Chapitre 6. Enfermement résidentiel et gouvernance
p. 101-127
Texte intégral
1La question de l’enfermement résidentiel renvoie à celle de la construction de l’entre-soi et à la manière dont la sauvegarde de celui-ci passe, le plus souvent, par un ensemble de moyens permettant de le protéger et le reproduire. Ainsi l’enclosure résidentielle tend-elle à fortifier les formes de gouvernance qui accompagnent l’existence de tout espace résidentiel collectif privé. Parfois même, par l’importance que cette gouvernance privée prend dans la régulation des vies individuelles et celle du groupe, certains pensent voir à l’œuvre le risque d’une possible sécession sociale. Néanmoins, cette gouvernance privée ne prend ni les mêmes caractères, ni la même intensité partout où la fermeture résidentielle existe. Entre les associations syndicales de copropriétaires françaises et celles de propriétaires étatsuniens de réels écarts existent. Ces écarts ne se construisent pas seulement sur des cadres légaux et réglementaires différents. Ils tiennent surtout aux compétences que ces associations se donnent et aux moyens financiers dont elles disposent. Aux États-Unis, par ailleurs, la fourniture de services par le biais de ces associations peut prendre des formes inconcevables en France et l’existence de vastes étendues urbanisées, non constituées en municipalités, pose en d’autres termes la question des relations aux gouvernements locaux.
2La comparaison, ou le simple jeu de miroirs entre des situations aussi différentes, apparaît donc de peu d’intérêt. Dans ce chapitre, la question de la place et du rôle de la gouvernance privée est donc abordée dans le seul contexte nord-américain, en soulignant, d’emblée, qu’aux États-Unis, mais également au Canada, celle-ci s’est largement déployée avant la multiplication des ensembles résidentiels fermés et qu’elle concerne bien d’autres réalités que celle de la sphère résidentielle. Les trente dernières années, en effet, témoignent de processus de privatisation particulièrement importants prenant diverses formes : multiplication des malls commerciaux installés au cœur ou en périphérie des villes centres (Frieden et Segalyn, 1989 ; Judd, 1995), création dans certains centres (Minneapolis, Saint Paul, Houston, Calgary, Montréal, etc.) de nouvelles voiries aériennes ou souterraines destinées exclusivement aux piétons, distinctes des voies publiques (Boddy, 1992), création des Business Improvment Districts (BIDs)1 dont le nombre a fortement progressé depuis le milieu des années quatre-vingt. Dans tous ces espaces non résidentiels, la gouvernance privée agit bien comme un moyen de contrôler l’accès et l’usage de l’espace, d’en surveiller l’usage avec un puissant souci de sécurité, d’en écarter tous ceux qui seraient susceptibles d’y troubler l’ordre en établissant des barrières, visibles ou symboliques, maintenant à distance tous les indésirables (Davis, 1990, 1992 ; Judd, 1995).
LE POIDS DES COMMON INTEREST DEVELOPMENTS (CIDS) ET DES ASSOCIATIONS DE PROPRIÉTAIRES
L’essor des CIDs, ces dernières décennies
3La privatisation de l’espace résidentiel aux États-unis sous la forme de Common Interest Developments (CIDs) s’inscrit dans une longue histoire (McKenzie, 1994), sans avoir toutefois constitué un puissant levier de l’essor de la production immobilière, en particulier suburbaine, avant la Seconde Guerre mondiale ou durant les deux décennies qui la suivirent. En effet, il faut attendre la décennie 1970 pour observer la progression des CIDs qui, désormais, vont concerner des ensembles d’habitats de plus en plus diversifiés (maisons de villes, immeubles collectifs et plus seulement des logements individuels séparés), dans des localisations qui peuvent être tout autant centrales que périphériques. E. McKenzie (1994, p. 11) les estime à moins de 500 au milieu de la décennie 1960 ; en 1970, il en recense 10 000 et 150 000 en 1992. Et leur nombre n’a pas cessé d’augmenter depuis. Les travaux les plus récents en dénombraient quelque 205 000 en 1998 (Nelson, 2002). Tout en concernant une fraction stable (environ 15 %) du parc immobilier total des États-Unis en 1990 et en 1998, cette progression spectaculaire fait émerger, au travers des associations de propriétaires qui les gèrent, une nouvelle force socio-économique. Ces dernières, en effet, développent désormais une emprise manifeste, surtout dans les États et les agglomérations démographiquement les plus dynamiques, où les constructions neuves ont connu l’essor le plus remarquable, emprise qui est à la fois économique, sociale et, fréquemment aussi, politique. Ces CIDs constituent en effet des gouvernements privés venant compléter en quelque sorte le rôle des gouvernements publics. Ils disposent d’assemblées débattant et décidant du contenu des obligations auxquels doivent se soumettre les résidants et d’un exécutif (qui peut être délégué à un salarié, faisant fonction de directeur de services plus ou moins étoffés) chargé de contrôler l’application des droits et obligations, de lever le montant des charges occasionnées par l’ensemble des services proposés à la collectivité des résidants, de contracter au nom de celle-ci la fourniture de services (incendie, police, gestion des déchets, etc.) avec d’autres paliers gouvernementaux (comtés ou municipalités) ou des entreprises privées. Toutefois, tous les CIDs ne correspondent pas à des ensembles fermés ou ne se transforment pas en de tels ensembles. Au milieu des années quatre-vingt-dix, E.J. Blakely et M.G. Snyder (1997, p. 7) estimaient qu’il existait quelque 20 000 communautés fermées représentant 3 millions de logements. Or E. McKenzie, rappelons-le, comptait en 1990 quelque 150 000 CIDs regroupant près de douze millions de logements. Les ensembles résidentiels clos constituent donc un sous-ensemble des CIDs, sous-ensemble dans lequel les propriétaires, constitués en associations (homeowners associations (HOAs), ont décidé d’ajouter des modalités particulières (la fermeture) à la compétence « sécurité » que les associations se donnent généralement afin d’assurer le bien-être des résidants.
4La succession des fragments d’entretiens qu’apportent E. J. Blakely et M. G. Snyder (1997) tend à montrer comment l’enfermement se trouve justifié et valorisé en partie par le fait d’éprouver le sentiment d’être « maître chez soi », ce « chez soi » correspondant à la fois à son propre domaine personnel, familial (l’espace privé du logement et de ses abords immédiats) et au domaine partagé avec les autres occupants (l’espace privé collectif). C’est aussi ce qu’expriment clairement, derrière leurs clôtures et leurs portes, les interlocuteurs suivis par S. Low (2003). Être « maître chez soi » suppose d’abord que soient respectées les différentes règles auxquelles chaque résidant accepte, a priori, de se soumettre. Contracter les covenants, conditions and restrictions (CC & Rs) – engagements, conditions et restrictions – représente un engagement envers des droits et obligations réciproques, extrêmement détaillés, fondant l’organisation de la vie collective. Se mêlent donc étroitement contrat social et contrat juridique. Ceci permet aux développeurs et constructeurs immobiliers de vanter les ensembles résidentiels gérés par une HOA, à plus forte raison si ces ensembles sont clos et gardés, comme des havres de paix, de tranquillité : paix avec ses voisins ou leurs visiteurs, avec le monde extérieur, tranquillité quant à la valeur de son investissement immobilier, même si il n’est jamais vraiment assuré que la vente d’un bien dans une communauté fermée permet d’obtenir de meilleurs résultats que dans des quartiers non fermés.
Les associations de propriétaires et la gestion : l’exemple de l’organisation de la gestion d’un ensemble fermé, The Landings (Skidaway Island, comté de Chatham, Géorgie)2
5Situés dans les périphéries sud-orientales de Savannah, à moins de 20 kilomètres du centre-ville, The Landings représente un important ensemble fermé et gardé rassemblant plus de 3 700 ménages (soit plus de 7 500 habitants) sur près de 1 800 hectares. Cet ensemble, né il y a trois décennies, à l’initiative d’une entreprise forestière et immobilière (Branigar Organization, Inc.), s’est progressivement agrandi et continue encore aujourd’hui de s’étendre. Les résidants, en grande majorité permanents, appartiennent à des générations différentes en raison de l’ancienneté des premières occupations. Ces derniers disposent d’un ensemble d’équipements diversifiés dépendant d’un club (The Landings Club)3. Par son peuplement, The Landings correspond à différentes catégories de ménages des classes moyennes, en partie supérieures. Ici, chaque jour ouvrable, plusieurs milliers de personnes se croisent aux cinq portes (dont quatre automatiques) qui contrôlent l’accès : alors que des résidants sortent travailler en différents lieux de l’agglomération de Savannah et au-delà, d’autres font leur entrée, employés par les services de l’association, les entreprises contractantes chargées des diverses opérations de maintenance ou par des résidants.
6Ce domaine dispose d’une organisation puissante (The landings Association), répondant à des compétences très larges qui sont celles d’une quasi municipalité4. Le nombre de propriétaires résidants, leur niveau général d’éducation et d’expertise, l’ancienneté de fonctionnement de l’association (qui a désormais plus de 30 ans) expliquent sans aucun doute la démultiplication des instances délibératives (comités, sous-comités, comités ad hoc), certaines apparues récemment pour traiter de problématiques inédites. Gestion des services, des équipements et espaces communs, gestion des comportements et attentes des résidants, gestion de milliers de personnes qui par leur activité ou hôtes des propriétaires doivent pouvoir accéder au domaine, telles sont les principales missions de l’association. Cela s’effectue au travers d’un double dispositif : d’un côté, des comités élus (Board of Directors et commitees) élaborent la politique d’ensemble, d’un autre des services (association staff) dirigés par un manager général et assurés par des salariés mettent en œuvre les différentes dimensions de cette politique. The Landings Association révèle donc une double structure répondant aux différentes compétences.
