La guerre des lettrés et des illettrés : usages d’un lieu commun en contexte judiciaire chez les humanistes français (première moitié du xvie siècle)
p. 49-71
Texte intégral
1Les énoncés que je m’apprête à étudier peuvent faire figure de « lieu commun réflexif ». De même que les extraits de Rabelais ou de Barthes qui seront analysés dans ce volume, ces énoncés que les textes se communiquent véhiculent une certaine idée de la communauté, de ses limites, et de ses rapports avec ceux qui en sont exclus : ils affirment que les « lettrés » sont forcément en guerre contre les « illettrés », ou encore que les amateurs de la « littérature bien raffinée » ont tôt ou tard maille à partir avec les « barbares ». Ils nous indiquent qu’au début du xvie siècle, la communauté des lettrés pouvait penser sa vocation culturelle comme une mission guerrière, comme un combat qui l’exposait à des violences de la part des obscurantistes et des ignorants. De tels lieux communs polémiques traversent l’histoire de la culture lettrée pour parvenir jusqu’aux littéraires auxquels je me sens appartenir et les mettent en situation de les reprendre ou non à leur compte. Que faire de ces mots d’ordre belliqueux (proches parents de la signature de Voltaire, « écrasons l’infâme ») qui nous convoquent au sein d’une communauté caractérisée à la fois par ses loisirs paisibles – lecture, écriture, conversation – et par l’attente plus ou moins anxieuse d’une violence à subir1 ou même à exercer ? De quel discours d’escorte devons-nous accompagner ces lieux communs quand nous les trouvons dans une page de littérature française ou dans les propos de nos contemporains ?
2En collectant ces textes issus de l’humanisme français (tous composés dans la première moitié du xvie siècle), j’avais en tête une phrase d’Hélène Merlin-Kajman : « il faut arrêter de transmettre la culture comme une guerre », injonction lancée dans un article de 2010, paru dans la revue Le Débat, dans lequel H. Merlin-Kajman revient sur les protestations de 2009 au sein des universités françaises2. Par cette phrase, l’auteure entend mettre au jour le désaccord tacite qui, selon son analyse, rend inefficaces les discours de défense des humanités, désaccord entre la tradition humaniste et la tradition anti-humaniste, qui toutes deux inspirent les littéraires engagés des années 2000. À quoi tient cette opposition ? À ce que la tradition humaniste enseigne la confiance dans la vertu unificatrice et pacificatrice de la culture lettrée, tandis que l’anti-humanisme enseigne la méfiance et invite à deviner, sous les apparences paisibles du commerce littéraire, une guerre imminente ; guerre qu’il s’agit donc de préparer avec soin, guerre contre un ennemi héréditaire qui, au sortir de la 2e guerre Mondiale, est identifié au fascisme qui ne demande qu’à reprendre le pouvoir.
3Bien sûr, les mots de « tradition humaniste », tels qu’ils sont utilisés dans l’article cité, ne relèvent pas d’une nomenclature historienne destinée à éclairer les premières décennies du xvie siècle. Mais si cette tradition humaniste a bien un lien, même lointain, avec les humanistes de la Renaissance3, alors on doit remarquer que l’idéal pacifique propre à cette tradition s’est nourri, fait paradoxal, d’un imaginaire guerrier ; en effet, les humanistes eux-mêmes ont jugé que leur goût pour la littérature, malgré toutes ses vertus apaisantes, les impliquerait dans des conflits. Le premier objectif de cette étude sera donc de rappeler l’importance d’un tel horizon polémique dans la pensée humaniste de la culture4. Ce rappel me semble un préalable utile pour qui voudrait essayer de régler l’héritage guerrier présent dans la formation littéraire.
4 Mais, en choisissant de désigner ces thèmes guerriers comme des « lieux communs », j’accepte de mettre en discussion leur pertinence historiographique. Que dit-on en effet quand on identifie un énoncé comme « lieu commun » ? On dit que c’est un énoncé caractéristique d’une époque et donc un résumé pertinent des discours tenus à une certaine période ; mais on laisse entendre dans le même temps que cet énoncé se propage et se reproduit avec une facilité telle que son usage ne constitue pas un « événement », ne rend pas compte des circonstances particulières des événements qui se produisent. C’est là l’ambiguïté de la notion de « lieu commun », qui se manifeste à la lecture même des textes : à force de retrouver le même « lieu » dans toute une série de textes, on finit par se demander si quelque chose a vraiment « eu lieu » ; à force de lire des évocations d’un conflit entre lettrés et illettrés, on se demande si ce conflit a jamais éclaté.
5Ainsi, lorsque l’on trouve une mention d’un conflit entre cultivés et incultes dans nos textes, on est toujours face au dilemme de la valider ou de l’invalider totalement, de confirmer ou non qu’un pareil conflit a bien opposé des communautés de ce genre. Le deuxième objectif de ces pages sera alors de montrer la difficulté de proposer un commentaire juste et équilibré de ce type de lieu commun polémique5. L’enjeu est bien de savoir quel récit des violences du xvie siècle nous acceptons de bâtir, alors même que nous sommes préoccupés des violences de notre temps.
Les lettrés en guerre contre les « barbares » : Lorenzo Valla et Joachim du Bellay
6Commençons donc par dire un mot du succès de ce thème guerrier dans les textes humanistes. Je me contenterai pour l’instant de parler de « thème », avant d’expliquer dans quelle mesure il me semble possible de recourir à la notion de « lieu commun ». Il est illusoire de vouloir représenter le florissement d’un thème fort répandu dans les limites de cet article, aussi me contenterai-je de pointer deux textes cruciaux dans la diffusion du thème, une sorte de point de départ dans l’humanisme italien et de point de relance dans la Renaissance française. Le premier texte, Francisco Rico le cite en ouverture de son essai sur le rêve humaniste6, parce que son ton rappelle celui des manifestes : il s’agit de la préface au 1er livre des Élégances de la langue latine (Elegantiae linguae latinae) de Lorenzo Valla, imprimées pour la première fois à Rome en 1471.
7L’auteur lance un appel à livrer une guerre de reconquête. Il s’agit de reconquérir la maîtrise et la beauté de la langue latine laissées à l’abandon sous l’occupation des barbares. Tous les lettrés se retrouvent enrôlés dans cette bataille ; l’appel aux armes joue avec les formules d’un discours politique célèbre, le premier discours du consul Cicéron contre le comploteur Catilina, mais utilise surtout la référence à la prise de Rome par les armées gauloises au ive siècle avant Jésus-Christ.
Jusqu’à quand, dis-je, Quirites, tolérerez-vous que notre ville, je ne dis pas domicile de l’empire, mais mère des lettres, demeure la proie des Gaulois ? c’est-à-dire que la latinité soit écrasée par la barbarie ? […] Menons, je vous en prie, ce combat, le plus noble et le plus beau qui soit7.
8L’histoire nous dit que les Gaulois furent chassés par le général Camille, rappelé au secours de la patrie en détresse ; et c’est justement à Camille que Valla s’identifie, lui qui entend mener ce combat en avant-garde.
9Ici, la bataille à livrer, hoc pulcherrimum certamen, est une bataille langagière. Valla insiste bien sur le fait que c’est un combat prioritaire sur tous les autres ; autrement dit, avant de composer des ouvrages en latin, ce qui est à son sens un engagement secondaire, il est nécessaire de clarifier et de maîtriser l’essence de la langue que l’on entend manier – cette fameuse latinitas. La conviction de Valla est qu’en ressaisissant cette latinitas, on ressaisit du même coup la substance authentique de tous les savoirs, de toutes les disciplines, puisque tous les grands savants du passé se sont exprimés en latin. (C’est donc loin d’être un objectif purement formel.)
10À ce stade, le lexique de la guerre paraît totalement vidé de son sémantisme violent, son emploi est clairement figuré. Valla prend d’ailleurs le soin de distinguer l’action des propagateurs de la langue latine et celle des conquérants qui ont étendu l’empire romain par la guerre8. Mais, ce faisant, d’une part il ne condamne pas la violence physique des militaires (qu’il qualifie d’hommes royaux, tandis que les lettrés seraient des hommes divins – « homines regios… homines diuinos »), et d’autre part, il montre que l’opposition entre Rome et les barbares, Rome et les Gaulois, peut être comprise comme une véritable opposition politique entre les peuples.
11C’est ce relief politique9 de l’allégorie guerrière que Du Bellay accentue, dans la Deffence et illustration de la langue françoyse (1549), lorsqu’après s’être employé à démontrer que le français n’avait rien d’une langue barbare, il utilise positivement l’image de la prise de Rome par les Gaulois, pour montrer comment la vigueur de la latinité peut être accaparée par la langue nationale :
La donq’, Francoys, marchez couraigeusement vers cete superbe cité Romaine : et des serves depouilles d’elle (comme vous avez fait plus d’une fois) ornez voz temples et autelz. Ne craignez plus ces oyes criardes, ce fier Manlie, et ce traitre Camile, qui soubz umbre de bonne foy vous suprenne tous nudz contans la rançon du Capitole10.
12Qu’est-ce qui peut expliquer le succès de cette image guerrière dans la culture humaniste ? C’est d’abord la nature de l’ouvrage dans lequel elle s’insère. Les Élégances sont une grammaire, dont le but n’est autre que répertorier et mettre en ordre les tours du latin classique, pour les remettre en usage. C’est donc un ouvrage qui peut servir de modèle aux manuels scolaires que composent les régents humanistes et qu’ils font étudier dans les collèges. Ces livres didactiques adoptent bien souvent, dans leurs pièces liminaires, la même thématique guerrière : comme si le souffle épique des premières pages devait pousser l’élève dans son apprentissage technique11. Ainsi, avant même de parler de « lieu commun », on peut remarquer que ce thème de la guerre entre latinistes lettrés et barbares ignorants se fixe autour d’une « localisation habituelle », aux seuils du discours et du livre imprimé.
