Classicisme et rhétorique chez Roland Barthes : que faire des lieux communs du xviie siècle dans la « modernité » ?
p. 185-203
Texte intégral
1Roland Barthes entretient avec le xviie siècle un rapport complexe, souvent « tremblé1 », toujours partagé entre un certain « plaisir aux Classiques » et une condamnation sans concession des mythes attachés au classicisme : la « clarté » de la langue française, prétendument éternelle et universelle, le « classico-centrisme2 » de l’histoire littéraire privilégiant le Grand Siècle au prix d’infâmes censures, la célébration d’une écriture et d’écrivains irrémédiablement inféodés au pouvoir monarchique et aux normes bourgeoises font partie de ses cibles récurrentes. Roland Barthes, en bon mythologue, a cherché à réviser tous les lieux communs de l’institution scolaire, toutes les idées reçues de la critique dix-septiémiste ; il n’a cessé de vouloir arracher Racine, Molière et les autres, aux lieux3 qui assuraient la fondation d’une communauté nationale – toujours partielle – sur les bases d’un canon littéraire – toujours partial.
2Le présent propos vise à explorer cette question en l’associant à un autre pan de la réflexion barthésienne : l’intérêt du théoricien pour la rhétorique et le rôle qu’il a joué dans sa redécouverte. La confrontation de ces deux aspects de la pensée et de la carrière de Barthes permet non seulement de préciser le « nouveau xviie siècle4 » qu’il a construit, mais aussi de le situer par rapport à la rhétorisation des études littéraires concernant les productions textuelles de l’Ancien Régime – rhétorisation amorcée dès les années 50 aux États-Unis, et devenue incontournable après la mort de Barthes, en 1980, jusqu’à aujourd’hui5.
3Les deux fils du classicisme et de la rhétorique, quoique plus discrets que ceux de la modernité et de la sémiologie, sont continus chez Barthes, ils ne forment pas un tissu parfaitement serré, mais ils se croisent à plusieurs reprises. Ce sont ces intersections qui feront l’objet des développements à venir, en particulier celles pour lesquelles on peut repérer une articulation entre plusieurs sens de l’expression « lieux communs » et qui révèlent ainsi l’intrication des questions formelles et politiques chez Barthes. Il est évident que la condamnation des lieux communs au sens mythologique (les stéréotypes, les clichés naturalisés par le discours de classe ou l’ancienne critique bourgeoise) va de pair avec la dénonciation politique d’un certain type de collectif. C’est toute l’entreprise des Mythologies, « sémioclastie » visant à « rendre compte en détail de la mystification qui transforme la culture petite-bourgeoise en nature universelle6 ». Mais quel rapport peut-on tracer entre cette question de la communauté, du Comment vivre ensemble et l’intérêt qu’a montré Barthes pour les lieux communs de la littérature dite « classique » ? Y a-t-il véritablement rapport – y a-t-il rapport au-delà de cette « rêverie étymologique » que nous avons évoquée en introduction de ce volume ? Et, si rapport il y a, comment le qualifier ? Quel type d’adhésion au lieu commun et à la communauté Barthes propose-t-il ?
4Pour répondre à cette question, il y aurait une certaine évidence à convoquer les cours et séminaires de celui que certains nomment le « dernier Barthes » : Comment vivre ensemble, bien entendu, mais aussi Le Neutre et La Préparation du roman. C’est ce dernier texte, en particulier, qu’Antoine Compagnon cite dans Les Antimodernes, afin de souligner la proximité des positions de Barthes avec celles du « Mainteneur » Jean Paulhan, auteur des Fleurs de Tarbes et défenseur de la Rhétorique contre la Terreur7. En s’appuyant sur la dernière leçon de Barthes au Collège de France, « mélancolique », « désabusée8 », où le professeur dit son inquiétude pour l’avenir de la langue et de la littérature, où il se plaint des « signes d’effritement9 » de la Phrase, Antoine Compagnon s’emploie à reconstituer le « fil antimoderne10 » de la carrière de son maître : « En vérité, dit-il, le tempérament de Barthes l’a toujours porté plus vers les œuvres classiques et romantiques que modernes. Ses rapports avec les avant-gardes ont toujours été ambigus11. » En témoignent, selon lui, les textes de jeunesse – par exemple, « Plaisir aux Classiques » et « Réflexion sur le style de L’Étranger », où Barthes affirme son goût pour l’équivoque simplicité des auteurs du xviie siècle et de tous ceux qui, avant ou après eux, ont usé de lieux communs et sont restés fidèles « à certaines préoccupations classiques12 » ; en témoignent aussi tous les articles où Barthes dit sa méfiance à l’égard de l’avant-garde théâtrale et du nihilisme misologue de la poésie moderne. Les éléments de preuve ne manquent pas.
5Toutefois un autre parcours est possible, que l’on peut juger moins déformant que cette reconstruction téléologique. En effet, il semble impératif de situer la question du lieu commun chez Barthes par rapport à la rupture historiographique qu’il établit entre écriture classique (née de l’« ancienne rhétorique ») et texte moderne – rupture majeure dans son discours critique et théorique, que la perspective d’Antoine Compagnon gomme largement. Cette dramaturgie historique bien connue apparaît dès Le Degré zéro de l’Écriture et est réitérée dans la Leçon inaugurale au Collège de France13, en passant par les Mythologies et le Plaisir du Texte. Mais j’ai choisi de m’intéresser à un texte moins commenté : « L’ancienne rhétorique », car ce simple « aide-mémoire », selon les dires de Barthes, a joué un rôle pionnier dans la redécouverte du champ et dans sa nouvelle hégémonie au sein des études dix-septiémistes. Et je prendrai également pour fil conducteur un texte en apparence un peu décalé par rapport à mon objet, mais qui servira de refrain à mon propos : « Arcimboldo ou Rhétoriqueur et magicien », paru en 1978.
D’un procédé poétique « baroque » : littéraliser le lieu commun, littérariser la rhétorique
6Dans ce texte, Barthes trace plusieurs comparaisons entre Arcimboldo, célèbre pour ses « têtes composées », et des auteurs du xviie siècle : le peintre, sous la plume de Barthes, croise la route de Cyrano de Bergerac, de Mme d’Aulnoy et de Charles Perrault, trois auteurs pour ainsi dire « anti-classiques », qu’ils soient plutôt dans le camp des baroques ou des modernes, ou bien qu’ils soient, tout simplement, femmes – de celles qu’on oublie volontiers dans les classes. La comparaison qui m’intéresse plus précisément ici est une analogie entre la pratique picturale d’Arcimboldo et un procédé poétique de Cyrano de Bergerac :
L’un des procédés du poète Cyrano de Bergerac consiste à prendre une métaphore bien banale de la langue et à en exploiter infiniment le sens littéral. Si la langue dit « mourir de chagrin », Cyrano imagine l’histoire d’un condamné à qui les bourreaux font entendre des airs si lugubres qu’il finit par mourir du chagrin de sa propre mort. Arcimboldo agit de la même façon que Cyrano. Si le discours commun compare (ce qu’il fait souvent) une coiffure à un plat renversé, Arcimboldo prend la comparaison à la lettre, il en fait une identification : le chapeau devient un plat, le plat devient un casque (une « salade », celata)14.
