Baro et la comédie de dévotion : de l’innovation à la tradition ?
p. 149-167
Texte intégral
1Dans un chapitre de La Pratique du théâtre consacré aux « discours de piété1 », d’Aubignac entreprend de retracer brièvement l’histoire du théâtre religieux en France. Parvenu à la période contemporaine, l’abbé écrit : « Ce n’est pas que depuis ce temps les histoires Saintes aient été bannies [du théâtre] sans retour, car elles ne l’ont absolument pas quitté ; Elles ont été conservées dans les poèmes Dramatiques des Collèges pour exercer la jeunesse, et leur apprendre à réciter de bonne grâce ce qu’ils auront à dire quelque jour dans le conseil des Rois, dans les Cours souveraines, dans la chaire et dans le barreau : Elles paraissent même encore assez souvent sur les théâtres publics, où elles n’ont pas une audience moins favorable que les Aventures des Héros de la Fable et de l’Histoire2… » Et d’Aubignac de citer deux dramaturges ayant particulièrement contribué à cette permanence du théâtre de dévotion sur la scène publique. Le deuxième nom avancé ne surprendra personne. Mais le premier est inattendu3 : « Et depuis peu d’années Barreau mit sur celui de l’hôtel de Bourgogne le Martyre de Saint Eustache, et Corneille ceux de Polyeucte et de Théodore. »
2Ce curieux passage de La Pratique du théâtre pose de multiples questions. Pourquoi citer, outre Corneille, Baro plutôt que d’autres auteurs de pièces de dévotion aussi célèbres à l’époque, tels Tristan, Rotrou ou Du Ryer ? Et pourquoi distinguer, avec Polyeucte et Théodore, le Saint Eustache plutôt que la Marianne ou Le Véritable Saint Genest, voire Le martyre de sainte Catherine de Puget de La Serre ? En quoi la pièce de Baro est-elle donc singulière ? Et surtout quel rôle, apparemment majeur, a bien pu jouer son auteur dans l’expérience de théâtre de dévotion qui se mène sur la scène publique parisienne de 1636 à 16464 ? On tentera de répondre à ces questions en considérant non seulement le Saint Eustache, mais encore une autre pièce de Baro, sans doute antérieure d’une dizaine d’années, la Célinde, qui n’est pas sans rapport avec la comédie de dévotion.
Une première expérience : Célinde
3Créée en 1628 à l’Hôtel de Bourgogne5 et publiée l’année suivante à Paris par François Pomeray, cette œuvre se singularise, d’abord, par l’argument qu’elle donne à sa pièce intérieure, expressément présentée comme une tragédie. Il s’agit en effet d’un sujet tiré de l’Écriture : le meurtre d’Holopherne par Judith au cours du siège de Béthulie par les Assyriens. Or, traiter un sujet biblique dans une forme tragique ne va pas de soi en 1628, loin s’en faut. Car, à cette époque, le sujet biblique semble irrémédiablement passé de mode, même sur la scène parisienne alors en retard sur les usages provinciaux. La tragédie biblique est en effet restée un genre à peu près florissant jusqu’au tout début des années 1610, où Claude Billard ou François Auffray pouvaient encore publier un Saül ou un Samson le Fort6. Mais depuis le milieu des années 1610, soit depuis près de quinze ans, les dramaturges pratiquant la tragédie de dévotion ont abandonné le sujet biblique pour le sujet hagiologique, comme en témoignent des pièces comme la Sainte Agnès de Troterel, publiée en 1615 à Rouen, ou Le martyre de sainte Catherine de Boissin de Gallardon, imprimée en 1618 à Lyon. En donnant à représenter à ses jeunes héros une tragédie biblique, Baro semble donc rompre avec un usage déjà solidement établi.
4Ensuite, la Célinde se singularise par le choix de sa source biblique. Le Livre de Judith a en effet été nettement moins sollicité par les dramaturges que d’autres livres de l’Ancien Testament, comme celui des Macchabées, celui d’Esther et même celui de Daniel. Avant celle de Baro, on recense seulement, si l’on s’en tient aux œuvres écrites en France et en français, trois pièces inspirées du Livre de Judith, toutes composées au siècle précédent, durant l’âge d’or de la tragédie biblique catholique : une Judith de Le Divin, imprimée en 1570 et aujourd’hui perdue ; un Holopherne d’Adrien d’Amboise, publié à Paris en 1580 et un autre Holopherne, dû à Catherine de Parthenay et représenté pendant le siège de La Rochelle en 1572, perdu lui aussi7.
5Enfin, la pièce de Baro se singularise encore davantage par sa structure. Une tragédie biblique en vers s’y trouve en effet enchâssée dans un « poème héroïque » en prose, pièce-cadre au statut générique ambigu, mais à la facture assez nettement tragi-comique : pour fêter la promesse de mariage enfin échangée par Célinde et Floridan, des jeunes gens joueront la comédie devant Amintor et Dorice, parents des futurs époux. Comme l’a montré Georges Forestier8, la Célinde marque le premier emploi, sur la scène française, du procédé du théâtre dans le théâtre. De surcroît, Baro tire de ce procédé un parti remarquable. Celui-ci lui permet en effet de faire un éloge du théâtre, bref mais appuyé. À la première scène de l’acte III, juste avant que ne commence la représentation de la pièce intérieure, Amintor déclare, en guise de prologue pour le spectacle à venir9 : « Autresfois [les représentations] ont esté le divertissement des plus grands Monarques, et les Republiques mesmes en ont usé pour donner quelque horreur du vice et de l’amour pour la vertu ; que si j’en avois le temps, je ferois cognoistre qu’il n’est rien de plus honneste, de plus plaisant, ni de plus utile, mais je crois qu’ils vont sortir… » On retrouve ici l’argument favori des défenseurs du théâtre : l’utilité morale et sociale des représentations dramatiques. Mais, derrière ce topos, se profile un autre argument susceptible de fonder la légitimité morale et esthétique de ce genre de spectacle. Et cet argument réside dans le sujet même de la pièce qui va se jouer devant Dorice et Amintor : comment juger illégitime un art capable de représenter dignement un épisode de l’Ancien Testament ? Cet éloge du théâtre en tant qu’art cache à peine un autre éloge, plus implicite, celui de l’activité du comédien. Dans l’Avertissement ajouté en 1629 à la Célinde, Baro se plaît effectivement à rapprocher la sainteté du sujet de la pièce intérieure et la vertu de sa principale interprète10 :
En second lieu, je devois plustost tire ce suject de la Saincte Écriture que de nulle austre part, pource qu’il est croyable qu’un pere de Famille, et un homme d’eminente probité tel que j’ay depeint Amintor en tout cet Ouvrage, n’eust pas facilement permis que sa Fille, nourrie dans une vertu irreprochable, eust representé sur un Theatre quelques profanes Amours, dont l’exemple lui eust peut-estre laissé de mauvaises impressions en l’ame.
