L’effraction surréaliste vue depuis le cinéma : l’exemple de « Magritte ou la leçon de choses »
p. 73-84
Texte intégral
1 Magritte ou la leçon de choses (1960) est un film belge réalisé par Luc de Heusch, assisté de Jacques Delcorde, critique et scénariste, et de Jean Raine, conseiller artistique. Cette équipe à forte prévalence surréaliste constituait la garde rapprochée, culturellement et politiquement active, du groupe COBRA. Magritte ou la leçon de choses ne peut donc s’en tenir à n’être qu’un documentaire pédagogique sur le peintre belge, ni même à suivre la veine des peintures filmées initiées par Henri Storck et Paul Haesaerts avec Rubens (1948) et Le Monde de Paul Delvaux (1946) puis popularisées par Le Mystère Picasso (1955).
2Le choix de L. de Heusch, pourtant assistant sur ces deux premiers films, est de se détourner du modèle des peintures filmées pour privilégier l’immersion du spectateur dans un monde cinématographique singulier. Le moment d’acmé du film présente une vitre brisée, reproduisant le tableau La Clef des champs (1936) dans lequel les bris de verre conservent l’image intacte du paysage. Le tableau est inséré dans cette séquence pour que le spectateur puisse l’identifier, l’effet de répétition ainsi produit souligne par ailleurs son importance centrale dans la construction du film. Le choix de ce tableau, loin d’être anecdotique, répond effectivement à plusieurs missions.
3Premièrement, La Clef des champs peut sembler emblématique d’une partie de l’œuvre de René Magritte puisque celle-ci peut être décrite à partir d’objets récurrents (les grelots, les oiseaux, les chapeaux…), mais également selon les principes de composition des tableaux organisant des séries facilement identifiables. Il existe ainsi une cohérence très forte entre La Clef des champs et un ensemble d’œuvres reprenant un dispositif comparable, tels que Le Soir qui tombe (1964), Le Domaine d’Arnheim (1949), La Condition humaine (1933), ou encore La Perspective amoureuse (1935).
4La vitre brisée peut ainsi apparaître comme étant emblématique d’une partie de l’œuvre du peintre, et faire de l’effraction un thème relativement structurant de son travail, mais bien d’autres auraient également pu être mis en scène à l’instar des objets découpés, des inversions jours/nuit dans un même espace, des jeux de cache ou de masque, etc.
5Si le scénariste, J. Delcorde, a choisi de valoriser cette toile comme élément central du film via le principe du tableau vivant, ce n’est donc pas uniquement parce que la question de l’effraction physique est récurrente dans l’œuvre de R. Magritte. Interroger la singularité de ce choix n’éclaire pas uniquement la place et le rôle joué par le thème de l’effraction chez Magritte, mais informe également la lecture que font ces deux cinéastes du surréalisme belge tout comme leurs positionnements concernant les missions du film d’art.
6J. Delcorde, scénariste, est né à Bruxelles en 1923, docteur en droit, critique cinématographique et enseignant en scénario. L. de Heusch est un réalisateur belge et écrivain. L’histoire du cinéma retient de lui ses nombreux documentaires anthropologiques qui ne doivent pas faire oublier ses films sur la peinture, et le premier et unique film du COBRA Perséphone (1951) dont il a assuré la réalisation. Sa collaboration avec le scénariste de Magritte ou la leçon de choses s’inscrit dans la durée puisque les deux amis ont partagé une filmographie commune, composée notamment des Gestes du repas (1958), des Amis du plaisir (1961), du long-métrage de fiction Jeudi on chantera comme dimanche (1967) avec Hugo Claus comme co scénariste), et de 6000 Habitants (1958). Ces collaborations dessinent un paysage artistique et relationnel en lien avec les artistes du COBRA tels que Jean Raine, qui a d’ailleurs participé au film, ou encore Pierre Alechinsky à qui L. de Heusch consacrera un documentaire. Les années 50 ont entièrement consommé la relation entre les artistes belges et le surréalisme français, l’heure est celle de la valorisation d’une culture belge dont R. Magritte constitue en cette période une des figures tutélaires. Ayant rompu les ponts avec André Breton dès 1929, il préfigure en cela le geste libératoire et frondeur de Christian Dotremont se tournant délibérément vers Jean Cocteau à la création du mouvement COBRA. L. de Heusch et J. Delcorde fréquentent et participent au groupe COBRA et après sa dissolution, des liens très forts subsistent entre les cinéastes et les artistes plasticiens. De ces amitiés naissent une conscience aiguë de la complexité des processus de création picturale, une connaissance pointue de la peinture belge et l’idée que le cinéma possède également un potentiel expérimental qu’il convient de valoriser et développer.