7Le passage auquel Roland Barthes fait allusion se trouve dans la deuxième partie de L’Autre Monde, l’Histoire comique des États et Empires du Soleil. Le héros Dyrcona s’est échoué avec sa machine sur le Soleil. Il y rencontre un phénix, qu’il suit jusqu’à la république des Oiseaux où il est fait prisonnier. C’est alors qu’une pie, prénommée Margot, qui éprouve de la compassion pour lui car elle a été élevée parmi les hommes, lui explique le fonctionnement du régime politique en place. En fait de république, c’est une monarchie un peu particulière. Les Oiseaux changent de roi tous les six mois, et surtout ils choisissent toujours comme roi l’oiseau « le plus faible, le plus doux et le plus pacifique » afin d’éviter les guerres et de pouvoir facilement se venger de leur souverain s’ils en deviennent mécontents :
« Chaque semaine, il [le roi] tient les États, où tout le monde est reçu à se plaindre de lui. S’il se rencontre seulement trois oiseaux mal satisfaits de son gouvernement, il en est dépossédé, et l’on procède à une nouvelle élection.
« Pendant la journée que durent les États, notre roi est monté au sommet d’un grand if sur le bord d’un étang, les pieds et les ailes liés. Tous les oiseaux l’un après l’autre passent par-devant lui ; et si quelqu’un d’eux le sait coupable du dernier supplice, il le peut jeter à l’eau. Mais il faut que sur-le-champ il justifie la raison qu’il en a eue, autrement il est condamné à la mort triste. » Je ne pus m’empêcher de l’interrompre pour lui demander ce qu’elle entendait par le mot triste et voici ce qu’elle me répliqua :
« Quand le crime d’un coupable est jugé si énorme, que la mort est trop peu de chose pour l’expier, on tâche d’en choisir une qui contienne la douleur de plusieurs, et l’on y procède de cette façon :
« Ceux d’entre nous qui ont la voix la plus mélancolique et la plus funèbre sont délégués vers le coupable, qu’on porte sur un funeste cyprès. Là, ces tristes musiciens s’amassent tout autour, et lui remplissent l’âme par l’oreille, de chansons si lugubres et si tragiques, que l’amertume de son chagrin désordonnant l’économie de ses organes et lui pressant le cœur, il se consume à vue d’œil, et meurt suffoqué de tristesse.
« Toutefois un tel spectacle n’arrive guère ; car comme nos rois sont fort doux, ils n’obligent jamais personne à vouloir, pour se venger, encourir une mort si cruelle.
« Celui qui règne à présent est une colombe dont l’humeur est si pacifique, que, l’autre jour qu’il fallait accorder deux moineaux, on eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre ce que c’était qu’inimitié15. »
8Le procédé poétique de Cyrano consiste donc à « prendre à la lettre une métaphore usuelle16 », à renverser une image commune de la langue, en lui redonnant son sens propre, littéral. Je reviendrai plus tard sur le récit de Cyrano lui-même, sur ce royaume des Oiseaux à la fois utopique et menaçant, et me contenterai pour l’instant de souligner le retour insistant de cette référence chez Barthes. En effet, avant « Arcimboldo ou Rhétoriqueur et magicien », Barthes avait déjà mentionné ce trait de style de Cyrano à deux reprises, en s’appuyant toujours sur le même exemple tiré de l’Histoire comique des États et Empires du Soleil – une première fois au sujet de Raymond Savignac, affichiste dont Barthes avait préfacé le catalogue de l’exposition, une deuxième fois dans un « Supplément » au Plaisir du texte. Dans la préface à Défense d’afficher, il explique plus précisément la poétique de « Cyrano de Savignac17 » :
L’incongruité la plus subtile – celle qui fonde réellement la poétique de Savignac – ne vient pas cependant d’une « manière » mais d’un véritable renversement des signes. D’ordinaire la métaphore repousse le sens propre d’une expression pour y faire entendre à la place un sens figuré ; si je dis mourir de chagrin, je ne veux nullement dire que le chagrin me prive de la vie physique ; cependant le poète Cyrano de Bergerac s’était plu, dans une fiction conduite imperturbablement jusqu’à son terme, à imaginer un condamné à mort à qui l’on faisait entendre, par manière de supplice, une musique si triste qu’il en mourait. De la même façon, Savignac produit un effet très surprenant en illustrant au pied de la lettre quelques métaphores courantes : nous sommes vissés à nos fauteuils devant un écran de télévision ? Savignac prend le langage au mot : une famille, les yeux exorbités, est transformée en sièges ; les pieds et les bras du fauteuil (figure bien connue sous le nom de catachrèse) sont aussi les pieds et les bras de l’être humain (sens littéral). Savignac opère souvent de ces déplacements rhétoriques, mais bien loin que son imagination distende l’image de son référent (c’était le mot d’ordre des Surréalistes), par une naïveté feinte, il ramène l’image à sa lettre ; et c’est dans cette réduction excessive que, tout comme Cyrano, il découvre la poétique18.
9Les « déplacements rhétoriques » opérés par Cyrano, Savignac et Arcimboldo constituent à la fois un écart incongru par rapport aux lieux communs, aux stéréotypes d’une langue littérarisée mais fossilisée par des figures rebattues, et une réduction de l’écart introduit par ces mêmes figures entre le signe et son référent, une sorte de retour au sens commun, par une littéralisation paradoxalement toute littéraire des figures rhétoriques. « Poétique » signifie bien ici, dans une certaine mesure, « anti-Rhétorique ». Si, « à sa manière, Arcimboldo est lui aussi un rhétoricien », puisque « par ses Têtes, explique Barthes, il jette dans le discours de l’Image tout un tas de figures rhétoriques : la toile devient un vrai laboratoire de tropes19 », sa rhétorique n’est pas topique ; « très précieu[se]20 », dit-il, elle refuse l’atticisme et déborde le rapport analogique. Or, dans son texte sur Arcimboldo, Barthes associe à ce jeu sur le langage métaphorique le qualificatif de « baroque », qu’il n’emploie que très rarement : « tel un poète baroque, dit-il, Arcimboldo exploite les “curiosités” de la langue21 ». Même si Barthes ne prend pas pour cible explicite le classicisme22, la poétique baroque de Cyrano et Arcimboldo, où « il y a des éclaboussures de sens à l’infini23 », vient s’opposer à un certain usage de l’« ancienne rhétorique ». De telles écritures préfèrent en effet le symbolique à l’emblématique, et déjouent de manière « très moderne24 », écrit Barthes, les clichés de la littérature classique que cette « ancienne rhétorique » a formée. Rien d’étonnant, donc, à retrouver Cyrano de Bergerac dans un « Supplément » au Plaisir du texte, où Barthes distingue le texte de jouissance, attaché à la modernité, du « plaisir » du texte classique, « qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle25 » et se fonde sur le recours à un certain nombre de lieux communs26. L’écrivain libertin, face cachée du Grand Siècle, rejoint ici le camp des modernes, du côté de la jouissance27.
Du « baroquisme » critique de Barthes : le refus d’un refuge, ou le choix d’une lecture atopique des classiques
10Malgré tout, il paraît aisé de renverser cet anti-classicisme, en traçant une analogie entre le procédé poétique de Cyrano et la démarche critique de Barthes lui-même. Comme Cyrano ou Arcimboldo, Barthes commentant Racine littéralise le lieu commun ou littérarise la rhétorique. La première partie de Sur Racine intitulée « L’Homme racinien » se fonde, entre autres, sur le refus de se réfugier dans des lectures topiques du premier des Classiques. J’entends l’expression « lectures topiques » à la fois au sens de lectures rebattues, voire tautologiques, selon lesquelles « Racine est Racine » pour reprendre le titre de la petite mythologie de Barthes28, et au sens de commentaires rhétoriques restreints, centrés sur le repérage des figures et des thèmes traditionnels – l’explication la plus topique d’une scène racinienne ne consiste-t-elle pas désormais à relever tous les topoï présents ou à démontrer l’inscription du texte dans la culture rhétorique ? À l’inverse, Roland Barthes se plaît, « tel un poète baroque », à exploiter « par une naïveté feinte » le sens propre des images de la langue classique, des métaphores en apparence les plus figées, les plus éculées.