7Les compétences de l’association gérant The Landings
Parmi celles-ci, peuvent être aisément distinguées celles concernant la maintenance et l’amélioration du patrimoine commun ainsi que la fourniture des services élémentaires de celles qui ont davantage pour objectif d’assurer la tranquillité et la valeur du patrimoine de chaque résidant.
Le premier registre regroupe les comités suivants :
Ces compétences se trouvent relayées dans les services suivants : Travaux publics, Ressources environnementales, Relations publiques, Ressources humaines.
Dans le second registre, fonctionnent les comités chargés de faire respecter les différentes obligations en matière architecturale et de comportement ainsi que celui destiné à organiser la sécurité collective et personnelle :
Ces dernières fonctions sont gérées dans deux services : celui des permis de construire ou modifier, celui de la sécurité.
J. Chevalier d’après The Landings Association, 2001 et 2003.
8Mais, avec cette taille et le partage des rôles entre l’association de propriétaires (The Landings Association), l’entreprise foncière et immobilière qui gère les nouveaux développements résidentiels (The Landings Company) et le club (The Landings Club), sans oublier le Landings Yatch Club (qui depuis début 2002 a été intégré dans l’association), s’est fait sentir le besoin de trouver les moyens d’une articulation. C’est ainsi qu’est né le Landings Leadership Council, constitué de représentants des différentes entités afin de définir des objectifs stratégiques concernant plus particulièrement le marketing, la gestion de l’eau, les possibles annexions autorisant de futures extensions. Par cette démarche sans doute faut-il voir la nécessité de mieux coordonner les interventions spécifiques à chaque organisation, mieux penser également la fourniture de services ou aborder de manière plus globale quelques questions clés. Mais aussi le besoin de se doter d’une instance plus représentative des différents intérêts des résidants dans les relations avec le comté de Chatham ou avec la Metropolitan Planning Commission, organisme d’aménagement conjoint au comté et à la ville de Savannah, instances avec lesquels il faut bien discuter et négocier.
Associations de propriétaires et contrôle social
9S’il faut obligatoirement adhérer aux CC & Rs, et régler les sommes dues pour assurer la part de chaque ménage au fonctionnement général, rien n’oblige les occupants à participer aux instances gérant la communauté, ni à se mêler à toutes les activités collectives proposées, ni à résider en permanence dans le domaine. Ainsi, E. J. Blakely et M. G. Snyder (1997), au fil des témoignages qu’ils ont recueillis, soulignent comment il apparaît souvent difficile de traduire le contrat juridique en contrat social, notamment d’impliquer la majorité des résidants dans la gestion du domaine. D’ailleurs, bien des obstacles se font jour : des retraités occupent de façon saisonnière leur résidence, de nombreux actifs vivent des registres de mobilité de forte amplitude ou de longues journées de travail les éloignant de leur voisinage, beaucoup ne témoignent pas d’un intérêt permanent vis-à-vis des affaires communes. Mais, après tout est-ce si différent de ce qui est observé dans les autres espaces résidentiels ?
10Les contrôles prééminents sont sans doute ceux exercés à l’égard de l’entretien des habitations et de leur environnement immédiat. La première des insécurités redoutées apparaît en effet très largement celle concernant la dégradation de la valeur des biens immobiliers. Les règlements, obligeant les propriétaires et occupants à tondre les pelouses avec régularité, entretenir les arbres et massifs floraux, à prendre un soin particulier de l’état des toitures et des peintures des bâtiments, à ne pas déposer leurs poubelles sur la voirie en dehors des jours et heures autorisés, interdisant de laisser ouvertes les portes des garages, d’exposer son linge au regard des voisins ou des visiteurs, etc., représentent sans aucun doute la forme la plus commune, banale, du contrôle social. Tout ce qui se voit (ou peut s’apercevoir) doit être toujours maintenu dans la norme établie par l’association de propriétaires. Celle-ci, d’ailleurs, invite les résidants à témoigner des comportements non conformes, et organise souvent des patrouilles chargées d’observer ces comportements. Chaque association dispose, en outre, de moyens permettant de faire fléchir les plus récalcitrants aux recommandations et avertissements. Peuvent être prononcées notamment des sanctions financières à l’encontre de ceux qui ne plieraient pas. Peuvent être engagées, également, des poursuites judiciaires, dans les cas où les procédures internes ne suffiraient pas. En effet, comme le remarque C. Webster (2003, p. 2 604), « une allocation efficiente de droits attachés à la propriété requiert des voisins immédiats qu’ils prennent une part dans la construction de la valeur de chaque propriété ». Les associations doivent donc être tout spécialement attentives à la qualité d’ensemble et de détail de chaque bien et garantir l’application des normes collectives.
11Le « bon usage » de la propriété aux Landings
12(Skidaway Island, comté de Chatham, Géorgie)
« Le propriétaire est responsable de la maintenance de la propriété, en particulier de ce qui en est vu depuis la rue, le golf et les propriétés adjacentes ; elle devra apparaître nette et bien tenue. Les gazons devront être tondus et les bordures faites régulièrement, le mulch maintenu en bon état de présentation, les débris ramassés, les arbustes taillés de manière appropriée. Les bordures de propriété, telles que les clôtures (à l’exception des clôtures autorisées, installées afin d’interdire l’intrusion de cerfs et chevreuils) sont interdites et les statues extérieures très visibles ne sont pas autorisées. Les maisons ne doivent pas laisser voir des toits mal entretenus, rouillés ou portant des traces de souillures, et les portes des garages ne doivent pas être laissées ouvertes plusieurs heures de suite. Les structures et jeux installés dans les cours seront dans les tons pierre afin d’être en harmonie avec le paysage. Les propriétaires sont responsables du maintien des droits de passage adjacents aux propriétés, notamment de la libre circulation sur les couloirs piétonniers situés entre les limites de lot et la rue ».
The Landings Association, Rules and Regulations, F. Private property use, § 5 (traduction : J. Chevalier).
13Les Martinez n’ont pas effectué les nettoyages haute-pression recommandés : ils sont privés du bénéfice des aménités de la résidence et peuvent difficilement vendre leur maison pour quitter celle-ci (North Lake, Weston, comté de Broward, Floride)
North Lake est une des résidences fermées de Weston. Comptant 562 logements, celle-ci est gérée par la North Lake Maintenance Association. Durant l’été 2002, l’association observe que plusieurs propriétaires n’ont pas effectué les nettoyages imposés aux toitures, trottoirs et clôtures. Parmi ces derniers un ancien policier venu du New Jersey, J. Martinez, installé ici depuis neuf ans dans une maison de quatre chambres, fait remarqué que chaque fois que l’entreprise qui devait effectuer ces nettoyages est venue il pleuvait et qu’il n’a pu lui-même effectuer ce travail en raison de son état de santé. Malgré ses déclarations, l’association décide d’appliquer l’amende maximum de 1 000 dollars pour chacune des trois infractions constatées. Refusant de régler ces amendes à l’échéance de 15, puis 30 puis 60 jours, l’association décide alors de priver la famille Martinez des aménités de la résidence, notamment de la plus pénalisante : celle du service des gardes qui, à la porte de l’ensemble résidentiel, autorisent les hôtes ou les entreprises à se rendre chez les résidants. Désormais les Martinez doivent se rendre à la porte chaque fois qu’ils sont sollicités afin de faire entrer ceux qu’ils attendent. Face à cette situation, ces derniers décident de mettre en vente leur maison et d’aller s’installer dans une autre résidence (cette fois non gardée) où ils ont trouvé une nouvelle maison. C’est sans compter avec le droit qu’à l’association à ne pas autoriser la vente tant que les amendes n’auront pas été payées.
J. Chevalier d’après J. Kollin, Sun Sentinel, Fort Lauderdale, 8 décembre 2002.
14Ces obligations, concernant l’entretien du logement et son environnement, se trouvent toujours complétées par une autre touchant aux autorisations qu’il faut obtenir pour modifier, à plus forte raison transformer, sa résidence. Toute association de propriétaires dispose en effet d’une institution extrêmement importante : l’Architectural Review Committee dont le rôle est d’instruire et autoriser les demandes concernant tous travaux conduisant à changer l’apparence extérieure des propriétés, que ces modifications s’appliquent au bâti ou à ce qui ne l’est pas. S’appuyant sur les codes définis par le Conseil d’architecture de l’association, ce comité détient un pouvoir considérable, d’autant qu’aucune procédure d’appel n’est généralement prévue. Tout ceci est évidemment justifié par le souci dont doit témoigner l’association à l’égard de la valorisation du patrimoine immobilier de chacun et, donc, de l’ensemble des occupants. C’est au nom de ce quasi consensus que peut se construire un système aussi contraignant et souvent stigmatisant en cas de défaillance, voire de simple négligence. Dans les ensembles résidentiels clos et contrôlés, ce quasi consensus se trouve fortifié par le discours des développeurs et des agents immobiliers. Bien qu’ils ne puissent guère produire de séries comparatives de prix permettant de justifier une meilleure appréciation des biens dans cette catégorie de résidences, ces derniers font des contraintes mieux respectées dès lors qu’il y a fermeture (sans que le lien de cause à effet soit vraiment explicité) un des arguments majeurs de la vente.