13S’il faut en donner un exemple, je prendrai celui d’un manuel d’« art oratoire » imprimé à Paris, chez Josse Bade, en 1520, les Progymnasmata in artem Oratoriam de François Dubois12, qui vise à enseigner l’éloquence par la mémorisation des constructions et des expressions propres aux bons auteurs latins. Sans surprise, les poèmes liminaires présentent l’auteur comme un général menant son armée contre les barbares, les « trois centuries », c’est-à-dire les trois cents rubriques linguistiques traitées dans le manuel, étant désignées comme trois cents compagnies aux ordres du chef de guerre.
14Ce type d’allégorie a un grand succès à l’époque. Du Bellay, toujours dans la Deffence, fournit lui aussi un exemple de la représentation des ressources langagières en troupes de soldats prêtes à la manœuvre :
Vous semble point, Messieurs, qui etes si ennemis de vostre Langue, que nostre poëte ainsi armé puisse sortir à la campaigne, et se montrer sur les rancz, avecques les braves scadrons Grecz et Romains ? Et vous autres si mal equipez, dont l’ignorance a donné le ridicule nom de rymeurs à nostre Langue (comme les Latins appellent leurs mauvais poëtes versificateurs), oserez vous bien endurer le soleil, la poudre, et le dangereux labeur de ce combat13 ?
15Cette fois les armées gréco-latines sont, pourrait-on dire, enrôlées comme mercenaires, pour renforcer le style du poète d’expression française en lutte contre les traîtres qui ont renié leur langue et contre les ignorants qui l’avilissent.
16C’est donc une guerre sans effusion de sang et sans empoignades que véhicule cette thématique14. Il est simplement répété que la pratique de la langue est et doit être une activité clivante, qui ne cesse d’inclure et d’exclure les locuteurs de part et d’autre d’une norme esthétique. Mais cette thématique va gagner en gravité à mesure que le projet humaniste se manifeste en France comme un projet de société.
Guerre des langues et conflits sociaux dans l’œuvre de Guillaume Budé
17L’œuvre de Guillaume Budé permet de voir se préciser cette orientation polémique des humanités. Je crois nécessaire de présenter une synthèse des allusions multiples que Budé consacre aux conflits impliquant les lettrés.
18Budé est d’abord celui qui entend tirer du programme culturel des humanistes un programme politique qui doit être porté par le roi, son employeur, et qui apporte en retour au monarque un crédit important15 : l’humaniste contribue ainsi à persuader François Ier de créer en 1530 des postes de lecteurs royaux, des professeurs directement au service du Roi mais donnant cours au sein de l’université de Paris, cours de grec et d’hébreu, avec la Bible au programme, puis cours de mathématiques et de latin. C’est ainsi que se crée l’image idéalisée d’un roi en lutte contre les monstres de l’ignorance16, alors même que le soutien du roi à ses lecteurs est loin d’être assidu, puisqu’il ne fait pas le nécessaire pour leur verser leur salaire17.
19Mais Budé affirme clairement que le travail de restauration linguistique entrepris par les humanistes passe par une lutte institutionnelle18. C’est dans les organes de pouvoir, et pas seulement dans les cabinets des poètes et des grammairiens, que doit s’imposer la connaissance approfondie des langues et des lettres antiques, allégorisée par la déesse de la sagesse, Minerve19. Les juristes des Parlements du Roi doivent promouvoir un latin soigné20 (on est avant 1539 et Villers-Côterets), de même que les professeurs des universités, étant bien entendu que cette pureté de la langue serait gage d’une solidité de la science et de la pensée. Dans les textes de Budé, le combat linguistique des lettrés semble donc devoir se dérouler sur un champ de bataille autre qu’éditorial, dans un espace qui est bien celui des cours de justice et des assemblées universitaires.
20Notre auteur met constamment le doigt sur les résistances que cette tentative de mutation culturelle soulève21. D’après le témoignage de Budé, ceux des juristes et des théologiens qui ne sont pas férus de lettres antiques sont portés à critiquer les goûts et le style humanistes, parce qu’ils les perçoivent comme des indices d’une déviance et d’une insubordination22. C’est bien sûr l’autorité de la religion qui est au centre des préoccupations, étant entendu que la religion fonde la cohésion et, pour ainsi dire, l’espérance de vie du corps politique. Ainsi, la tonalité épique dans laquelle se déclare le combat pour la langue, pour les langues – non seulement le culte de la latinité, mais aussi le souci de la connaissance du grec et de l’hébreu – est entrecoupée, dans les livres de Budé, de passages empreints d’une indignation ou d’une gravité qui rappellent la tragédie. La tragédie fournit d’ailleurs à notre auteur, comme à d’autres humanistes, une métaphore récurrente pour identifier tous les moments où un débat prend une ampleur excessive à grand renfort de postures indignées, où des positions idéologiques se rendent visibles sur la place publique comme sur une scène23. Or, la répression brutale des individus sensibles aux « nouveautés » religieuses fait craindre que l’implication théâtrale des acteurs du débat n’engendre une issue proprement tragique et que la culture antique, ayant à peine retrouvé une audience, soit aussitôt rejetée par le plus grand nombre, effrayés par les scandales auxquels elle se trouve mêlée.
21Il est ainsi frappant de voir que l’image de la guerre entre les partisans de la latinité et les barbares, image qui, chez Valla et dans les préfaces des ouvrages scolaires, relevait simplement de l’hyperbole et semblait ne désigner aucun conflit véritable, peut se doter d’une forte charge polémique en se retrempant aux eaux des débats qui divisent les serviteurs de l’État. Je prendrai un seul exemple. Dans une digression de ses Annotations aux Pandectes, son vaste commentaire de ce pan important du droit romain24, Budé nous laisse entrevoir comment les discussions entre juristes sur le goût de la poésie latine révèlent des tensions qui menacent de dégénérer lors d’une séance au Parlement de Paris. Dans les lignes qui précèdent, l’auteur nous raconte comment ses collègues se moquent de sa pratique de la poésie et lui conseillent de se consacrer pleinement aux affaires du tribunal, bien plus lucratives.
[H]ommes incultes, dépourvus de l’élégance des disciplines, […] ils pensent que tous ceux qui ne sont pas de leur avis sont des fous. […] Ils pensent qu’il est impossible d’être juriste – ou plutôt ils veulent que ce soit impossible – sans mépriser du même coup la Latinité. [Passage coupé : ces mécontents veulent interdire tous les auteurs latins extérieurs au corpus juridique.] Parmi les Aréopagites de ce type, il y en eut certains, les mêmes qui singeaient les Stoïciens peu de temps auparavant, pour affirmer (quelle honte !), dans la plus haute cour, du haut du tribunal, qu’il fallait brûler tous les poètes, et en plus bannir la poésie de l’autre côté des Alpes, d’où elle était venue sous de mauvais auspices, disaient-ils dans un grondement courroucé : ils lançaient encore de graves menaces contre ceux qui nous apportèrent, à nous poètes et orateurs, ce type de littérature, comme si c’était la perte assurée de la république. Ils avaient en effet suscité des tragédies formidables dans cette vénérable assemblée, non sans rencontrer l’approbation, en prenant prétexte de la folie de quelque rebelle complètement dépravé, qui, au plus fort de la démence et de la fureur, avait conçu je ne sais quelle fantaisie au sujet de Jupiter et des autres divinités poétiques, alors qu’il était à peine initié aux premiers éléments des lettres. Leur avis fut pris en dérision, à ce qu’on raconte, par une minorité, mais celle des plus sages, et aussitôt effacé, il ne put cependant être oublié. En effet, il filtra jusqu’au peuple, même si ses auteurs, comme je le pense, ne sont pas connus, eux dont la témérité a en tout cas jeté sur la plus haute cour une marque d’infamie qui lui est restée attachée assez longtemps25.
22L’anecdote me paraît très intéressante par les enchaînements et les mises à distance qu’elle opère. La brutalité des propos des magistrats en séance vient révéler toute une violence en gestation dans le personnage du juriste obtus, qui ne voit pas l’intérêt de la poésie latine, ou qui s’en désintéresse avec suffisance. On comprend que ces malentendus et ces différences de goûts peuvent favoriser des gestes d’intolérance, de criminalisation de la culture antique.
23Le passage est très instructif sur la mentalité qui préside à cette criminalisation : le délit s’apparente au blasphème, Budé nous laissant entendre que le prévenu a exalté les dieux de la mythologie païenne au détriment du Dieu chrétien ; mais derrière le blasphème, les magistrats voient une menace pour l’État, pour la res publica (parce qu’en offensant Dieu, on offense son ou ses représentants sur terre, le roi et les responsables de l’Église, en même temps qu’on attire le courroux divin sur le corps politique dont ces hommes ont la responsabilité)26. Or, cette criminalisation n’est pas tout à fait prise au sérieux : elle fait rire les esprits éclairés de la Cour de Justice. Mais Budé fait une concession dans la concession : malgré ce rire, la violence du propos produit un certain effet, puisqu’il connaît une certaine publicité. C’est toute l’ambiguïté des tragédies qui se jouent au Parlement : il en va d’une mise en scène excessive et ridicule du débat, mais celle-ci peut créer des dommages, des dérèglements violents. Et bien que toute la cour ne maudisse pas les poètes à l’unisson, bien qu’il s’agisse seulement de certains magistrats au caractère emporté27, il n’empêche, les noms ne comptent pas, les individus sont oubliés (« autores… ignorantur »), mais la brutalité des discours s’imprime bien dans les mémoires. La fin du passage sous-entend que la réaction du peuple est de remettre en cause la dignité de l’institution qui a formulé un jugement aussi extravagant, mais on peut se demander, vu la crainte que Budé exprime régulièrement face aux débordements populaires, s’il ne redoute pas également que l’image des hommes de culture soit tout aussi écornée aux yeux de l’homme de la rue.