11On se souvient que ce procédé est tourné en ridicule par le dix-septiémiste Raymond Picard qui y voit la preuve de l’incompétence de Barthes. Il accuse l’auteur de Sur Racine de commettre des contresens sur les textes qu’il analyse, et défend une lecture plus philologique. Dans Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, Picard oppose à son adversaire qu’« il y a une vérité de Racine, sur laquelle tout le monde peut arriver à se mettre d’accord » et dit « s’appuy[er] en particulier sur les certitudes du langage » :
Non, on ne peut pas dire n’importe quoi. Les mots de Racine ont une signification littérale qui s’imposait aux spectateurs et aux lecteurs du xviie siècle et qu’on ne peut méconnaître à moins qu’on ne fasse du langage un jeu de hasard. On n’a pas le droit de voir une évocation de l’eau dans la formule remettre dans le port, ni une allusion précise aux mécanismes respiratoires dans l’expression respirer à vos pieds29.
12Ni, pourrait-on ajouter, une tristesse activement meurtrière dans l’expression mourir de chagrin… Barthes réplique dans une note de bas de page assez fameuse de Critique et Vérité, en retournant à son avantage l’argument de la fidélité à la signification littérale :
Quoique je ne sois pas attaché à la défense particulière de Sur Racine, je ne puis laisser répéter […] que j’ai fait des contresens sur la langue de Racine. Si, par exemple, j’ai fait état de ce qu’il y a de respiration dans le verbe respirer (R. Picard, op. cit., p. 53), ce n’est pas que j’aie ignoré le sens d’époque (se détendre), comme je l’ai d’ailleurs dit (Sur Racine, p. 57), c’est que le sens lexicographique n’était pas contradictoire avec le sens symbolique, qui est en l’occurrence et d’une façon fort malicieuse, le sens premier30.
13Dans le même esprit, il disait déjà, dans une note de Sur Racine, toute l’attention qu’il prêtait à ces métaphores banales renvoyées, à tort selon lui, à la mobilisation rhétorique d’une réserve de lieux communs. À propos du rôle du front et des yeux, où « le héros [racinien] déploie des efforts immenses, douloureux, pour lire le partenaire auquel il est lié », Barthes cite deux vers de Phèdre : « Je verrai le témoin de ma flamme adultère / Observer de quel front j’ose aborder son père (Phèd. III, 3) », et commente ainsi le jeu entre sens figuré (front comme synonyme d’« audace », d’« effronterie » – sens que privilégierait sans doute Picard) et sens propre, anatomique (front comme une des parties du visage) :
En dépit du caractère réputé conventionnel de la langue classique, je crois mal à la sclérose de ses images. Je crois au contraire que cette langue tire sa spécialité (et sa très grande beauté) du caractère ambigu de ses métaphores, qui sont à la fois concept et objet, signe et image31.
14Le « plaisir aux Classiques » qu’éprouve Barthes repose donc sur un renversement de l’imago du classicisme, sur le retournement des lieux communs de la critique, mais aussi sur son goût pour la rhétorique restreinte, celle des figures. Cependant, le critique ne résiste pas toujours à la tentation de réduire les métaphores banales des textes du xviie siècle à de simples clichés, en opposant strictement rhétorique classique et écriture moderne. En guise d’exemples, citons simplement deux extraits empruntés à l’un et à l’autre bout de la carrière critique de Barthes :
151) Dans Le Degré zéro de l’Écriture, paru en 1953, Barthes écrit à propos du langage classique :
Ses « mots », neutralisés, absentés par le recours sévère à une tradition qui absorbe leur fraîcheur, fuient l’accident sonore ou sémantique qui concentrerait en un point la saveur du langage et en arrêterait le mouvement intelligent au profit d’une volupté mal distribuée. […] c’est un art de l’expression, non de l’invention32.
162) Dans La Préparation du roman, quand Barthes, lors de la séance du 3 février 1979, dit son goût pour les tangibilia (« des mots ayant pour référent des choses concrètes, des objets […] qu’on pourrait toucher »), il en profite pour glisser qu’il y a peu d’« objets sensuels », de « tangibilia dans le texte classique » et il oppose les tangibilia des haïkus à ceux de Malherbe :
Malherbe : « Que d’épines, Amour, accompagnent tes roses ! » Ici, deux Tangibilia, mais 1) c’est gnomique, le concret n’est là que comme emblème (dans le haïku : du symbolique, mais pas de l’emblématique) ; 2) et ces Tangibilia sont stéréotypés, éculés : le concret, en eux, s’est évaporé ≠ dans le haïku, les Tangibilia sont frais, et donc forts : la verveine blanche33.
17Comment expliquer cette hésitation de Barthes sur la valeur à attribuer aux lieux communs de la littérature du xviie siècle ? Comment expliquer que, malgré la voie ouverte par Sur Racine, les fils anti-classiques et anti-rhétoriques ne cessent de se mêler chez Barthes ? L’aide-mémoire sur « L’ancienne rhétorique » apporte quelques éléments de réponse.
De la redécouverte de la rhétorique : historiciser le classicisme
18Ce texte est paru en 1970 dans un numéro spécial de Communications consacré aux « Recherches rhétoriques », mais est en fait le fruit d’un cours que Barthes a donné à l’EPHE quelques années auparavant, en 1964-1965 – soit, et ce n’est sans doute pas anodin, immédiatement après la parution de Sur Racine et en pleine querelle avec Picard.
19Dès la troisième partie de son essai sur Racine – partie intitulée « Histoire ou Littérature ? » – Barthes mentionne en effet la nécessité de faire une histoire de la rhétorique. Le programme qu’il fixe pour la nouvelle histoire littéraire (histoire de la « fonction littéraire ») préfigure les futurs développements de la sociologie de la littérature, et associe étroitement l’étude de la littérature comme institution au champ de la rhétorique classique :
On voit que les tâches de cette histoire littéraire, dont on évalue ici les obligations, ne font pas défaut. J’en vois d’autres, suggérées par une simple expérience de lecteur. Celle-ci, par exemple : nous ne disposons d’aucun travail moderne sur la rhétorique classique ; on relègue d’ordinaire les figures de pensée dans un musée du formalisme pédant, comme si elles n’avaient eu d’existence que dans quelques traités de Pères Jésuites ; Racine pourtant en est plein, lui qui est réputé le plus « naturel » de nos poètes. Or c’est tout un découpage du monde que le langage impose, à travers ces figures de rhétorique. Cela relève-t-il du style ? de la langue ? Ni de l’un, ni de l’autre ; il s’agit en vérité d’une institution véritable, d’une forme du monde34.
20L’appel que lance Barthes en faveur d’une histoire de la rhétorique est donc lié à ses efforts pour contrer la mythologie du classicisme – et plus précisément ici : la catégorie, récurrente dans les manuels scolaires et toujours suspecte à ses yeux, du « naturel ». On peut donc considérer l’aide-mémoire sur « L’ancienne rhétorique » comme un début de réponse à sa propre invite, qu’il réitère d’ailleurs dans la conclusion de son cours :
ni une technique, ni une esthétique, ni une morale de la Rhétorique ne sont plus possibles, mais une histoire ? Oui, une histoire de la Rhétorique (comme recherche, comme livre, comme enseignement) est aujourd’hui nécessaire, élargie par une nouvelle manière de penser (linguistique, sémiologie, science historique, psychanalyse, marxisme35).
21L’accumulation des éléments niés (« technique », « esthétique », « morale ») et opposés au terme « histoire », montre bien qu’en aucun cas Barthes ne cherche à fonder un nouvel art de la rhétorique, ou à restaurer son « empire » passé dans la modernité. Il réclame un « travail moderne sur la rhétorique classique », autrement dit une démarche historienne pleinement consciente de la rupture entre classicisme et modernité, entre ancienne rhétorique et nouvelle sémiologie36.
