’on aime
S’attacher au combat contre un autre soi-même,
Attaquer un parti qui prend pour défenseur
Le frère d’une femme et l’amant d’une sœur,
Et rompant tous ces nœuds, s’armer pour la patrie
Contre un sang qu’on voudrait racheter de sa vie,
Une telle vertu n’appartenait qu’à nous12…
14Or, il y a un excès dans ce « hors de l’ordre commun13 » revendiqué par Horace : le lieu commun n’est mobilisé que pour fournir la mesure d’un outrepassement. En un sens, tout l’enjeu de la tragédie se joue déjà là. Car, avec ironie, Curiace va non seulement s’excepter de ce désir d’exception, refuser la communauté restreinte de ce « nous » hors du commun, mais encore se tenir nettement, et fermement, un cran en dessous de la sentence elle-même : s’il veut bien accepter le « si digne sort » du « mourir pour la patrie », tout indique qu’il n’aurait pas pensé qu’on pût « brigu[er] en foule une si belle mort ». Au reste, il prononce une sentence contraire à celle d’Horace : « L’obscurité vaut mieux que tant de renommée14. » Une telle sentence, anti-sublime, pourrait-on dire, n’est pas ce qu’après Cicéron Francis Goyet désigne par lieu commun : elle ouvre au contraire sur un idiome (pour parler comme Jean-François Lyotard) étranger au conflit des indignations décrit par Francis Goyet. Entre Horace et Curiace, il n’y a pas litige, mais différend. Curiace avoue en somme qu’il aurait volontiers choisi de rester dans l’espace domestique, celui des femmes, celui à partir duquel on regarde le drame. Et il n’hésite pas à nommer « barbarie » la position d’Horace, protestant pour une humanité qui, à côté des liens de la patrie, ferait droit à un autre commun : celui des liens privés qui lient les individus les uns aux autres horizontalement, indépendamment de leur inscription dans un peuple ou un État – Albe et Rome devenant alors le condensé de cette discordance qui fait boiter les liens (le commun) entre deux appartenances mal englobées : l’espace domestique et l’espace public ; les femmes et les hommes ; ou bien deux peuples alliés mais étrangers, voire ennemis.
15La question du parricide se prépare ici. Quoique causée par le meurtre de Camille, l’indignation de Valère reprendra en fait, mais plus systématiquement, l’accusation d’inhumanité portée ici contre Horace par Curiace. Mais, comme l’a magistralement montré Francis Goyet15, Valère, contrairement à Curiace, ne va pas dissocier cette inhumanité d’Horace de la question de la communauté politique – du « public » :
Faisant triompher Rome il se l’est asservie,
Il a sur nous un droit, et de mort, et de vie,
Et nos jours criminels ne pourront plus durer
Qu’autant qu’à sa clémence il plaira l’endurer.
Je pourrais ajouter aux intérêts de Rome
Combien un pareil coup est indigne d’un homme16…
16Avec la scène du procès de l’acte V, nous sommes bien dans un conflit de lieux communs et d’indignations concernant l’avenir de la patrie, et il faudrait en particulier suivre de près, à cet égard, le plaidoyer du Vieil Horace, qui justifie le geste de son fils en décrivant le crime de sa fille :
Un premier mouvement ne fut jamais un crime,
Et la louange est dûe au lieu du châtiment
Quand la vertu produit ce premier mouvement.
Aimer nos ennemis avec idolâtrie,
De rage en leur trépas maudire la patrie,
Souhaiter à l’Etat un malheur infini,
C’est ce qu’on nomme crime, et ce qu’il a puni17.
17Après la question de la vertu agitée entre Horace et Curiace, vient donc celle, symétrique, du crime : qui, de Camille ou d’Horace, est criminel ? Qui menace (ou menaçait) la patrie ? La vertu d’Horace ne présentait-elle pas un tel excès (une telle particularité) qu’en fait, elle constituait d’emblée l’antichambre du crime ? Voici les questions qui relient le plaidoyer de Valère à la position de Curiace.
18 Cependant, Valère ne représente pas la seule prolongation possible de la position de Curiace. Il y en a une autre, moins visible, car elle n’est pas reprise par le roi lorsqu’il synthétise les positions en présence pour arriver au « conciliare » analysé par Francis Goyet18. En déclarant préférer l’obscurité à la renommée, c’est-à-dire le « privé » (de lumière) à l’éclat (et la hauteur) du « public », Curiace préparait non seulement son propre refus d’imiter l’« âpre vertu19 » d’Horace (« Souffrez que je l’admire, et ne l’imite point20 »), mais encore celui de Sabine, sa sœur et l’épouse d’Horace. Le frère et la sœur parlent un même idiome : Sabine va également refuser d’« imiter21 » Horace quand, après le meurtre de Camille, ce dernier l’exhorte à cesser de pleurer les ennemis de Rome (ses frères !), exigeant d’elle qu’elle « participe à [s]a gloire au lieu de la souiller22 » par ses larmes. La réponse de Sabine fait alors une proposition singulière :
Prenons part en public aux victoires publiques,
Pleurons dans la maison nos malheurs domestiques,
Et ne regardons point des biens communs à tous,
Quand nous voyons des maux qui ne sont que pour nous23.
