Introduction politique des lieux communs : quelle communauté à l’époque moderne ?
p. 9-20
Texte intégral
1Dans le geste même d’ouvrir une réflexion sur les aspects politiques des lieux communs, peut-être va-t-il naître, dans l’esprit d’un lecteur au fait de l’actualité universitaire, une certaine lassitude et un cruel manque de curiosité. En effet, que peut-on encore lire de neuf aujourd’hui dans un sentier aussi rebattu que celui des lieux communs ? D’autres indices l’alarmeront dans le titre de cette introduction : ne sommes-nous pas en train de produire un nouvel ersatz des grandes réflexions philosophiques contemporaines sur la nature de la communauté politique1 ? Est-il possible de déplacer l’approche purement rhétorique et stylistique de la notion pour en interroger les enjeux politiques, et leurs soubassements éthiques et anthropologiques ? Autrement dit, il s’agit de reconsidérer l’adjectif « commun » dans le syntagme « lieu commun » qui est aujourd’hui figé.
2Cette approche présente l’avantage de ne pas tomber dans l’écueil d’une définition trop partielle du lieu commun. En effet, nombre de commentateurs ont souligné à quel point le sens de la notion, son champ d’application et sa valeur ont évolué au fil du temps2. Ainsi les lieux communs dans la philosophie d’Aristote désignent d’abord un crible de catégories logiques pour appréhender scientifiquement un objet. Transposés dans la rhétorique, ils renvoient à des arguments communs aux trois genres de discours, délibératif, épidictique et judiciaire. Le lieu commun y apparaît comme une ressource de l’invention avant d’être une image récurrente, une « idée reçue », une banalité. Le xvie siècle est le moment de son triomphe, lorsque son usage devient systématique dans la pédagogie au point de désigner par élargissement métonymique une rubrique, une tête de chapitre dans un recueil. Cependant, de sa position centrale dans les pratiques scolaires de la Renaissance, le lieu commun décline progressivement, jusqu’à être condamné au xixe siècle avec tout ce qui sentait trop la rhétorique et la doxa. On insiste alors de moins en moins sur le nom « lieu » (dont le sens a toujours été assez métaphorique d’ailleurs) et davantage sur l’adjectif « commun » pour mieux le dénigrer3. Antoine Compagnon dans son article « Théorie du lieu commun4 » a ainsi rappelé le renversement de la valeur politique des topoi dans les textes comme dans la critique littéraire, lorsque l’adhésion enthousiaste des humanistes a cédé la place à la démolition par l’ironie dix-neuviémiste. Mais il soulignait alors que les attitudes de ses détracteurs ont toujours été ambigües à son égard, entre la fascination de Baudelaire pour le « génie » du poncif et le rejet du cliché romanesque par Flaubert5.
3Ce n’est que récemment, avec la réhabilitation de la rhétorique au sein des études littéraires, contre les méthodes historiques héritées du lansonisme, que la notion a retrouvé une place prépondérante dans le paysage de la critique6. Mais cette réhabilitation aurait de quoi faire réfléchir la critique elle-même : qu’avait-elle perdu en vouant le lieu commun aux gémonies, si ce n’est peut-être ce « commun », ce lieu pour la communauté ? Notre propre regain d’intérêt pour cette catégorie n’est-il pas lui-même lié aux tentatives récentes visant à réconcilier l’activité du critique et la communauté politique à laquelle il appartient, à l’heure où la place des humanités dans l’espace public ne cesse d’être contestée ? Ne peut-on alors voir dans le lieu commun, non plus un objet banal, abandonné au public et aux discussions de café, mais véritablement le lieu où s’exprime un désir de communauté ? Dans cette perspective, notre réflexion met en débat la proposition de Francis Goyet : « le lieu commun résume l’espoir que la parole puisse créer ou recréer une communauté par la communion des esprits. Pareille communion n’est pas seulement, à la moderne, la convivialité chaude du village, d’une commune, mais, à la romaine, l’unité de Rome ou de l’empire – ou du Royaume7 ».