24Si la violence dont il est question est celle des châtiments de l’arsenal pénal, si donc la relégation de la poésie au-delà des Alpes ne projette pas vraiment l’image d’une guerre de reconquête, il est tout de même frappant de voir que le propos du magistrat d’humeur tragique entend renverser le mouvement même de la Renaissance, la transmission de la culture antique de l’Italie à la France, que Du Bellay fantasmait comme le pillage des richesses de Rome par les Gaulois. Dans cette anecdote, on dirait que les Gaulois entendent renvoyer à Rome tout le butin des conquérants humanistes.
Procès des lettres ou procès de l’hérésie ? Clément Marot et Charles de Sainte-Marthe
25Lorsque certains poètes se retrouvent menacés par le bûcher et l’exil pour leurs opinions religieuses au moment de la répression de la Réforme, le discours emporté du magistrat décrit par Budé semble se concrétiser. Mais est-ce que ces poètes poursuivis pour hérésie voient dans les violences qu’ils subissent l’expression d’une phobie des lettrés ? Leurs tribulations personnelles leur paraissent-elles relever de l’affrontement entre les hommes cultivés et les barbares ?
26La réponse est oui. J’en donne deux exemples, l’un en vers français, ceux d’une célèbre épître de Clément Marot, l’autre en prose latine, celle d’une paraphrase des Psaumes d’un professeur humaniste, connu comme poète de langue française, Charles de Sainte-Marthe.
27Au début de l’année 1535, la répression contre la déviance religieuse s’est intensifiée après l’affaire des « Placards », ces affiches de propagande contre la messe qui, une nuit d’octobre 1534, sont apparues dans plusieurs villes du royaume et jusque sur la porte de la chambre du roi. Clément Marot fait partie des « Luthériens » condamnés à mort par contumace. Il a pris la fuite, a échappé à un contrôle de police à Bordeaux, puis s’est réfugié en Italie, à la cour de Renée de France, duchesse de Ferrare. La peine qu’il encourt fait de lui, dans les faits, un banni du royaume28. Il adresse alors une lettre en vers à François Ier, qui est un plaidoyer personnel. Dans les vers qui précédent le passage que je cite, il s’en est pris violemment aux juges qui le poursuivent. C’est maintenant au tour des théologiens :
Aultant comme eulx, sans cause qui soyt bonne,
Me veult de mal l’ignorante Sorbonne ;
Bien ignorante elle est d’estre ennemye
De la trilingue et noble Academie
Qu’as erigée. Il est tout manifeste
Que là dedans, contre ton vueil29 celeste,
Est deffendu qu’on ne voise allegant30
Hebrieu ny Grec, ny Latin elegant,
Disant que c’est langaige d’Hereticques.
O paovres gens, de sçavoir touts ethicques31 !
Bien faictes vray ce proverbe courant :
Science n’a hayneux que l’ignorant.
Certes, ô Roy, si le profond des cueurs
On veult sonder de ces Sorboniqueurs,
Trouvé sera que de toy ilz se deulent32.
Comment douloir ? Mais que grand mal te veulent
Dont tu as faict les Lettres et les Artz
Plus reluysants que du temps des Cesars ;
Car leurs abus voit on en façon telle.
C’est toy qui as allumé la chandelle
Par qui mainct œil voit maincte verité
Qui soubs espesse et noyre obscurité
A faict tant d’ans icy bas demeurance ;
Et qu’est il rien plus obscur qu’ignorance33 ?
28Quant à Charles de Sainte-Marthe, il écrit sa Paraphrase des Psaumes 7 et 2334, entre autres à des fins de justification personnelle, alors qu’il est emprisonné à Grenoble comme hérétique35, entre le printemps 1541 et l’été 1543. Dans l’épître dédicatoire de la deuxième partie de sa paraphrase, il attaque les deux juges qui l’ont placé en détention.
Ces deux hommes, Grenoble les connaît bien, elle sait, dis-je, qu’ils ont travaillé à ma perte en y mettant tout leur cœur, qu’ils ont tout tenté pour abreuver de mon sang la soif inépuisable de leur vengeance. Mais comment auraient-ils favorisé un accusé innocent, ceux qui sont les persécuteurs de l’innocence ? Comment se seraient-ils posés en défenseurs d’une cause juste ceux qui ignorent totalement ce qu’est le droit et qui, pour le mettre en pratique, sont comme des Ânes devant une lyre ? Comment enfin auraient-ils traité avec clémence et selon leur devoir un homme paré de savoir (même moyen), par la faveur des arts bons, eux qui sont profondément étrangers aux Muses et dépourvus de toutes les bonnes disciplines36 ?
29On le voit, dans ces deux mises en cause des autorités judiciaires et ecclésiastiques, la poursuite judiciaire est vécue et décrite comme une véritable agression, une vengeance des ignorants à l’égard des lettrés.
30À ce stade, il est clair qu’on peut parler de « lieu commun », à double titre.
31D’abord, parce que ce thème de la guerre entre lettrés et illettrés est utilisé dans une manœuvre rhétorique qui a à voir avec ce que Quintilien décrirait comme un procédé d’insinuatio ; quand les charges de l’adversaire apparaissent fondées, il faut déplacer l’accent de la plaidoirie, de manière à ce que le point à juger apparaisse en décalage par rapport à la suspicion initiale37. Ce faisant, on capte la bienveillance du juge, ou tout du moins, dans le cas de Sainte-Marthe, du destinataire, et on élève le cas d’espèce à un certain degré de généralité : on ne parle plus d’individus avec leurs intérêts particuliers, mais de classes, de types humains. Cette généralité définit, en rhétorique, le « lieu commun38 ».
32Dans le cas de nos poètes, la suspicion d’hérésie est mise au second plan, tandis que l’accent porte sur l’animosité naturelle qui oppose les parties et qui sous-tend l’accusation. Chez Marot, le décalage est double : non seulement, ses adversaires l’attaqueraient moins pour ses opinons religieuses que pour son savoir, mais de surcroît, ils viseraient moins le poète que son maître, le roi François, le protecteur des arts. Cette manœuvre relève également de ce qu’on appelle en rhétorique les arguments a persona. Inutile de dire que le client présenté comme un puits de science et un homme d’études semblera plus digne de la sympathie du juge. Ces arguments a persona font partie des « lieux communs » du genre démonstratif (le genre de l’éloge)39, qui peut être pratiqué en contexte judiciaire à des fins stratégiques.
33Un exemple célèbre, dans les études humanistes des années 1530, de ce type d’opération rhétorique se trouve dans le plaidoyer de Cicéron pour le poète Archias, soupçonné d’avoir usurpé la citoyenneté romaine. Les commentateurs de ce discours au xvie siècle ne manquent pas de souligner comment l’avocat tire argument de la personne de son client, de sa qualité de poète, pour pallier le manque de preuves en sa faveur, et élargir le cas personnel à un discours général sur l’éloge des lettres40.
34Enfin, on peut aussi parler de « lieu commun » au sens érasmien du terme41, c’est-à-dire au sens le plus proche du nôtre, puisque l’idée d’un conflit entre lettrés et illettrés se fonde, dans les passages cités, sur un fond de sentences et de proverbes faciles à retenir et qui attestent la généralité, et partant la pertinence du propos : « science n’a hayneux que l’ignorant » d’un côté et l’adage asinus ad lyram de l’autre – adossé à l’insulte « étranger(s) aux Muses », traduction du nom grec amousoi – que l’on retrouve collecté par Érasme dans son recueil et placé dans une séquence portant sur la même idée d’une incompatibilité irrémédiable entre artistes-savants et ignorants42. Le commentaire qu’Érasme fournit à chaque rubrique replace d’ailleurs ces adages dans le contexte polémique qui les a vu naître, en préparant ainsi l’usage dans les polémiques de son temps.
Le choucas n’a rien à faire avec la lyre, c’est-à-dire les imbéciles et les incultes n’ont rien à faire avec les bonnes lettres. […] Aulu-Gelle […] lance cet adage contre des individus à l’esprit très épais, adonnés au bavardage stupide, des profanes, des amousous, c’est-à-dire étrangers aux sacrements des muses, qui peuvent moquer ou encore mépriser les lettres bien raffinées et le savoir bien élégant, mais ne peuvent absolument pas les comprendre43.
35Le latinisme contenu dans cet adage ne peut qu’arrêter l’attention : nihil… cum…, pas de commun, pas de communauté possible44 avec les imperiti.
La dénonciation des lieux communs humanistes par un tenant de l’hostilité religieuse assumée : le théologien Noël Béda
36Mais est-ce que les acteurs de ces débats autour des lettres ont conscience du rôle joué par ces lieux communs polémiques ? Est-ce qu’ils ont l’impression que les échanges s’organisent autour de ces lieux communs qui les partagent en deux communautés en lutte ?
37La réponse est encore une fois positive. J’ai été étonné de voir dans une préface du théologien Noël Béda datant de 1526 un résumé évocateur de l’affrontement en cours et des « noms d’oiseaux » (pas forcément les choucas d’Aulu-Gelle, mais presque) qui le polarisent. Béda est à cette époque le syndic de la Sorbonne, c’est-à-dire le responsable en charge de la censure et des décisions dogmatiques45 ; c’est donc le responsable de la censure d’Érasme, pour ne citer que ce « fait d’arme ». La préface dont est tiré le texte suivant vise précisément à justifier le projet de l’auteur de reprendre, sous la forme d’annotations, les erreurs théologiques d’Érasme et d’un réformateur français important, Jacques Lefèvre, tous deux inspirateurs de cette sensibilité religieuse nouvelle, très présente chez les lettrés du début du siècle, qu’on appelle « évangélique46 ». Béda décrit en ces termes le contexte polémique dans lequel son commentaire à charge intervient :
ils s’honorent eux-mêmes du nom d’humanistes qu’ils font retentir dans le monde sur leurs trompettes, insultant en même temps les docteurs scolastiques de noms divers, puisqu’ils les surnomment rabbins, crasseux, barbares, ignorants de la littérature bien raffinée et de ce fait ennemis de cette littérature47.