22Le texte que Barthes confie à la revue Communications se présente en deux parties. La première est diachronique : intitulée « Le voyage », elle est une « descente du temps », scandée par sept arrêts correspondant aux moments clés de l’histoire de la rhétorique selon Barthes. Le xviie siècle y tient une place particulière, car c’est le lieu d’une apparente contradiction : la rhétorique y est à la fois triomphante et moribonde. C’est « l’irruption » de la Poétique d’Aristote « dans la France du xviie siècle », et le succès de ce nouveau « code de la “création” littéraire » parmi « la génération de 1630 », qui a relégué la rhétorique au souci du « bien écrire » et à une simple discipline d’enseignement : « La rhétorique est triomphante : elle règne sur l’enseignement. La rhétorique est moribonde : restreinte à ce secteur, elle tombe peu à peu dans un grand discrédit intellectuel37. » Barthes cite ici le nom de Pascal car « c’est à lui qu’on doit l’Anti-Rhétorique de l’humanisme moderne38 ». J’y reviendrai, mais retenons d’emblée le rôle crucial et ambivalent du xviie siècle dans ce « voyage » diachronique. Barthes pourrait lui faire crédit d’avoir porté un coup fatal à l’empire de la rhétorique, mais ce qu’il semble d’abord retenir, c’est sa culpabilité dans le développement d’un type d’enseignement, qui s’est prolongé bien au-delà des collèges jésuites, dans « la classe de “rhétorique”, consécration initiatique de la culture bourgeoise39 ». La deuxième partie de l’aide-mémoire est synchronique ; intitulée « Le réseau », elle est un effort pour reconstituer l’arbre rhétorique et ses diverses classifications : les cinq « parties » de la rhétorique, les trois « genres », les différents types de preuves, la Topique, les classements des ornements, tropes et figures, etc.
23Ce texte a été assez peu commenté par les spécialistes de Barthes40 ; du côté des promoteurs de la rhétorique, on lui reconnaît un mérite : celui d’avoir remis au goût du jour un continent oublié, mais on dénonce ses lacunes et ses parti pris41. Rares sont ceux qui, comme Hélène Merlin-Kajman, se sont saisis de l’aide-mémoire de Barthes pour lui donner un prolongement dans les débats contemporains. Dans un article intitulé « Langue, rhétorique et politique : des apories en tous genres », elle s’est appuyée sur le travail de Barthes pour penser les rapports entre langue et politique au xviie siècle, hors du chemin tracé par Marc Fumaroli et l’école rhétorique française42. Elle a montré comment, à partir d’un diagnostic assez similaire sur « l’empire rhétorique », Roland Barthes et Marc Fumaroli empruntent deux voies radicalement différentes. Le diagnostic, largement partagé, est le suivant : constat de l’hégémonie de la rhétorique « du ve siècle avant J.-C. au xixe siècle après J.-C.43 », selon la datation de Barthes ; définition de la rhétorique comme une sorte de « sur-civilisation44 » de l’Occident, et « conviction », pour reprendre encore les termes de Barthes, « que beaucoup de traits de notre littérature, de notre enseignement, de nos institutions de langage […] seraient éclaircis et compris différemment si l’on connaissait à fond […] le code rhétorique qui a donné son langage à notre culture45 ». Mais la « conclusion méthodologique et politique » de Barthes est « tout à fait opposée à celle de Marc Fumaroli », explique Hélène Merlin-Kajman : alors que ce dernier propose de revivifier la tradition rhétorique, de la prolonger dans notre présent au nom d’« un certain modèle du collectif : celui d’une communauté harmonieuse et consensuelle », Roland Barthes, résume-t-elle, « appelait de ses vœux une historiographie fondée non sur la fidélité à la rhétorique mais sur l’opposition à sa domination, la liquidation de son héritage46 ». On peut citer à titre d’exemple la fin de la partie diachronique de l’aide-mémoire, où Barthes résume « l’ambiguïté actuelle du phénomène rhétorique » et insiste sur la nécessité de l’historiciser et de s’en distancier :
objet prestigieux d’intelligence et de pénétration, système grandiose que toute une civilisation, dans son ampleur extrême, a mis au point pour classer, c’est-à-dire pour penser son langage, instrument de pouvoir, lieu de conflits historiques dont la lecture est passionnante si précisément on replace cet objet dans l’histoire multiple où il s’est développé ; mais aussi objet idéologique, tombant dans l’idéologie par l’avancée de cet « autre chose » qui l’a remplacé, et obligeant aujourd’hui à une indispensable distance critique47.
24Ou encore les tout derniers mots du texte, qui ne laissent aucun doute sur l’ambition qui anime Barthes de rompre avec la littérature formée par la rhétorique :
toute notre littérature, formée par la Rhétorique et sublimée par l’humanisme, est sortie d’une pratique politico-judiciaire […] : là où les conflits les plus brutaux, d’argent, de propriété, de classes, sont pris en charge, contenus, domestiqués et entretenus par un droit d’État ; là où l’institution réglemente la parole feinte et codifie tout recours au signifiant, là naît notre littérature. C’est pourquoi, faire tomber la Rhétorique au rang d’un objet pleinement historique, revendiquer, sous le nom de texte, d’écriture, une nouvelle pratique du langage, et ne jamais se séparer de la science révolutionnaire, ce sont là un seul et même travail48.
25Le rejet par Barthes de la rhétorique n’est donc pas uniquement lié à la défiance moderne vis-à-vis du cliché, à « la rupture avec le lieu commun49 » signifiée par Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes, de la même façon que son anti-classicisme ne s’explique pas par la seule recherche d’un langage plus « frais », moins « éculé » que les vers de Malherbe. À propos des lieux communs, au sens que Curtius donne à l’expression et qui fait de la Topique « une réserve de stéréotypes, de thèmes consacrés50 », Barthes se contente de citer, dans « L’ancienne rhétorique », quelques topoï « réifiés au Moyen Âge » : « topos de la modestie affectée », « topos du puer senilis », « topos du locus amoenus », et « les adunata (impossibilia) » ; il emprunte quelques exemples à Virgile, Delille et Théophile de Viau, mais n’en fait pas véritablement la critique. Seul le topos du monde renversé amène ce commentaire railleur : « ce topos fleurit au Moyen Âge, où il permet de critiquer l’époque : c’est le thème grognon et vieillard du “on aura tout vu” et du comble51 ».
26Barthes rejette la rhétorique parce qu’il y voit un « instrument de pouvoir », « un objet idéologique », une codification sociale, voire une confiscation politique, du langage. Et c’est en cela qu’anti-classicisme et anti-rhétorique se rejoignent chez lui, dans la crainte d’adhérer à un type de collectif honni. Une note de « L’ancienne rhétorique » est particulièrement significative. À propos de l’atticisme, qui refuse les ornements baroques de l’asianisme et que prônent les « grammairiens, gardiens du vocabulaire pur52 », Barthes écrit :
Atticisme : cet ethnocentrisme rejoint évidemment ce qu’on pourrait appeler un racisme de classe : il ne faut pas oublier que l’expression « classique », (« classicisme ») a pour origine l’opposition proposée par Aulu-Gelle (iie siècle) entre l’auteur classicus et le proletarius : allusion à la constitution de Servius Tullius qui divisait les citoyens selon leur fortune en cinq classes, dont la première formait les classici (les proletarii étaient hors classes) ; classique veut donc dire étymologiquement : qui appartient au « gratin » social (richesse et puissance)53.