7Par ailleurs, le cinéma belge, dès la fin des années 40, développe les films sur l’art au point d’être pionnier dans certaines formes et types de trucages. H. Stork, qui fait partie des proches collaborateurs de L. de Heusch et J. Delcorde, est l’auteur en 1946 d’un Monde de Paul Delvaux refusant toute approche biographique. Son Rubens, en collaboration avec P. Haesaerts, est devenu un film de référence, plus didactique, il n’est pas moins innovant par le lyrisme de la caméra de H. Storck brisant l’immobilité picturale pour construire une lecture du tableau grâce à des balayages de la toile ou aux arrêts sur un détail. Visite à Picasso (1949) de P. Haesaerts repose sur l’invention du dispositif de support transparent peint qui sera ensuite repris par Henri-Georges Clouzot dans Le Mystère Picasso (1955).
8Il existe donc, en Belgique, une dynamique cinématographique, refusant les poncifs du documentaire sur l’art et privilégiant des voies d’expérimentations aussi bien techniques que narratives. Le Magritte ou la leçon de choses (1960) se nourrit de ce contexte qui impose, par ailleurs, une réelle exigence créative. Si le film reprend des techniques classiques de cet héritage du film sur l’art tels que les travellings sur une toile ou la valorisation de détails par le gros plan, il offre toutefois dans la séquence du verre brisé l’originalité de travailler le principe du tableau vivant, peu fréquent dans le cinéma documentaire.
9Les tableaux vivants ont la réputation théorique d’être des espaces « foncièrement a-narratif1 », la notion même de reconstitution fidèle d’une toile pouvant apparaître comme entrant en contradiction avec l’idée d’un développement narratif, c’est-à-dire d’une action. Les tensions entre l’immobilité picturale et les propriétés du cinéma ont pu être mises à profit dans les tableaux vivants de films de fiction tels que La Ricotta (1963) ou Le Décaméron (1971) de Pier Paolo Pasolini, en contrariant l’immobilité factice des comédiens par des mouvements de caméra et des enchaînements de gros plans.
10J. Delcorde, quant à lui, a choisi de scénariser complètement la reconstitution du tableau qui bénéficie d’une continuité dialoguée et d’une suite d’actions. Il ajoute à La Clef des champs deux spectateurs qui ramassent les éclats de verre et commentent l’évènement. Loin d’être considérée comme un outrage ou une violation du droit moral de l’artiste, cette extension scénaristique du tableau est au contraire cautionnée par la présence de R. Magritte lui-même. Le choix du tableau scénarisé et le geste ne peuvent donc être anodins, car chez ce peintre la question de l’effraction n’est pas simplement un thème visuel récurrent, c’est également une notion qui recouvre une dimension narrative et biographique et qui de fait, implique un déroulement temporel propre.