19Sabine, qui veut s’entêter dans les larmes, rappelle les enjeux « anti-politiques » de la tragédie grecque analysée par Nicole Loraux dans La Voix endeuillée. L’helléniste désigne par là le partage tragique du deuil au-delà des frontières de la cité, et même contre ses frontières : la douleur qui pleure la mort des amis aussi bien que celle des ennemis réfute le discours triomphal faisant de la mort héroïque le terreau de la communauté civique. Anti-politique, ce deuil partagé l’est donc parce qu’il fait ressentir aux spectateurs gagnés par un pathos interdit par la cité qu’ils appartiennent « à cette collectivité nullement politique qu’est le genre humain24 ».
20« Nullement politique » : il y a en effet, chez Sabine (et chez certaines héroïnes tragiques du xvie siècle analysées ici même par Tiphaine Pocquet), un vouloir pleurer, c’est-à-dire aussi un ne pas vouloir oublier, qui s’oppose à la prescription d’oubli intimée aux femmes avant même le combat, au nom de l’unité de la patrie – au nom du lieu commun. Il ne faudra pas pleurer les morts mais accueillir sans larme le vainqueur, quel qu’il soit, « en homme d’honneur qui sait ce qu’il doit faire, / Qui sert bien son pays, et sait montrer à tous/ Par sa haute vertu qu’il est digne de vous25 » : adressé ici par Horace à Camille, le lieu commun est adapté à l’hypothèse du retour d’un Curiace victorieux. Une fois l’issue du combat connue, le Vieil Horace répétera l’injonction à Camille par le détour du même lieu commun, à savoir la mise en avant de la patrie : « On pleure injustement des pertes domestiques/ Quand on en voit sortir des victoires publiques26. » En exhortant au contraire Horace à « [l]aisser en entrant ici [s]es lauriers à la porte » et à « [m]êler [s]es pleurs aux [s]iens », Sabine récuse le lieu commun sans lui en opposer réellement un autre. Car ce qu’elle suggère est bien plutôt une division du commun. En ce sens, le conciliare qu’elle propose est bien différent de celui qu’instituera le roi. Sabine demande le dédoublement, et même la déchirure, du commun. Elle cherche à faire reconnaître, non pas un litige, qui se trancherait, comme Tulle va le faire, à partir d’un socle commun de lieux communs (la supériorité imprescriptible et totale de la communauté réconciliée), mais un différend : la légitimité du privé, ici caractérisé par un malheur inconvertible dans la joie publique. À côté de la communauté politique se dessine une autre sorte de communauté, celle des personnes, et des sentiments, privés.
21L’enjeu de la tirade de Chimène est très analogue. Nous sommes à la scène 5 de l’acte IV. Le récit de la bataille contre les Maures, de la bouche de Rodrigue, vient d’être interrompu par l’annonce faite au roi de l’arrivée de Chimène en plaignante, annonce qui vient altérer le partage d’un bonheur tout public par le rappel d’un deuil privé : la mort du Comte, père de Chimène, de la main de Rodrigue, qu’elle poursuit pour crime alors même qu’elle l’aime. Le roi décide de vérifier la vérité de cet amour, qui n’est pour lui qu’une rumeur : « On m’a dit qu’elle l’aime, et je vais l’éprouver./ Contrefaites le triste27 », dit-il à Don Diègue tandis que Rodrigue sort. Les présents vont alors simuler la tristesse et annoncer à Chimène la mort de ce dernier. Elle s’évanouit :
Don Diègue
Mais voyez qu’elle pâme, et d’un amour parfait
Dans cette pâmoison, Sire, admirez l’effet,
Sa douleur a trahi les secrets de son âme
Et ne vous permet plus de douter de sa flamme28.