6Prétendre qu’une jeune fille aussi vertueuse que Célinde ne pouvait incarner sur la scène qu’une héroïne biblique, n’est-ce pas affirmer, comme en passant, que la pratique du théâtre n’est pas incompatible avec celle de la vertu et même que l’on peut jouer la comédie de manière vertueuse ? C’est aussi peut-être suggérer que tout comme les pièces profanes laissent dans l’âme de leurs interprètes des impressions pernicieuses, les pièces sacrées laissent dans l’âme du comédien des impressions salutaires, propices à l’élévation spirituelle. Ainsi se trouve esquissée une sorte de rapport dialectique entre la sainteté du personnage et la vertu du comédien. Voilà des thèses qui préfigurent bien des discours tenus ultérieurement sur le théâtre et l’acteur. Elles précèdent de quatre ou cinq ans les plaidoyers prononcés dans les premières comédies de comédiens commandées par Richelieu dans le cadre de la campagne d’opinion en faveur du théâtre et de l’acteur lancée en 163311 et de près de quinze ans le panégyrique du comédien fait par Le Véritable Saint Genest12.
7De plus, en employant le procédé du théâtre dans le théâtre, Baro met en contact deux éléments très dissemblables, une tragédie biblique et un « poème héroïque » de facture tragi-comique, et tire de cette association des effets aussi curieux que féconds. Grâce à l’enchâssement, se mesurent, se contaminent et s’entrechoquent le mondain et le sacré, l’amour humain et l’amour divin, le registre galant et le registre mystique, le tragique et le quasiment tragi-comique, la prose et le vers… Les effets de « frottement » ainsi produits sont parfois fort audacieux. Ainsi, à la dernière scène de l’acte II, la représentation de la tragédie sacrée semble se préparer sous les auspices d’une tromperie amoureuse crânement assumée. Cédant aux instances de son père, Célinde jure enfin un amour éternel à Floridan au moyen d’une phrase à double entente qui s’adresse en vérité à Lucidor, présent à ses côtés. La jeune fille, dit une didascalie, « prend d’une main Floridan et de l’autre Lucidor » et déclare sans sourciller : « Il s’agit icy de recompenser Floridan par une faveur qui responde à son merite, j’appelle donc Lucidor pour me convaincre de perfidie, si je manque jamais au vœu que je fay de l’aimer, et d’estre sienne eternellement. » Celle qui s’apprête à incarner le personnage de Judith, image même de la fidélité inébranlable à l’époux et au Créateur, fait déjà preuve d’une duplicité et d’un cynisme stupéfiants…
8Les effets de contamination obtenus par Baro ne sont pas moins surprenants. On s’étonne, par exemple, de retrouver au beau milieu de la tragédie biblique des situations topiques empruntées à la tragi-comédie, voire à la pastorale, dépourvues du moindre appui dans le récit biblique. À la scène 5 de l’acte III13, par exemple, Judith obtient de l’Eunuque qu’il enivre son maître en lui promettant de lui livrer sa servante, Abra. De même, la pièce intérieure commence par les lamentations du prince Akior, chef des mercenaires ammonites, lié à un arbre comme un vulgaire berger. Que dire des propos tenus par Holoferne, à la scène 3 de l’acte II ou dans le monologue ouvrant l’acte III, après le véritable coup de foudre éprouvé à la vue de Judith ? Lexique, figures, style, tout y rappelle le discours traditionnellement prêté par la tragi-comédie au souverain tombé en un éclair amoureux fou d’une de ses sujettes. Mais l’effet le plus frappant – si l’on ose dire – reste évidemment celui que produit la soudaine transgression de la feinte théâtrale qui met fin à la représentation de la pièce intérieure (III, 5). Au moment où Judith va frapper Holoferne qui repose sur un lit, l’interprète de l’héroïne « donne veritablement un coup de poignard » à celui qui incarne le général assyrien, Floridan. Et ce dernier de s’exclamer : « Ah Dieux je suis mort, ah Celinde. » À peine les spectateurs se sont-ils interrogés, à peine Parthénice a-t-elle appelé au secours, Célinde « se jette au bas du Theatre et parle […] tenant encor le poignard tout sanglant » :
Parents, que désormais je nomme barbares, estonnez-vous de vostre tyrannie, non pas de mon action : votre violence et mon desespoir sont les meurtriers de Floridan ; et vous eprouvez aujourd’hui combien estoit injuste la loy par laquelle vous me vouliez contraindre à trahir les flames de Lucidor : il est mon mari depuis longtemps, et nul homme sans mourir ne pouvoit m’empescher d’estre sa femme. Que s’il vous reste quelque desir de voir achever ce tragique spectacle, arrestez un moment, mon bras va d’un mesme coup satisfaire ma fureur et vostre envie.
9En même temps que la réalité fait irruption dans la fiction et que la prose casse le rythme du vers, le galant surgit, ou plutôt re-surgit, au cœur même du mystique, et avec quelle violence !
10Tout se passe donc comme si l’héroïne avait purement et simplement usé de la représentation de l’épisode biblique pour parvenir à ses fins. Profanation d’une conduite inspirée par l’amour de Dieu, celle de Judith ? Non, car dans un contexte quasi tragi-comique, même les audaces les plus blâmables sont rendues légitimes par l’honnêteté de l’amour et la loyauté absolue due à celui-ci. En poignardant l’époux que son père prétendait lui imposer, Célinde ne cède pas à une passion déréglée, mais manifeste une fidélité obstinée à Lucidor qu’elle a toujours aimé et qu’elle aimera toujours. Le meurtre perpétré par la jeune fille reproduit donc, dans un registre profane et galant, celui qu’a commis Judith par fidélité au Dieu d’Israël. Peut-être est-ce précisément cette correspondance entre les deux exploits qui confère à l’acte de Célinde un caractère quasi épique et qui fait de la pièce écrite par Baro un « poème héroïque » ?
11Au regard du théâtre de dévotion des années 1610 et 1620, la Célinde constitue donc une pièce peu banale, pour le moins. Son auteur en souligne d’ailleurs implicitement l’audace dans l’Avertissement publié en 1629 lorsqu’il feint de réfuter les critiques que pourrait susciter le choix d’un sujet biblique pour la pièce intérieure14. L’expérience dramaturgique tentée dans la Célinde sera si originale qu’elle restera sans lendemains, au moins sur la scène publique parisienne. Après Baro, nul ne se risquera plus à conjuguer ainsi galanterie et mysticisme, peut-être de crainte d’encourir les foudres de ceux qui, comme La Mesnardière, voyaient dans un tel mélange « une impieté approchante du sacrilège15 ».