15Existe-il une réelle survalorisation immobilière dans les ensembles fermés ?
Cette question de la relation entre fermeture résidentielle et valeur des biens mérite discussion. Ainsi, E. J. Blakely et M. G. Snyder (1997) affirment-ils que, malgré les discours dominants des agents immobiliers, la démonstration d’une survalorisation immobilière dans les ensembles résidentiels clos reste à faire, du moins dans le contexte du comté d’Orange (sud de l’aire métropolitaine de Los Angeles). Dans le même contexte géographique, R. Le Goix (2002, 2003) montre que l’avantage d’une prime aux profits des gated communities est plutôt léger, sauf pour un quart des cas où la survalorisation apparaît manifeste et même importante. Il fait même de cette survalorisation un des moteurs de l’enclosure pour des ensembles immobiliers initialement non clos car les propriétaires de ces derniers souhaitent alors au moins maintenir la valeur de leur bien dans un contexte devenu concurrentiel. Ceci reste à démontrer lorsque cette interprétation est fondée seulement sur le traitement de données non standardisées. En effet, l’expérience montre que bien d’autres processus collectifs que la promotion ou l’attente d’une sécurisation des valeurs immobilières peuvent conduire à fermer des ensembles non clos. Dans un contexte totalement différent et le cadre d’une étude monographique (la ville de University City voisine de St. Louis (Missouri), La Cour-Little et Malpezzi (2001) estiment que « les bénéfices (réels ou imaginés) sont capitalisés dans les prix des maisons… avec une surcote de 26 % pour les maisons comprises dans des ensembles clos » (p. 19). Toute la difficulté à apprécier la valeur que prennent les biens immobiliers dans des ensembles clos par rapport à ceux situés dans des ensembles ouverts réside dans l’incapacité dans laquelle le chercheur se trouve de standardiser ces biens immobiliers et à suivre les trajectoires de revente de biens standardisés. Aussi est-il nécessaire de rester prudent quant à l’énoncé d’une loi générale. Par ailleurs, la standardisation s’avère particulièrement difficile car l’acquisition d’un bien dans un ensemble résidentiel, notamment lorsque celui-ci est clos et surveillé, consiste aussi à acquérir l’accès à des aménités qui peuvent prendre des caractères très différents d’un ensemble à un autre. La survalorisation immobilière dans des résidences fermées n’est-elle pas en grande partie le résultat de la plus-value qu’apportent ces aménités collectives surtout si les résidants en ont l’usage exclusif ?
J. Chevalier d’après :
Blakely E. J. et Snyder M. G., Fortress America : Gated Communities in the United States, Cambridge, Washington (DC), Brooking Institution Press, Lincoln Institute of Land Policy, 1997.
Lacour-Little et Malpezzi, « Gated communities and property values », University of Wisconsin, CULER, Workings Papers, (accessible sur bus.wisc.edu/realestate/culer/papers), 2001.
Le Goix R., « Les gated communities à Los Angeles, place et enjeux d’un produit immobilier pas tout à fait comme les autres », L’Espace géographique, n° 4, 2002, p. 328-344.
Le Goix, Les gated communities aux États-Unis, Morceaux de villes ou territoires à part entière ?, Université de Paris 1, thèse de doctorat en géographie, 2003.
16Si les associations de propriétaires disposent de tels pouvoirs sur la partie la plus privée des ensembles résidentiels qu’elles gouvernent, que dire de leur rôle lorsqu’il s’agit des espaces communs. Leur pouvoir est alors encore plus difficilement contestable. Elles imposent un ensemble de normes variant finalement peu d’un ensemble à un autre. De très nombreuses interdictions se cumulent, en particulier en matière de stationnement et envers certaines catégories de véhicules. Ainsi, le plus souvent, en dehors des heures ouvrables (entre sept, voire huit heures du matin et le coucher du soleil), la présence de véhicules professionnels est interdite, comme l’est celle de toute personne venant travailler au domicile d’occupants. Est presque toujours interdit, également, le stationnement de tout véhicule à usage récréatif (motorhome ou recreational vehicule RV), bateau sur remorque et même fréquemment pick up, voire certains SUV (4x4 fermés constituant la catégorie des sport utility vehicules) appartenant à des occupants du domaine. Enfin, le stationnement de tout véhicule doit se faire exclusivement sur les aires privées disposées devant les garages et non sur les chaussées. Ces interdictions répondent évidemment à plusieurs objectifs : contrôler la présence d’éventuels intrus, ne pas dégrader l’esthétique générale de l’ensemble résidentiel, améliorer la sécurité sur les axes destinés à la circulation. Certaines de ces interdictions semblent cependant de plus en plus contestées, notamment quand les occupants souhaitent disposer comme seconde ou troisième voiture d’un véhicule tous terrains (dont on sait le succès dans tous les milieux sociaux) ou que le véhicule professionnel est loin d’être toujours considéré comme stigmatisant ou dégradant pour l’esthétique d’ensemble du lotissement.
17Un agent du shérif du comté de Broward (Floride) peut-il rentrer chez lui avec son véhicule de service ?
Cette question est devenue publique en décembre 2003 lorsque, après quelques mois, le fils d’un résidant de Eagle Creek (Coral Springs) devenu agent de police, s’est vu interdire par l’association des propriétaires le stationnement de sa voiture de patrouille du seul fait que ce véhicule pouvait être considéré comme un véhicule commercial, catégorie non autorisée au stationnement nocturne par le règlement portant sur les conditions d’accès et de stationnement des véhicules. Cette question a évidemment soulevé un certain émoi, principalement pour deux raisons. D’un côté, l’association semblait vouloir ignorer la loi de Floride considérant les véhicules de police non comme des véhicules commerciaux mais comme des véhicules d’urgence. D’un autre, surtout, nombre de personnes furent choquées que l’on puisse stigmatiser un véhicule de police et un policier sur son lieu de résidence alors que chaque jour ceux-ci sont au service de la population. L’émotion provoquée ne conduisit guère l’association de propriétaires à faire marche arrière, au point que la famille du policier ne trouva d’autre issue que de solliciter les médias et le secours d’un sénateur. Celui-ci s’empressa de proposer qu’une loi de l’État permette désormais à tout policier de pouvoir rentrer chez lui avec son véhicule de service, sans subir les foudres de certains de ses voisins et de son association de propriétaires.
J. Chevalier d’après P. Fraser, Help me Howard : Unsightly squad car ?, WSVN-TV (Sunbeam Television Corp.), Miami, 29 décembre 2003.
18Passons sur les règlements concernant les animaux domestiques. Dans de nombreux cas, le nombre et le poids limite de ces animaux est prévu ! Pour éviter tout ennui, mieux vaut avoir un animal de compagnie discret, voire de s’en passer.
19Reuben Wactlar et sa femme vont-ils pouvoir conserver leur Loulou de Poméranie âgé de deux ans ? (The Meadows of Crystal Lake, Deerfield Beach, comté de Broward, Floride)
Résidants d’une retirement community construite il y a plus d’un quart de siècle et occupée par quelque 350 ménages plutôt modestes, les Wactlar, octogénaires et handicapés, se sont vus interdire la possession de leur troisième chien en 26 ans de présence, sous peine de devoir payer une amande de 50 dollars par jour d’infraction. En effet, au début du peuplement du domaine protégé des Meadows of Crystal Lake, les occupants pouvaient s’installer avec leurs animaux domestiques mais il n’était pas question qu’ils puissent les remplacer suite à leur disparition. Devant cette menace de sanction, trois options se présentaient aux Wactlar : se débarrasser de leur animal préféré, mettre en vente leur maison pour le garder, porter l’affaire devant les instances de médiation voire la justice afin de rester dans leur maison avec leur chien. C’est la dernière qu’ils ont choisie de suivre, provoquant d’ailleurs parmi d’autres propriétaires des réactions d’incompréhension, voire hostiles. Utilisant un argument de plus en plus souvent employé dans les conflits de ce genre : la nécessité pour eux, dépressifs et handicapés, de la présence d’un animal de compagnie devenu leur seul compagnon de vie, ils espèrent pouvoir échapper aux sanctions réglementaires imposées par leur association. Bien que cet argument, même appuyé par les autorités médicales, ne garantisse pas le succès de leur démarche : pour que cet argument soit pris en considération, l’animal en question doit en effet apporter une réelle assistance dans les actes de la vie courante.
J. Chevalier d’après S. Bryan, Sun Sentinel, Fort Lauderdale, 12 février 2004.
20Des sujets bien plus graves de discorde, malgré tout, peuvent se manifester. Comme, par exemple, ceux touchant à l’expression d’affiliations ou de convictions. L’espace de la résidence, géré par des associations, ne se trouve généralement pas à l’écart de l’expression des soutiens électoraux souvent contradictoires, à condition que cette expression demeure raisonnable quant à la taille et au nombre des pancartes plantées sur les pelouses à l’occasion des campagnes électorales. Mais l’expression d’autres affiliations, notamment de nature religieuse, peut faire naître de réelles difficultés.