38Se fondant sur cette objectivisation du langage polémique, la fin de la préface semble une réponse au lieu commun selon lequel les poursuites et les censures à l’encontre des évangéliques sont guidées par une haine du beau style et de la bonne littérature.
Si on inspecte l’affaire plus mûrement, on découvrira que les saints docteurs eux-mêmes ont toujours moins apprécié et moins utilisé l’élégance séculière à mesure qu’avec l’âge, ils progressaient dans les divins charismes. Cependant, qui des docteurs scolastiques aurait pu s’indigner de leurs études [= celles de Lefèvre et d’Érasme], quelle que fût leur éloquence, même si ces écrivains avaient composé leurs livres en utilisant à l’excès les tours de Démosthène, s’ils n’avaient pas aussi heurté outrageusement les dogmes mêmes de la foi ? En effet, nul ne sera jamais assez débile ou pauvre d’esprit (même si ces écrivains ont une autre interprétation à ce sujet) pour ne pas reconnaître et louer comme des dons de Dieu l’art de l’humanité et la maîtrise des langues. Non, assurément, ces compétences ne sauraient en toute justice déplaire à qui que ce soit. Mais à l’inverse, personne ne doit prendre plaisir à voir que chacun des deux, sans remercier Dieu des grâces de cette nature, en a abusé pour perdre un grand nombre. Qu’ils cessent donc, qu’ils cessent d’accuser faussement l’ordre des théologiens qui s’opposent à leurs dogmes pervers de le faire par haine des prétendues « bonnes » lettres48.
39Quoiqu’il orne son discours de quelques effets de style repérables, comme le jeu étymologique entre les verbes « compegissent » et « impegissent », Béda assume donc ses réserves à l’égard de l’éloquence et de l’art de la parole, sa différence de goûts avec les humanistes, mais veut maintenir l’opposition sur le terrain religieux. Il identifie les lieux communs du différend entre lettrés et barbares, humanistes et scolastiques, pour mieux les évacuer et laisser place à d’autres étiquettes, étendards d’une autre « guerre », celle qui oppose perpétuellement les dogmes de la foi aux dogmes pervers, l’Église aux hérétiques.
40Alors revenons à notre question initiale ? Doit-on prendre ces lieux communs au sérieux ? Doit-on prendre Marot au sérieux quand il écrit que les poursuites qui le visent sont un nouvel épisode de la lutte entre savants et ignorants, une opération destinée à briser les incursions des humanistes dans les enseignements de la Sorbonne ?
41Il est clair qu’on ne peut pas laisser passer inaperçue la stratégie oratoire de l’auteur. Il faut donc la signaler comme une construction singulière, en mentionnant les faits historiques qui contredisent la version marotique : le fait que les cours des lecteurs royaux sont bien loin de constituer encore une institution de la dimension d’une « trilingue et noble Académie »49 ; le fait que c’est le roi lui-même qui, à ce moment précis, encourage fortement la Faculté et le Parlement à poursuivre les hérétiques50 ; le fait que les soupçons des autorités quant aux opinions religieuses de Marot ne se limitent pas à sa familiarité éventuelle avec les lettres antiques ou ceux qui en sont spécialistes51. D’ailleurs, il mentionne lui-même, dans la suite de l’épître, que l’on a trouvé des livres interdits dans son cabinet de travail52 – sermons luthériens sans doute.
42Mais il convient de ne pas invalider a priori le lieu commun mobilisé par l’auteur. Si l’image du conflit entre lettrés et illettrés n’exprime pas la particularité de la situation du poète, il ne faut pas en conclure que ce conflit n’existe pas dans la société de l’époque. Les différences de style et d’orientation intellectuelle existent, le combat pour les langues est véritablement un facteur de tensions, nous l’avons vu. Béda porte plainte contre les lecteurs royaux dès janvier 1534 pour avoir contourné l’autorité (le monopole) des théologiens sur l’enseignement de la Bible, pour avoir « empiété sur sa juridiction », pour reprendre les mots de l’historien James K. Farge53. La volonté propre aux réformateurs de faire passer les contenus bibliques dans la langue vernaculaire en utilisant l’essor du livre imprimé rencontre une forte censure. La Sorbonne, au moment où écrit Marot, est encore réticente à l’idée d’organiser de véritables cours de langue pour l’explication sur le texte biblique, au point qu’elle est rappelée à l’ordre par une décision du Parlement en 1532, décision qui n’est exécutée qu’en 153654. Bref, il faut considérer que ce lieu commun polémique condense une multiplicité d’expériences, de menaces proférées ou entendues55, comme dans la séance au Parlement rapportée par Budé, de pics d’une animosité diffuse que le sujet décide de ressaisir et de s’approprier dans son exercice d’écriture. Si la guerre des lettrés et des illettrés n’est pas une formule causale satisfaisante pour expliquer les tribulations de Marot, elle est néanmoins une représentation crédible du climat social dans lequel ces tribulations interviennent56.
La solidarité communautaire et sa mécanique violente au fondement du dévouement humaniste pour les lettres : Étienne Dolet
43Mais allons plus loin. Le geste de Marot, sa façon de s’identifier à une cause commune en rapprochant ses mésaventures de celles des lecteurs royaux, cette propension à invoquer une communauté de lettrés pour rendre compte d’une expérience individuelle est caractéristique de ce qu’est à mes yeux la tradition humaniste. Si la tradition humaniste tend à penser la culture comme une guerre, c’est précisément parce qu’elle pense par lieu commun, autrement dit parce qu’elle conçoit tout rapport au savoir, à la langue, à la littérature, comme une entreprise collective qui insère l’individu dans une communauté incarnée.
44Pour expliciter cette idée, je me servirai d’un texte que le poète Étienne Dolet a publié à Lyon à l’été 153457, mais qui reprend un discours prononcé à Toulouse aux premiers jours de la même année, un discours entièrement cicéronien dans son style, ses inspirations et sa performance, un discours qui ne cesse de parler de l’appartenance à une communauté, des violences physiques bien réelles qui en découlent et des lieux communs qui s’échangent dans l’agitation de ces violences.
45Dolet, qui poursuit alors ses études de droit à l’université de Toulouse, prononce son discours pour protester contre une décision de justice visant à restreindre les droits des associations qui regroupent les étudiants selon leurs origines, et qui prennent le nom de « nations » : la nation française, à laquelle appartient Dolet, est rivale de la nation gasconne ou aquitaine qui regroupe les méridionaux. La question de l’encadrement des « nations » à l’université au xvie siècle rappelle étrangement celle du contrôle des associations de supporters de football à notre époque. En effet, pour faire prévaloir leur propre nation contre les autres et renforcer la solidarité de leur groupe, les bandes d’étudiants souvent armées s’affrontent dans des rixes meurtrières et se mesurent au guet, les forces de police de la ville58. Ce n’est pas le seul type d’événements violents qui marquent l’actualité de la ville en ces années, puisque l’administration locale est très engagée dans la répression de l’hérésie luthérienne, ce qui a donné lieu à une vague d’arrestations l’année précédente. Un professeur de droit du nom de Jean Caturce a été brûlé vif, et un autre, très proche de Dolet, Jean Boyssoné, a été condamné à une forte amende et à l’humiliante cérémonie de l’abjuration des erreurs. Rabelais résume la situation dans le Pantagruel en parlant des étudiants toulousains qui « joue[nt] de l’épée à deux mains » (par allusion aux rixes et aux meurtres) et des « régents » (professeurs) qui brûlent comme des harengs que l’on met à fumer59. Dolet va condenser ces deux faits d’actualité pour dresser l’image d’une Toulouse barbare, hostile aux hommes de culture, parce qu’elle les empêche de se regrouper en association et qu’elle envoie les plus renommés d’entre eux au bûcher : ce faisant, il s’en prend à la fois à la nation gasconne rivale et aux autorités toulousaines. Cette prise de parole va apparaître séditieuse et Dolet sera emprisonné en mars 1534.
46L’orateur est lucide sur la mécanique qui lie les violences entre communautés, la violence du discours par lieux communs qui cristallise les tensions, et la violence de la répression qui veut mettre au pas les pulsions communautaires.
Et à vous aussi, les Aquitains, je voudrais de toutes mes forces vous dire et confirmer ceci, une fois pour toutes : si, à un moment donné, lorsqu’une rixe a été provoquée entre nous et que l’ordre public a été gravement perturbé, j’ai semblé m’opposer à vous de façon trop fâcheuse, ou si je vais bientôt proclamer des choses trop dures ou trop ardentes contre vous, j’ai dû céder aux nécessités du moment, et je dois maintenant me plier à l’argument de mon discours60.
47Voilà comment Dolet objectivise à son tour le recours au lieu commun de l’opposition entre barbares et civilisés (nous dirions qu’il en va d’un ethnotype) par lequel il va attaquer ses adversaires gascons. C’est son devoir d’orateur de coller au temps et au sujet du discours, autrement dit aux circonstances, et si les circonstances sont celles d’une guerre de rue, alors il faut que le discours se fasse guerrier.
48Mais plus loin dans le discours Dolet explique à nouveau ce recours au lieu commun, de façon bien plus exaltée. Il commence par dire qu’il a parfois pratiqué, notamment dans sa poésie, d’autres lieux communs, ceux de l’éloge de Toulouse, mais dans l’ensemble les insultes et les menaces qu’il a souvent reçues lui ont donné une mauvaise image de la ville.
Mais malgré cela, je ne suis influencé par aucune inimitié personnelle, aucune injustice que j’ai subie lorsque je me suis avancé pour porter plainte contre la barbarie de Toulouse.
