Avant-propos
p. 7-11
Texte intégral
1S’il est un auteur du xviie siècle qui mérite mieux que l’oubli dans lequel il semble aujourd’hui tombé, c’est assurément Balthasar Baro. Totalement ignoré des éditeurs et du grand public, souvent négligé par les historiens de la littérature, ce romancier et dramaturge de l’âge baroque n’est plus guère connu que de quelques spécialistes qui ont, en général, lu la Célinde et la Clorise, plus rarement la cinquième et dernière partie de L’Astrée. Pourtant, Baro fut, à son époque, un poète considéré, reconnu et même à certains égards consacré, auteur d’une œuvre aussi remarquable que singulière. Comment mieux ouvrir les actes du colloque tenu à Montpellier par le CMR 17, les 28 et 29 novembre 2002, qu’en rappelant quelques-uns de ses titres de gloire ?
2Balthasar Baro a, d’abord, été considéré par ses contemporains comme le continuateur de L’Astrée. C’est en effet lui qui publie en 1627 la quatrième partie de l’œuvre, posthume, selon les manuscrits laissés par Honoré d’Urfé dont il était le secrétaire. C’est encore lui qui, l’année suivante, publie une cinquième et dernière partie du roman, de son cru cette fois-ci. Gomberville avait déjà donné une fin à L’Astrée en 1625. Mais le public préféra celle de Baro, à tel point qu’à partir de 1633 se prendra l’habitude d’intégrer cette cinquième et dernière partie aux éditions complètes du roman. L’époque avait, en quelque sorte, consacré Baro seul successeur légitime d’Honoré d’Urfé. Balthasar Baro en tirera un prestige important et durable. Quand il publiera en 1651 la Cariste, Sommaville pourra encore écrire, dans l’épître dédicatoire à Madame la Princesse, plus de vingt ans après la parution de la fin du roman : cette pièce « est de feu M. Baro, dont l’esprit a été capable d’achever le tableau fameux de l’incomparable Astrée ».
3 Au début de sa carrière dramatique, Baro fut, ensuite, l’introducteur en France d’un procédé appelé à une grande fortune : le théâtre dans le théâtre. Sans doute d’origine espagnole et déjà éprouvé en Italie et en Angleterre, ce procédé s’appliqua en effet pour la première fois sur la scène française quand les Comédiens du Roi créèrent en 1628 la Célinde à l’Hôtel de Bourgogne.
4En outre Baro, entré à l’Académie Française en 1636, joua un an plus tard un certain rôle dans l’épilogue de la querelle du Cid. Le 16 juin 1637, les académiciens se réunirent pour entamer l’examen de la pièce, sollicité par Scudéry et réclamé par Richelieu. À cet effet, ils désignèrent trois commissaires pour examiner « le corps de l’ouvrage » et quatre pour en apprécier les vers : Cerisy, Gombauld, L’Estoile et Baro. Les délibérations de ce quatuor, probablement amendées par Chapelain et révisées par Richelieu, aboutirent aux « Remarques sur les vers » clôturant les Sentiments de l’Académie Française sur la tragi-comédie du Cid publiés chez Jean Camusat au mois de décembre 1637.
5En 1640, Baro joua également un rôle de premier plan dans ce qui aurait pu devenir la querelle d’Horace. Après une première représentation privée devant Richelieu au début du mois de mars, puis les premières représentations publiques au Marais en mai, Corneille juge utile de lire la pièce à un comité de doctes et d’académiciens réunis chez Boisrobert avant d’en publier le texte. Aux côtés de Chapelain, d’Aubignac, Faret, L’Estoile et Charpy, y siège Baro. On sait que ces auditeurs bienveillants mais sourcilleux suggérèrent à Corneille un certain nombre de remaniements et lui conseillèrent vivement, en particulier, de modifier un dénouement qu’ils estimaient trop peu conforme à la bienséance. On sait aussi que Corneille s’en garda bien. L’anecdote, rapportée par d’Aubignac, ne manque pas de sel quand on songe au dédain des principes et des règles classiques dont paraît témoigner le théâtre de Baro ! Elle tendrait au moins à prouver, comme la participation de l’auteur de la Célinde à la querelle du Cid trois ans plus tôt, que le jugement esthétique de Baro jouissait de quelque crédit à l’époque. À moins que, dans les deux circonstances, on ait simplement souhaité prendre l’avis d’un dramaturge déjà reconnu, au savoir-faire incontestable.