21Une hindouiste a-t-elle le droit d’exprimer sa foi et sa fierté religieuses au moyen d’oriflammes (jhandis) disposés à la porte de sa maison ? (Rivermill, Lantana, comté de Palm Beach, Floride)
Rivermill est une gated community de 377 ménages située dans la partie occidentale de Lantana. Une résidante, originaire du Guyana, enseignante à la retraite, a pris l’habitude de décorer l’entrée de sa maison avec des drapeaux fixés à des tiges de bambou. Ces symboles religieux (semble-t-il particuliers aux hindouistes du monde caraïbe arrivés au xixe siècle du Bhojpuri) sont installés à l’occasion de fêtes et, dans la tradition, doivent être laissés jusqu’aux prochaines cérémonies, ce qui évidemment au bout de quelques mois peut leur donner un aspect plutôt défraîchi. La résidante a donc reçu un avertissement puis l’association a voté en 2003 l’interdiction de tous symboles religieux disposés à l’avant des habitations, à l’exception de périodes bien précises correspondant aux vacances de Noël et Pâques. Evidemment, ce vote a provoqué la réaction d’autres hindouistes résidant à Rivermill mais aussi d’habitants de confession israélite qui, eux, n’ont jamais été inquiétés par la disposition de mezuzahs, certes très discrets, à leur porte d’entrée.
J. Chevalier d’après S. Tranum, Sun Sentinel, Fort Lauderdale, 15 janvier 2004.
22Enfin, il est attendu des propriétaires qu’ils respectent leurs engagements et qu’ils assument la responsabilité de leur comportement, de celui de leurs proches ou de leurs hôtes à l’égard de tous les autres membres vivant dans l’ensemble résidentiel. Puisque la résidence close et contrôlée a pour premier objectif de rendre plus sûr le cadre de la vie quotidienne, les résidants, les personnes venant travailler ou celles accueillies doivent accepter quelques contraintes censées donner les résultats escomptés. Les résidants sont conviés, en outre, à participer à la cosurveillance, à s’inquiéter de tout mouvement suspect, enfin à ne pas hésiter à alerter les services de surveillance internes ou les services d’urgence de la police. Ces contraintes et cette vigilance apparaissent acceptées de bonne grâce, d’autant mieux, évidemment, qu’elles semblent apporter la garantie même de leur efficacité : dans les ensembles clos, les conditions de sécurité sont globalement excellentes.
23Toutefois, la fermeture et son respect, ainsi que la surveillance, n’empêchent ni les larcins, ni surtout les dégradations et le vandalisme, qui représentent les formes les plus fréquentes de perturbation, même là où des moyens importants, constants et variés de contrôle sont déployés. Ce sont là les vraies limites à la sécurisation, limites qui pour certains résidants tiennent soit de la présence d’hôtes irrespectueux ou indélicats, soit d’enfants ou d’adolescents résidant dans le domaine. Ceci explique comment peut parfois se déployer un discours de méfiance, voire de stigmatisation, des étrangers au domaine et des jeunes, comme si seuls les adultes résidants, signataires du contrat juridique, pouvaient avoir suffisamment le sens des responsabilités collectives pour assurer le meilleur niveau de sécurité. Si le contrat juridique est prégnant et si celui-ci est censé fonder le contrat social dans la sphère résidentielle (hors du club donc qui, lui, établit un autre contrat social dans la sphère du loisir), il apparaît difficile de réaliser la « communauté » parfaite, même lorsque celle-ci est établie sur les bases du consentement.
L’ENFERMEMENT RÉSIDENTIEL : SÉPARATION OU SÉCESSION ?
24La multiplication des « gouvernements privés », notamment depuis que ces derniers apparaissent de plus en plus fréquemment associés à des ensembles résidentiels clos et protégés, a contribué à la formulation d’un questionnement autour de la sécession. Selon ce questionnement, le retranchement spatial (par la clôture et la fermeture) serait le signe évident d’un retranchement vis-à-vis de la collectivité, retranchement qui serait d’abord social et, pourquoi, pas politique. La gated community serait ainsi devenue le laboratoire de microsociétés, capables, dans certaines circonstances, de concevoir leur propre organisation sociale, de réguler les rapports sociaux et de gouverner les personnes et leur territoire. Ce questionnement mérite de retenir l’attention et nous ne pouvons pas l’esquiver. À condition toutefois d’en préciser les termes, d’en définir les contextes, d’en saisir également les limites. Il faut donc commencer par définir ce qu’est le retranchement, qui prend souvent, et d’abord est-il tentant de dire, la dimension d’une coupure, d’une distinction entre un « dedans » et un « dehors » (ou un « intérieur » et un « extérieur ») donc d’une séparation, séparation qui elle-même peut recouvrir des réalités bien différentes.
La tradition séparatiste
25Aux États-Unis, le développement des agglomérations s’est toujours manifesté selon des perspectives contradictoires, souvent combinées d’ailleurs, soit par la promotion de l’intégration, soit, à l’inverse, par celle de la séparation. Le séparatisme peut être défini comme un mouvement impliquant un ensemble plus ou moins large de résidants revendiquant la formation d’une entité géographiquement circonscrite et identifiable pouvant relever de statuts différents pour répondre à des objectifs dont la portée peut être variable. Ces mouvements sont évidemment encouragés ou, au contraire, découragés par les législations des États et des juridictions locales. Ils dépendent surtout de conditions particulières propres à des lieux et à des moments de l’histoire de ceux-ci : capacités de mobilisation sociale, culture politique et civique, état des relations entre les différents paliers de gouvernement, etc. Ils prennent cependant des tournures différenciées entre ce qu’il convient de nommer séparatisme minimal (qui peut être qualifié de socio-toponymique) et séparatisme sociopolitique se traduisant par la formation d’entités municipales ou la subdivision de certaines.
26La version minimaliste du séparatisme consiste non pas à obtenir la reconnaissance d’une entité municipale et la capacité à s’autogouverner dans la sphère publique, mais seulement de ne plus être confondus dans une entité (définie à la fois par un espace, un peuplement et un nom) dans laquelle on ne se reconnaît pas, ceci étant revendiqué pour en tirer un ou plusieurs avantages. M. Davis (1990, p. 138-139) illustre bien cette démarche avec le quartier de Canoga Park situé au nord-ouest du territoire municipal de Los Angeles. Ici, en 1987, l’association réunissant plus de 3 000 propriétaires des secteurs occidentaux du quartier porta alors la revendication du droit à baptiser leur territoire du nom de West Hills. Cette revendication d’un droit à la différence (donc à une désignation spécifique de la communauté) reposait de manière explicite sur une distinction sociale, en espérant que ce séparatisme contribuerait à valoriser le patrimoine immobilier. C’était sans compter avec les résidants exclus, notamment ceux situés en bordure immédiate du futur quartier, qui obtinrent le droit de choisir entre les appellations West Hills ou Canoga Park, ce qui eut pour effet d’enliser le conflit avec ceux qui revendiquaient l’exclusivité toponymique de West Hills.
27Cette manière d’exprimer une distinction se manifeste principalement dans des espaces ayant fait l’objet d’un développement résidentiel déjà ancien, à l’époque où le principe de la superposition entre territoire résidentiel privé et association de propriétaires chargée de gérer celui-ci ne s’était pas imposé. Aujourd’hui, avec le compartimentage manifeste de la production résidentielle en entités autonomes, il n’est guère difficile de se distinguer. Chaque domaine peut être identifié clairement, d’autant plus aisément que l’enclosure, quels que soient les moyens utilisés pour l’effectuer, permet de lui donner des limites claires. Afin de ne pas susciter d’éventuelles revendications séparatistes ultérieures, les développeurs vont même souvent jusqu’à décliner un nom générique en plusieurs sous-ensembles, notamment lorsqu’il s’agit de vastes domaines occupés en plusieurs phases ou proposant simultanément des entités distinctes répondant à des catégories de logements différenciés.
28Habiter The Lakes (Weston, comté de Broward, Floride)
Résider dans cet espace c’est d’abord bien s’individualiser des autres grands domaines résidentiels fermés constituant la plus grande part de la municipalité, notamment d’un ensemble résidentiel voisin (North Lake) conçu lui aussi autour de lacs artificiels. Sur Indian Trace, à la porte gardée, le nom du domaine est clairement indiqué et le nom de l’axe principal (Lake Boulevard) confirme. Toutefois, à l’intérieur, la disposition des lacs donne naissance en fait à cinq sous-domaines ne pouvant communiquer entre eux, chacun ayant son nom : Cameron, Somerset, Fairfax, Hampton, Verona. Au-delà de l’identification claire de ces différentes unités de voisinage pour les résidants, la toponymie permet aussi aux visiteurs et livreurs de trouver plus aisément leur destination.