27On voit comment histoire de la rhétorique et prise de position politique se nouent étroitement : faire l’histoire de la rhétorique pour Barthes, c’est détruire la mythologie d’un classicisme aux attributs éternels ; c’est aussi et surtout renouveler l’analyse socio-historique du Degré zéro de l’Écriture, en liant une certaine pratique du langage – rhétorique, classique – à une certaine pratique du pouvoir – oppressif, non démocratique. L’atticisme du xviie siècle, qui prend le nom de « clarté de la langue française », est condamnable à ses yeux, car il sert à affermir la domination d’une classe sociale privilégiée, dont le discours se naturalise à coups de lieux communs.
28Se noue ainsi un lien complexe entre le lieu commun au sens rhétorique – le thème ou la forme topique –, le lieu commun au sens mythologique – la doxa – et le lieu commun au sens d’espace politique – la communauté. On retrouve l’illustration de ce rapport, s’incarnant en une triple condamnation, dans les préfaces aux Maximes de La Rochefoucauld et aux Caractères de La Bruyère. Chacune des deux formes fragmentaires, quoique séduisante, est rattachée à un discours de classe. La maxime, en particulier, retient l’attention de Barthes. Il avait fait l’éloge des sentences classiques dans ses textes de jeunesse54, mais sa méfiance à l’égard d’une des formes favorites des recueils de lieux communs apparaît ensuite indubitable. De son analyse de la maxime chez La Rochefoucauld, de ses pointes, et en particulier de « la relation d’identité déceptive, dont l’expression courante est la copule restrictive : n’est que », Barthes tire la conclusion suivante :
la société charge un homme, un rhéteur, de se retourner contre elle et de la contester. Tel est le lien ambigu qui semble unir La Rochefoucauld à sa caste ; la maxime est directement issue des Salons, mille témoignages historiques le disent ; et pourtant la maxime ne cesse de contester la mondanité ; tout se passe comme si la société mondaine s’octroyait à travers La Rochefoucauld le spectacle de se propre contestation ; sans doute cette contestation n’est-elle pas véritablement dangereuse, puisqu’elle n’est pas politique, mais seulement psychologique, autorisée d’ailleurs par le climat chrétien […]. C’est peut-être cette tension, plus vive ici qu’ailleurs, qui donne aux Maximes de La Rochefoucauld un caractère déroutant, du moins si nous les jugeons de notre point de vue moderne ; l’ouvrage, dans son discontinu, passe sans cesse de la plus grande originalité à la plus grande banalité ; ici des maximes dont l’intelligence, la modernité même, étonne et exalte ; là des truismes plats (ce qui ne veut pas dire qu’ils soient justes), il est vrai d’autant plus neutres que toute une littérature les a depuis banalisés jusqu’à l’écœurement55.
29Ce discrédit est encore visible dans Roland Barthes par Roland Barthes, qui met en question « le fragment comme illusion », parce qu’il « est finalement un genre rhétorique56 », et soupçonne la forme même du livre présent. Mais « l’immobilité de la maxime » est alors dotée d’une axiologie plus ambivalente et l’éloge présent dans les textes de jeunesse semble faire retour :
Il rôde dans ce livre un ton d’aphorisme (nous, on, toujours). Or la maxime est compromise dans une idée essentialiste de la nature humaine, elle est liée à l’idéologie classique : c’est la plus arrogante (sans doute la plus bête) des formes de langage. Pourquoi donc ne pas la rejeter ? La raison en est, comme toujours, émotive : j’écris des maximes (ou j’en esquisse le mouvement) pour me rassurer : lorsqu’un trouble survient, je l’atténue en m’en remettant à une fixité qui me dépasse : « au fond, c’est toujours comme ça » : et la maxime est née. La maxime est une sorte de phrase-nom, et nommer, c’est apaiser. Ceci est au reste encore une maxime : elle atténue ma peur de paraître déplacé en écrivant des maximes57.
30Il est frappant de voir la maxime détachée ici de toute idée de communauté : la « fixité » du lieu commun n’a plus de valeur politique à proprement parler. Barthes lui confère plutôt une valeur thérapeutique, qui n’aurait d’autre effet qu’individuel (« pour me rassurer »). Et pourtant, quelque chose dans cet usage émotif de la maxime demeure lié à l’« économie relationnelle » du langage, puisque l’ancienne forme de la rhétorique classique permet au sujet de ne pas « paraître déplacé » : souci de soi et souci d’autrui se conjuguent dans un espace qu’à la suite d’Étienne Balibar on pourrait nommer « quasi politique58 ».
31Ce coup de théâtre, qui marque le grand retour de la maxime (mais déplacée), montre donc que Barthes ne renonce jamais à la possibilité d’une utopie collective fondée sur une « économie relationnelle » du langage – et en cela, je rejoins les analyses d’Antoine Compagnon. Dès Le Degré zéro de l’Écriture, il rêve d’une écriture neutre qui puisse « retrouve[r] réellement la condition première de l’art classique : l’instrumentalité ». Il s’agit certes de rompre avec la littérature soumise à l’idéologie classico-bourgeoise, mais aussi de déjouer le « discours plein de Terreur » de la Modernité : « Le langage classique, écrit-il, se réduit toujours à un continu persuasif, il postule le dialogue, il institue un univers où les hommes ne sont pas seuls, où les mots n’ont jamais le poids terrible des choses, où la parole est toujours la rencontre d’autrui59. » Ce n’est donc pas un hasard si la notion de neutre revient dans les derniers cours au Collège de France, quand Barthes cherche précisément à établir les conditions de possibilité d’une communauté idiorrythmique, visant à « concilier la vie collective et la vie individuelle, l’indépendance du sujet et la sociabilité du groupe60 ».
32Toutefois l’utopie du commun, chez Barthes, ne paraît pas réductible à la nostalgie de l’antimoderne ou à une « coquetterie de l’uniforme61 ». On ne peut guère affirmer, comme le fait Antoine Compagnon : « Aucun doute, Barthes a fini en véritable antimoderne, en “mainteneur”, comme disait Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes62. » Car jamais Barthes ne donne un blanc-seing à la rhétorique ou au lieu commun, qui demeurent les objets d’un questionnement éthique et politique constant. Sans entrer dans le détail des dernières leçons au Collège de France, on peut se contenter de remarquer qu’au moment où il délivre son cours Comment vivre ensemble, Barthes l’accompagne d’un séminaire intitulé « Qu’est-ce que tenir un discours ? », qu’il consacre aux intimidations du langage. Pour l’anecdote, la toute première analyse de sa propre intervention dans le séminaire porte sur un texte du xviie siècle : Barthes, en quelque sorte, revient à son essai Sur Racine, en commentant la tirade d’Andromaque à Hermione, dont il analyse les « tactèmes », la stratégie de séduction, opposée aux « techniques d’agression » de son adversaire.
Appendice – du lieu commun à la communauté : utopie et contre-utopie chez Roland Barthes et Cyrano de Bergerac
33Pour finir, j’aimerais souligner ce que Barthes escamote dans sa redécouverte de « l’ancienne rhétorique » et dans le rôle qu’il attribue au classicisme dans cette histoire – à savoir, la méfiance du xviie siècle lui-même vis-à-vis de la rhétorique, et du collectif que celle-ci institue via sentences et maximes63. En associant la catégorie de classicisme au récit de la codification sociale et politique de la langue, il occulte des pistes de réflexion qu’il a pourtant lui-même esquissées. Il y a un autre xviie siècle que celui de la rhétorique – Hélène Merlin-Kajman l’a montré dans l’article mentionné précédemment. Cet autre xviie siècle, c’est par exemple Pascal, comme je l’ai mentionné plus haut, dont Barthes dit qu’on lui « doit l’Anti-Rhétorique de l’humanisme moderne » – Pascal qui, explique encore Barthes, conteste la disputatio et souhaite établir un nouveau mode de dialogue avec autrui64. Mais c’est aussi Cyrano.