6Car Balthasar Baro fut, dans les années 1630 et 1640, un dramaturge de renom qui donna, entre 1628 et 1650, pas moins de dix pièces : un « poème héroïque », Célinde, joué en 1628 et publié en 1629 ; une pastorale, Clorise, jouée en 1631 (?) et publiée en 1632 ; quatre « poèmes dramatiques », L’Amante vindicative, Le Prince fugitif, Cariste et Saint Eustache martyr, publiés entre 1649 et 1652 ; deux œuvres sans appellation générique, Parthénie et Clarimonde, publiées en 1642 et 1643 ; une tragédie, Rosemonde, publiée en 1651. À cette liste, il convient d’ajouter une onzième pièce, sans doute créée au début des années 1630, au texte aujourd’hui perdu, mais dont le Mémoire de Mahelot nous a conservé le titre : La Force du destin.
7Quelques-unes des pièces de Baro paraissent avoir remporté un certain succès, parfois même un succès durable. Trois figurent en effet au répertoire de la Troupe royale de l’Hôtel de Bourgogne dans les années 1630 et 1640 : Clorise, La Force du destin et Le Prince fugitif. Deux figurent, quelque trente ans plus tard, dans celui que Poisson attribue à la troupe de campagne qu’il met en scène dans Le Baron de la Crasse en 1662 : la Clorise et la Clarimonde.
8Le plus grand succès dramatique de Baro semble donc avoir été la Clorise. Cette pastorale fut d’ailleurs rééditée par Sommaville en 1634, deux ans après sa première parution, et représentée devant la cour à l’hôtel de Richelieu, probablement par la Troupe royale, en 1636, près de cinq ans après sa création. Le Saint Eustache a sans doute connu, lui aussi, le succès ou, du moins, marqué les esprits. Comment expliquer autrement que la pièce ait fait l’objet de deux rééditions concurrentes plus de quinze ans après sa première publication : l’une, séparée, par Guillaume de Luyne en 1666 ; l’autre, par Étienne Loyson la même année, dans un recueil de Tragédies saintes composé des comédies de dévotion les plus mémorables ? Quoi qu’il en soit, la renommée dramatique de Balthasar Baro était encore suffisamment grande au seuil des années 1650 pour que Sommaville juge utile, et surtout rentable, de publier coup sur coup trois pièces posthumes : Cariste (1651), Rosemonde (1651) et L’Amante vindicative (1652).
9Enfin – ultime titre de gloire, qui n’est peut-être pas le moindre – Baro reçut, en quelque sorte, l’onction de l’un des plus féroces critiques de l’époque : l’abbé d’Aubignac. Très rares sont, comme on le sait, les dramaturges distingués dans La Pratique du théâtre par une mention nominale. Or Baro est de ceux-là et il partage cet honneur avec quelques-uns des plus grands : Benserade, Corneille, Du Ryer, Rotrou et Théophile. Qui plus est, il a droit, dans le traité, à deux autres distinctions : une allusion flatteuse à la Rosemonde, au chapitre 6 du livre III1, et une mention, fort élogieuse, du Saint Eustache, au chapitre 6 du livre IV. D’Aubignac est suffisamment avare de compliments, singulièrement à l’endroit des dramaturges peu respectueux des principes classiques, pour que ceux-ci soient remarquables.
10 Balthasar Baro semblait donc mériter, à plus d’un titre, que l’on se penchât à nouveau sur son œuvre romanesque et dramatique, ainsi que sur certains aspects de sa carrière.
11Les communications présentées au colloque de Montpellier et les échanges qui les ont suivies ont amplement confirmé cette intuition. À l’évidence, Baro n’est pas un auteur de seconde zone que l’on pourrait à bon droit négliger, encore moins un de ces minores dont l’œuvre ne vaudrait que par sa « bigearrerie » ou son aptitude à réfléchir l’esthétique du temps. C’est, au contraire, un romancier aussi habile que fécond, un poète dramatique avisé, souvent précurseur, quelquefois marginal, toujours singulier parce que souvent en décalage par rapport à son époque et pourtant toujours en phase avec celle-ci, comme s’il en mesurait, mieux que d’autres, les hantises, les songes et les apories. Comme le montrent les diverses contributions à ce volume, l’œuvre de Balthasar Baro constitue un étonnant conservatoire de formes, de thèmes et de procédés typiques des années 1620, 1630 et 1640. Évoluant volontiers dans l’écart, cette œuvre pose quelques-unes des questions qui importent le plus à la compréhension de la littérature baroque, parmi lesquelles trois sont apparues comme majeures : qu’est-ce que continuer et achever un roman comme L’Astrée ? Que signifie exactement la confusion ou le mélange des genres dans les années 1630 et 1640, alors que le modèle classique s’énonce et engendre une nouvelle nomenclature générique ? Qu’est-ce que représenter le sacré sur la scène publique parisienne à la fin des années 1630 ?