12La Célinde est-elle, cependant, une pièce aussi singulière qu’elle le paraît et que son auteur aimerait le faire croire ? Plus exactement, est-elle originale pour les raisons qui viennent d’être évoquées ? Un petit volume publié à Paris en 1622 par la Veuve Ducarroy permet d’en douter. Cet ouvrage contient deux œuvres : une pièce anonyme intitulée Nouvelle tragédie de la perfidie d’Aman, mignon et favory du Roy Assuerus et librement inspirée du Livre d’Esther, suivie d’une Farce plaisante et recreative, tirée d’un des plus gentils esprits de ce temps. Charles Mazouer a établi que cette dernière n’était qu’une version abrégée d’une farce tabarinique publiée en 1624 dans l’Inventaire universel des œuvres16. Or, dans la liste des personnages de cette petite farce, figurent deux noms fameux qui désignent à la fois des types et leurs interprètes : celui de Turlupin et celui de Gros-Guillaume. Il ne manque plus que celui de Gaultier-Garguille. On savait déjà que la fameuse troupe des trois farceurs, si active à Paris durant la seconde moitié des années 1610 et au début des années 162017, associait volontiers, dans une même représentation, une farce et une pièce sérieuse, perpétuant ainsi un usage instauré à l’Hôtel de Bourgogne vers la fin du xvie siècle18. Le volume publié par la veuve Ducarroy en 1622 prouve que cette pièce sérieuse pouvait être à l’occasion une tragédie biblique. Et le fait qu’un libraire ait jugé rentable de publier un tel livre tendrait à prouver qu’une telle association n’avait rien d’exceptionnel sur la scène parisienne.
13De plus, la tragédie biblique précédant la « farce recreative » comporte elle-même un intermède comique destiné à se représenter entre le deuxième et le troisième acte. Composé en alexandrins et parfaitement intégré à l’intrigue de la tragédie, celui-ci met aux prises deux personnages secondaires qui viennent de servir le banquet royal. Happe-Souppe interroge Guingnotrou pour savoir ce que ce dernier a dérobé au cours de son service et l’autre fait de même. L’intermède se termine par la sortie de deux gloutons qui filent vers un coin retiré du palais où ils pourront dévorer le fruit de leurs larcins en toute tranquillité.
14Cette farce et cet intermède comique perpétuent une tradition d’origine médiévale toujours vivante à l’orée du xviie siècle. Les mystères du xve et du xvie siècles conjuguaient en effet volontiers le sacré et le trivial. Ils comportaient nombre de passages plaisants ou burlesques19 et se représentaient souvent, qui plus est, agrémentés d’intermèdes comiques, en général une farce et une sotie20.
15Le volume publié par la veuve Ducarroy montre donc que le public parisien des années 1610 et 1620 était accoutumé, dans une mesure qui resterait évidemment à déterminer, non seulement à l’association du tragique biblique et du farcesque au sein d’une même représentation, mais encore à celle du mystique et du bouffon dans une même pièce sérieuse grâce à une structure à intermèdes.
16Un autre aspect de l’originalité de la Célinde mérite quelques nuances. Il s’agit du véritable coup de foudre éprouvé par Holoferne à la vue de Judith, dans la pièce intérieure, qui a été interprété comme un exemple de contamination du mystique par le galant. En fait, cette réaction du personnage se situe dans le droit fil des rapports institués par La Cour sainte entre les deux héros de l’exemplum biblique. Dans son célèbre traité, le Père Caussin présentait en effet le meurtre du général assyrien comme une victoire de l’amour21 :
Quelle femme de Cour est-ce cy, qui n’y est venue que pour y tirer l’espée ? Sa main a beaucoup fait d’abbatre cent mille hommes en une seule teste : mais l’œil en fit beaucoup plus que la main, ce fut luy le premier qui triompha d’Holoferne, et qui d’un petit rayon de ses flammes brusla toute une armée. O que l’amour eut un magnifique employ dans cette action, et pour dire vray, il consacra ses fléches, iamais il ne fut si innocent dans ses combats, iamais il ne fut si glorieux dans ses triomphes.
17Et pour décrire l’effet produit par Judith sur Holopherne, le jésuite n’hésitait pas à recourir aux termes et aux figures dont usait traditionnellement la poésie lyrique ou dramatique pour représenter les symptômes du coup de foudre. Ainsi, la première fois qu’il voit Judith, l’Assyrien « ne [manque] pas d’estre pris d’abord comme elle avoit proietté, et de faire des yeux les pieges de son ame ». Quelques instants plus tard, alors que la jeune femme vient de prendre la parole, « Holoferne qui s’estoit desia pris par les yeux, fut enchaisné par les oreilles de la douceur22… » Enfin, quand Judith viendra rejoindre Holopherne dans sa tente une nuit, « au mesme instant qu’il la vid seule aupres de luy, son cœur fut tout renversé, et sembloit que les esclairs qui sortaient des yeux de cette beauté l’avoient mis tout en poudre23… » Ce résultat répond parfaitement aux attentes de la jeune femme. L’amour qui embrase Holopherne constitue même un premier aboutissement victorieux de la tactique appliquée par Judith. Car son entreprise, inspirée par le « Seigneur des Armées24 », n’est pas autre chose qu’une tentative de séduction toute vertueuse, menée par une femme déterminée à user de tous ses charmes pour perdre sa victime25 : Judith, écrit le Père Caussin,
feignoit d’avoir que crainte, et d’estre saisie d’une profonde reverence à l’aspect de ce grand General d’armée, sçachant bien qu’il estoit vain, et que cela serviroit beaucoup à le surprendre […]. Cette Dame saintement artificieuse commença à luy parler d’une façon si attrayante, que cent Holopherne eussent esté bien empeschez de se defendre contre telles machines de l’amour.
18On voit qu’après avoir lu de telles pages, Baro n’avait guère à forcer le trait pour instituer des rapports galants entre les deux personnages principaux de la pièce intérieure26.
19L’originalité de la Célinde dans le théâtre de dévotion contemporain doit donc être réappréciée. Elle réside moins dans le fait d’associer et de mélanger deux éléments dissemblables que dans le choix de ces éléments, dans l’étroitesse de leur imbrication et dans la conception de leur interdépendance. Baro n’a pas inséré un élément comique dans un élément tragique, ni associé un élément farcesque à un élément tragique et biblique. Il a enchâssé une tragédie biblique, dont le sujet n’était pas sans échos galants, dans une pièce quasi tragi-comique de telle manière que le composant quasi tragi-comique détermine le composant biblique et que les deux éléments se contrecarrent et se contaminent mutuellement. Il a ainsi réuni les conditions pour que le galant déchire soudainement le mystique et que la réalité amoureuse mette brutalement fin à la fiction biblique. En outre, Baro a été le premier à théâtraliser non seulement l’acte théâtral en soi, mais aussi la pratique contemporaine consistant à représenter une tragédie à sujet biblique sur une scène profane et dans des circonstances qui le sont tout autant. L’auteur de la Célinde aurait-il donc tenté ainsi de revivifier la tradition médiévale du mélange du trivial et du sacré en la portant sur le terrain de la galanterie ?