4En choisissant donc d’interroger la notion de lieu commun à partir d’un angle explicitement « politique », c’est-à-dire en interrogeant ce qu’y signifie le mot « commun », on reste conscient du fait que, à l’origine, l’expression « lieu commun » telle qu’elle nous est parvenue à travers les Topiques d’Aristote n’a pas de sens politique. Cèderait-on alors à une douce rêverie étymologique ? On ne peut pourtant que constater le caractère partagé de cette reconstruction spontanée. Plutôt que d’y voir immédiatement un contresens, nous nous proposons, dans ce volume, d’essayer de saisir ce qui se joue dans les lieux « communs » par rapport à une communauté d’individus. Il s’agirait notamment de comprendre pourquoi des énoncés figés, qui circulent de bouche en bouche, ont pu être merveilleusement chargés du pouvoir de produire un lieu de partage pour la communauté, voire un espace d’unité politique pacifié.
5D’un point de vue méthodologique, placer la question de la communauté sous le mode du désir ou de « l’espoir » comme le suggérait Francis Goyet, permettrait de s’interroger moins sur ce que disent les lieux communs que sur ce qu’ils font : il s’agira donc de s’intéresser moins à l’énoncé qu’à l’énonciation. Ce regard pragmatique sur la fonction des lieux communs dans le discours permettrait de tenir relativement à distance leur embarrassant contenu. Il nous semble en effet toujours problématique de savoir si tel ou tel contenu d’énoncé est véritablement un lieu commun, car la qualification d’un lieu commun impliquerait toujours déjà une dimension polémique. En effet, le repérage d’un lieu nécessite de mobiliser une certaine culture pour convaincre que tel énoncé est en réalité de l’ordre du déjà-vu8 : certaines pratiques scolaires du commentaire de texte reposent bien souvent sur cette capacité à distinguer dans tel vers de Ronsard ce qui est original de ce qui appartient à un fonds commun. Rapporter un contenu à des catégories préexistantes courrait donc le risque d’exclure les lectures naïves et de produire des discriminations par la culture. En d’autres termes, notre approche politique du lieu commun doit tenter de sortir des rapports de force liés à toute entreprise de définition pour mieux en observer les mécanismes.
6En outre, s’attacher d’emblée au contenu des lieux communs, et notamment de ces maximes, proverbes, vérités générales de la doxa portant sur des comportements, conduirait sans doute à postuler trop rapidement l’existence d’une nature humaine éternelle et immuable. Toute une tendance de la critique de naguère consistait d’ailleurs à lire et commenter un texte littéraire en repérant ces lieux communs pour reconstituer une vision de l’homme (vision que l’on rapportait alors au « génie » d’un auteur : la passion chez Madame de La Fayette, l’admiration chez Corneille, etc.)9. Une telle méthode, fondée sur la reconnaissance d’universaux moraux et/ou anthropologiques, conduit souvent à les prendre comme un tout homogène au lieu de tenter d’en expliquer les récurrences, les variations, et surtout les contradictions à travers les siècles10. Aussi, face à cette tentation idéaliste, le point de départ de notre réflexion consiste-t-il plutôt à penser le fonctionnement des lieux communs dans le discours, en les considérant comme des constructions sociales : par le choix de lieux communs, un groupe définit ses pratiques et ses valeurs, et par là même désigne en creux tous ceux qui, n’adhérant pas à ces pratiques et valeurs, doivent donc rester hors du groupe. Les lieux communs apparaissent alors comme intrinsèquement ambigus, capables tout autant de créer une communion à l’intérieur d’une communauté, que de produire rejet et division.
7De façon plus générale, cette réflexion sur les pouvoirs attribués aux lieux communs peut être inscrite dans le débat, popularisé par la Leçon inaugurale de Roland Barthes, sur le caractère « idéologique » de la langue comme institution. Barthes y assimilait fameusement la langue, par sa structure propre et par sa fonction, à un dispositif « fasciste11 ». Ordonnée et ordonnante, la langue aurait le pouvoir de nous aliéner tous en nous obligeant, en tant que sujets parlants, à ne pouvoir nous dire qu’avec ses catégories étroites et à ne pouvoir parler que dans son corps à elle. Le lieu commun ajouterait à cette aliénation sa propre aliénation, une contrainte au sein même de la contrainte de la langue. Ainsi explique Barthes : « Le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue12. » Pourtant, existe conjointement dans le texte une utopie bien connue, celle d’un usage de la langue « hors pouvoir », une « tricherie » qu’il veut appeler « littérature ». Et cette possibilité pourrait bien être étendue à l’usage de la langue dans son ensemble et non plus simplement à son usage « littéraire ». Les analyses des pratiques quotidiennes proposées par Michel de Certeau insistent par exemple sur la grande part d’incertitude qui se joue dans les usages ordinaires que les « consommateurs » produisent eux-mêmes à partir de matériaux communs13. Sous l’appareil « fasciste » de la langue proliféreraient dès lors des pratiques artisanales d’invention, de « bricolage » ou de « braconnage » qui parviendraient à détourner de l’intérieur même les usages préconisés, permettant aux « faibles14 » de se soustraire en profondeur et à titre individuel au « fascisme » de l’énonciation de masse. Aussi apparaîtrait-il à l’analyse que les lieux communs, en tant qu’énoncé ayant par définition un haut degré de généralité, peuvent tout autant être le lieu d’un pouvoir, en figeant et en objectivant des savoirs, qu’être le lieu d’une émancipation, en étant réinvestis de façon personnelle par un sujet autonome. Ils ne sont pas plus « fascistes » que « démocratiques ».