Mais celui pour qui les sentiments humains [humanitas] représentent ce qu’il y a de plus sacré dans la vie, comment pourrait-il ne pas s’opposer à ceux qui haïssent avec tant d’hostilité d’esprit tout ce qui est humain ? Celui qui estime que l’association des êtres vivants et l’entretien des familiers sont des valeurs à cultiver, comment saura-t-il louer ceux qui condamnent la vie en société ? Celui qui s’afflige des injures proférées à l’adresse de ses camarades, doit-il calmement approuver ceux qui leur arrachent la liberté, qui leur interdisent tout lien d’amitié, ceux qui les oppriment d’injustices ? ne devrait-il pas être bien plus leur adversaire ?
Voilà ce qui m’a poussé à traiter Toulouse d’impitoyable, d’inculte, d’âpre et de barbare ; voilà ce qui a fait que je m’emporte contre Toulouse avec tant de véhémence. Je changerai d’opinion sur cette ville lorsque je verrai Toulouse changer de mœurs, lorsque j’y verrai l’âpreté subjuguée par les sentiments humains, lorsque j’entendrai que les lettres y sont tenues pour précieuses, […] lorsqu’il sera enfin permis aux doctes de vivre en sécurité à Toulouse61.
49Les tracas individuels de l’orateur-poète, l’hostilité qu’il a pu rencontrer sont ainsi relégués au second plan, dans la justification de la violence verbale, au profit de la dimension collective ; c’est bien l’appartenance au groupe qui a déclenché le lieu commun de la barbarie. S’il n’avait pensé qu’à ses difficultés personnelles, Dolet n’aurait jamais eu l’idée d’inventer le personnage de la Toulouse barbare. On pourrait se dire alors que le Dolet qui se laisse insulter tout en écrivant des vers élogieux sur la ville est le plus humain, ou le plus humaniste ; mais lui nous dit le contraire. Pour lui, cette valeur centrale qu’est l’humanitas ne se réalise pleinement que dans l’appartenance à une communauté ; parce qu’elle contient en elle une inclination fondamentale pour la vie en commun – uitae coniunctio et familiaris conuictus. Cultiver l’humanitas, c’est penser qu’on est entouré de socii, de partenaires ou d’alliés, auxquels nous sommes liés par des liens d’assistance mutuelle. Or, cette harmonie du groupe est précisément ce qui donne des ennemis, que l’on désigne et combat au moyen de lieux communs62, ce qui empêche sans doute, pour reprendre la dernière phrase de l’extrait, de pouvoir mener une vie de docte en toute sécurité.
50Et c’est ce qui rend, à mon sens, aussi délicat le projet de transmettre la culture autrement que comme une guerre. C’est que ce lieu commun guerrier ne persiste pas seulement dans nos esprits du fait de la confusion entre humanisme et anti-humanisme ; il est l’héritage même de la tradition humaniste et peut-être ce qui la rend si fascinante. Pour solder l’héritage guerrier, il faudrait inventer un partage sans communauté, une humanitas assez discrète pour ne pas susciter d’adversaire63.
Notes de bas de page
1 J’ai effectué les recherches exposées dans ce chapitre dans les semaines qui ont suivi la mort de Clément Meyric et l’émergence d’une communion endeuillée autour de sa mémoire.
2 H. Merlin-Kajman, « Peut-on sauver ce qu’on a détruit ? », Le Débat 2/2010 (n° 159), p. 80-94. URL : www.cairn.info/revue-le-debat-2010-2-page-80.htm (consulté le 15 avril 2016).
3 Voir J.-L. Charlet, « De l’humaniste à l’humanisme par les humanités : histoire de mots », Hercules Latinus, Debrecen, 2006, p. 29-39.
4 Ce projet revient à montrer que le dévouement humaniste pour les lettres s’est constitué au xvie siècle comme un « mythe », tel que le conçoit J.-L. Nancy (La Communauté désœuvrée, Christian Bourgois, 1999) – conception exploitée par H. Merlin-Kajman dans un essai à paraître pour identifier cette manière de transmettre la littérature « comme une guerre » qui contredirait les valeurs mêmes de la littérature : « l’appel au mythe est toujours appel à la communauté, appel à une soudure traumatique, une soudure qui génère plus ou moins secrètement la figure de l’ennemi, l’effroi ou la haine de l’autre, la terreur du dehors », (chap. 12 « La transitionnalité, critère de littérarité », dans L’Animal ensorcelé. Littérature, culture, transitionnalité, à paraître en septembre 2016 chez Ithaque).
5 Pour bien prendre la mesure du scepticisme de certains commentateurs face à la circulation des lieux communs guerriers chez les humanistes, on peut se reporter au discours de Gérard Defaux dans Rabelais agonistes : du rieur au prophète. Études sur Pantagruel, Gargantua, Le Quart Livre, Genève, Droz, 1997. À partir d’une analyse probablement inspirée par la sociologie interactionniste de l’école de Chicago d’un côté, et de l’autre par le concept bourdieusien de « champ », Defaux présente l’allégorie d’une guerre entre humanistes lettrés et scolastiques illettrés comme le simple produit d’un jeu pour la reconnaissance et la conquête du pouvoir (ibid. p. 41). Mais il en tire une conclusion qui tend à nier l’existence même de deux ensembles antagonistes de valeurs et d’usages de la culture à l’époque de Rabelais : « la “querelle” elle-même, la querelle telle que nous la voyons et l’interprétons le plus souvent, ne résiste pas à l’examen. […] Contrairement à une idée largement répandue, nous n’avons pas ici affaire, en vérité, à une opposition statique, […] mais à une sorte de drame agonistique, à une interaction de forces conflictuelles, à une sorte de processus dialectique dans lequel chacun des contestants n’existe que dans et par sa relation à l’autre. […] Toutes les luttes idéologiques, tous les conflits culturels sont des mythes que nous fabriquons pour justifier nos partis-pris et nos besoins, une sorte de costume élégant, de manteau de parade… » (ibid. p. 49). Il faut remarquer la manière dont cet auteur passe de l’idée interactionniste que les identités sociales connotées sont le fruit du conflit entre des groupes (et non la cause préexistante de ce conflit) à l’affirmation que le conflit lui-même et les divergences idéologiques qui le sous-tendent sont une vaste fable. Or, l’effort critique de replacer les images guerrières dans leur contexte et d’éviter de les prendre pour une description totalement fiable des rapports entre les groupes sociaux ne doit pas amener à nier les affrontements idéologiques de l’époque étudiée.
6 F. Rico, Le Rêve de l’humanisme : de Pétrarque à Érasme, trad. J. Tellez revue par A.-P. Segonds, Les Belles Lettres, « L’âne d’or », 2002, p. 20-21.
7 « Quousque, inquam, Quirites, urbem nostram, non dico domicilium imperii, sed parentem litterarum, a Gallis captam esse patiemini ? id est latinitatem a barbaria oppressam ? […] Certemus, quaeso, honestissimum hoc pulcherrimumque certamen », « In sex libros elegantiarum praefatio », dans Prosatori latini del Quattrocento, éd. E. Garin, Milano-Napoli, Ricciardi, 1952, p. 599.
8 « Aussi, pour peu qu’on évalue les situations équitablement, comment ne pas préférer ceux qui sont devenus célèbres en cultivant les rites sacrés des lettres à ceux qui le sont devenus en menant des guerres horribles ? – Quare quis aequus rerum aestimator non eos praeferat qui sacra literarum colentes iis qui bella horrida gerentes clari fuerunt ? » (Ibid., p. 595).
9 Sur l’instrumentalisation politique de la langue et ses perceptions aux xvie et xviie siècles, voir H. Merlin-Kajman, le chapitre « La langue, “compagne de l’empire” », dans La Langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Le Seuil, 2003, p. 69-93.
10 « Conclusion de tout l’Œuvre », Défense et illustration de la langue française, éd. H. Chamard, Didier, « STFM », 1970, p. 195-196.
11 Cette exaltation de l’étude des lettres par l’imagerie guerrière est récurrente dans la production humaniste du premier xvie siècle ; dans son édition commentée du poète néo-latin Nicolas Bourbon, Nugae (Bagatelles) 1533, Genève, Droz, 2008, p. 183, Sylvie Laigneau-Fontaine parle du « grossissement épique de la figure des humanistes » – voir l’ensemble de la section « L’humaniste, soldat des Belles Lettres », p. 181-184, pour une mise en série des poèmes de Bourbon évoquant la guerre à mener contre la Barbarie, suivant l’inspiration de Lorenzo Valla. Voir La Philologie humaniste et ses représentations dans la théorie et la fiction. Actes du colloque de Gand, 6-9 novembre 2002, P. Galand-Hallyn, F. Hallyn, G. Tournoy (dir.), Genève, Droz, 2005, en particulier l’article de P. Galand-Hallyn (« Nicolas Bérauld : autoportrait en commentateur enthousiaste », p. 311-341 de ce volume), pour une figuration du commentateur de textes anciens en soldat romain toujours prêt à l’assaut (p. 329).
12 Progymnasmatum in artem Oratoriam Francisci Syluii Ambianatis, Centuriae Tres : diligentius repositae, Josse Bade, 1522 [1520] [BNF : Res- X- 1629]. Aussi mentionné par M.-M. de la Garanderie, Christianisme et lettres profanes. Essai sur l’humanisme français (1515-1535) et la pensée de Guillaume Budé, Champion, 1995 [Belles Lettres, 1976], p. 90.