34Retour, comme promis, à l’histoire de Dyrcona. Dans l’édition critique parue chez Garnier, Madeleine Alcover, au sujet des explications de la pie, précise en note :
L’organisation politique des oiseaux est donc une monarchie : le roi, élu, ne dispose que d’un mandat très bref et il est responsable devant ses sujets. La critique de la royauté héréditaire de droit divin et le souhait d’une société où le mérite serait le critère de pouvoir sont transparents65.
35Cependant l’utopie se transforme vite en contre-utopie. L’extrait auquel renvoient les allusions de Barthes et qui a déjà été cité in extenso, se situe au moment où Dyrcona a été arrêté par les Oiseaux. Ceux-ci l’accusent d’être un homme et le jugent au nom des méfaits commis par l’espèce humaine au préjudice des oiseaux. Or, dans le récit de ce procès, viennent se greffer d’autres esquisses de procès, dont celles qui apparaissent dans l’extrait, et qui sont toutes des parodies de justice. Chacune des configurations judiciaires repose sur un usage différent de la rhétorique, mais toutes donnent une vision inquiétante du collectif. Le peuple des Oiseaux, en dépit de ses velléités pacifistes, n’échappe pas aux dangers politiques dont toute communauté risque de faire l’expérience : l’effet grisant de la masse, le refus de la différence au nom de la conservation de l’harmonie.
361) Le premier procès, dans l’extrait que j’ai cité plus haut, est celui du roi :
Pendant la journée que durent les États, notre roi est monté au sommet d’un grand if sur le bord d’un étang, les pieds et les ailes liés. Tous les oiseaux l’un après l’autre passent par-devant lui ; et si quelqu’un d’eux le sait coupable du dernier supplice, il le peut jeter à l’eau.
37Au passage, on remarque une fois de plus la littéralisation d’une image banale de la langue : être pieds et poings liés est pris au sens littéral et transformé en « les pieds et les ailes liés ». Le premier modèle de justice – qui n’en est pas vraiment un – est donc celui de la vengeance expéditive. Ici toute rhétorique est absente : le roi est noyé « sans autre forme de procès »
382) Le deuxième procès, toujours dans l’extrait que j’ai cité plus haut, est celui de l’oiseau régicide :
il faut que sur-le-champ il justifie la raison qu’il en a eue, autrement il est condamné à la mort triste. […] Ceux d’entre nous qui ont la voix la plus mélancolique et la plus funèbre sont délégués vers le coupable, qu’on porte sur un funeste cyprès. Là, ces tristes musiciens s’amassent tout autour, et lui remplissent l’âme par l’oreille, de chansons si lugubres et si tragiques, que l’amertume de son chagrin désordonnant l’économie de ses organes et lui pressant le cœur, il se consume à vue d’œil, et meurt suffoqué de tristesse.
39Le deuxième modèle de justice n’est guère moins expéditif que le premier : la « raison » de l’acte doit être donnée « sur-le-champ », autrement dit le coupable doit assurer lui-même sa défense et apporter la preuve qu’il a agi dans son bon droit, sous peine d’être mis à mort sans délai. Quant au supplice choisi, c’est un comble de raffinement et de cruauté. À l’échec de la rhétorique du condamné, à son défaut de langage, répond ironiquement l’efficacité sans faille de la musique, anti-rhétorique par excellence, détournée ici en instrument de torture.
403) Enfin, le troisième procès, dans lequel s’enchâsse le récit des deux premiers, est celui de Dyrcona lui-même. Ici la rhétorique règne en maître, mais celle-ci est largement parodiée. Les arguments déployés reprennent tous les lieux communs de la supériorité des hommes désormais attribuée aux Oiseaux, et la communauté utopique formée par les pies, geais, étourneaux et autres volatiles ne semble pas si éloignée des travers humains : les oiseaux dénient à l’homme la faculté de raisonner, en s’appuyant sur un enthymème pour le moins loufoque – « Hé quoi ! murmuraient-ils l’un à l’autre, il n’a ni bec, ni plumes, ni griffes, et son âme serait spirituelle66 ! ». L’avocat de Dyrcona finit même par refuser de le défendre. Celui-ci n’échappera à la mort que par la grâce du roi. La colombe refuse d’abord qu’il soit condamné à la mort triste, puis le gracie in extremis : sur le point d’être dévoré par les mouches, Dyrcona est sauvé, car il a autrefois libéré un perroquet appartenant à sa cousine.
414) Mais on peut encore mentionner un quatrième procès, précédant l’extrait cité plus haut et enchâssé dans le récit principal : un contentieux, pour le moins surprenant, provoque une interruption prolongée de l’audience de Dyrcona :
Je pensais recomparaître dès le lendemain, et tout le monde le croyait ainsi ; mais un de mes gardes me conta au bout de cinq ou six jours, que tout ce temps-là avait été employé à rendre justice à une communauté de chardonnerets, qui l’avait implorée contre un de leurs compagnons. Je demandai à ce garde de quel crime ce malheureux était accusé.
« Du crime, répliqua le garde, le plus énorme dont un oiseau puisse être noirci. On l’accuse… le pourrez-vous bien croire ? On l’accuse… mais, bons dieux ! d’y penser seulement les plumes m’en dressent sur la tête. Enfin on l’accuse de n’avoir pas encore depuis six ans mérité d’avoir un ami67. »
42Voilà donc une bien étrange utopie que celle d’une communauté en apparence harmonieuse, pacifiste, qui place l’amitié au faîte de ses valeurs, mais où règnent en fait la cruauté et l’exclusion : le peuple y rêve de dévorer celui qui diffère de lui, la rhétorique judiciaire aboutit à une peine qui n’a rien à envier aux châtiments de la justice expéditive, et le fait même de ne pas avoir d’amis y est considéré comme la preuve d’une nature criminelle.
43L’analogie est alors tentante entre cette série de procès et la dénonciation barthésienne de la rhétorique judiciaire : selon Barthes, celle-ci s’appuie toujours sur une psychologie essentialiste et convoque tous les lieux communs, tous les « caractères », de la littérature classique68. Cyrano en commentateur du procès de Meursault ou de l’« affaire Dominici » ? Barthes a peut-être manqué ce xviie siècle-là.
Notes de bas de page
1 J’emprunte cette expression à Philippe Roger, qui l’emploie dans son article « Barthes post-classique » (RHLF, 2007, n° 2, Le Classicisme des modernes : représentations de l’âge classique au xxe siècle, p. 273). Le critique, pour qualifier le rapport ambivalent qui lie Barthes aux Classiques, reprend à son compte le terme Schaudern (tremblement) qui circule de Goethe à Barthes en passant par Gide.
2 R. Barthes, « Réflexions sur un manuel » [Plon, 1971], Œuvres complètes, t. III, éd. É. Marty, Le Seuil, 2002, p. 948 (conférence prononcée en 1969, lors d’un colloque au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, qui portait sur « L’Enseignement de la littérature »). Les références à l’édition d’Éric Marty seront désormais abrégées : apparaîtront seulement, dans le corps du texte ou en notes, le tome concerné, suivi de la page ou des pages à consulter.
3 Les lieux communs de la critique ou de l’histoire littéraire prennent quelquefois un sens tout spatial dans le discours de Barthes, qu’ils soient représentés pas les murs des écoles, ou ceux de la Sorbonne. Dans « Réflexions sur un manuel », il écrit par exemple : « Ce classico-centrisme est anachronique ; pourtant nous vivons encore avec lui. Encore maintenant, on passe les thèses de doctorat dans la salle Louis-Liard, à la Sorbonne, et il faut faire l’inventaire des portraits qui sont dans cette salle ; ce sont les divinités qui président au savoir français dans son ensemble : Corneille, Molière, Pascal, Bossuet, Descartes, Racine sous la protection – cela, c’est un aveu – de Richelieu » (III, 949).