Présentation du numéro
8Le présent numéro se propose d’explorer certains effets de l’ambivalence politique fondamentale des lieux communs à l’époque moderne. Mais faut-il entendre par « époque moderne » la période ouverte par la Renaissance européenne, ou bien celle des partisans des auteurs « Modernes » dans la querelle du xviiie siècle, ou celle prônée par Baudelaire, ou encore notre actuelle « modernité » ? C’est précisément dans cette confusion des revendications que l’on entend placer la réflexion, quand plusieurs communautés à travers l’histoire revendiquent la référence à une culture « moderne », que ce soit par un rapport de concurrence avec le concomitant, par un rapport de rupture avec l’antécédent ou par un rapport d’assimilation a posteriori.
9Dans tous les cas, en amont de ce flou consenti, le point de départ de cette étude commence bien avec le Quattrocento italien parce que c’est là qu’a été massivement revendiqué un nouveau rapport de l’homme au savoir et au commun appelé l’« humanisme ». Il ne faudrait cependant pas entendre par là le moment où l’on sonne le glas de l’âge des « ténèbres » médiévales, mais plutôt le moment d’une rupture du consensus de la communauté savante, dont les lieux communs vont être précisément le siège. En effet, l’avènement de l’« humanisme » peut être l’occasion d’une analyse en termes politiques parce qu’il fut précisément le moment d’un profond bouleversement (la condamnation de la scolastique médiévale comme savoir abstrait et incertain) et l’origine d’un nouveau consensus autour de la place de l’homme dans le monde, et du poids des « lettres humaines » – consensus dont nous sommes encore tributaires dans nos pratiques de chercheurs et d’enseignants. C’est d’ailleurs justement parce que la place de ces « humanités » dans nos enseignements est actuellement remise en cause, qu’une approche politique de leur constitution et de leur réception jusqu’à nos jours peut être pertinente. Sans prétendre aucunement à l’exhaustivité, il s’agit alors de faire dialoguer les différentes strates temporelles, depuis l’antiquité jusqu’au xxie siècle, afin de faire apparaître comment une certaine critique littéraire a pu se ressaisir des lieux communs de la Renaissance pour y projeter une communauté « humaniste » qui légitimerait sa propre place dans la société contemporaine.
10Les lieux communs seraient en effet à la fois la méthode que les pédagogues de la Renaissance ont redéployée en vue de l’apprentissage des savoirs sur l’homme ; l’objet avec lequel les pratiques littéraires doivent nécessairement négocier ; et enfin le filtre avec lequel l’étude de ces mêmes pratiques d’écriture (qu’on appelle communément la critique) doit elle aussi composer. Ce serait dans ces différentes transactions et dans les fluctuations de la valeur attribuée aux lieux communs que se jouerait encore une partie de notre rapport aux « humanités ». Les différentes études réunies sont organisées par commodité de façon chronologique, mais ne prétendent pas représenter une évolution historique. Elles se répartissent plutôt selon trois axes problématiques : les conditions de possibilité, à travers les lieux communs, d’une réelle « communion des esprits » telle qu’elle est pensée à la Renaissance ; les failles internes à cette même communauté dans les pratiques littéraires ; et les usages éthiques et politiques des lieux communs par le discours critique.