22 Revenue à elle et apprenant que Rodrigue n’est pas mort, elle cherche à faire de sa « pâmoison » un signe cohérent avec sa colère judiciaire en affirmant d’abord qu’elle a éprouvé un excès de joie à se savoir vengée. Devant le refus du roi de lire dans un signe de tristesse un signe de joie, elle passe à une seconde explication, plus développée, qui fait de son évanouissement le signe d’un déplaisir à voir Rodrigue mort glorieusement au lieu d’être « immolé aux Mânes de [s]on père29 » :
Je demande sa mort, mais non pas glorieuse,
Non pas dans un éclat qui l’élève si haut,
Non pas au lit d’honneur, mais sur un échafaud.
Qu’il meure pour mon père, et non pour la patrie,
Que son nom soit taché, sa mémoire flétrie30
23C’est alors que la sentence arrive :
Mourir pour le pays n’est pas un triste sort,
C’est s’immortaliser par une belle mort31.
24Il me semble que nous pouvons comprendre maintenant la raison pour laquelle nous ne mémorisons pas cette sentence dans la bouche de Chimène. D’une part, elle porte sur une situation hypothétique, d’où sa modalité négative qui l’apparente à une concession, constituant ainsi un moment faible de son discours (dont l’énergie va par ailleurs décroissant). Ensuite, elle déplace nettement les enjeux de la maxime qui ne regarde plus, ici, le « pro patria mori » du point de vue de la dignité supérieure de la fin publique (l’accent majeur du « si digne » d’Horace est ici fonctionnellement occupé par un « non-triste » mineur), mais du point de vue, très individualisé, de la « belle mort ». Enfin, ce que l’on entend paradoxalement derrière ce développement qui ne présente aucune des caractéristiques de l’indignation, c’est à quel point Chimène préfère Rogrigue en vie, comme le souligne immédiatement le roi :
Ma fille, ces transports ont trop de violence. […]
Consulte bien ton cœur, Rodrigue en est le maître,
Et ta flamme en secret rend grâces à ton roi
Dont la faveur conserve un tel amant pour toi32.
25 Pourtant, à la scène 7 de l’acte II, Chimène venue demander justice au roi avait développé une indignation très semblable à celle de Valère en faisant du crime de Rodrigue non pas un meurtre privé mais un crime intéressant le commun :
Sire, ne souffrez pas que sous votre puissance
Règne devant vos yeux une telle licence […]
Enfin mon père est mort, j’en demande vengeance,
Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance ; […]
Sacrifiez Don Diègue, et toute sa famille,
À vous, à votre peuple, à toute la Castille33…
26Si le litige est clair – Chimène emprunte, pour demander vengeance, l’idiome du lieu commun, et c’est dans ce même idiome que va répondre Don Diègue plaidant pour Rodrigue et s’offrant à mourir à sa place (« Immolez donc ce chef que les ans vont ravir/ Et conservez pour vous le bras qui peut servir ») –, le différend, ici, est sans doute interne à Chimène elle-même, au sens où le lieu commun (le lieu public du tribunal et de l’État, le conflit des indignations) ne lui laisse aucun langage, aucun lieu, pour présenter son amour – son sentiment privé.
27Aucun lieu – sauf celui de la scène théâtrale : dès la scène suivante, la première de l’acte V, elle va avouer à Rodrigue qu’elle l’aime et souhaite qu’il vive. « Adieu, ce mot lâché me fait rougir de honte34 » : nulle dignité à l’horizon d’un tel amour. Elle l’avait déjà reçu chez elle à l’acte III, et les deux amants s’étaient livrés à un duo d’amour merveilleux avant de retomber dans l’échange éloquent où chacun présente à l’autre sa dignité. La scène, qui présente aux spectateurs (et seulement à eux), le déchirement de Chimène auquel fait écho continument celui de Rodrigue, va indigner Scudéry, qui dénonce en la jeune fille rien moins qu’une « parricide » ; Les Sentiments de l’Académie française évoqueront quant à eux le libertinage : nous sommes dans l’idiome du lieu commun. Mais le théâtre en fait entendre un autre : l’idiome, commun, mais en un autre sens, du lieu (et du lien) privé.
28Je voudrais très rapidement associer à cette réflexion la célèbre fable de La Fontaine intitulée Le Pouvoir des fables, parce qu’elle nous offre une structure analogue à celle que je viens d’analyser dans Horace (avec Sabine) et dans Le Cid. « Un orateur » – Démosthène, peut-on présumer – « voyant sa patrie en danger35 » se livre à une exhortation pressante, mais sans réussir à capter l’attention de son auditoire. La fable, paradoxalement, semble insinuer que ce n’est pas sans raison que le peuple, tout « animal aux têtes frivoles » que le texte le qualifie, n’écoute pas :
Dans Athènes autrefois, peuple vain et léger,
Un orateur, voyant sa patrie en danger,
Courut à la tribune ; et d’un art tyrannique,
Voulant forcer les cœurs dans une république,
Il parla fortement sur le commun salut36.