J. Chevalier d’après enquête février 2002.
29Habiter at Inverrary (Lauderhill, comté de Broward, Floride)
Dans la partie occidentale de la municipalité de Lauderhill, Inverrary représente un vaste domaine à la fois résidentiel et golfique (trois golfs sont présents : Inverrary West, Inverrary East et l’Executive Golf Course). S’inscrivant dans un rectangle de 3,2 km par 1,6 km, ouvert seulement sur Oakland Park Boulevard au sud et la NW 44th Street au nord, l’ensemble est principalement desservi par l’Inverrary Boulevard, libre de circulation. Inverrary représente d’abord une adresse, beaucoup plus parlante que celle que donne la référence à la municipalité. Cependant, plusieurs adresses y sont possibles selon l’ensemble résidentiel bien clos et contrôlé où le résidant a choisi de s’installer. Ainsi se succèdent des compositions différentes d’habitats dont beaucoup font référence au nom générique (The Hills at Inverrary, Enclave at Inverrary, Isle of Inverrary, Inverrary Gardens, The Landings of Inverrary), mais d’autres échappent au déterminisme du lieu pour des désignations plus banales (The Falls, The Lakes, Greens, The Courts, etc.). Cependant, la désignation « Inverrary » a une telle force d’évocation dans cette partie nord-ouest du comté de Broward (malgré le caractère composite de cet espace) que d’autres promoteurs ont cherché à l’utiliser dans les environs immédiats : ainsi au sud, à près d’un kilomètre, au moins deux ensembles résidentiels insistent sur le « at Inverrary ».
J. Chevalier d’après enquêtes février 2002 et sources immobilières.
30Évidemment, tout autre, par sa réalité et sa portée, apparaît la séparation municipale. Celle-ci s’est manifestée avec beaucoup de constance tout au long de la seconde moitié du xxe siècle. En particulier lorsque les États connaissant les dynamiques démographiques et d’urbanisation les plus vigoureuses ont mis en place des outils législatifs et réglementaires facilitant la formation de nouvelles municipalités. Une bonne illustration de cette séparation sociopolitique peut être fournie par ce qui fut désigné, en Californie, sous l’appellation de « lakewoodisation ». Ce processus connut une réelle vigueur entre les décennies 1950 et 1980, et on le rencontre, selon des formes voisines, dans d’autres États.
31Municipalisation (ou « incorporation » de municipalités) : un processus inachevé
Aux États-Unis, d’importantes parties des espaces occupés de manière continue et relativement dense ne sont pas encore constituées en municipalités. En particulier dans les régions ayant connu de fortes croissances démographiques au cours des dernières décennies. La procédure conduisant à la naissance d’une municipalité (adoption d’une charte de town ou de city, élection des représentants des citoyens, procédure désignée par le terme incorporation) dépend des lois de chaque État. Généralement, l’initiative du processus peut venir soit des juridictions formant les entités politiques élémentaires des États (comtés), soit d’un groupe de citoyens organisés dans un cadre territorial défini. La création d’une nouvelle municipalité passe obligatoirement par l’accord entre comté et groupe de citoyens. Une fois constituée (en termes territoriaux et politiques), la municipalité exerce un ensemble de prérogatives (définies par la charte qui constitue en quelque sorte une « constitution municipale ») et doit fournir à ses citoyens-contribuables un ensemble de services.
32Dans la région de Los Angeles (Davis, 1990, p. 149-156), jusqu’au milieu du xxe siècle, la constitution de petites municipalités indépendantes est seulement accessible aux espaces peuplés de populations aisées. La lourdeur des impôts indispensables afin d’assurer les services municipaux fondamentaux (incendie, police, bibliothèque, etc.) limite bien souvent les velléités séparatistes. Il faut attendre le début des années cinquante pour qu’une nouvelle législation provoque un nouvel élan du séparatisme. Le Lakewood Plan, adopté par les élus du comté de Los Angeles afin d’une part de contrer l’extension de la ville centre et, d’autre part, d’encaisser les bénéfices fiscaux de la suburbanisation, ouvrit une importante phase de municipalisation. Lakewood représente alors une ville nouvelle, développée sur des terrains agricoles au nord de Long Beach et relevant de la juridiction du comté. Le comté de Los Angeles accepte que Lakewood, érigée en municipalité en 1954, passe contrat avec les services du comté pour l’ensemble des services de base, à un prix nettement plus avantageux que si la nouvelle municipalité avait dû les satisfaire par ses propres ressources fiscales. Profitant de cette opportunité consacrant les tentations séparatistes, de nombreuses communautés suburbaines deviennent alors des municipalités de plein exercice, même si elles n’assurent que des services minimaux, d’où leur nom de minimal cities. Après 1956, le Lakewood Plan devint plus attractif encore puisque une nouvelle loi autorisait les municipalités à percevoir une taxe de 1 % sur les ventes de détail, les nouvelles municipalités riches en activités commerciales pouvant ainsi financer leur municipalisation sans recourir à l’impôt foncier nécessairement progressif. Selon G. Miller (cité par Davis, 1990, p. 153), les résidants des minimal cities pouvaient tirer trois principaux avantages du Lakewood Plan : établir un plan d’occupation des sols excluant les locataires et les populations à faible revenu, éviter toute logique bureaucratique et syndicale d’expansion des services municipaux, soustraire leur patrimoine immobilier à toute pression fiscale redistributrice.
33Le point de départ de la plupart des opérations séparatistes de l’époque résidait dans l’existence d’un écart important des valeurs immobilières mais aussi de l’existence d’aménités spécifiques entre le secteur candidat à la municipalisation et les quartiers voisins. Ainsi s’expliquent, sous l’égide des associations de propriétaires et d’entrepreneurs, des séparatismes en chaîne comme celui qui concerna plusieurs communautés résidentielles du sud-ouest du comté (Palos Verdes) : les propriétaires de Rolling Hills (incorporée en 1957) vinrent en aide à ceux de Rancho Palos Verdes non sans exclure ceux de San Pedro Hills, Rancho Palos Verdes et Rolling Hills aidant les associations rivales des enclaves de Rolling Hills Estates à se fédérer pour obtenir le statut municipal la même année.
34La conséquence de ces stratégies séparatistes localisées, déployées par des associations de propriétaires ou/et des groupes de pression économiques cherchant à maximiser leurs avantages en patrimoine et en style de vie par le biais de la municipalisation et du zonage fiscal, apparaît dans le patchwork géopolitique que constitue le comté de Los Angeles. Mais au-delà, il consacre et contribue à amplifier la polarisation sociospatiale entre propriétaires et locataires, Blancs et minorités, les nouvelles municipalités constituant généralement d’incontestables bastions pour les classes moyennes blanches. Et, depuis les décennies 1970 et 1980, ce processus s’est considérablement élargi puisqu’il a concerné aussi le comté d’Orange. Toutefois, ces municipalités ne se trouvent pas protégées de toute intrusion. A. Brill (1996) signale bien à propos de Lakewood, où il a grandi et qu’il revisite au début de la décennie 1990, comment la « ville de demain, aujourd’hui » telle que la désignaient ses promoteurs dans les années cinquante se trouve confrontée au contact avec les « autres » (des Afro-Américains et des Hispaniques principalement). Certes, ces minorités n’ont pu envahir le parc résidentiel. Toutefois, elles s’insinuent, cherchent notamment à profiter des parcs dont chaque quartier est pourvu et stationnent évidemment leurs voitures dans des rues proches qui n’ont pas été conçues pour accueillir autant de véhicules. De même, ces minorités n’ont pu être écartées des écoles, intégrées dans le district scolaire de Long Beach, écoles depuis longtemps racialement mixtes. Tout ceci, au travers des témoignages qu’il recueille, n’est pas sans provoquer des réactions de crainte, d’hostilité, l’émergence du sentiment de ne plus être maître de son destin. Ainsi la municipalisation n’est plus perçue comme un rempart vis-à-vis « des autres ».
35L’enclosure et la fermeture résidentielles contribuent-elles aujourd’hui à encourager la poursuite d’un mouvement de séparatisme municipal ? La réponse apparaît d’une grande simplicité : très rares sont les exemples de domaines résidentiels clos ou d’ensembles de domaines clos dont les résidants ont cherché à s’instituer en municipalité. Et, lorsqu’il y a eu création de municipalités, celles-ci ont toujours concerné des domaines importants ou des groupes de domaines clos contigus, généralement conçus et construits par la même entreprise.
36Weston (comté de Broward, Floride) : une « minimal » (ou « contract ») city
Instituée en 1996 avec le statut de City, cette municipalité, située aux confins occidentaux de l’agglomération de Fort Lauderdale, est en majeure partie la création de l’entreprise Arvida. Pour leur plus grande part, les espaces résidentiels y sont clos et fermés et seuls les axes de circulation majeurs sont ouverts à la circulation générale. Outre la résidence, représentant quelque 50 000 habitants, la municipalité est bien dotée en activités économiques représentant des registres divers (récréation/loisirs, santé, services et commerce).
Le gouvernement municipal est constituée d’une city commission formée de cinq membres, parmi lesquels est élu le maire, et géré par un city manager. Seulement trois personnes constituent le personnel municipal. L’ensemble des services municipaux apportés à la population et aux entreprises est en effet contractualisé. Ainsi, le sheriff du comté de Broward assure les services de police, ceux de lutte contre l’incendie sont fournis par le Broward County Fire Rescue, ceux de planification et d’aménagement par une entreprise privée alors que la gestion des permis de construire est faite par les services du comté, la gestion de l’eau dépend de la municipalité voisine de Sunrise, etc. En fait, cette municipalité garantit seulement les services principaux, car les associations de propriétaires (une pour chaque ensemble résidentiel et une gérant l’ensemble du patrimoine collectif, constitué des routes et des vastes aménagements végétaux), ont évidemment en charge l’entretien courant et la fourniture de services spécifiques.