Une nouvelle expérience : Saint Eustache martyr
20La seconde pièce de dévotion composée par Baro paraît au moins aussi originale que la première. Mais sa singularité est plus délicate à estimer, car l’œuvre demande à être resituée dans deux contextes différents : celui de sa création et celui de sa publication, séparées par un laps de temps appréciable. Le Saint Eustache a été en effet publié en 1649 chez Sommaville. Mais son auteur indique, dans l’Avertissement au lecteur, « s’estre defendu » de le livrer à l’impression « depuis dix ans ». Si l’assertion est véridique, la pièce aurait donc été créée en 1639. Or, dans l’histoire du théâtre de dévotion, la fin des années 1630 et celle des années 1640 correspondent à deux périodes sensiblement différentes. En 1639, l’expérience tentée sur la scène publique parisienne à la suite du triomphe de la Marianne vient de commencer et la tragédie de dévotion semble un genre promis à un bel avenir. Mais en 1649, l’expérience est terminée et l’échec consommé : la chute de Théodore a révélé, trois ans auparavant, les insurmontables contradictions du genre. Les deux périodes considérées diffèrent tout autant au regard de l’histoire de l’esthétique théâtrale. Le Saint Eustache se donne quelque dix-huit mois après la fin de la querelle du Cid et l’année même où le modèle classique, en pleine gestation, atteint à sa première formalisation achevée, la Poétique de La Mesnardière. Quand la pièce paraît, en 1649, le nouvel ordre théâtral est sinon parfaitement établi, au moins fermement institué.
21Dans le contexte de la seconde moitié des années 1630, Saint Eustache martyr se singularise, d’abord, par son sujet. Les poètes qui s’essaient alors à la comédie de dévotion sur la scène parisienne, tirent en effet leurs sujets soit de l’histoire moralisée, soit de l’Écriture. Ainsi ont procédé Tristan pour la Marianne, Scudéry pour Eudoxe, Grenaille pour L’innocent malheureux, La Calprenède pour La mort des enfants d’Hérode ou encore Du Ryer pour Saül. Baro, par contre, emprunte son sujet à la tradition hagiographique. C’est même lui qui introduit le sujet martyrologique, et plus généralement le sujet hagiologique, sur la scène publique parisienne. Mais Baro ne fait ainsi qu’adopter un usage instauré sur la scène provinciale près de trente ans auparavant27 et renouer avec une pratique éteinte dans la capitale depuis plus de quarante ans, sinon depuis un demi-siècle28.
22Le Saint Eustache se singularise, ensuite, par son appellation générique. Dans la seconde moitié des années 1630, Tristan, Scudéry, Grenaille, Du Ryer et La Calprenède choisissent tous le genre tragique pour leurs pièces de dévotion. Dans les années 1640, Desfontaines, Puget de La Serre, puis Corneille et Rotrou feront de même. Baro, lui, opte pour une étrange qualification générique, la plus générale qui soit : Saint Eustache martyr se donne pour un simple « poème dramatique29 ». Une telle appellation avait déjà de quoi surprendre en 1639. En 1649, elle a dû en déconcerter plus d’un. Aucun dramaturge parisien ne semble avoir usé de cette qualification avant Baro, ni d’ailleurs après lui, au moins pour ce qui est des années 1640, 1650 et 1660. L’ordre établi aura, toutefois, le dernier mot. Quand la pièce sera rééditée en 1666, les deux libraires, Guillaume de Luyne et Étienne Loyson, en feront une simple tragédie.
23Enfin, le Saint Eustache se singularise surtout par la manière dont il traite son sujet. Quasiment aucune des règles préconisées par le modèle classique, nouvellement formalisé, mais déjà influent, ne semble en effet y être observée. Ce dédain des nouveaux principes dramaturgiques se manifeste particulièrement dans la spatialisation et la temporalisation de l’action. Celle-ci se déroule effectivement dans une zone géographique aussi vaste qu’imprécise, présentée sobrement dans la version imprimée de la pièce comme « Rome et ses environs30 », et couvre une période de plusieurs années, sans doute plus d’une décennie. Dans l’avertissement joint à la pièce en 1649, Baro assume sans ambages cette franche irrégularité et la justifie ainsi : « ce poème » n’est pas « une piece de Theatre où toutes les regles [sont] observées », car « le sujet ne s’y [pouvait] accommoder ». On croirait entendre Ogier, Mareschal ou un de ces irréguliers qui bataillaient, à la fin des années 1620 ou au début des années 1630, contre l’application indifférenciée des règles et entendaient préserver les prérogatives de l’inventio. Mais qui, parmi les dramaturges parisiens, songeait encore, en 1639, à adapter la dispositio à la nature du sujet, alors que le modèle classique touvait sa première formalisation complète, et a fortiori en 1649, quand il dominait la scène ?
24D’autre part, Baro cherche manifestement, dans le Saint Eustache, à mélanger autant que faire se peut genres et registres. La pièce combine des éléments tragi-comiques ou romanesques, comme le rapt de Trajane par un matelot (II, 3) ou les retrouvailles providentielles entre les membres de la famille du héros ; des éléments qui pourraient être considérés comme tragiques au regard de la tradition théâtrale, telle la mort du héros, de son épouse et de leurs deux fils au dénouement, et un nombre important d’éléments pastoraux. Ainsi Baro n’hésite pas à remployer l’un des noms les plus emblématiques de l’onomastique pastorale en rebaptisant Tyrsis le ravisseur indélicat de Trajane, ni à exploiter l’un des topoï les plus éprouvés du genre pastoral en amenant Placide à se retirer au fond des bois et à revêtir l’habit des bergers pour échapper aux aléas de la vie de cour et aux caprices de la Fortune. Le spectateur aura même droit, à la scène 5 de l’acte III, aux traditionnelles stances du berger d’occasion :
Sombres Forest, tristes rivages,
Secretaire de mes douleurs,
Et qui de mes derniers malheurs
Estes la cause & les images ;
Permettez qu’encore cette fois
Les accens de ma foible voix
Interrompent vostre silence…
25La pièce tente aussi, avec moins de bonheur peut-être, d’ajouter une touche de galanterie à une intrigue dominée par le spirituel et le théologique. Plutôt que de rendre plus tendres les relations instituées par la tradition hagiographique entre le héros et son épouse, Baro a préféré remanier le personnage du ravisseur de Trajane. Le pirate brutal et concupiscent du récit originel se métamorphose, dans la pièce, en un de ces amoureux éconduits et aigris qui hantaient les tragi-comédies ou les pastorales contemporaines. Nommé Tyrsis, c’est un courtisan qui aime Trajane depuis lontemps, mais en vain. À bout d’espoir et de patience, il se résout enfin à fuir la Belle Inhumaine et à courir les mers pour tenter de l’oublier. Mais voilà la Fortune qui soudainement semble lui sourire : Trajane et Placide, convertis au christianisme et devenus Téopiste et Eustache, cherchent un bateau pour fuir vers l’Égypte. Cédant à sa passion, Tyrsis fait enlever Téopiste par son matelot et emporte celle-ci sur son vaisseau. Plus tard, en bon forcené, le ravisseur tentera de violer la jeune femme au fond des bois. Mais la tentative de séduction violente tournera beaucoup plus mal que ne le veut la tradition théâtrale.