4 J’emprunte cette expression à H. Merlin-Kajman (voir « Un nouveau xviie siècle », RHLF, 2005, n° 1, p. 11-36).
5 C’est en 1980, année de la mort de Barthes, que paraît le célèbre ouvrage de M. Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Il suit de peu la publication des actes d’un colloque organisé également par M. Fumaroli et tout aussi fondateur pour les études dix-septiémistes rhétorisantes : Critique et création littéraires en France au xviie siècle (CNRS, 1977).
6 R. Barthes, Mythologies [1957], avant-propos de l’éd. de 1970, I, 673. Dans son analyse des « mythes de la vie quotidienne française », le xviie siècle et les références à la culture classique reviennent avec insistance. Les clichés de la culture petite-bourgeoise reposent souvent sur l’adhésion implicite à une psychologie essentialiste, dont Barthes rend responsables les grands moralistes classiques. C’est celle des « caractères » de la comédie classique. Voir par exemple la mythologie inspirée par le procès « Dominici » : « descendue de l’empyrée charmant des romans bourgeois et de la psychologie essentialiste, la Littérature vient de condamner un homme à l’échafaud. […] Les antithèses, les métaphores, les envolées, c’est toute la rhétorique classique qui accuse ici le vieux berger », « Dominici ou le triomphe de la littérature », dans Mythologies, I, p. 708-711.
7 A. Compagnon, Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Éd. NRF Gallimard, « Bibliothèque des Idées », 2005.
8 Ibid., p. 404-405.
9 R. Barthes, La Préparation du roman I et II. Cours et séminaire au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), texte établi, annoté et présenté par N. Léger, Le Seuil, « Traces Écrites », 2003, p. 150.
10 A. Compagnon, Les Antimodernes, op. cit., p. 404.
11 Ibid., p. 215.
12 R. Barthes, « Réflexion sur le style de L’Étranger » [Existences, 1944], I, 75.
13 Voir le commentaire qu’en fait H. Merlin-Kajman dans La Langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Le Seuil, 2003.
14 R. Barthes, « Arcimboldo ou Rhétoriqueur et magicien » [1978], V, 495.
15 Savinien Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune et du Soleil, éd. Madeleine Alcover, Champion, « Champion Classiques », 2004, p. 261-262. La deuxième partie de L’Autre Monde a été publiée pour la première fois en 1662 (Paris, Sercy).
16 R. Barthes, « Supplément » [Art Press, mai-juin 1973], IV, 336.
17 On peut se demander quelle part joue l’homophonie dans ce rapprochement entre l’écrivain et l’affichiste : on entend aisément dans Savignac, les noms Savinien et Bergerac.
18 R. Barthes, « Préface » à Savignac. Défense d’afficher (Delpire, 1971), III, 958-960.
19 R. Barthes, « Arcimboldo ou Rhétoriqueur et magicien », V, 498.
20 Ibid., p. 501.
21 Ibid., p. 495.
22 Le terme apparaît toutefois à un endroit du texte, où il est nettement opposé à l’entreprise créatrice d’Arcimboldo : « En Occident (contrairement à l’Orient), la peinture et l’écriture ont eu peu de rapports ; la lettre et l’image n’ont communiqué entre elles que dans les marges un peu folles de la création, hors du classicisme. Sans recourir à aucune lettre, Arcimboldo côtoie pourtant sans cesse l’expérience graphique », ibid., p. 497.
23 Ibid., p. 495.
24 Ibid., p. 501 et 506.
25 R. Barthes, Le Plaisir du Texte [Le Seuil, 1973], IV, 226.
26 « Souris. M. S. me rapporte ceci : des expériences ont isolé dans la souris son centre de plaisir ; on lui pose là une électrode reliée à une pédale, et la souris pédale, pédale jusqu’à épuisement, jusqu’à mourir de plaisir (Cyrano de Bergerac en aurait fait une fiction : n’imaginait-il pas des fables dont le ressort était de prendre à la lettre une métaphore usuelle : mourir de chagrin par exemple). Et dans le cerveau de la souris, à quelques microns du centre de plaisir, il y aurait le centre de punition. Je n’ai rien à dire de cette histoire, et cependant elle ne cesse de m’enchanter », R. Barthes, « Supplément », IV, 336. On se rappelle la formulation de R. Barthes dans la préface à Défense d’afficher : « le poète Cyrano de Bergerac s’était plu, dans une fiction conduite imperturbablement jusqu’à son terme, à imaginer un condamné à mort à qui l’on faisait entendre, par manière de supplice, une musique si triste qu’il en mourait », (je souligne). Est-ce le condamné à mort qui pédale ici, ou bien Cyrano, ou bien Barthes lui-même, qui tend à donner à cet épisode plus d’ampleur qu’il n’en a chez l’auteur de L’Autre Monde ?
27 Il faut noter ici la proximité des commentaires de Barthes avec l’analyse que Maurice Blanchot avait déjà donnée de ce même procédé de littéralisation chez Cyrano : « Presque toutes les situations importantes de L’Autre Monde sont des métaphores qui se réalisent par de vraies métaphores. Le langage prend le pas sur le contenu théorique. Il veut aller jusqu’au bout de ses figures et ne se préoccupe que de sa vérité. Fait curieux, c’est surtout à propos de la mort que l’auteur poursuit – naturellement sans le dire – la tâche de conquérir l’étrange en se tenant à des expressions toutes faites. Par exemple rien de plus banal que la formule : mourir de chagrin. Cyrano en titre l’idée de la mort triste. Quand un coupable a commis un trop grand crime, on le condamne à une mort qui n’est faite que du chagrin de mourir ; des musiciens se réunissent et font entendre des chants si lugubres et si tragiques que le criminel succombe, non pas à sa mort, mais à la tristesse de sa mort » (« L’homme noir du xviie siècle », dans M. Blanchot, La Condition critique : articles 1945-1998, textes choisis et établis par C. Bident, Cahiers de la NRF, Gallimard, 2010, p. 58). Le texte de Blanchot, publié une première fois en 1946, avait été repris en 1962, sous le titre « Cyrano de Bergerac », dans le premier volume de la série d’ouvrages collectifs dirigés par André Malraux, Tableau de la littérature française. Or toutes les références de Barthes à Cyrano sont postérieures à la parution de cet ouvrage. Semble donc émerger, à ce moment-là, un nouveau « lieu commun » chez les écrivains-critiques de la modernité, qui reconnaissent dans des figures baroques et libertines du xviie siècle leurs doubles enchantés.
28 R. Barthes a intitulé ainsi une de ses Mythologies (voir I, 745-746).
29 R. Picard, Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, Pauvert, 1965, p. 66 et suiv. La première métaphore citée par Picard apparaît dans l’analyse de Bajazet : alors qu’il explique que le Sérail « est élastique et plein comme l’eau », Barthes cite en note un vers de la scène 2 de l’acte III : « … un calme heureux nous remet dans le port » (R. Barthes, Sur Racine [Le Seuil, 1963], II, 135). La seconde métaphore citée par Picard apparaît dans l’analyse de Britannicus : Barthes affirme que « ce qu’il [Néron] désire en Junie, c’est une complémentarité, la paix d’un corps différent et pourtant choisi ; le repos de la nuit ; en un mot, ce que cet étouffé recherche frénétiquement, comme un noyé l’air, c’est la respiration », et il cite alors en note un vers de la scène 3 de l’acte II : « Si, […]/ Je ne vais quelquefois respirer à vos pieds », ibid., p. 128.