Ce système associant gouvernement public, opérateur d’un ensemble de services qu’il ne fournit pas directement, et des gouvernements privés, apportant d’autres contributions, tendrait, selon ses promoteurs, à satisfaire au meilleur coût des services d’excellentes qualités. Il est vrai que la municipalité de Weston est celle du comté où le taux de taxation fiscale est incontestablement le plus faible ; mais les ressources fiscales sont loin d’être modestes en raison de la valeur moyenne élevée des bases d’imposition. Par ailleurs, à cette fiscalité municipale doivent être ajoutées les charges dues aux associations de propriétaires, variables, elles, selon les ensembles résidentiels. Quant à la qualité des services, le taux de satisfaction élevé des occupants et l’attraction soutenue qu’exerce cette municipalité témoignent d’un bon, voire excellent, niveau. Mais n’oublions pas que ce niveau de qualité est celui financé par une population globalement aisée, voire très aisée, consacrant des sommes importantes à la fourniture de ces services. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir ces minimal (ou contract) cities concerner des territoires occupés par des populations plutôt aisées ou riches attentives à la fois à la grande qualité des services et enclines à penser que ces services seront mieux fournis par le marché et la concurrence que par des institutions municipales et leurs employés.
J. Chevalier d’après enquêtes février 2002 et 2004, documents City of Weston et presse.
37Plusieurs raisons expliquent que la séparation sociopolitique par la municipalisation n’ait guère fonctionné. La première tient à la dimension des opérations closes : rares sont celles qui ont une taille suffisante pour assurer d’autres services que ceux gérés par l’association des propriétaires et imposés aux municipalités. La seconde réside dans les politiques des comtés et municipalités. La démarche consistant à incorporer des ensembles résidentiels non encore municipalisés dans des municipalités existantes apparaît désormais dominante. Bien souvent, en effet, les comtés ne souhaitent plus assurer certains des services quasi municipaux qu’ils doivent financer pour les ensembles résidentiels non municipalisés5. Enfin, la perception de la municipalisation par les copropriétaires a visiblement changé. Bien souvent, désormais, le séparatisme municipal est perçu comme produisant davantage de contraintes et ne paraissant pas toujours garantir durablement les avantages qui en étaient attendus. D’ailleurs, ne faut-il pas voir dans ce changement de perception concernant l’intérêt du séparatisme socio-politique une des raisons pour lesquelles l’enfermement résidentiel a autant progressé au cours des dernières décennies ? Comme si s’était produit un processus de substitution. Aujourd’hui, pour prendre consistance, la séparation sociopolitique n’aurait plus besoin de s’exprimer par la municipalisation puisque les associations de propriétaires, dans le cadre de périmètres territoriaux parfaitement circonscrits et contrôlés, peuvent se donner la presque totalité des compétences municipales. En effet, la seule compétence municipale que ces associations ne peuvent exercer est celle que chaque État confère au city clerc, seul employé obligatoire de n’importe quelle municipalité, chargé d’assurer la gestion des actes de l’état civil et de veiller au contrôle de légalité des actes administratifs6.
38Sans aucun doute aussi est-ce une des raisons pour lesquelles les rares tentations de séparation sociopolitique mises en lumière durant les dix dernières années prennent-elles bien souvent des dimensions géographiques très différentes de celles qui s’exprimaient par le passé et peuvent faire davantage penser à des entreprises de sécession. Il en est ainsi de ce qui s’est joué à Los Angeles, à la fin de la dernière décennie du xxe siècle, par la mobilisation sociale et politique dans les quartiers de la San Fernando Valley. Avec ces quartiers composites de Los Angeles, le mouvement prônant la séparation a pris en effet une autre tournure puisque, cette fois, il concernait la revendication d’instituer en municipalité non de nouveaux espaces résidentiels réalisés sur des terres non municipalisées mais des espaces résidentiels anciens situés dans le périmètre de la municipalité. Le mouvement séparatiste devenait ainsi sécessionniste.
39Tentative de séparation et sécession à Los Angeles (1997-2002)
La San Fernando Valley, partie septentrionale de la municipalité de Los Angeles regroupant 1,3 million habitants des quelque 3,8 que compte la ville, a déjà exprimé au cours des années soixante-dix des tentations séparatistes-sécessionnistes, associées à une vigoureuse révolte fiscale. Cependant, ces tentations étaient vouées à l’échec puisque la loi californienne, adoptée en 1977 afin de contrer des tentatives sécessionnistes à San Jose, permettait à la municipalité concernée d’y opposer son veto. Il faut attendre le vote d’une nouvelle loi en 1997 pour que soient réactivées ces tentations. Cette loi, en effet, fait disparaître le droit de veto au profit d’un double vote majoritaire exprimé, d’un côté, par les électeurs demandant la sécession et, d’un autre, par l’ensemble des électeurs de la municipalité. Dans la San Fernando Valley, différents auteurs ont analysé ce processus de mobilisation. Leurs travaux invitent à penser que les affiliations idéologiques et les liens communautaires sont plus importants que les déterminations économiques des individus dans le choix qu’ils font ou non de la tentation de sécession. C’est donc plus en bénéfices en matière de pouvoir de décision qu’en avantages économiques que semblaient se déterminer les résidants favorables à la sécession. Pour autant, cette histoire s’est (momentanément ?) achevée en 2002 lorsque les électeurs furent conviés à voter. En effet, à cette occasion, les habitants de Los Angeles ont exprimé aux deux tiers un vote défavorable à la séparation et les partisans de celle-ci, dans la San Fernando Valley, n’ont recueilli qu’une petite majorité.
J. Chevalier d’après :
Boudreau J. A. et Keil R., « Seceding from responsibility ? Secession movements in Los Angeles », Urban Studies, n° 10, 2001, p. 1701-1731.
Hogen-Esch T., « Urban secession and the politics of growth : the case of Los Angeles », Urban Affairs Review, n° 6, 2001, p. 783-809.
Keil R., « Governance restructuring in Los Angeles and Toronto : amalgamation or secession ? », International Journal of Urban and Regional Research, n° 4, 2000, p. 758-781.
Marcal L., Svorny S., « Support for municipal detachment : evidence from a recent survey of Los Angeles voters », Urban Affairs Review, n° 1, 2000, p. 93-103.
Pastor Jr M., « Looking for regionalism in all the wrong places : demography, geography, and community in Los Angeles County », Urban Affairs Review, n° 6, 2001, p. 747-782.
40Au-delà de cette expérience localisée, durable et radicale de mobilisation sociale et politique en faveur d’une séparation-sécession dans la partie septentrionale de la ville de Los Angeles, la question de la sécession s’est trouvée formulée plus largement depuis plus d’une décennie. C’est dans ce sens élargi que s’inscrit, par exemple, la réflexion développée par M. Davis (1990) lorsqu’il parle de « la révolution des nimbies » dans laquelle se mêlent, selon lui, intérêts de classe et défense de l’homogénéité raciale ou ethnique. Pour Davis, en effet, les mouvements qui, dans l’agglomération de Los Angeles, ne cessent de refuser la densification et la collectivisation des questions urbaines seraient l’illustration de constructions idéologiques et sociales destinées à protéger les valeurs patrimoniales de propriétaires essentiellement Blancs appartenant aux divers segments des classes moyennes. Mais, sans doute est-ce à R. Reich (1991) que nous devons la réflexion la plus générale concernant le risque de sécession sociale particulièrement sensible, selon lui, dans les espaces urbanisés.
Quels pourraient être les protagonistes et la logique sécessionniste ?
41R. Reich insiste d’abord sur les dynamiques de restructuration économique que les États-Unis ont connu, avant de mettre l’accent sur les liens que ces dernières ont avec le fonctionnement de la société au travers de la recomposition des grands groupes professionnels. Ce faisant, R. Reich propose d’abandonner la classification habituelle des fonctions et positions sociales pour définir une catégorisation qui lui semble plus proche de la réalité, les univers professionnels et sociaux pouvant désormais être partagés entre ceux qui rendent des services de production courante, ceux qui déploient une activité de services personnels et enfin ceux qu’il désigne par l’expression « manipulateurs de symboles » (symbolic analysts)7. Poursuivant son analyse, R. Reich s’interroge à propos de la signification de l’idée de nation dans les États-Unis d’aujourd’hui, dans le double contexte d’économie mondialisée et de recomposition sociale accompagnant la restructuration du système productif, double contexte particulièrement favorable aux « manipulateurs de symboles ». Il s’inquiète en particulier de la tentation de sécession qu’il perçoit parmi ces derniers, pour lesquels l’union est devenue inutilement coûteuse et contraignante, même si la sécession n’est pas forcément explicite ou qu’elle prend place sans perception ou intention conscientes.