Première partie : l’usage des lieux communs à la Renaissance : l’institution d’une tradition commune
11Dans son article « Du bon usage des lieux communs, d’Aristote à la Renaissance », Léo Stambul revient sur les théories antiques des lieux communs, pour tenter de rendre compte des ambivalences dont les pratiques des lieux communs à la Renaissance ont hérité. Ainsi, si les lieux communs chez Aristote se pratiquent avant tout dans la dialectique et sont à l’origine purement argumentatifs (inventer des arguments : Topiques), ils trouvent toutefois une application philosophique (étudier la nature humaine : Ethique à Nicomaque) et en même temps politique (convaincre un large auditoire : Rhétorique). Le bref parcours de la structure de l’Organon d’Aristote entend alors montrer que les différents usages préconisés des lieux communs ont pu conduire à élaborer philosophiquement une science de l’homme mais aussi à l’instrumentaliser pour consolider la communauté politique. Cependant, la réélaboration des théories rhétoriques par Cicéron, influencé par l’idéalisme platonicien et en réaction aux dissensions politiques des guerres civiles romaines, aurait alors superposé ces deux fonctions, pour insister sur l’idéalisation de la communauté politique, dès lors rêvée comme universelle et pensée comme un mythe. Les recueils de lieux communs de la Renaissance, à la fois dépôt du savoir universel sur l’homme et lieu de façonnement de l’individu, ressortiraient de cette ambivalence théorique originelle, en prolongeant la concurrence entre deux usages des lieux communs, l’un rhétorique et fondateur d’une tradition commune ; l’autre dialectique appelant à l’affirmation des individualités.
12La question traitée par André Bayrou dans « La guerre des lettrés et des illettrés : usages d’un lieu commun en contexte judiciaire chez les humanistes français » est celle de la politisation de la culture lettrée promue par les « humanistes ». Reconstruit par l’histoire littéraire comme un courant de pensée optimiste proposant une nouvelle vision universelle de l’homme, l’« humanisme » semble avoir sublimé la violence idéologique dont il était à l’origine. La culture pouvait ne pas être seulement une force pacificatrice et accueillante mais aussi une cause qui jette les hommes les uns contre les autres. Il s’agit dès lors de montrer que les « humanistes » en tant que groupe ont adopté un certain nombre de lieux communs et maximes à visée politique pour rationaliser leurs pratiques et définir leurs valeurs, tout en désignant en creux tous ceux qui pour ces mêmes raisons devaient rester hors du groupe : les « illettrés ». L’étude se propose alors de suivre la propagation de ces lieux communs réflexifs (que l’on trouve chez Érasme notamment) dans les procès intentés à certains hommes de lettres (Clément Marot, Charles de Sainte-Marthe), qui ont tenté de les utiliser pour réduire leurs déboires vis-à-vis de l’orthodoxie religieuse à la manifestation implicite d’un conflit idéologique entre lettrés et incultes.
13Cette façon qu’auraient les « lettrés » de se considérer comme une communauté solidaire en butte aux attaques extérieures aurait pour corollaire une certaine conception de la transmission et de l’enseignement. Ainsi, Audrey Lecœur, dans « Méthode allégorique et lieu commun : destins croisés », étudie de façon comparée les pratiques scolaires d’écriture et de lecture autour de ces manuels qui se multiplient à la Renaissance : le recueil de lieux communs et le recueil d’emblèmes. Alors que du point de vue de la réception, allégorie et lieu commun ont connu un même déclin et une même banalisation, à la Renaissance, ces deux figures du discours sont au centre des pratiques de réécriture et de citation et permettent d’enseigner des notions sous l’égide prestigieuse d’un auteur antique ou d’une image célèbre. Mais dans leur fonctionnement, ces pratiques divergent dans leur rapport à l’autorité détentrice du savoir (autorité de l’interprète, de l’auteur imité et de l’image). La comparaison de l’usage de l’allégorie et du lieu commun révèle ainsi une tension propre à l’enseignement « humaniste », qui oscille en permanence entre la propagation la plus large des connaissances et l’élitisme d’une vérité réservée seulement aux « initiés ». Le partage d’un même savoir qui soude une communauté deviendrait alors un mécanisme politique, repris par certaines institutions qui emploient emblèmes et devises pour asseoir leur communauté par l’ostentation d’un savoir non-partagé.