26De plus, Baro ménage, dans le Saint Eustache, une place considérable au spectaculaire. Dès le début de la pièce, le spectateur peut admirer les deux somptueux cadeaux offerts par l’empereur à son général vainqueur, une paire de lévriers (I, 1) et une statuette ornée de pierreries (II, 1), produits sur scène. Ensuite, le public peut assister à une impressionnante série de scènes pour le moins mouvementées : le rapt de Théopiste, jetée dans une chaloupe (II, 3) ; la disparition des deux fils d’Eustache, emportés par un ours et un lion (II, 3) ; la tentative de viol commise par Tyrsis sur la personne de Téopiste, qui se termine par la mort du forcené, foudroyé par la justice divine (III, 4). Le spectateur assiste également à une série, tout aussi impressionnante, de retrouvailles providentielles : l’émissaire de Trajan retrouve Eustache (III, 6) ; les deux fils de ce dernier, devenus soldats de fortune, se retrouvent au hasard d’une campagne (IV, 2) ; ils retrouvent leur mère en frappant à la porte d’une masure (IV, 3) ; Téopiste et ses fils retrouvent Eustache qui a repris le commandement des armées impériales (IV, 4). Enfin, le public se voit offrir le spectacle du martyre subi par les deux héros et leurs enfants. À la scène dernière, Téopiste, Eustache et leurs deux fils sautent, tout à tour, dans un « taureau enflammé » qui trône au fond de la scène. Une telle accumulation d’éléments spectaculaires ne possède aucun équivalent dans le théâtre de dévotion pratiqué sur la scène publique parisienne dans les années 1630, ni d’ailleurs dans les années 1640 ou au-delà31. Pendant ces deux décennies, en outre, rarissimes sont les dramaturges parisiens qui osent ainsi produire sur scène le martyre de leur héros32.
27Comment peut bien s’expliquer un tel traitement du sujet, surprenant en 1639, stupéfiant en 1649 ? S’il faut en croire l’auteur du Saint Eustache martyr, cette dispositio s’expliquerait par la nature même du sujet qui lui était proposé, ou plutôt par le contenu originel de ce dernier. De fait, l’ample temporalisation de l’intrigue, la spatialisation multiple de l’action, la diversité des registres convoqués, l’accumulation des faits spectaculaires, tout se trouvait déjà dans les Actes de saint Eustache transmis par la tradition hagiographique. Mais l’explication esthétique ne paraît qu’à demi satisfaisante. Si l’on conçoit aisément que le dramaturge ait jugé les règles classiques inapplicables à un pareil sujet, on ne comprend toujours pas pourquoi il n’a pas adapté son sujet aux exigences du nouvel ordre théâtral en train de s’instaurer ou tout simplement renoncé à traiter un sujet qui semblait aussi manifestement étranger à celles-ci. Pourquoi, surtout, Baro a-t-il choisi de représenter toutes les aventures vécues par son héros, depuis le retour victorieux de la guerre contre les barbares jusqu’au martyre, au lieu de concentrer l’action sur la crise finale et son issue mortelle comme l’avaient fait ses prédécesseurs italiens, en particulier Liberati dans sa Tragedia di San Eustachio33 ?
28Pour trouver une explication plus satisfaisante, sans doute faut-il considérer l’usage auquel son auteur destinait le Saint Eustache. Dans les textes liminaires joints à la pièce en 1649, Baro n’en fait pas mystère, bien au contraire. Il conclut son Avertissement au lecteur par ces mots : « Veuille ma bonne fortune que tu trouves dans la conversion de Placide un exemple qui te serve. » Et, dans l’épître dédicatoire à Henriette-Marie, il écrit sans craindre la litote, après avoir esquissé une comparaison entre les tribulations subies par Eustache et les épreuves endurées par la reine d’Angleterre : « Le récit de ses peines apportera quelque consolation à vos déplaisirs. » La pièce semble donc avoir été conçue comme une sorte d’exemplum destiné à inciter à la conversion et à procurer la consolation dans l’épreuve. C’est, par conséquent, à une fonction authentiquement spirituelle que prétend le Saint Eustache martyr.
29Il convient, pour mieux comprendre celle-ci, de se reporter à la manière dont les prédicateurs ou les auteurs d’ouvrages de dévotion, dans les années 1630 ou 1640, présentaient la figure de saint Eustache à leurs ouailles ou à leurs lecteurs. Pour Jean Baudoin, par exemple, auteur d’un ouvrage intitulé Les Saintes Métamorphoses ou les changements miraculeux de quelques grands Saints et publié en 1644, la vie de saint Eustache se caractérise par les nombreuses « merveilles » qu’y accomplit la Providence. La première de ces merveilles est évidemment la conversion miraculeuse de Placide à la vue du cerf couronné d’une croix, que Baudoin compare à celle de Saül sur le chemin de Damas34 : « Le Chasseur effrayé d’une si estrange advanture, descendit incontinent de cheval, et s’estant mis à genous, s’écria comme un autre Saul ; Que me commandez-vous de faire, Seigneur… » Et d’autres merveilles suivront la première, qui ne sont pas moins étonnantes : Eustache retrouve par miracle ses fils, puis sa femme Théopiste ; quand ils sont livrés aux lions, les fauves lèchent les pieds des quatre martyrs ; leurs corps sont retouvés intacts, après leur mort par le feu, dans le taureau d’airain. Mais, selon Baudoin, la vie de saint Eustache se caractérise tout autant par les multiples épreuves imposées au néophyte. Après sa conversion, le général auréolé de gloire va perdre successivement son rang, ses biens, sa famille et subir finalement un martyre ignominieux. Et pourtant, Eustache supporte toutes ces tribulations avec une « patience incroyable35 ». Aussi, à la fin du chapitre consacré à saint Eustache, Beaudoin s’adresse-t-il aux « personnes de conditions […] qui des plus hautes prosperitez de la vie » sont tombées « en des disgraces qui [la leur] font haïr36 » pour les exhorter à imiter un saint qui a fait montre d’une « merveilleuse constance » et d’une patience digne de Tobie, Job, Daniel ou des Macchabées37.