42Pour définir la sécession, R. Reich propose trois lectures emboîtées. Chacune constitue en fait un palier entre la tentation et ce que pourrait être l’aboutissement de la sécession. Il insiste d’abord sur la dimension fiscale. Selon lui, la partie la plus aisée de la société n’a eu de cesse de voir sa contribution fiscale s’alléger aux dépens des populations aux revenus moyens et modestes alors que, dans le même temps, les fonds publics destinés à financer les dépenses en matière d’éducation, de formation, les infrastructures de circulation et tous les services collectifs diminuaient, provoquant ainsi une accentuation des disparités. Pour R. Reich, cette dimension traduit la poussée constante de l’idéologie néolibérale, exacerbée durant les années dominées par les Républicains8. Le second palier décrit par R. Reich concerne l’affirmation de la « nouvelle communauté », cette façon de vivre solidairement que choisissent les « manipulateurs de symboles », en prenant souvent les responsabilités de la citoyenneté. Ce qui les conduit tranquillement à s’écarter des couches nombreuses et diverses formant la plus grande part de la population étatsunienne. Dans leurs enclaves homogènes (au travail comme au domicile), les « manipulateurs de symboles » n’hésiteraient pas, en effet, à consacrer une partie de leurs revenus individuels à des investissements collectifs, l’important étant de ne pas voir cette part de leurs revenus redistribuée à des concitoyens moins favorisés qu’eux. Ainsi, selon R. Reich, peut-on expliquer la multiplication des clubs privés proposant des activités récréatives associés le plus souvent aux différentes formes de nouvelles « communautés résidentielles ». Par les revenus, et les goûts qui vont avec, se définissent le mieux les manières de se rapprocher, même si la vie sociale ne fonctionne pas seulement sur la proximité géographique. Ce rapprochement est également déterminé par le souci presque obsessionnel de maintenir ou d’accroître la valeur de l’investissement immobilier. Tout ceci, pour R. Reich, concoure à justifier, légitimer le fonctionnement en enclaves, à mettre une distance réelle entre « nous » et « eux ». Enfin, le dernier palier consacrerait la vraie sécession, celle qui découd les liens politiques et légaux, constate la rupture du contrat collectif commencée dans le champ économique et se poursuivant dans le champ du politique. Pour une large partie, cette réflexion n’est pas sans évoquer d’autres travaux marquants de la dernière décennie du xxe siècle, en particulier ceux de M. Castells (1989, 1996) concernant le développement de l’économie informationelle et le renouvellement des questions sociales. Ce dernier démontre comment la restructuration du système productif conduit à individualiser les travailleurs de l’information (qui la produisent, la traitent, la transforment, la diffusent) de ceux qui sont impliqués dans ce qu’il nomme un travail générique aisément substituable soit par des machines, soit par d’autres hommes. Mais si M. Castells montre que de nouveaux rapports sociaux se construisent sur cette ligne de partage (1998, p. 344-346), contrairement à R. Reich, il ne situe pas dans la nouvelle classe moyenne les germes d’une possible sécession. Il voit plutôt celle-ci dans l’existence de mouvements qu’il qualifie de « résistance » (vis-à-vis de ce qu’imposent le gouvernement fédéral, le processus de mondialisation, la perte d’identité associée au poids croissant des minorités), auxquelles adhèrent plutôt des fractions des couches moyennes et populaires surtout blanches, notamment les « milices » et le « mouvement patriote », animés d’esprit libertaire, revendiquant la primauté des droits individuels, familiaux et de la communauté locale (1997, p. 84-96). Et en aucun cas, M. Castells ne cite l’autoenfermement résidentiel (question qu’il délaisse entièrement) comme l’illustration possible d’une tentative de sécession, à plus forte raison de concrétisation de celle-ci.
43Ce repli sur l’entre-soi, ou plus précisément des entre-soi, cette capacité à s’organiser et à s’administrer, cet isolement relatif, qui sera d’autant plus manifeste qu’il y a fermeture, est-il réellement sécessionniste ? Sans nourrir les mêmes perspectives et conclusions, les lectures des recompositions sociales et des rapports sociaux proposées par R. Reich et M. Castells apportent des éclairages intéressants. La fermeture résidentielle est sans doute une manière nouvelle de construire du rapport social (à l’intérieur ainsi qu’entre l’intérieur et l’extérieur), par une instrumentalisation de l’espace beaucoup plus vigoureuse et circonscrite qu’au travers des processus ségrégationnistes habituels aux agglomérations étatsuniennes. Rien n’indique cependant que cette nouvelle manière d’instrumentaliser l’espace, de construire des expressions inédites de ségrégation soit plus chargée d’intentions sécessionnistes que les processus ségrégationnistes antérieurs et toujours en cours. En d’autres termes, n’est-ce pas sur d’autres registres que sur celui-ci que se jouent fondamentalement les intentions sécessionnistes ? Et les vraies intentions sécessionnistes ne viendraient-elles pas de la restriction du périmètre d’obligations civiques que les uns ou les autres seraient disposés à éprouver ou à consentir, périmètre qui peut prendre sans doute plusieurs dimensions spatiales, sans que ces dernières soient nécessairement celles que construit l’autoenfermement. Dans cette perspective, le cheminement sécessionniste peut procéder de groupes sociaux bien différents parmi lesquels pourraient se retrouver, pêle-mêle, des membres issus soit de la nouvelle classe moyenne, soit des classes moyennes traditionnelles, soit encore des milieux populaires parfois déclassés. Dans ce cas, à propos de l’enfermement résidentiel, ne convient-il pas plutôt de parler de séparation, dans la lignée somme toute banale de la tradition séparatiste qui peut être illustrée de diverses manières.
Retour en France
44Quelle peut être la signification sociopolitique du développement des complexes résidentiels clos en France aujourd’hui ? Ainsi s’interroge F. Madoré (2004). Peut-on voir dans ce processus l’accentuation d’une fragmentation sociospatiale des villes, le symptôme d’une « américanisation » des espaces urbains comme certains médias l’évoquent souvent, et même les signes d’une revendication d’autonomie politique ou pour le moins fiscale ?
45En ce qui concerne ce dernier scénario, F. Madoré est explicite. Pour l’instant, dans l’hexagone, les conditions ne sont aucunement réunies pour que les formes de gouvernance privée accompagnent l’affirmation de tentations qui pourraient être qualifiées de sécessionnistes. Plusieurs conditions devraient, en effet, être réunies pour qu’émergent de telles tentations. Il faudrait, notamment, que la solidarité collective construite autour des principes de l’État providence s’efface au profit de solidarités communautaires tout aussi puissantes. Il faudrait, également, que les complexes résidentiels fermés obéissent à un fonctionnement de type convexe, assurant ainsi l’essentiel des services dont les résidants auraient besoin, services autour desquels pourraient se construire du lien social. Selon F. Madoré, il existe même des remparts encore importants pour freiner, voire empêcher toute velléité de sécession sociopolitique. Ainsi, selon lui, les régulations politiques déclinées à l’échelle locale, adossées au maillage communal continu, à un contrôle de légalité omniprésent et à la montée en puissance du pouvoir des agglomérations, interdit a priori toute rupture radicale du contrat social et politique par un groupe résidentiel quelconque. Encore faudrait-il, d’ailleurs, que puissent se constituer de tels groupes résidentiels, lorsque les associations résidentielles (y compris les syndicats de copropriétaires) n’ont aucunement le poids, le rôle et les pouvoirs de leurs homologues étatsuniennes auxquelles la loi, et les modes de gouvernance locale, délèguent des parts importantes des régulations collectives. Par ailleurs, les logiques affinitaires et ségrégatives à l’œuvre dans la construction des espaces résidentiels des agglomérations françaises ne présentent ni les mêmes caractéristiques, ni la même intensité que celles fonctionnant dans les agglomérations étatsuniennes. Enfin, la modestie des opérations closes et fermées en termes de taille et d’équipements ou d’aménités collectifs, ainsi que leur dispersion géographique dans les agglomérations où elles sont présentes, n’aident guère les résidants de ces dernières à adopter une posture séparatiste ou sécessionniste. Ainsi F. Madoré conclut-il que la multiplication de complexes résidentiels fermés sur un mode très atomisé et le poids d’une gouvernance publique de la ville adossée à une axiomatique républicaine sans cesse rappelée empêchent de lire la réalité française à la lumière des situations observées aux États-Unis. Si tentation (tentative ?) de sécession il y a sans doute doit-elle prendre d’autres voies.
46Des limites révélatrices : l’œil de l’architecte sur les communautés fermées
L'appellation générale gated community masque la diversité de ces développements urbains. Une première classification relativement rigide : élite, sécuritaire, style de vie a été effectué. (Blakely et Snyder, 2000). Les quatre exemples suivants, qui n’ont rien d’exhaustif tentent d’approfondir en nuance cette classification rarement aussi distincte. En se focalisant sur les caractéristiques physiques des limites (hauteur, épaisseur, opacité...) et leur perception (voir, montrer, cacher, nier...) les aspirations ainsi que les relations ambiguës qu’entretiennent les communautés en auto-enfermement avec leur environnement extérieur se révèlent.