14Enfin, dans une perspective davantage pragmatique, et indépendamment du contenu idéologique des lieux communs, Pauline Dorio, dans « Suscription et souscription de l’épître en vers au xvie siècle : des lieux de rencontre entre destinataire et expéditeur », entreprend la tâche de suivre « la carrière d’un lieu commun15 ». Elle étudie le fonctionnement d’énoncés figés dans les échanges épistolaires en vers entre poètes de la première partie du xvie siècle. Les formes du discours d’adresse se situant avant (suscription) ou après (souscription) les épîtres en vers, que les poètes s’échangent à l’époque, deviennent en effet, dans la pratique, des énoncés topiques dont l’usage est strictement normé. Ces marges du texte agissent alors comme des marqueurs thématiques et sociaux qui rassemblent le poète et ses destinataires autour d’une pratique réglée de la civilité épistolaire. La suscription et la souscription, forgées à une époque où l’épître se constitue peu à peu en genre poétique, offrent ainsi un point de repère au lecteur en prise avec une forme encore mal définie. L’observation de la naissance puis de la disparition de ces « lieux » communs de l’épître attesterait des processus de figement des énoncés impliqués par le fait même de communiquer et révélerait le rôle de ces énoncés rigides pour l’émergence d’une communauté d’auteurs appartenant à une même génération.
Deuxième partie : les lieux communs à l’épreuve des pratiques littéraires : pli ou faille dans la communauté ?
15Passer du seuil des textes, comme dans l’article de P. Dorio, à l’espace intérieur d’une œuvre soulève une question : que devient cet idéal d’une communauté humaine soudée, tel qu’il serait véhiculé par les lieux communs, lorsqu’il est retravaillé par des textes littéraires ? La fiction est en effet le lieu où l’usage de la citation semble hésiter entre la référence à une autorité et la mise en discussion de cette même autorité. Quel est le sens de l’assimilation de ces topoi par un auteur ? Transmission d’un savoir, adhésion à l’idéal communautaire, légitimation de soi par la référence à une autorité, ou expression d’une sécession individuelle ? Du point de vue de la pragmatique des énoncés, l’usage des lieux communs relève peut-être de deux logiques contraires : telle citation de Virgile produit des marqueurs de reconnaissance pour la communauté lettrée, mais peut aussi servir à dire une expérience personnelle. Cette utilisation singulière semble ainsi mettre en tension la constitution d’une communauté humaniste – ou du moins sa version mythique, fondée sur une aspiration à la communion.
16Louise Millon, dans son article « Communauté joyeuse et jeu avec le commun dans les romans de Rabelais », rappelle les lieux communs de l’éducation humaniste qui opposent l’enseignement « gothique » et scolastique à la pédagogie moderne et dialectique. Elle montre que le lieu commun se situe à l’exact carrefour entre l’idéologie et la subversion. Et les romans rabelaisiens jouent de cette tension, de cette « dialogie » entre littérature savante et pratiques divergentes et ludiques, comme celles des sociétés joyeuses. À travers l’exemple d’une plaisanterie misogyne topique, énoncée pour ressouder la communauté virile un temps menacée, elle souligne le rôle de l’exclusion, féminine ici, pour créer l’union. Les lieux communs comiques et soi-disant populaires reposent sur une exclusion assumée.
17De la communauté comique à la communauté tragique : Tiphaine Pocquet se penche sur l’usage de la sentence dans trois tragédies renaissantes. Dans « Les sentences dans le théâtre de Robert Garnier : une communauté de l’impossible ? », elle montre que la sentence peut viser la constitution d’une communauté didactique et émotionnelle, allant jusqu’à la communion autour du malheur partagé. Un risque se fait jour cependant, celui d’abolir le particulier dans la fusion des émotions, et c’est alors le rôle de l’espace tragique que de faire place à l’expression des voix singulières, souvent féminines, de la douleur. Les personnages féminins revendiquent une douleur résistante, ébranlent la communauté au moyen d’une parole sentencieuse, c’est-à-dire d’une forme qui suppose pourtant le partage. C’est tout le paradoxe de ces trois tragédies écrites au temps des guerres civiles de religion, La Troade, Cornélie et Marc Antoine, qui interrogent le commun, sur scène et dans la salle (elle-même divisée entre catholiques et protestants), à travers des fables antiques et historiques partagées.