30Dans sa Vita di Santo Eustachio Martire publiée à Bologne en 1631 et traduite en français en 1647, Manzini évoque également les nombreuses merveilles accomplies par la Providence en faveur du saint tout au long de sa vie terrestre. Mais il insiste plutôt sur la constance et la générosité avec lesquelles Eustache a supporté les multiples épreuves qui lui ont été infligées38 : « Sa patience parmy tous les tourmens, et les persecutions qu’il a souffert n’a pas ete moindre que celle de Iob, et tous les deux, l’un dans le Iudaïsme, et l’autre dans le Christianisme, peuvent estre regardés comme des rochers de constance, que les malheurs, et les fleaux de la vie, n’ont pas sçeu ébranler. » Le père Senault va plus loin encore dans le panégyrique qu’il consacre en 1657 à saint Eustache. Comme Manzini, il compare le néophyte éprouvé à Job39 : « Quand enfin nous considerons les rudes epreuves de saint Eustache, la perte de tous ses biens, l’enlevement de sa femme, et la mort apparente de ses enfans, ne sommes-nous pas persuadez qu’il est le Iob du Christianisme et qu’il represente dans l’Église naissante, ce grand homme, qui dépouillé de ses richesses, chargé de playes, et reduit sur un fumier, triompha par la patience de tous les artifices du Demon ? » Mais le père Senault s’attache à démontrer qu’Eustache a subi des épreuves plus terribles que celles de Job et a donc manifesté une patience supérieure à celle dont fit preuve le juste de l’Ancien Testament. Certes, si l’on en croit l’Écriture, « le plus grand de tous les fils de l’Orient » a été grandement éprouvé par Satan avec la permission de Dieu. Ses immenses troupeaux lui ont, d’abord, été ravis par les Sabéens et les Chaldéens. Puis, tous ses fils et ses filles ont péri dans l’effondrement d’une maison. Enfin, sa santé s’est trouvée ruinée par une lèpre maligne40. Mais Eustache, lui, a dû fuir la persécution et s’exiler alors qu’il venait juste de se convertir au christianisme et n’avait pas encore affermi sa foi. Il a perdu non seulement ses biens, mais encore son rang et les honneurs qui s’y attachaient. Il a d’autant plus souffert de cette disgrâce que sa famille s’y est trouvée entraînée. De surcroît, Eustache a vu son épouse enlevée, cru ses enfants dévorés par les fauves et dû s’habituer à une condition servile en labourant la terre. Enfin, après une brève embellie qui lui a permis de retouver famille, biens et honneurs, il a subi un martyre particulièrement cruel puisqu’il a vu périr sa femme et ses fils sous ses yeux, avant d’être lui-même précipité dans les flammes. L’infinie patience manifestée par le saint dans de telles épreuves permet au père Senault d’achever son panégyrique en exhortant ses lecteurs à l’ascèse, envisagée comme un martyre des larmes proposé à tous les chrétiens, même à ceux qui vivent dans le monde41 :
Apres avoir tout laissé pour Iesus-Christ, il faut nous immoler à sa gloire, et achever notre sacrifice par notre mort. Ie sais bien que nous ne sommes pas obligez de perdre la vie dans les tourmens comme saint Eustache, et qu’il n’y a point de persecution, ni de bourreaux qui exercent maintenant notre patience […] ; il faut que nous fassions nous-mesmes l’office de bourreaux, et que nous soyons persuadez que la paix de l’Église a ses Martyrs […]. Nous portons dans notre corps des ennemis qu’il faut combattre, des passions qu’il faut vaincre, et des victimes qu’il faut immoler.
31Comme on le voit, la spiritualité de la Contre-Réforme retrouvait dans l’étonnant parcours spirituel de saint Eustache plusieurs des thèmes qu’elle aimait à développer : l’appel direct du Christ suscitant une conversion immédiate et totale, les merveilles accomplies par la Providence, et le martyre envisagé comme le modèle de l’ascèse. Dès lors, comment n’aurait-elle pas vu en Eustache un émule de Saül, un Job chrétien et un martyr particulièrement valeureux au combat ? Il était naturel que ce saint devînt, dans toute l’Europe catholique et singulièrement en France, un exemple de courage dans la conversion, de patience dans l’épreuve et de constance dans le martyre, par conséquent un modèle tout trouvé à présenter aux chrétiens, tous appelés à se convertir et à mener dans le monde une anthentique vie spirituelle.
32Or, si l’on en croit les textes liminaires précédemment cités, telle était aussi la perspective adoptée par Baro. Mais, pour que le spectateur ou le lecteur trouvât un pareil modèle dans le Saint Eustache martyr, encore fallait-il que que toutes les étapes du cheminement spirituel parcouru par Placide y fussent représentées. Pour que le public pût admirer la conversion du général, la patience de l’éprouvé et la constance du martyr au point d’être tenté de les imiter, il fallait bien que le dramaturge conservât et théâtralisât tous les épisodes du récit hagiographique quasiment sans exception. Ainsi s’explique la surprenante dispositio choisie par Baro et la scrupuleuse fidélité avec laquelle il a porté à la scène l’histoire de saint Eustache.
33Il est probable, cependant, qu’un tel traitement du sujet répondait également à l’attente du commanditaire de l’œuvre. Car le Saint Eustache est une pièce de commande, comme l’indique expressément son auteur dans l’Avertissement au lecteur de 1649 :
le ne te donne pas ce Poème comme une piece de Theatre où toutes les regles seroient observées. Le sujet ne s’y pouvant accommoder, c’est sans doute que je n’y aurois point travaillé si je n’y avois esté forcé par une autorité souveraine. La mesme obeissance qui me le fit composer me le fait mettre en lumiere, apres m’en estre defendu depuis dix ans.
34On s’est demandé qui se cachait derrière cette « autorité souveraine ». Lancaster42, Loukovitch43, puis Marc Fumaroli44 ont proposé le nom d’Anne d’Autriche. L’hypothèse paraît très vraisemblable. On connaît effectivement le goût de la Reine pour le théâtre de dévotion, dont témoignent plusieurs dédicaces, à commencer par celle de Polyeucte45 :
Ce n’est qu’une pièce de Théâtre que je présente [à Votre Majesté], mais qui l’entretiendra de Dieu : la dignité de la matière est si haute que l’impuissance de l’artisan ne la peut ravaler, et votre âme Royale se plaît trop à cette sorte d’entretien, pour s’offenser des défauts d’un ouvrage où elle rencontrera les délices de son cœur.
35Richelieu étant peu sensible au théâtre de dévotion et Louis XIII peu enclin à ce genre de pratique, on voit d’ailleurs mal quelle autre « autorité souveraine » aurait bien pu commander une telle pièce à Baro en 1638 ou 1639.