13 Défense et illustration, op. cit., II, XI, p. 172-173.
14 Lorsqu’il décide d’engager sa poésie dans les affrontements idéologiques au cœur de la première guerre de religion, Ronsard interpelle son adversaire, le poète et penseur protestant Théodore de Bèze, pour tenter de le ramener d’une attitude belliqueuse funeste, responsable des morts de la guerre civile, à une violence « sublimée » dans l’étude de l’épopée homérique, ferment d’unité pour une Europe humaniste : « Certes il vaudroit mieux à Lozanne relire/ Du grand fils de Thetis les prouesses et l’ire, / Faire combattre Ajax, faire parler Nestor, / Ou re-blesser Venus, ou re-tuer Hector, / Que reprendre l’Eglise, ou pour estre dit sage/ Raccoustrer en sainct Paul je ne sçay quel passage./ De Beze, ou je me trompe, ou cela ne vaut pas/ Que France en ta faveur face tant de combas » (« Discours des Miseres de ce temps », « Continuation du Discours à la Royne » (1562), v. 127- 134, dans Œuvres complètes, t. II, éd. J. Céard, D. Ménager et M. Simonin, Gallimard, « La Pléiade », 1994, p. 1000 ; Bèze enseignait en effet le grec à Lausanne). La rêverie épique des humanistes occupés à expliquer l’Iliade et sa mythologie païenne apparaît ici comme non-violente en comparaison des effets dévastateurs du commentaire théologique chrétien. Si l’étude de la poésie homérique et celle des épîtres de Paul relèvent dans l’esprit humaniste d’une même guerre contre l’ignorance, toutes deux ne sont pas susceptibles de faire couler le sang dans une guerre véritable : le récit de la guerre de Troie construit une culture commune que Ronsard évoque comme un remède aux divisions. Voir D. Ménager, Ronsard. Le Roi, le Poète et les Hommes, Genève, Droz, 1979, p. 209.
15 Voir M.-M. de la Garanderie, Christianisme et lettres profanes, op. cit., le chapitre « L’avocat des bonnes lettres », en particulier p. 228-229.
16 Entre 1533 à 1539, Rosso Fiorentino réalise dans la galerie du château de Fontainebleau un cycle de fresques comprenant l’allégorie dite de L’Ignorance chassée : une foule aveugle et les yeux bandés se débat dans les ténèbres tandis qu’un héros, représentant le roi, armé à la romaine, une épée et un livre à la main, tournant le dos aux ténèbres, entre dans un temple de lumière. L’armure du héros rappelle que le protecteur des savoirs est en même temps un roi guerrier triomphant, réconciliant ainsi dans sa personne les lettres et les armes ; elle rappelle également qu’il se situe dans la lignée des empereurs romains, à commencer par le premier d’entre eux, Auguste, restaurateur de la puissance de Rome et inspirateur des plus grands écrivains de l’antiquité (voir P. et F. Joukovsky, À travers la galerie François Ier, Champion, 1992, p. 87 sur les statues antiques cuirassées, loricatae). Réactive-t-elle aussi l’idée d’une guerre contre la barbarie ? Pas tout à fait, puisque le roi tourne le dos à cette foule monstrueuse sans se préoccuper de la châtier. L’allégorie utilisée par le Rosso n’est pas encore de nature à concrétiser l’image belliqueuse familière aux humanistes (voir ibid., p. 103 : « en franchissant la porte de Jupiter, le souverain laisse derrière lui l’impureté de la guerre »).
17 Voir J. K. Farge, Le Parti conservateur au xvie siècle. Université et Parlement de Paris à l’époque de la Renaissance et de la Réforme, Collège de France, 1992, p. 37 : « Il est évident alors que François Ier, bien qu’il ait agréé les demandes pressantes de Guillaume Budé, ne veillait guère au bien-être des lecteurs, au point même que l’historien se voit obligé de remettre en cause l’interprétation trop simpliste du patronage actif du roi. »
18 Voir en particulier le deuxième livre du dialogue où Budé met en scène ses discussions avec François Ier au sujet de leur passion commune pour les lettres, Philologie. De Philologia [Paris, 1532], éd. et trad. M.-M. de la Garanderie, Les Belles Lettres, 2001, f. 36 et suiv., p. 146 et suiv.
19 Voir ibid. l’opposition entre ces deux allégories du traitement de la langue que sont la Minerve judiciaire méprisable et la Minerve élégante, soignée et urbaine des humanistes (Minerua iudicialis ; Minerua elegans, lauta atque urbana), f. 36 v°, p. 148-149.
20 Voir ibid. f. 39 r°, p. 160-161, la réaction d’horreur à la pensée que la « barbarie » du latin impur des hommes de loi se fixe dans les décrets officiels du Parlement.
21 Mutation culturelle qui met en concurrence des groupes sociaux en quête de promotion, comme le remarque G. Gadoffre dans La Révolution culturelle dans la France des humanistes, Genève, Droz, 1997 : évoquant l’animosité des humanistes envers les hommes de loi, Gadoffre l’explique par la plus grande rémunération accordée par les universités aux juristes : « les humanistes se sentaient traités en parents pauvres par ceux qu’ils considéraient comme des parvenus » (ibid. p. 27). Ce point de vue sociologique est fort ancien, on le trouve déjà exprimé avec éloquence dans les premières lignes de l’ouvrage de C. Nisard, Les Gladiateurs de la république des lettres aux xve, xvie et xviie siècles, Genève, Slatkine Reprints, 1970 [Paris, 1860], p. 1-2 : « La renaissance des lettres fut aussi la renaissance des disputes littéraires. […] C’est qu’alors tous ou presque tous les érudits aspiraient à enseigner la jeunesse, que des rivalités naissaient les prétentions, et que les haines sont filles des rivalités. De là ces luttes, souvent terribles, à qui obtiendrait une chaire de professeur, avec les avantages et les distinctions qu’y attachaient les princes ou les républiques ; de là ces batailles de plume qui, pour être moins sanglantes que les guerres civiles, s’y mêlent quelquefois, et ont plus de peine à finir par des accommodements. »
22 Voir en particulier L’Études des lettres. Principes pour sa juste et bonne institution. De studio literarum recte et commode instituendo [Paris, 1532], trad. et comm. M.-M. de la Garanderie, Les Belles Lettres, 1988, f. VI r°-VIII v°, p. 54-64, sur la condamnation des études grecques par les théologiens, au motif qu’elles favoriseraient les propositions hérétiques.
23 Voir l’adage collecté par Érasme, Tragoedias in nugis agere, 1791 (I, viii, 91) : « Tragoedias in nugis agit qui in re leuicula tumultum mouet – on fait des tragédies pour des bagatelles lorsqu’on déclenche un scandale dans une petite affaire sans importance » (dans Les Adages, vol. II, J.-C. Saladin (dir.), Les Belles Lettres, « Le Miroir des Humanistes », 2011, p. 465, avec référence à Cicéron, De oratore, II, 205, et Quintilien, Institutiones oratoriae, VI, I, 36, deux passages illustrant le défaut de l’avocat qui se lance dans une tirade indignée à propos d’un cas sans gravité). Sur les autres usages plus courants de cette métaphore qui font de la tragédie l’image d’un désastre individuel ou collectif, chute d’un puissant ou déchaînement des guerres civiles, voir C. Mazouer, « Ce que tragédie et tragique veulent dire dans les écrits théoriques du xvie siècle », Revue d’histoire littéraire de la France 1/2009, vol. 109, p. 71-84. URL : http://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/resume.php?ID_ARTICLE=RHLF_091_0071 (consulté le 15/4/16). Le commentaire que nous donnons du texte de Budé cité plus bas suggère que l’on peut glisser dans les faits d’une image à l’autre, puisque l’exagération de celui qui fait un drame dans une affaire anodine peut avoir des conséquences tragiques.
24 Annotationes Guilielmi Budaei Parisiensis secretarii regii in quattuor et uiginti Pandectarum libros, ad Joannem de Ganaium cancellarium Franciae. Accuratius nitidiusque ab Jodoco Bado Ascensio nuper impressae, Josse Bade, s. d. [ca. 1519].
25 Ibid., section « Ex lege prima de contrahenda emptione », f. CXXIX v° : « homines imperiti, expertesque disciplinarum elegantiae, […] omnes insanire putant, qui non secum sentiant. […] nullum Iurisperitum esse posse putant, uel uolunt potius, non eumdem Latinitatis contemptorem. […] Ex huiusmodi Areopagitarum numero (proh pudor) extiterunt aliquot non pridem Stoicorum simiae, qui in amplissima curia pro tribunali censuerint poëtas omneis cremandos, poëticamque adeo trans Alpes relegandam, unde inauspicatis auibus eam uenisse superciliose fremebant : dira etiam iis imprecantes, qui ad nos poëtas et oratores, literas[que] huiusmodi quasi certam reipublicae perniciem attulerunt : tragoedias enim mirificas in uenerando illo consessu, non sine assensu excitauerant, arrepta occasione ob uecordiam cuiusdam facinorosi perditissimi, qui nescio quid de Ioue, atque aliis poëticis numinibus in dira dementia, furoreque somniauerat, homo uix prima literarum elementa edoctus. Quorum sententia (ut fama est) risu paucorum, sed prudentiorum excepta, ac confestim suppressa, memoriae tamen eximi non potuit. Manauit enim ad populum, tametsi autores ut arbitror ignorantur, quorum utique temeritate nota turpitudinis amplissimae curiae aliquandiu haesit ».
26 Au xvie siècle, la dissidence religieuse et la résistance aux autorités légitimes sont pensées comme des crimes connexes, dérivant tous deux d’une attitude de rébellion impie et contre-nature : aussi, dans les textes officiels, la notion de « lèse-majesté », dans sa double acception de « lèse-majesté divine et humaine », s’applique-t-elle de la même manière à l’hérésie et à la sédition. Voir dans le manuel de droit de Josse de Damhoudere, Practique iudiciaire es causes criminelles…, Galiot du Pré, 1555, la définition des crimes publics comme crimes « contre la divine, humaine, ou temporelle maiesté, et seigneurie souveraine », f. 74 r°. C’est surtout à partir de l’édit royal du 14 avril 1540 que l’hérésie est juridiquement définie comme crime de lèse-majesté aussi bien temporelle que divine : « actendu que telles erreurs et faulces doctrines contiennent en soy crime de leze magesté divin et humaine, sedition du peuple, sedition et perturbation de nostre estat et repos publique » (cité par C. A. Mayer, La Religion de Marot, Nizet, 1973 [Londres, 1960], p. 161).