18Le questionnement soulevé par les écrits littéraires frôle toujours ici le constat d’échec, comme si la sentence devenant parole singulière, le lieu commun ne pouvait plus faire communauté. Thibault Catel s’intéresse aussi à cette communauté de l’impossible dans « Les histoires tragiques de Camus : les faits divers, nouveaux lieux communs ? » Il tente d’évaluer le sens et le fonctionnement des lieux communs dans les recueils d’histoires tragiques de Jean-Pierre Camus dont une des spécificités est de s’ouvrir aux histoires récentes, aux « faits divers ». Si le fait divers se caractérise par sa nouveauté, sa singularité, comment peut-il être le lieu d’un discours capable d’agréger socialement, de parvenir à une communauté de l’émotion ? Comment, en somme, le dissemblable peut-il produire du commun ? Le fait divers servirait alors chez Camus à dénoncer la fausseté de lieux communs qui prétendraient nous donner une vision synoptique du monde grâce à leur ordonnancement. La rupture est ici consommée avec l’ambition humaniste d’une mise en ordre de la diversité de l’univers. Mais derrière ce monde fragmenté, Camus tenterait de nous faire reconnaître les véritables lieux communs, sublimes, de l’Écriture. On passe alors d’un usage humaniste et rhétorique du lieu commun à un usage apologétique dont le but est de donner à voir la Loi de Dieu jusque dans les choses les plus accidentelles. Il y aurait là comme un pari camusien, cherchant à dépasser l’accident, le fait singulier dans une proposition de communauté spirituelle.
Troisième partie : le retour de la topique dans le discours critique : refaire et défaire le commun
19Pour les écrivains dits « humanistes » ou « classiques », qu’ils soient poètes, dramaturges ou moralistes, l’adhésion aux lieux communs n’allait donc jamais sans un vif questionnement critique – jusqu’à la reconnaissance, quelquefois, d’une tension insurmontable, comme le montrent les exemples commentés précédemment. C’est la critique postérieure, toujours en quête de nouvelles communautés, qui a sans doute attribué et projeté sur les textes d’Ancien Régime un désir univoque d’universel. La défense des humanités, aujourd’hui encore, passe par le rêve de recréer une communauté de lettrés qui n’est pas sans rappeler celle décrite par André Bayrou dans son article présenté plus haut. Le renouveau des études rhétoriques, porté notamment par Marc Fumaroli, a tout à voir avec le désir de reconstituer une communauté harmonieuse, unie dans le partage de lieux dont il faudrait perpétuer la transmission et l’adhésion16.
20L’exemple analysé par Carole Chapin est frappant : dans son article intitulé « Le lieu commun : une stratégie culturelle et politique ? Quelques observations sur les échanges littéraires franco-russes de la seconde moitié du xviiie siècle », elle montre comment une certaine topique critique a pu servir de langue commune aux périodiques russes et français qui s’intéressaient au théâtre à l’époque des Lumières. La circulation des mêmes énoncés de référence pour apprécier la valeur des pièces permet ainsi de sortir des murs de l’espace théâtral et de simuler un lieu unique de partage d’expérience. Ce vaste phénomène de translation à travers les périodiques est alors à mettre en lien avec la stratégie politique de Catherine II, et plus largement avec l’espoir de voir émerger une Europe culturelle via une communauté émotionnelle transfrontalière.
21C’est un rêve assez semblable qui paraît animer les auteurs des premiers romans gothiques (Horace Walpole et Clara Reeve) dont parle ici Dimitri Garncarzyk. Dans « Savants et écrivains du xviiie siècle face au Moyen Âge : des lieux communs critiques et un “lieu commun” créatif », ce dernier s’attache aux usages du lieu commun dans la réception de la littérature médiévale au siècle des Lumières. L’idée selon laquelle le Moyen Âge serait une seconde antiquité, une antiquité vernaculaire, devient au xviiie siècle un véritable topos de la philologie. Enfance des lettres et de la langue française, le Moyen Âge n’aurait rien à envier à la culture gréco-latine, et la modernité entretiendrait avec lui une relation de filiation privilégiée. Or, pour que cette filiation existe, explique Dimitri Garncarzyk, il fallait que les textes dont héritaient les lecteurs du xviiie siècle aient un minimum en commun avec la modernité ; c’est ainsi que la médiévistique du siècle des Lumières s’est employée à interpréter les textes médiévaux à travers les filtres de la poétique classique, notamment à travers celui de la vraisemblance. Les interprétations étranges qui résultent de ces lectures anachroniques sont moins des erreurs que les indices du désir de former, par-delà les barrières de la langue et du temps, une communauté littéraire transhistorique, fondée sur un partage esthétique.