12C’est à la première question que répondent T. Gonzalo Santos, qui montre de quelle manière Baro s’approprie les intrigues, les thèmes et les ressorts urféens et M. Bertaud, dont l’étude porte exclusivement sur l’héritage des éléments politiques de l’œuvre. L’article de C. Barbillon fait le lien entre les deux parties de la carrière de Baro puisqu’elle s’attache au passage du roman au théâtre, essentiellement à partir de Célinde et de Clorise (adaptation d’un épisode de L’Astrée).
13La question suivante assure, dans une large mesure, l’unité de la deuxième section de l’ouvrage, dévolue au seul théâtre. B. Louvat-Molozay tente d’expliquer le choix, régulier, d’une désignation générique hétérodoxe par une pratique constante du mélange des genres ; D. Moncond’huy rend compte des rapports singuliers que Baro entretient avec le genre tragique et qui prennent la forme d’une « non-tragédie » ; en marge de ces cadres génériques, H. Visentin propose une analyse transversale des éléments de spectacle qui traversent l’ensemble du corpus ; puis J. Garapon et V. Moutot-Narcisse étudient en regard deux aspects du théâtre de Baro (l’héroïsme féminin, notamment dans Parthénie et Rosemonde pour le premier, le conflit d’autorité dans Célinde pour la seconde) et certaines des dédicaces, éclairant l’ensemble à la lumière du contexte moral et politique contemporain. Enfin A. Conboy montre comment Célinde constitue un hommage au théâtre et à l’esthétique irrégulière.
14La troisième section du volume, entièrement consacrée au Saint Eustache, fournit au fond trois réponses à la question de la représentation théâtrale du sacré : P. Pasquier analyse la place qu’occupe la pièce dans l’histoire du théâtre de dévotion et fonde notamment sa singularité sur le refus de recourir aux structures tragiques ; C. Bourqui montre dans quelle mesure la dramaturgie à laquelle obéit la pièce est, sur le plan de la dispositio autant que de l’inventio, de nature radicalement anti-aristotélicienne ; de son côté, A. Teulade propose une étude comparée de l’adaptation de Baro et de deux adaptations espagnoles contemporaines.
15Au seuil et à la clôture de l’ouvrage, on découvrira deux autres visages de Baro : un Baro « avant Baro », avant la carrière parisienne et les œuvres majeures, qui collabore activement à la composition du livret d’un ballet dansé à Toulouse pour le carnaval de 1624 (P. Escudé) ; un Baro « après Baro », aspirant à la fin de sa carrière à la charge honorifique de trésorier de France à Montpellier (A. Jouanna).
16Longtemps ignorés ou méprisés, Rotrou, Mairet et Scudéry semblent aujourd’hui en passe de retrouver la place qui leur revient au panthéon de l’histoire littéraire. Au tour de Baro de connaître maintenant une juste et claire réhabilitation ?
*
17Les actes du colloque Baro organisé à Montpellier paraissent avec un retard inhabituel. Nous tenons à présenter nos excuses aux auteurs (et aux lecteurs !). Par ailleurs, une édition moderne du Théâtre complet de Baro a été publiée chez Classiques Garnier en 2015 : un appareillage critique devenait décidément indispensable. Nous nous réjouissons de pouvoir vous le proposer aujourd’hui, et espérons qu’il comblera vos attentes2.
Notes de bas de page
1 D’Aubignac place en effet sur le même plan, dans ce chapitre dévolu aux intervalles des actes, l’exemple antique des Phéniciennes d’Euripide et celui, moderne, de Rosemonde. La pièce fait néanmoins l’objet d’un jugement nuancé au chapitre premier du livre II, où l’auteur rappelle que « la cruauté d’Alboin a donné de l’horreur à la Cour de France, et cette Tragédie, quoique soutenue de beaux vers et de nobles incidents, fut généralement condamnée », La Pratique du théâtre, éd. H. Baby, Champion, coll. « Sources classiques », 2001, p. 120-121.
2 NDLR.
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La présence : discours et voix, image et représentations
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