27 Voir la remarque de M.-M. de la Garanderie, dans Christianisme et lettres profanes, op. cit., p. 247, sur la manière dont Budé représente les ennemis de la cause qu’il défend : « il n’y a pas chez lui opposition systématique à une caste, mais à une mentalité arriérée et ennemie des lettres (antiquarii et misologi). D’autre part – puisqu’il est bien évident que le débat s’instaure essentiellement avec les théologiens – Budé ne regarde jamais ces derniers globalement comme des ennemis des studia humanitatis. Tout au contraire, l’hostilité de la Faculté de Théologie est toujours présentée comme le fait d’une faction, d’une minorité (aliquot homines sacerdotes, perpauci homines, factio…) composée des plus âgés parmi ces docteurs… », voir les passages repérés par les manchettes In aduersarios literarum graecarum (contre les adversaires des lettres grecques) et Misologica factio dans le deuxième livre du De Philologia, op. cit., f. 41 r°, p. 169.
28 Sur les mésaventures judiciaires du poète, voir C. A. Mayer, La Religion de Marot, op. cit.
29 « Vueil » : volonté.
30 « Voise allegant » : aille citant, convoquant.
31 « Ethicques » : étiques, maigres, desséchés.
32 « Se deulent » : se plaignent.
33 Épître « Au Roy, du temps de son exil à Ferrare », v. 39-62, dans Œuvres poétiques complètes, éd. G. Defaux, Bordas, « Classiques Garnier », t. II, 1993, p. 81-2.
34 Dans Psalmum septimum et Psalmum XXXIII Paraphrasis per Carolum Samarthanum Fontebraldensem I. V. Doct., Lyon, Le Prince, 1543.
35 Voir C. Ruutz-Rees, Charles de Sainte-Marthe (1512-1555). Étude sur les premières années de la Renaissance française, trad. M. Bonnet, Champion, 1914.
36 Ibid., épître dédicatoire de la paraphrase du psaume 23, p. 140-141 : « Hos duos satis nouit Gratianopolis, nouit inquam, toto animi impensu fuisse impulsos in perniciem meam : ac nihil reliquisse intentatum, ut meo sanguine inexhaustam sitim suae uindictae explerent. Set quomodo fauissent innocenti Reo, qui sunt innocentiae persecutores ? quomodo aequioris causae defensores fuissent, qui, quid sit Ius plane ignorant, suntque ad id tractandum tanquam Asini ad lyram ? quomodo denique, fauore bonarum artium, doctrina excultum (licet mediocri) clementer et pro officio suo tractassent, qui sunt a Musis prorsus alieni, et omnium bonarum disciplinarum expertes ? »
37 Sur la pratique de l’insinuatio comme composante des fonctions traditionnelles de l’exorde dans la rhétorique antique, voir H. Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik. Eine Grundlegung der Literaturwissenschaft. Vierte Auflage, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2008 [1960], p. 152-161. Les différentes manières d’amorcer une plaidoirie selon les contraintes et les opportunités inhérentes à l’affaire sont étudiées par Quintilien au début du livre IV de son manuel (Institution oratoire, t. III : livres IV et V, trad. J. Cousin, Les Belles Lettres, 1976).
38 Voir F. Goyet, Le Sublime du « lieu commun », l’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Champion, 1996, en particulier la section « Parler “en général” : du lieu commun à la thèse », p. 272-275.
39 Sur les différents sens du syntagme « lieu commun » dans les ouvrages rhétoriques de la Renaissance, voir les pages de F. Goyet, « Les diverses acceptions de lieu et lieu commun », ibid., p. 58-75. On passe ici au troisième sens répertorié par l’auteur, les lieux communs comme « sièges des arguments », sedes argumentorum.
40 Sur le plaidoyer de Cicéron pour Archias et son retentissement dans la culture renaissante, voir S. Verhulst, « Le Pro Archia comme paradigme d’amplification : réflexions sur le discours épidictique, de Pétrarque à la Raccolta Aragonese », Poétiques de la Renaissance. Le modèle italien, le monde franco-bourguignon et leur héritage en France au xvie siècle, P. Galand-Hallyn, F. Hallyn (dir.), préf. T. Cave, Genève, Droz, 2001, p. 346-360. Le plus célèbre commentaire de ce discours au xvie siècle est celui du réformateur Melanchthon, édité dans le Corpus Reformatorum, vol. XVI : Philippi Melanthonis Opera quae supersunt omnia, éd. K.G. Bretschneider et H. E. Bindseil, Halle, C. A. Schwetschke et f., 1850, voir son analyse p. 900 : « Comme l’affaire est en soi maigre et étroite, il la rend plus éclatante et plus illustre en introduisant le lieu commun de l’éloge des lettres. Et alors que précédemment il avait tiré ses arguments de l’objet, c’est-à-dire de l’affaire, voici qu’il prend argument de la personne : Archias est un lettré et un poète, il est donc digne que nous le retenions dans notre cité. Il transfère ainsi le discours de l’hypothèse à la thèse, c’est-à-dire à un lieu commun : Il faut prendre soin de tous les hommes de culture. Quia causa per se tenuis et exigua est, reddit eam splendidiorem et illustriorem addito loco communi de laude literarum. Et cum supra argumenta a re seu causa traxerit, hic a persona ducit argumentum : Archias est homo literatus et poeta, ergo est dignus quem in ciuitate retineamus. Transfert igitur orationem ab hypothesi ad thesin, id est, ad locum communem, scilicet : Omnes studiosi sunt colendi. »
41 Sur l’usage des lieux communs dans les études selon Érasme, et la comparaison avec la pensée de Melanchthon, voir le chapitre d’A. Moss, « Le recueil de lieux communs au berceau », dans Les Recueils de lieux communs. Méthode pour apprendre à penser à la Renaissance, trad. P. Eichel-Lojkine, M. Lojkine-Morelec, M.-C. Munoz-Teulié et G.-L. Tin, P. Eichel-Lojkine (dir.), Genève, Droz, 2002 [1996], p. 177-229. Voir F. Goyet, Le Sublime du lieu commun, op. cit., p. 61, pour le lieu commun comme « formule gnomique ».
42 Voir la séquence 335-339 (I, IV, 35-I, IV, 39 selon l’autre numérotation existante), dans Les Adages, vol. I, op. cit., p. 299-304 : « Asinus ad lyram ; Sus tubam audiuit ; Nihil graculo cum fidibus ; Nihil cum amaracino sui ; Quid cani et balneo ? ; Asinum sub freno currere duces. – Un âne devant une lyre ; C’est un porc qui a entendu la trompette ; Le choucas n’a rien à faire avec la lyre ; L’essence de marjolaine n’a rien à faire avec le porc ; Quoi de commun entre un bain et un chien ? », voir l’adage 1518 (II, VI, 18) dans le vol. II du même ouvrage p. 333-334 pour Amousoi. Le terme d’amousoi est une sorte d’équivalent antique de la catégorie des squares (caves en français) qu’Howard Becker reconstitue dans une étude fondatrice sur les musiciens de jazz : « le mot “cave” désigne les personnes qui sont le contraire de ce que sont, ou devraient être, les musiciens ; il vise aussi les manières de penser, de sentir et de se conduire qui sont à l’opposé de ce qu’apprécient les musiciens » (H. S. Becker, chap. 5, « La culture d’un groupe déviant : les musiciens de danse », dans Outsiders. Études de sociologie de la déviance, trad. J.-P. Briand et J.-M. Chapoulie, préf. J.-M. Chapoulie, Métailié, 1985 [1963], p. 103-125, citation p. 109).
43 Les Adages, vol. I, op. cit., adage 337, p. 300 : « nihil graculo cum fidibus, id est nihil stolidis et imperitis cum bonis litteris… A. Gellius… hoc adagium torquet in quosdam pinguiore ingenio homines stolidaque loquacitate praeditos, prophanos, amousous, id est a musarum sacris alienos, qui politiores litteras elegantiorem doctrinam uel ridere possunt uel etiam contemnere, intellegere nequaquam possunt. »
44 Érasme en donne aussi la version grecque, encore plus explicite : ti koinon…? – quoi de commun…? (ibid. p. 299 et 302).
45 Le doyen de la faculté a quant à lui une responsabilité administrative. Sur le syndic « bête noire » des humanistes, voir P. Caron, Noël Béda, précédé de Le Diabolique docteur et les saints érudits, éd. Arnaud Laimé, Les Belles Lettres, « Le Miroir des Humanistes », 2005, ainsi que J. K. Farge, Biographical Register of Paris doctors of Theology 1500-1536, Pontifical Institute of Medieval Studies, Toronto, 1980. Voir F. Higman, Censorship and the Sorbonne. A bibliographical study of books in French censured by the faculty of Theology of the University of Paris, 1520-1551, Genève, Droz, 1979.
46 Sur la foi évangélique et son affirmation dans la littérature du règne de François Ier, voir I. Garnier-Mathez, L’Épithète et la connivence. Écriture concertée chez les Évangéliques français (1523-1534), Genève, Droz, 2005. Sur Lefèvre, voir G. Bedouelle, Lefèvre d’Étaples et l’intelligence des Écritures, Genève, Droz, 1976, et Jacques Lefèvre d’Étaples (1450 ?-1536). Actes du colloque d’Étaples, 7-8 novembre 1992, Champion, 1995.