22Sur de telles communautés rêvées, constituées par la perpétuation et la diffusion de lieux communs figés en tradition, Roland Barthes a exercé son regard affûté de mythologue. L’article de Lise Forment, « Classicisme et rhétorique chez Roland Barthes : que faire des lieux communs du xviie siècle dans la “modernité” ? » conclut ce recueil par une nouvelle réflexion transhistorique. Le développement proposé vise à montrer comment s’articulent, chez Barthes, critique du « classico-centrisme » et redécouverte de la rhétorique, en insistant plus particulièrement sur l’intrication des questions formelles et politiques dans son propos. Il est évident que la condamnation des lieux communs au sens mythologique – la critique du « bon sens » et de la doxa – va de pair avec la dénonciation politique d’un certain type de collectif. Mais le rapport entre cette question du Comment vivre ensemble et le traitement qu’a réservé Barthes aux lieux communs de la littérature classique, au sens rhétorique ou poétique de l’expression, est bien moins net. La lecture de L’Ancienne rhétorique, notamment, révèle que la dramaturgie historique de Barthes le conduit à escamoter la méfiance qu’expriment les textes du xviie siècle eux-mêmes, à l’égard de la rhétorique, des lieux communs et du type de collectif qu’ils instituent.
Notes de bas de page
1 Sans prétendre être ici exhaustif, citons au moins G. Agamben, La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, 1990 (trad. de l’italien par M. Raiola, Le Seuil, 1990) ; J.-L. Nancy, La Communauté désœuvrée (1986), Christian Bourgois, 1986, rééd. 1999 ; T. Negri, Inventer le commun des hommes, Bayard, 2010.
2 Voir par exemple F. Goyet, « Aux origines du sens actuel de “lieu commun” », Cahiers de l’Association Internationale des Études françaises n° 49, mai 1997, p. 59-74.
3 Voir B. Dupriez, « Où sont les arguments ? », Études françaises n° 13, 1-2, Le Lieu commun, R. Melançon (dir.), 1977, p. 35-52.
4 A. Compagnon, « Théorie du lieu commun », Cahiers de l’Association internationale des études françaises n° 49, 1997, p. 23-37.
5 Baudelaire, comme le rappelle Antoine Compagnon, proclamait dans Fusées son admiration pour le poncif et le lieu commun. Quant à Flaubert, on peut penser à l’analyse savoureuse que Jean-Yves Pouilloux fait des lieux communs de l’idylle amoureuse dans Madame Bovary, à la fois tendres et minés par l’ironie (J.-Y. Pouilloux, « De deux régimes de parole », Le genre humain n° 22, novembre 1990, Le consensus, nouvel opium ?, p. 83-88), ainsi qu’aux ambiguïtés du statut du Dictionnaire des idées reçues, « précédé d’une bonne préface où l’on indiquerait comme quoi l’ouvrage a été fait pour rattacher le public à la tradition, à l’ordre, à la convention générale et arrangé de telle manière que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui, oui ou non… » (Gustave Flaubert, lettre à Louis Bouilhet du 4 septembre 1850, cité par C. Kerbrat-Orecchioni, « Problèmes de l’ironie », Linguistique et sémiologie n° 2, PU de Lyon, 1978, p. 35).
6 Voir par exemple les travaux de Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, Genève, Droz, 2002 [1980] et la préface à l’Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, 1450-1950, PUF, 1999.
7 F. Goyet, Le Sublime du lieu commun. L’invention rhétorique dans l’antiquité et à la Renaissance, Champion, 1996, p. 9.
8 On renvoie sur ce point aux travaux de la Société pour l’Analyse de la Topique Narrative (Sator), qui entend répertorier en un thesaurus toutes les configurations narratives récurrentes : un topos n’est alors admis que s’il remplit suffisamment de critères probants (nombre d’occurrences, fonction dans le texte, prise en compte de la compétence du lecteur, etc.).
9 Voir C. Faisant, « Lieux communs de la critique classique et post-classique », Études françaises n° 13, op. cit., p. 143-162.