36Il reste cependant une question : pourquoi la Reine a-t-elle commandé au poète une pièce sur saint Eustache, et pourquoi à cette date ? Il faut se reporter ici au contexte ecclésial parisien et à un événement marquant de la fin des années 1630 : l’achèvement de la reconstruction de l’église Saint-Eustache. Dans le quartier des Halles, existait depuis 1223 un sanctuaire dédié à ce martyre qui dépendait de la paroisse voisine de Saint-Germain-l’Auxerrois. Mais, dans la deuxième moitié du xve siècle, cette église46 s’était avérée trop petite pour un quartier alors en pleine expansion. Aussi les marguillers de la paroisse avaient-ils décidé de la reconstruire entièrement. Entrepris en 1532, les travaux durèrent plus d’un siècle et ne se terminèrent qu’en 1640. La nouvelle église fut consacrée avant l’achèvement de l’entreprise, le 26 avril 1637, par l’archevêque de Paris, Jean François de Gondi. Elle gardait pour premier titulaire le saint martyr Eustache et pour second titulaire sainte Agnès et conservait son double statut d’église paroissiale et d’église royale. La reconstruction et la consécration du nouveau sanctuaire suscita une certaine effervescence dans les milieux dévots. Des bienfaiteurs de la paroisse, et peut-être même des membres de son clergé, commandèrent à des artistes des œuvres susceptibles de promouvoir le culte de son saint patron. Ainsi Bullion, alors surintendant des finances, commanda en 1634 à Simon Vouet un dyptique destiné à orner le maître-autel de la nouvelle église. D’autres commanditaires invitèrent Nicolas de Rye à écrire un roman hagiographique, incitèrent un certain Saint-Michel à traduire la Vita de Manzini ou suggérèrent à Jean Baudoin de consacrer à Eustache un chapitre des Saintes Métamorphoses. L’ouvrage de Baudoin sera publié en 1644, la traduction de Manzini en 1647 et La vie admirable de saint Eustache en 1637. Nicolas de Rye fera suivre cette dernière de textes en latin qui en disent long sur l’usage auquel il destinait son roman, par ailleurs dédié au curé de la paroisse : l’office ordinaire de saint Eustache et de ses compagnons, l’office de sainte Agnès, les offices de sainte Reine d’Alise et de saint Roch, tous deux honorés dans une chapelle du sanctuaire. Dans un tel contexte, on imagine aisément que la Reine ait pu, pour sa part, commander à Baro une pièce sur saint Eustache. Une telle commande était d’autant plus naturelle que la nouveau sanctuaire jouissait du statut envié d’église royale. C’est même dans ce contexte ecclésial et spirituel que la pièce trouve, ou retrouve, tout son sens. Ainsi reconsidéré, le Saint Eustache martyr n’apparaît plus comme une pièce de dévotion parmi d’autres, comparable à Polyeucte ou au Martyr de sainte Catherine. La pièce de Baro devient l’une des très rares pièces parisiennes qui aient été commandées et conçues pour s’inscrire dans un projet dévotionnel précis : la promotion du culte d’un saint local dans l’église qui lui est dédiée. Envisagé sous cet angle, le Saint Eustache ne possède pratiquement aucun équivalent sur la scène publique parisienne des années 1630 et 1640. Seul, peut-être, Le Véritable Saint Genest pourrait dans une certaine mesure être comparé à la pièce de Baro47.
37En définitive, quel est exactement le rôle joué par Baro dans l’histoire du théâtre de dévotion au xviie siècle et singulièrement dans l’expérience tentée sur la scène publique parisienne ? À certains égards, ce rôle peut apparaître comme celui d’un novateur. Baro fut effectivement le premier, en 1628 dans la Célinde, à remployer le sujet biblique, à mettre en œuvre le procédé du théâtre dans le théâtre, à faire l’éloge du théâtre et du comédien et à mélanger le galant et le mystique. En 1639, avec le Saint Eustache martyr, il fut encore le premier à choisir un sujet hagiologique et martyrologique et à le traiter en s’affranchissant à peu près complètement des règles classiques nouvellement formalisées. Cependant, les innovations de Baro connurent des fortunes diverses. Si certaines d’entre elles ont effectivement été déterminantes pour le devenir de la comédie de dévotion, comme le recours au sujet hagiologique et martyrologique ou l’emploi du procédé du théâtre dans le théâtre, d’autres, tel le retour au sujet biblique ou l’association du galant au mystique, sont restées sans véritables lendemains.
38À d’autres égards, Baro peut apparaître comme une sorte de conservateur éclairé, voire un partisan du retour à certaines formes de traditions. Si l’auteur de la Célinde mélange le galant au mystique, c’est sans doute dans l’espoir de revivifier un usage pluriséculaire, celui du mélange du trivial et du sacré, volontiers pratiqué par le théâtre médiéval et le mystère du xvie siècle. De même, l’auteur du Saint Eustache ne semble dédaigner règles et principes classiques que dans le but de donner de son héros une image aussi fidèle que possible à celle que véhicule la tradition hagiographique.
39Baro peut également apparaître comme un poète pratiquant une sorte de dramaturgie expérimentale, à l’instar de Corneille éprouvant de multiples formes de tragédies. La composition de la Célinde ne constituerait-elle pas une première expérience consistant à voir dans quelle mesure et jusqu’à quel point le galant et le mystique peuvent se combiner dans un poème dramatique ? En exécutant la commande passée par la Reine en 1638 ou 1639, Baro tenterait une seconde expérience en traitant un sujet d’origine hagiographique dans une forme échappant à la fois aux contraintes du genre tragique et aux règles du nouveau modèle classique. Les résultats, là encore, ont été inégaux. Si l’on en juge par les rééditions du Saint Eustache, la seconde expérience semble avoir réussi, au moins avoir trouvé grâce auprès d’un certain lectorat. Par contre, la première semble avoir échoué : la Célinde n’a pas été rééditée au xviie siècle et aucun dramaturge n’a suivi son auteur dans la voie qu’il avait tracée en 1628.
40Enfin, Baro peut apparaître comme un dramaturge indépendant, peu enclin à emprunter les sentiers battus, sinon cultivant une certaine marginalité. Ce non-conformisme, déja sensible dans la Célinde, est flagrant dans le Saint Eustache. Faire à ce point fi des catégories génériques établies et des principes esthétiques dominants n’est vraiment pas banal en 1639, a fortiori dix ans plus tard.
41Mais Baro n’aurait-il pas tout simplement tiré les leçons de la chute de Théodore et de l’échec de l’expérience menée sur la scène parisienne depuis le triomphe de la Marianne ? En 1639, en tout cas, le Saint Eustache martyr tente d’engager la comédie de dévotion sur une tout autre voie que celle qu’avaient suivie les continuateurs de Tristan ou celle qu’avait choisie Corneille. Cette voie supposait deux sacrifices majeurs : que la dramaturgie de dévotion renonce aux règles classiques et abandonne le genre tragique. Peut-être était-ce beaucoup demander à des poètes échaudés par la chute de Théodore et séduits par les nouveaux développements de la tragédie que laissait augurer la Poétique de La Mesnardière ?