R. Magritte et le récit policier
11L’effraction, comme objet narratif et visuel, rappelle l’intérêt réel que R. Magritte portait aux récits policiers, qu’ils soient littéraires ou cinématographiques. Ceux-ci ont nourri son imaginaire avec suffisamment de force pour inspirer certaines de ses créations picturales comme Le Barbare (1927-28), L’Homme du large (1927), ou Le Retour de Flamme (1928). Ce dernier imite la couverture réutilisée ensuite pour l’affiche du 1er Fantomas mis en scène par Louis Feuillade en 1913 : R. Magritte reprend fidèlement la composition de l’affiche, mais à la main qui devait tenir un poignard, il substitue une rose et transforme donc le potentiel de dangerosité du personnage en fascination, le rapprochant ainsi des gentlemen cambrioleurs à la Arsène Lupin dont il était également friand. Par ailleurs, la rose étant sa fleur préférée, il devient tentant de suivre Patrick Waldberg et de voir en Fantômas un double de l’artiste : « Son seul masque est le loup noir de Fantômas ; sa fleur préférée, la rose ; son animal, le loulou de Poméramie2. » Le goût du peintre pour les récits policiers prend racine dans sa jeunesse pendant laquelle il découvre Fantômas, les Arsène Lupin de Maurice Leblanc ou encore les Rouletabille de Gaston Leroux3. Il ira même jusqu’à adresser des lettres enthousiastes à Léo Mallet en 1948 ou relire Georges Simenon en 1957. Fait notable, R. Magritte a écrit de courts textes consacrés à la description de ses personnages favoris : Nick Carter4 ou Fantômas5.
12Notes sur Fantômas raconte une intrusion : Juve a suivi Fantômas et pour pouvoir l’atteindre, il doit surmonter des obstacles, franchir une porte, pour découvrir Fantômas endormi. Il se réveille et Juve échoue : « il lui reste un moyen : Juve devra s’introduire dans un rêve de Fantômas – il tentera d’en être un des personnages6 ».
13Fantômas, criminel, hors la loi, tout comme Juve, le policier, ont ainsi l’effraction et l’intrusion pour mode opératoire. Autre point remarquable, R. Magritte met en relation cette action avec le rêve : l’espace onirique, l’imaginaire sont décrits comme clos, privés et toute tentative d’y pénétrer est une agression, hostile et menaçante.
14R. Magritte a écrit dans Notes sur Fantômas :
Les œuvres de Fantômas ne peuvent être détruites ni subir de modifications.
Son état-major est composé de jeunes tziganes. Ils obéissent à un système, malgré la soudaineté un peu brutale qu’ils mettent à jaillir dans l’histoire du crime7.
15P. Waldeberg reprend ce passage :
Il suffit de remplacer le mot crime par poésie, ou bien encore par mystère, pour que la phrase précédemment citée leur convienne exactement. Les « jeunes tziganes » se nommaient Marcel Lecomte, Camille Goemans, E. L. T. Mesens, Paul Nougé, Louis Scutenaire, André Souris. […] Ces hommes constituaient une communauté que l’on pourrait, sans paradoxe, désigner sous le nom de « Société du Mystère »8.
16L’auteur poursuit cette même idée qui traverse son analyse de l’œuvre de l’artiste belge : « Mais à l’inverse du Maitre du crime, il ne s’en prendra pas aux biens physiques et se satisfera d’être un dynamiteur mental9. »
17L’intrusion, le crime, deviennent ainsi des métaphores non pas de la peinture de R. Magritte, mais bien plutôt de son fonctionnement, et de l’effet qu’il cherche à provoquer chez le spectateur. L’effraction mise en scène dans le tableau vivant peut ainsi être considérée comme participant de la description d’une culture littéraire et cinématographique chère à R. Magritte, elle offre également un point d’entrée pour comprendre la singularité de son univers.