10 Sur l’hétérogénéité constitutive des lieux communs dès lors qu’on les considère dans leur ensemble, on peut penser aux préconisations des manuels de rhétorique antique qui recommandaient d’enregistrer indistinctement les opinions du peuple, des poètes et les opinions paradoxales de sectes philosophiques concurrentes. Flaubert raillera encore avec malice la contradiction définitoire des lieux communs dans son Dictionnaire des idées reçues : « Blondes. Plus chaudes que les brunes (voy. Brunes) », « Brunes. Plus chaude que les blondes (voy. Blondes). »
11 R. Barthes, « Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire au Collège de France prononcée le 7 janvier 1977 », dans Œuvres complètes, É. Marty (dir.), Le Seuil, 2002, t. 5, p. 432.
12 Ibid., p. 15. Dans La Langue est-elle fasciste ?, Hélène Merlin-Kajman dénonce la fiction de certains critiques contemporains qui a conduit à assimiler l’ordre du discours à un prétendu pouvoir « fascisant » de la langue : « l’énoncé fracassant et apparemment universel de la Leçon [la langue est fasciste] peut être considéré, à la lecture de l’œuvre de Barthes, comme la généralisation d’une dénonciation jusque là circonscrite au cas particulier de la langue française classique, décrite dans son histoire, sa genèse » (p. 63). Plus loin, elle revient sur les formulations de Barthes à propos du lieu commun : « Ce qui traîne dans la langue relie tous les hommes entre eux : pris dans le lieu commun » (p. 212). Le topos devient le lieu d’un ethos maintenu là où le sujet s’abîme, elle donne ainsi l’exemple de Robert Antelme dans L’Espèce humaine s’accrochant à l’image de l’esclave souffrant pour décrire une réalité de l’expérience concentrationnaire. L’espace du topos dessine alors les contours d’un sentir en commun où la chaîne peut aussi devenir lien entre des hommes compatissants.
13 M. de Certeau, L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Gallimard, 1990, p. XXXVIII : « La présence et la circulation d’une représentation (enseignée comme le code de la promotion socio-économique par des prédicateurs, par des éducateurs ou par des vulgarisateurs) n’indiquent nullement ce qu’elle est pour ses utilisateurs. Il faut encore analyser sa manipulation par les pratiquants qui n’en sont pas les fabricateurs. […] Notre recherche se situe dans cet écart. Elle pourrait avoir pour repère théorique la construction de phrases propres avec un vocabulaire et une syntaxe reçus. »« Bien qu’elles soient composées avec les vocabulaires de langues reçues et qu’elles restent soumises à des syntaxes prescrites, [les trajectoires des consommateurs] tracent les ruses d’intérêts autres et de désirs qui ne sont ni déterminés ni captés par les systèmes où elles se développent », p. XLV.
14 M. de Certeau, op. cit., p. XLIII et suiv.
15 J. Paulhan, Les Fleurs de Tarbes ou la terreur dans les lettres (1941), dans Œuvres complètes, Gallimard, 2011, t. 3, p. 159.
16 Voir, par exemple, la préface de M. Fumaroli à l’Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, 1450-1950, op. cit., ainsi que « Rhétorique et postmodernité », dans Actualité de la rhétorique, actes du colloque de Paris (1997), éd. Laurent Pernot, Klincksieck, 2002, p. 13-16. On peut lire également le commentaire qu’en fait H. Merlin-Kajman dans « Langue, rhétorique et politique : des apories en tous genres », Dix-septième siècle n° 236, Trente ans de recherches rhétoriques, 2007/3, p. 457-471.
Auteurs
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La présence : discours et voix, image et représentations
Michel Briand, Isabelle Gadoin et Anne-Cécile Guilbard (dir.)
2016
Voyages d’Odysée
Déplacements d’un mot de la poétique aux sciences humaines
Céline Barral et Marie de Marcillac (dir.)
2015
Robert Marteau, arpenteur en vers et proses
Sandrine Bédouret-Larraburu et Jean-Yves Casanova (dir.)
2015
Utopie et catastrophe
Revers et renaissances de l’utopie (xvie-xxie siècle)
Jean-Paul Engélibert et Raphaëlle Guidée (dir.)
2015
Fictions narratives au xxie siècle
Approches rhétoriques, stylistique et sémiotiques
Cécile Narjoux et Claire Stolz (dir.)
2015
La pseudonymie dans la littérature française
De François Rabelais à Éric Chevillard
David Martens (dir.)
2017
Promenade et flânerie : vers une poétique de l’essai entre xviiie et xixe siècle
Guilhem Farrugia, Pierre Loubier et Marie Parmentier (dir.)
2017