(Se) Sécuriser
Situé à Compton au sud de Los Angeles, New Willington n‘a pas toujours été enclose. Afin de rendre sécure un quartier en mettant fin aux tensions meurtrières qui opposaient gangs « blacks » et gangs « chicanos », une enceinte a été édifiée. Cette limite fortement défensive empêche les intrusions comme en témoigne l’orientation des pics supérieurs. En période de fortes tensions, des barbelés en rouleaux ont augmenté sa hauteur d’un mètre supplémentaire. Aujourd’hui il semblerait que les quelques centimètres d’épaisseur de cette imposante limite aient pu absorber les rivalités meurtrières des gangs rivaux. Fortement démonstrative, infranchissable, mais non opaque, cette clôture ne dissimule pas la vie interne. Le contrôle informel et la coveillance indispensable pour conserver un environnement extérieur sécure est ainsi préservé. À son entrée, dans une guérite, deux gardes en uniformes couleur police veillent 24 heures sur 24. Fermement mais courtoisement, ils contrôlent les identités de toutes les personnes voulant pénétrer dans l’enceinte. Le besoin d’efficacité de ces portails efface tout prestige : cônes, pics, herses, barrières, chicanes... se dressent sans gêne dans l’espace public. Les connotations militaires de l’architecture de ce dispositif de filtrage ne sont pas euphémisées. Bien au contraire, cet esthétique défensive a une fonction. Elle rend visible la sécurité et le contrôle retrouvés de cette communauté.
(Se) Rassurer
A Seal Beach, dans le comté d’Orange (Californie), les citoyens de la municipalité close de Leisure World ont obligatoirement plus de 55 ans. Ici comme le nom l’indique le temps est consacré aux loisirs : 200 clubs, un golf, des piscines,... occupent le temps libre. De très conséquentes cotisations permettent ces divertissements, l’entretien domestique mais également la sécurité interne. Les administrateurs ont bien compris qu’avec autant de temps libre leurs citoyens retraités étaient soucieux tant de leur sécurité que du bon usage de leurs versements. Les limites ont donc été édifiées selon ces préoccupations. L’environnement extérieur de Leisure World n’a rien d’une zone dangereuse. Néanmoins, la clôture est d’une agressivité surpassant l’aspect défensif. Un canal comme une douve effectue une première mise à distance. Haute de 2,5 m et surmontée de barbelés, la clôture clame haut et fort qu’elle est infranchissable. Opaque, elle occulte une vie interne que le passant fantasme. Pourtant, la réalité intérieure est bien décevante. Des alignements d’habitations de plein pied tiennent plus des baraquements militaires que du domaine aux demeures cossues. Cette excessivité des limites a pour but de rassurer la population enclose. Ici l’apparence de la sécurité est plus importante que la sécurité effective.
Les « douves » protégeant Island Village (Los Angeles, Californie)
(S’) Unifier
Non loin de Leisure World existe une petite communauté fermée. Entourée d’une raffinerie, de derricks et d’entrepôts, tout l’enjeu de cette centaine d’habitations est de se constituer en communauté dans un site industriel gigantesque. Devant le portail, sur une enseigne en faux bois rustique, son nom révélateur, est inscrit : Island Village. De trop petite échelle dans ce contexte industriel, elle utilise pour limite les éléments structurant de Los Angeles. Canaux et bassin de rétention la constituent en entité indépendante. Avec cette mise à distance, la communauté est perçue comme une unité distincte dans le paysage : une île et un village médiéval. Comme l’eau du canal qui euphémise la présence de la raffinerie toute proche, l’organisation interne de la communauté s’attache à nier cet environnement. Des parcs centraux, manucurés et généreusement arborés, recréent un cadre de vie bucolique autour duquel s’ouvrent des habitations. La clôture est peu défensive. Sans pics acérés, elle est aisément franchissable. Opaque, à peine plus haute qu’un homme, elle ne sert qu’à occulter un arrière plan industriel qui minerait l’idéal du « Home » anglo-saxon.
L’environnement industriel de Island Village (Los Angeles, Californie)
(Se) mettre en valeur
DC Ranch est situé à Scottsdale, un front d’urbanisation au nord de Phoenix (Arizona), dans le désert du Sonora, un site naturel d’exception. Cette gated community récente est basée sur l’évocation nostalgique d’un Far-West depuis longtemps révolu. Si les entrées sont gardées et filmées, ces limites très diverses traduisent pourtant un intérêt faible pour l’argument sécuritaire. Discontinue, voir absente, leur franchissement est aisée ; il est de toute façon volontairement impossible de garer un véhicule sur les axes extérieurs. Lorsqu’elle existe, la clôture semble avoir contenue le bétail depuis des siècles. En adobe, irrégulière, elle serpente entre les cactus. Toutefois au toucher, on s’aperçoit très rapidement que le son creux qu’elle renvoie n’est que celui d’un enduit projeté sur un treillis métallique. Ce pittoresque exacerbé participe à la valorisation du thème de vie de cette communauté et du site exceptionnel dans lequel elle s’inscrit. La limite signifie la propriété et le statut des sols. Par sa faible hauteur, elle marque une démarcation en prenant soin de ne pas occulter la vue sur de très grosses et très cossues demeures. Elle valorise ainsi la vie élitaire interne. Dans ce site désertique, elle se transforme en lac artificiel ou en golf au gazon vert tendre. En premier plan d’une demeure, elle s’offre au regard. Le contraste avec l’aridité environnante ne peux qu’apporter un surcroît de prestige.
Mur délimitant la communauté fermée de DC Ranch (Scottsdale, Arizona)
Texte et photos : Guillaume Corompt, Architecte DPLG, lauréat Bourse Jeunes Architectes, 2002, Fondation Électricité de France.
Notes de bas de page
1 Le BID regroupe les milieux d’affaires d’un espace circonscrit (une zone commerciale, une rue, un bloc, etc.) pour répondre à des objectifs collectifs au moins de préservation, si possible d’amélioration, des conditions d’exercice des différents métiers proposés. Le montant de la taxe versée annuellement par les entreprises du secteur concerné, abondée éventuellement par d’autres ressources, permet de financer un ensemble de moyens collectifs touchant surtout la gestion de la propreté, de la sécurité, de l’embellissement. Le BID est donc appelé généralement à compléter les prestations apportées par la collectivité publique, voire à se substituer à celle-ci avec son accord.
2 Cette présentation procède d’un travail de terrain effectué en avril 2001, de recherches documentaires dans la presse locale (Savannah Morning News) et de mises à jour réalisées à partir des informations fournies par une HOA (The Landings Association, Inc., instituée en 1972 dès le démarrage de l’opération d’urbanisation) n’hésitant pas à communiquer (de très nombreux documents sont accessibles sur le site : landings. org).
3 Le club gère six golfs, quatre clubhouses, plus de 30 courts de tennis en différentes localisations, deux marinas en eau profonde, des piscines, un centre de fitness, des clubs d’activités diverses et met à disposition plus de 60 kilomètres de sentiers, plus de 140 lagoons pour la pêche. Ce club, constitué en 1989 par la reprise des installations de la Branigar Organization, Inc., est réservé aux propriétaires de lots ou maisons du domaine. Chacun fait l’acquisition d’une part sociale dont le montant dépend de la nature des activités choisies. Ce club est dirigé par un Board of Governors élus par l’ensemble des membres.
4 Ce domaine ne correspond ni au territoire d’une municipalité, ni à une partie de municipalité existante. Dans le registre géopolitique local, il dépend du comté de Chatham, juridiction constituant une subdivision élémentaire de l’État. Ainsi, au même titre que les autres contribuables du comté, les habitants des Landings bénéficient des services mis à disposition par celui-ci (les plus importants étant la police et les secours). Pour un territoire non constitué en municipalité, le comté fournit en outre des services qui s’apparentent à ceux qu’apporterait une municipalité (approvisionnement en eau, gestion des déchets, etc.), sauf si une association de propriétaires estime pouvoir assurer cette fourniture.
5 Par exemple, ce processus a été particulièrement remarquable au cours des dernières années dans un comté comme celui de Broward (Floride). Ainsi, entre avril 2000 et septembre 2003, quelque 45 000 résidents d’une vingtaine de quartiers résidentiels non incorporés dans des municipalités l’ont été soit par annexion par des municipalités existantes, soit par la création d’une nouvelle municipalité (Southwest Ranches). En octobre 2003, les territoires du comté ne dépendant d’aucune municipalité ne comptaient plus que 82 000 habitants répartis en quelque 31 000 logements. Source : Broward County, Office of Urban Planning and Redevelopment, Planning Services Division, Broward-by-the-Numbers, 2003, n° 14.
6 Ainsi, certaines associations de propriétaires emploient-elles davantage de salariés que certaines municipalités. La minimal city de Weston compte seulement trois salariés : le manager général préparant et exécutant les délibérations municipales, son secrétaire et le city clerc.
7 Selon R. Reich, dans la sphère du travail, les « manipulateurs de symboles » ont pour fonction d’identifier et de résoudre les problèmes. Pour ce faire, dans un va-et-vient constant entre réalité et abstraction et en s’appuyant sur la maîtrise d’outils intellectuels et l’expérience, ils manipulent et échangent des symboles (mots, données, représentations). Par leurs formations, leurs goûts, les moyens dont ils disposent, les réseaux dans lesquels ils sont intégrés, ces derniers constituent aux yeux de R. Reich une classe sociale en formation. Elle recoupe très largement la notion de classe moyenne supérieure (upper middle class) dont la littérature sociologique s’est emparée depuis plus de trois décennies.
8 L’ouvrage paraît alors que les Démocrates sont engagés dans la reconquête du pouvoir présidentiel. R. Reich, alors professeur d’économie à Harvard, fit partie de l’équipe de transition et de la première équipe gouvernementale formée par le président B. Clinton après son élection en 1992 au titre de secrétaire d’État au Travail.
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