30 R. Barthes, Critique et Vérité [Le Seuil, 1966], II, 764.
31 R. Barthes, Sur Racine, II, 103.
32 R. Barthes, Le Degré zéro de l’Écriture [Le Seuil, 1953], I, 198.
33 R. Barthes, La Préparation du Roman, op. cit., p. 95.
34 R. Barthes, Sur Racine, II, 183-184.
35 R. Barthes, « L’ancienne rhétorique » [Communications, 1970], III, 599.
36 Aussi, ce que Barthes appelle « rhétorique » dans une conférence intitulée « Littérature et société » et prononcée au colloque Goldmann en 1966 (« L’analyse rhétorique », II, 1271-1976) prendra-t-il très vite le nom de « sémiologie ».
37 R. Barthes, « L’ancienne rhétorique », III, 555.
38 Ibid., p. 556.
39 Ibid., p. 529.
40 On peut citer malgré tout les quelques pages que lui consacre A. Compagnon, dans « La réhabilitation de la rhétorique au xxe siècle ». Voir M.Fumaroli (dir.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, 1450-1950, PUF, 1999, p. 1273-1275.
41 M. Fumaroli écrit par exemple dans sa préface à l’Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne : « Il est arrivé à Roland Barthes de dire que la langue est d’essence “fasciste” : il avait néanmoins proposé, dans un séminaire des Hautes Études, une des premières prises en considération de ce qu’il appelait “l’ancienne rhétorique”. » Mais il précise immédiatement : « Cela n’allait pas sans condescendance », op.cit., p. 9.
42 H. Merlin-Kajman, « Langue, rhétorique et politique : des apories en tous genres », Dix-septième siècle, n° 236 (« Trente ans de recherches rhétoriques »), 2007/3, p. 457-471.
43 R. Barthes, « L’ancienne rhétorique », III, 528.
44 Ibid., p. 529.
45 Ibid., p. 599.
46 H. Merlin-Kajman, « Langue, rhétorique et politique… », op. cit., p. 459-460.
47 R. Barthes, « L’ancienne rhétorique », III, 559.
48 Ibid., p. 600.
49 J. Paulhan, Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les Lettres, Gallimard, 1941, rééd. 1990, p. 41.
50 R. Barthes, « L’ancienne rhétorique », III, 578.
51 Ibid.
52 Barthes précise entre parenthèses : « morale castratrice de la pureté, qui existe encore aujourd’hui » (ibid., p. 543).
53 Ibid.
54 Voir par exemple « Plaisir aux Classiques » et « Notes sur le Journal d’André Gide », où R. Barthes reprend à son compte la définition des Classiques et du classicisme proposée par A. Gide : la maxime est la forme où s’accomplit par excellence la dialectique rêvée entre généralité et singularité, universalité et individualité.
55 R. Barthes, « La Rochefoucauld : Réflexions ou Sentences et maximes » [1961], dans Nouveaux Essais critiques, IV, 39. Le sort réservé aux Caractères de La Bruyère est assez comparable. Alors que Barthes fait de La Bruyère le premier écrivain de la modernité, il ne peut lui pardonner sa position politique : « La soumission de La Bruyère aux formes les plus emphatiques (et donc les plus plates) du culte royal n’a, bien entendu, rien d’étrange en soi : pas un écrivain de son temps qui n’ait eu ce style ; elle a tout de même ceci de particulier qu’elle vient brusquement arrêter ce qu’on appellerait aujourd’hui une attitude continûment démystificatrice : le moralisme, qui est, par définition, substitution des ressorts aux apparences et des mobiles aux vertus, opère d’ordinaire comme un vertige : appliquée au “cœur humain”, la recherche de la vérité semble ne pouvoir s’arrêter nulle part ; cependant, chez La Bruyère, ce mouvement implacable, poursuivi à coups de menues notations pendant tout un livre (qui fut le livre de sa vie) s’arrête pour finir à la plus plate des déclarations : que les choses du monde restent finalement en l’état, immobiles sous le regard du roi-dieu ; et que l’auteur lui-même rejoigne cette immobilité et “se réfugie dans la médiocrité” (au sens de juste milieu ; voir Des Biens de fortune, n° 47) : on croirait entendre une nouvelle profession du dharma, la loi indoue qui prescrit l’immobilité des choses et des castes » (R. Barthes, « La Bruyère » [1963], dans Essais critiques, II, 482).
56 « J’ai l’illusion de croire qu’en brisant mon discours, je cesse de discourir imaginairement sur moi-même, j’atténue le risque de transcendance ; mais comme le fragment (le haïku, la maxime, la pensée, le bout de journal) est finalement un genre rhétorique et que la rhétorique est cette couche-là du langage qui s’offre le mieux à l’interprétation, en croyant me disperser, je ne fais que regagner sagement le lit de l’imaginaire » R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes [1975], IV, 672.
57 Ibid., p. 752.
58 Voir É. Balibar, La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Galilée, 1997.
59 R. Barthes, Le Degré zéro de l’Écriture, I, 200. Et pour les expressions précédentes, extraites du même livre, voir dans l’ordre : I, 197, 218 et 201.
60 Cl. Coste, préface de R. Barthes, Comment vivre ensemble. Cours et séminaires au Collège de France (1976- 1977), Le Seuil, « Traces Écrites », 2002, p. 5.
61 R. Barthes, « Notes sur André Gide et son Journal », I, 45.
62 A. Compagnon, Les Antimodernes, op. cit., p. 414.
63 Tiphaine Pocquet l’a rappelé ici même, au sujet de Corneille (voir « Les sentences dans le théâtre de Robert Garnier : une autre communauté de l’impossible ? »).
64 « il suffit d’acculer un partenaire à se contredire pour le réduire, l’éliminer, l’annuler : Calliclès (dans le Gorgias) ne répond plus, plutôt que de se contredire. Le syllogisme est l’arme même qui permet cette liquidation, c’est le couteau inentamable et qui entame […]. Pascal a vu ce problème : il veut éviter la mise en contradiction radicale de l’autre avec lui-même ; il veut le “reprendre”, sans le blesser à mort, lui montrer qu’il faut simplement “compléter” (et non pas renier) », R. Barthes, « L’ancienne rhétorique », III, 554.
65 M. Alcover, dans Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune et du Soleil, op. cit., n. p. 261.
66 Cyrano de Bergerac, Les États et Empires du Soleil, op. cit., p. 256.
67 Ibid., p. 259.
68 R. Barthes, « Dominici ou le triomphe de la littérature », dans Mythologies, I, 708-711.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La présence : discours et voix, image et représentations
Michel Briand, Isabelle Gadoin et Anne-Cécile Guilbard (dir.)
2016
Voyages d’Odysée
Déplacements d’un mot de la poétique aux sciences humaines
Céline Barral et Marie de Marcillac (dir.)
2015
Robert Marteau, arpenteur en vers et proses
Sandrine Bédouret-Larraburu et Jean-Yves Casanova (dir.)
2015
Utopie et catastrophe
Revers et renaissances de l’utopie (xvie-xxie siècle)
Jean-Paul Engélibert et Raphaëlle Guidée (dir.)
2015
Fictions narratives au xxie siècle
Approches rhétoriques, stylistique et sémiotiques
Cécile Narjoux et Claire Stolz (dir.)
2015
La pseudonymie dans la littérature française
De François Rabelais à Éric Chevillard
David Martens (dir.)
2017
Promenade et flânerie : vers une poétique de l’essai entre xviiie et xixe siècle
Guilhem Farrugia, Pierre Loubier et Marie Parmentier (dir.)
2017