Notes de bas de page
1 Selon H. Baby, éditeur de l’œuvre (Champion, 2001, n. 142, p. 449), ce chapitre du livre quatrième a été publié seulement en 1728 dans les Mémoires de littérature et d’histoire (t. VI, partie I, p. 210-226), sous le titre « Chapitre ajouté par M. l’abbé d’Aubignac à sa Pratique du théâtre, qui devait être placé après le cinquième Chapitre du quatrième Livre ».
2 Éd. citée, p. 451-452.
3 Ibid., p. 452.
4 Cette expérience semble bornée, chronologiquement, par le triomphe de la Marianne (1636) et la chute de Théodore (1646).
5 Voir supra, n. 3.
6 Pièces respectivement publiées à Paris en 1610 et à Rouen en 1612.
7 Voir M. Miller, La Tragédie biblique à l’âge baroque en France entre 1610 et 1650, Lille, Atelier national de reproduction des thèses, 1988, p. 239.
8 Le Théâtre dans le théâtre sur la scène française du xviie siècle (1981), Genève, Droz, 1996, p. 53-84.
9 Toutes les références seront à l’édition de la pièce procurée par L. Maranini, dans La commedia in commedia (Roma, Bulzoni, 1974) et reproduisant la première édition de la Célinde (F. Pomeray, 1629).
10 Éd. citée, p. 68.
11 Les deux pièces portant ce titre créées en 1633, celle de Gougenot et celle de Scudéry, et L’Illusion comique, créée au Marais durant la saison 1635-1636. Sur cette campagne d’opinion, voir G. Couton, Richelieu et le théâtre, Lyon, PU de Lyon, 1986, p. 7-12 ; J. Dubu, Les Églises chrétiennes et le théâtre (1550-1850), Grenoble, PU de Grenoble, 1997, p. 30-69.
12 Pièce créée en 1644 : voir G. Forestier, « Le Véritable Saint Genest de Rotrou : enquête sur l’élaboration d’une tragédie chrétienne », xviie siècle, XLV, 1993, p. 306-307.
13 La numérotation des scènes dans la pièce-cadre et dans la pièce intérieure est continue.
14 Voir éd. citée, p. 68-69.
15 Poétique, A. de Sommaville, 1639, p. 274. Cette critique s’adresse, en principe, aux dramaturges italiens et espagnols : voir ibid., p. 275-276. Mais elle pourrait bien viser aussi la Célinde et un certain nombre de pièces provinciales.
16 Voir Farces du Grand Siècle, Librairie générale française, 1992, p. 46 et 94-95.
17 Voir A. Howe, Le Théâtre professionnel à Paris (1600-1649), Centre historique des Archives nationales, 2000, p. 73-79.
18 Thomas Platter atteste que cet usage était déjà appliqué par la troupe de Valeran Le Conte lorsque celle-ci se produisait à l’Hôtel de Bourgogne en 1599 : voir Description de Paris, éd. et trad. par L. Sieber et M. Weibel, Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, XXIII, 1896, p. 33.
19 Des messagers se disputent, des diables se querellent, des mendiants en viennent aux mains, des bourreaux se gaussent du martyr…
20 On trouvera un excellent exemple de cette pratique dans le Mystère de saint Martin d’André de La Vigne qui se représenta à Seurre en 1496, assorti d’une farce scatologique, la Farce du Meunier, et d’une moralité, la Moralité de l’Aveugle et du Boiteux : voir l’édition procurée par A. Duplat, Genève, Droz, 1979.
21 D. Bechet, 1653, t. II, p. 171.
22 Ibid., p. 176.
23 Ibid., p. 177.
24 Ibid., p. 179.
25 Ibid., p. 176.
26 D’autant moins d’ailleurs que le texte biblique ne cache pas la séduction exercée par Judith sur les Assyriens et surtout sur Holopherne : voir Livre de Judith, X, 18-19 ; XI, 20 et 23 ; XII, 15-16.
27 Le passage au sujet hagiologique et martyrologique, en province, remonte, au moins en termes de publication, au milieu des années 1610.
28 Tout dépend quelle référence on adopte : soit la dernière pièce hagiologique publiée à Paris, qui pourrait être La Céciliade de Soret (1606), soit les derniers mystères joués dans la capitale par les Confrères de la Passion, qui cessent leurs représentations à l’Hôtel de Bourgogne en 1598.
29 Dans sa première édition (A. de Sommaville, 1649).
30 Dans la mention traditionnelle figurant après la liste des personnages.
31 Hormis, bien sûr, la pièce publiée par Desfontaines en 1643, Le Martyre de saint Eustache, où se retrouvent quasiment tous ces éléments spectaculaires, à l’exception du martyre final qui est seulement relaté par Adrian (V, 8).
32 Les plus audacieux, tel Puget de La Serre au début du cinquième acte du Martyre de sainte Catherine, se bornent à présenter le héros entouré des instruments de son futur supplice.
33 Viterbe, G. Discepolo, 1606. Voir aussi le Placido de Scammacca, dans Tragedie sacre i morali, Palerme, G. B. Maringo, 1632.
34 P. Moreau, 1644, p. 62.
35 Ibid., p. 70.
36 Ibid., p. 87.
37 Ibid., p. 93-94.
38 C. Lambin, 1647, p. 17-18.
39 Panégyriques des saints, P. Le Petit, 1656-1658, t. I, p. 588.
40 Voir Livre de Job, I et II, 1-10.
41 Op. cit., t. I, p. 613.
42 A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1929-1942, part II, p. 174, n. 6.
43 L’Évolution de la tragédie religieuse en France, Genève, Droz, 1933, p. 144.
44 Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgies cornéliennes (1990), Genève, Droz, 1996, p. 225, n. 30.
45 Œuvres complètes, éd. par G. Couton, Gallimard, 1980, t. I, p. 975.
46 Qui résultait de l’extension d’une simple chapelle, à l’origine dédiée à sainte Agnès, fondée à la fin du xiie siècle. Sur l’histoire de l’église Saint-Eustache, voir A. Boinet, Les Églises parisiennes, Minuit, 1958, t. I, p. 459-491.
47 À condition, toutefois, de valider les hypothèses que nous avons formulées dans notre édition de la pièce de Rotrou : voir Théâtre complet, t. 4, STFM, 2001, p. 239-243. Ce développement sur le contexte ecclésial de la composition du Saint Eustache martyr doit beaucoup à S. de Reyff et C. Bourqui, auteurs d’une édition critique du Martyre de saint Esutache de Desfontaines, maintenant publiée : voir Tragédies hagiographiques, STFM, 2005, p. 49-218. Qu’ils soient chaleureusement remerciés d’avoir bien voulu nous en communiquer l’introduction avant publication.
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