29Pourtant, voilà mobilisé, une fois encore, le plus commun des lieux communs : l’enjeu est celui, maximal, du « commun salut ». Mais l’amplification oratoire, le torrent impétueux de la copia analysée par Francis Goyet, est tyrannique. Persuader, ce n’est pas laisser l’auditoire libre, mais le laisser sans voix :
On ne l’écoutait pas : l’orateur recourut
À ces figures violentes
Qui savent exciter les âmes les plus lentes.
Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu’il put.
Le vent emporta tout…
30« L’animal aux têtes frivoles », peuple informe resté plongé dans une sorte de stupidité pré-politique, n’écoute pas, ne se rassemble pas : l’invocation explicite des morts (prosopopée) est sans poids, la technique oratoire, même les figures sublimes capables en principe de transporter l’auditoire, échouent.
31« Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour » :
Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour
Avec l’Anguille et l’Hirondelle :
Un fleuve les arrête ; et l’Anguille en nageant,
Comme l’Hirondelle en volant,
Le traversa bientôt. L’assemblée à l’instant
Cria tout d’une voix : Et Cérès, que fit-elle ?
32Cette fois-ci, grâce à une personnification animale qui n’aura pas de clef allégorique, grâce à une fable qui ne fonctionnera pas comme une preuve technique, c’est-à-dire grâce à un pur décrochement par rapport à l’éloquence indignée du lieu commun, le charme a pris. Soulevé par la curiosité (et l’identification empathique ?), « l’animal aux têtes frivoles » se met à parler, devenant aussitôt une assemblée ; et l’orateur peut alors l’interpeller : « Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ? ». La morale s’amorce alors dès le dénouement (« A ce reproche l’assemblée, / Par l’apologue réveillée, / Se donne entière à l’orateur : / Un trait de fable en eut l’honneur. ») avant de trouver son expression générale dans le sizain final où elle prend appui sur l’expérience personnelle du fabuliste :
Nous sommes tous d’Athènes en ce point ; et moi-même,
Au moment que je fais cette moralité,
Si Peau d’âne m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême,
Le monde est vieux, dit-on : je le crois, cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant37.
33C’est bien une sentence qui ferme donc la fable : ou plutôt, une objection sentencieuse à une vérité gnomique qui accorderait au monde une vieillesse (une capacité au progrès) à laquelle il est aisé d’associer la prudence politique. Mais elle n’a rien du lieu commun analysé par Francis Goyet sous la rubrique de l’indignation. Le récit a plutôt dessiné une communauté d’enfance qui échappe totalement à la communauté politique, mais se tient au contraire dans une sorte de résistance passive à l’idiome du lieu commun. Celui-ci, s’il veut s’adresser à un peuple libre, doit s’adresser à une communauté de plaisir et de sentiment qui, ici, déborde même « la race des mortels » pour englober tous les êtres vivants.
34Je terminerai sur deux citations, toutes deux empruntées à des textes qui se penchent sur la logique du négationnisme, impossible à faire entrer dans la perspective d’un conciliare, et les laisserai librement résonner.
35La première est de Jean-François Lyotard :
Le différend est l’état instable et l’instant du langage où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrases ne peut pas l’être encore. Cet état comporte le silence qui est une phrase négative, mais il en appelle aussi à des phrases possibles en principe. Ce que l’on nomme ordinairement le sentiment signale cet état. « On ne trouve pas ses mots », etc. Il faut beaucoup chercher pour trouver les nouvelles règles de formation et d’enchaînement de phrases capables d’exprimer le différend que trahit le sentiment si l’on ne veut pas que ce différend soit aussitôt étouffé en litige, et que l’alerte donnée par le sentiment ait été inutile38.
36La seconde, de Patrice Loraux :
On ne soupçonne pas encore ce que le consentir veut dire. Que c’est par lui seul qu’il y a un nous possible de la communauté humaine. Que c’est par lui seul qu’il y a ce qu’on appelle tout simplement être, c’est-à-dire l’expérience irréfutable du il y a et on ne sait pas que le consentir, le sentir en commun qui se sait, en nous, comme sentant le même, peut être malmené voire interrompu […] Tous les hommes, bon gré mal gré, sentent en commun le même, le mouvement, la figure, la grandeur qui sont par soi, à titre de quasi universaux sensibles, les signes indiscutables de l’étant. Le sentir en commun fait la communauté, plus peut-être même que le logos, et assure l’indépendance de l’être au regard de toute manipulation39.