47 Annotationum Natalis Bedae Doctoris Theologi Parisiensis, in Jacobum Fabrum Stapulensem libri duo : Et in Desiderium Erasmum Roterodamum liber unus […], s. l., s. d. [Josse Bade, 1526], f. Aa i v°-Aa ii r° : « Ita suis se uerbis iactitant humanistae, quae et mundo tubis suis intonant : scholasticis interim doctoribus uariis nominibus detrahentes : utpote quos modo Rabinos, modo crassos, barbaros, politiorisque literaturae ignaros, et eam ob rem illius inimicos appellitant », voir M.-M. de La Garanderie, Christianisme et lettres profanes, op. cit., p. 180.
48 Annotationes Natalis Bedae, op. cit., f. Aa iii v° : « quod si quis maturius rem perpendat, comperiet ipsos sanctos doctores, semper eo minus ac minus saeculari elegantiae studuisse, usosue fuisse : quo cum aetate, in diuinis charismatibus auctiores euaserunt. Quamquam tamen quis scholasticorum doctorum fuerat eorum studia indigne laturus, quantacunque dicendi arte, etiam si plusquam Demosthenica usi suos libros scriptores isti compegissent : si non in ipsa quoque fidei dogmata turpiter impegissent ? Nullus enim ita hebes, ac mentis inops, (quicquid secus isti interpretentur) fuerit : qui humanitatis artem, linguarum peritiam non ut dei dona agnoscat ac laudet. Non certe illa cuiquam iuste displicere possunt. At rursus placere debet nemini, quod de huiuscemodi gratiis uterque deo ingratus, ad multorum exitium abusus est. Desinant ergo, desinant theologorum ordini peruersis eorum dogmatis sese opponentium, falso imputare, id eos odio bonarum (quas dicunt) literarum agere. »
49 voir J. K. Farge, Le Parti conservateur au xvie siècle, op. cit., p. 39.
50 voir R. Hari, « Les Placards de 1534 », dans Aspects de la propagande religieuse au xvie siècle, G. Berthoud et alii, préface de H. Meylan, Genève, Droz, 1957, p. 79-142.
51 G. Berthon mentionne « ses précédents emprisonnements, sa réputation de “luthérien”, et sa fuite empressée aux lendemains du 17 octobre 1534 » (L’« Intention du Poete ». Du pupitre à la presse, Clément Marot autheur, thèse de doctorat en littérature française présentée à l’université Paris 4-Sorbonne, C. Blum (dir.), 2010, p. 382, en partie repris dans L’Intention du poète. Clément Marot « autheur », Classiques Garnier, 2014).
52 Épître « Au Roy, du temps de son exil à Ferrare », v. 131-136, dans Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 84 : « Et Juge sacrilege, / Qui t’a donné ne loy, ne privilege/ D’aller toucher, et faire tes massacres/ Au cabinet des sainctes Muses sacres ?/ Bien il est vray, que livres de deffense/ On y trouva. »
53 Le Parti conservateur au xvie siècle, op. cit., p. 41 : « Béda soutenait que les trois cours quotidiens sur la Bible, pour lesquels les lecteurs royaux avaient mis des affiches un peu partout, portaient préjudice à la juridiction de la Faculté sur l’enseignement de la religion. »
54 Ibid., p. 43.
55 Voir ce passage de la lettre-préface de Bourbon à son recueil de poésie, sur l’hostilité rencontrée par les études grecques : « [qui odio plusquam Vatiniano politiores literas oderunt, inprimis Graecas] antehac clamitabant hostem esse Christianae religionis, quisquis Graece studeret aut loqueretur. Quin et in publicis concionibus e suggestu uociferabantur admonebantque plebeculam sedulo cauendum esse ne pueri Graecis literis formarentur – [ceux qui haïssent les lettres bien raffinées d’une haine plus que vatinienne, à commencer par les lettres grecques] auparavant clamaient que quiconque étudiait ou parlait le grec était ennemi de la religion chrétienne. Bien plus, dans les assemblées publiques, en chaire, ils vociféraient et avertissaient le petit peuple de bien se garder que leurs enfants ne se forment aux lettres grecques », Nugae (Bagatelles), 1533, op. cit., p. 216.
56 Ce genre de commentaire qui évite à la fois d’adhérer à l’évocation de la « guerre » et de la rejeter complètement peut apparaître comme une solution attendue dès lors que l’on entreprend une analyse interactionniste : en effet, les étiquettes dépréciatives montrent que les tensions sociales existent ; le tout est de rappeler que ces étiquettes sont le produit du conflit même et non un découpage naturel de la société que l’animosité entre les groupes ne ferait que rendre visible. Mais à cette manière de mettre à distance les polémiques – procédure critique simple et facilement applicable à toute une série de discours –, il faut encore ajouter un travail de contextualisation qui permette de souligner, comme je viens d’essayer de le faire, les événements et les faits qui confirment et qui contredisent la pertinence de l’étiquetage conflictuel. Par rapport à la notion d’« étiquette », la notion de « lieu commun » peut indiquer plus précisément les énoncés qui renforcent une étiquette en expliquant un comportement perçu comme radicalement autre (voir H. S. Becker, Outsiders, op. cit., p. 114-115, la description des habitudes des « caves » par les musiciens). Mais la notion de lieu commun a peut-être cet avantage d’insister sur la circulation de certains énoncés non seulement au sein d’une même société, mais aussi à travers les époques. Ainsi, au-delà de l’étiquette « humaniste » que les littéraires actuels peuvent ou non rejeter, l’idée que l’attachement aux lettres est une guerre fait entrer subitement en communication des textes anciens et des manifestes actuels.
57 Les Orationes duae in Tholosam d’Étienne Dolet (1534), éd. fac-similé et trad. K. Lloyd-Jones et M. Van der Poel, Genève, Droz, 1992.
58 Voir la biographie de R. Copley-Christie, Étienne Dolet, le martyr de la Renaissance. Sa vie et sa mort, trad. C. Stryienski, Genève, Slatkine Reprints, 1969 [1886], chap. VII, « L’orateur », p. 95-134, notamment p. 95-97 sur la crise des nations à l’université de Toulouse.
59 Rabelais, Pantagruel, chap. V, dans Œuvres complètes, éd. M. Huchon, avec F. Moreau, Gallimard, « La Pléiade », 1994, p. 230-231.
60 Oratio secunda in Tholosam, dans Les Orationes duae, op. cit., fac-similé p. 32-33, trad. p. 154 : « Hic autem uobis Aquitani semel hoc a me dictum atque confirmatum mirifice cupiam, si aliquando excitata inter nos rixa, et graui rerum perturbatione, uobis odiosius obstare uisus sum, aut si mox asperius in uos quicquam ardentiusue proloquar, tempori me obsecutum, et me meae modo orationis argumento cedere. »
61 Ibid., fac-similé p. 51-52, trad. p. 169 : « Nullis meis tamen priuatis inimicitiis, aut iniuria adducor, ut ad barbariem Tholosae accusandam descendam. Sed humanitatem in uita sanctissimam qui putat, potest eis non inimicus esse, qui humanitatem animis tam infestis odere ? Vitae coniunctionem et familiarem conuictum qui colendum existimat, potest uitae coniunctionem damnantes laudare ? Qui sociorum iniuriis dolet, eis qui sociis libertatem eripiunt, qui socios a necessitudine abstrahunt, qui iniuriis opprimunt, aequo animo assentientur ? eis non plus etiam inimicus esse debeat ? Illa me ut Tholosam duram, agrestem, asperam, barbaramque appellarem, mouerunt : illa, ut Tholosae uehementius irascerer, effecerunt. Quam meam de hac urbe existimationem, eo mutabo tempore, quo mutatos Tholosae mores, et humanitati asperitatem postpositam intelligam, quo Tholosae litteras charas […] audiam, quo Tholosae doctis tutis esse licere sentiam. »
62 Pourtant, l’espérance des penseurs humanistes est qu’à terme, la culture commune unifie complètement l’humanité sur le modèle de la communion des disciples du Christ, si bien que toute hostilité serait dissoute par l’amitié universelle : en signe de cette espérance, Érasme choisit de placer en tête de ses Adages le proverbe « entre amis, tout est commun », et le commente déjà dans sa préface expliquant l’utilité des proverbes, pour montrer que cette phrase si modeste condense une sagesse philosophique immense, un dessein pour l’humanité, voir Les Adages, vol. I, op. cit., p. 27-28.
63 Il faudrait comparer cette recherche de liens autres que communautaires au modèle de la « communauté négative » exaltée par Blanchot (La Communauté inavouable, Minuit, 1983) et de l’« alliance des artistes » rêvée par Schlegel (P. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, collab. A.-M. Lang, Le Seuil, « Poétique », 1978, notamment p. 194), deux modèles d’une liaison imperceptible entre les lettrés : je me contenterais de dire que l’insistance de Blanchot sur la perte et la mort du prochain n’entre pas dans ma rêverie, pas plus que la fierté de l’isolement supérieur de l’artiste revendiquée par Schlegel (fragment 136 p. 220).
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La présence : discours et voix, image et représentations
Michel Briand, Isabelle Gadoin et Anne-Cécile Guilbard (dir.)
2016
Voyages d’Odysée
Déplacements d’un mot de la poétique aux sciences humaines
Céline Barral et Marie de Marcillac (dir.)
2015
Robert Marteau, arpenteur en vers et proses
Sandrine Bédouret-Larraburu et Jean-Yves Casanova (dir.)
2015
Utopie et catastrophe
Revers et renaissances de l’utopie (xvie-xxie siècle)
Jean-Paul Engélibert et Raphaëlle Guidée (dir.)
2015
Fictions narratives au xxie siècle
Approches rhétoriques, stylistique et sémiotiques
Cécile Narjoux et Claire Stolz (dir.)
2015
La pseudonymie dans la littérature française
De François Rabelais à Éric Chevillard
David Martens (dir.)
2017
Promenade et flânerie : vers une poétique de l’essai entre xviiie et xixe siècle
Guilhem Farrugia, Pierre Loubier et Marie Parmentier (dir.)
2017