37En somme, il n’y a pas de lieu commun (au sens de Francis Goyet) pour ce commun-là, qui comprend évidemment non seulement les femmes et les esclaves, non seulement les enfants, mais encore les fous, les anormaux, etc. Par hypothèse, la littérature est son lieu privilégié, bancale et impropre40. Ou pour le dire en d’autres termes (avec François Cornilliat contestant que la littérature aussi relève finalement du conciliare rhétorique), entre le delectare (littéraire) et le conciliare (rhétorique), c’est encore un différend qu’il s’agit de reconnaître :
Le conciliare ne l’emporte sur le delectare qu’en l’enfermant dans son propre cercle, l’antinomie n’est dépassée qu’en étant effacée41…
38Ne pas reconnaître le différend, ne pas laisser ouverte l’antinomie entre les idiomes, c’est risquer de ne jamais sortir du trauma, faute d’idiome pour lui.
Notes de bas de page
1 F. Goyet, Le Sublime du « lieu commun ». L’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Champion, 1996, p. 8.
2 Ibid., p. 88.
3 Ibid., chap. 7, p. 224.
4 Ibid., p. 257.
5 F. Cornilliat, « Le Sublime du “lieu commun” : l’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance… », French Forum, Vol. 23, n° 2 (May 1998), University of Nebraska Press, p. 235-246.
6 Le Monde, 24 octobre 1994.
7 Horace, II, 3, v. 441-442.
8 Le Monde, 29 octobre 1994.
9 Il a constitué le point de départ de mon article : « Chimène ou le déchirement de l’ethos », dans Ethos et Pathos. Le statut du sujet dans la rhétorique, F. Cornilliat et R. D. Lockwood (dir.), Champion, 2000.
10 « Le plaignant porte sa plainte devant le tribunal, le prévenu argumente de façon à montrer l’inanité de l’accusation. Il y a litige. J’aimerais appeler différend le cas où le plaignant est dépouillé des moyens d’argumenter et devient de ce fait une victime. […] Un cas de différend entre deux parties a lieu quand le “règlement” du conflit qui les oppose se fait dans l’idiome de l’une d’elles alors que le tort dont l’autre souffre ne se signifie pas dans cet idiome », J.-F. Lyotard, Le Différend, 1983, p. 24-25.
11 V. 483.
12 Horace, II, 3, v. 443-449.
13 « Le sort qui de l’honneur nous ouvre la barrière/ Offre à notre constance une illustre matière […]/ Et comme il voit en nous des âmes peu communes, / Hors de l’ordre commun il nous fait des fortunes », ibid., loc. cit., v. 431-432 et 435-436.
14 Ibid., loc. cit., v. 460.
15 F. Goyet, op. cit. p. 96 sq.
16 Horace, V, 2, v. 1506-1512.
17 Ibid., loc. cit., v. 1648-1654.
18 On va voir qu’elle ne peut pas l’être puisqu’elle intègre la division et la maintient ouverte.
19 Horace, II, 3, v. 504.
20 Ibid., loc. cit., v. 506.
21 « Cherche pour t’imiter des âmes plus parfaites » (ibid., IV, 7, v. 1363).
22 Ibid., loc. cit., v. 1357.
23 Ibid., loc. cit., v. 1371-1374.
24 N. Loraux, La Voix endeuillée. Essai sur la tragédié grecque, Gallimard, 1999, p. 131.
25 Horace, II, 4, v. 520-523.
26 Ibid., IV, 3, v. 1175-1176.
27 Le Cid (1637), IV, 5, v. 1346-1347.
28 Ibid., loc. cit., v. 1354-1357.
29 Ibid., loc. cit., v. 1384.
30 Ibid., loc. cit., v. 1372-1376.
31 Ibid., loc. cit., v. 1375-1378.
32 Le Cid, IV, 5, v. 1395 et 1400-1403.
33 Ibid., II, 7, v. 691-692 ; 699-700 et 703-704.
34 Ibid., V, 1, v. 1567.
35 La Fontaine, « Le Pouvoir des fables », dans Fables, VIII, 4, v. 35.
36 Ibid., v. 35-38.
37 Ibid., v. 34-70.
38 J.-F. Lyotard, Le Différend, op. cit., p. 29-30.
39 P. Loraux, « Consentir », dans Le Genre humain, Le Consensus, nouvel opium ?, Le Seuil, novembre 1990, p. 155 et 170.
40 Sur cette question, voir les travaux de F. Dumora, notamment L’Œuvre nocturne. Songe et représentation, Champion, 2005 ; et son intervention dans le colloque organisé par le groupe Transitions, « “Littérature” : où allons-nous ? » (3-5 octobre 2012).
41 F. Cornilliat, art. cit., p. 243.
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