Une leçon cinématographique de choses
18Le tournage de Magritte ou la leçon de choses a débuté le 2 juillet 1959, R. Magritte se montre satisfait du scénario qui fait de ses tableaux et de sa personne les acteurs principaux du film10. La maison du peintre, où s’effectue le tournage, ne devient pas un espace par lequel le spectateur accéderait à l’intimité de l’artiste, mais tend à être complètement fictionnalisée, théâtre de reconstitutions de tableaux, mêlant le principe du tableau vivant avec celui de la toile peinte filmée et du commentaire dont il faut souligner une caractéristique peu commune puisque la voice over utilise régulièrement la première personne du singulier. Le titre du film reprend celui d’un tableau, La leçon de choses (1947) et du texte éponyme11, tous deux de R. Magritte. Par ailleurs, le titre est un élément important du fonctionnement poétique de l’œuvre de R. Magritte et concourt à la singularisation de son œuvre.
19Ces titres peuvent remplir des fonctions diverses : évocation poétique, dévoilement d’un mystère… Ils activent la curiosité ou la réflexion du spectateur, peuvent creuser un non-sens humoristique… En aucun cas, ils n’illustrent, ne décrivent ou n’expliquent le tableau : « Le titre poétique n’a rien à nous apprendre, mais il doit nous surprendre et nous enchanter12. »
20La leçon de choses est la leçon de linguistique appliquée aux objets du quotidien, thème auquel s’attelle le film qui, plutôt que d’interviewer R. Magritte ou de le montrer en train de peindre, évite les poncifs habituels du film sur l’art en choisissant de donner des éléments de compréhension de l’œuvre du peintre au spectateur, notamment par une invitation à relativiser la relation entre un objet et sa dénomination. Dans le même ordre d’idée, la séquence consacrée à la reconstitution d’une scène d’intitulation collective, procédé typique du surréalisme belge13, avive le sentiment d’aléatoire dans le lien entre les mots et les objets auxquels ils sont associés, tout en permettant de comprendre les interactions de R. Magritte avec le groupe surréaliste.
21La leçon de choses évoque pour l’artiste lui-même : « un cours donné sur le ciel, la femme, l’œuf, l’oiseau et la jeune fille14 ». La leçon de choses correspondait aux cours de sciences naturelles appliquées, dont le fonctionnement pédagogique reposait sur l’application de la méthode intuitive où l’expérience fait force de démonstration.
22En choisissant ce titre, nos cinéastes placent leur film sous le signe de l’expérience par laquelle le spectateur peut parvenir à mettre un pied dans l’imaginaire surréaliste. Il s’agit de lui permettre de comprendre l’acte de création en lui donnant la possibilité d’habiter l’univers graphique du peintre, d’en saisir le fonctionnement en analysant « le processus mental et esthétique du groupe surréaliste15 ». L. de Heusch et J. Delcorde choisissent donc d’évacuer de leur film le geste du peintre, la technique picturale, pour laquelle d’ailleurs R. Magritte témoignait d’un profond ennui. Ici pas de pinceaux ou de tubes de peinture, le film privilégie la logique créatrice plutôt que la performance, et de façon tout à fait significative, donne à voir le geste du peintre composant sa nature morte plutôt que celui de l’artiste au chevalet.
Une curieuse effraction
23La reconstitution de La Clef des champs s’insère dans une séquence mêlant tableaux peints et tableaux vivants. R. Magritte, dans sa salle à manger, voit son repas transformé en reconstitution du Portrait (1935), joue avec ses compositions aux pommes ou au camembert. La voice over propose de considérer les jeux sémantiques de R. Magritte dans leur capacité de bouleversement tandis qu’à l’écran s’enchaînent les inclusions de tableaux réunis par une thématique alimentaire (la baguette de pain, la pomme). R. Magritte lui-même croque une pomme, le fruit glisse ainsi de la plasticité de la toile à un espace domestique, soulignant la forte proximité entre ces deux domaines. La Clef des champs est sonorisée par un fort bruit de verre cassé, la voice over nous invite à chercher une réponse auprès d’un poète pour expliquer l’étrange phénomène du paysage inscrit sur les débris de verre. Magritte observe la fenêtre de son salon brisée, ramasse les morceaux de paysages et commente l’événement avec son ami, le poète Marcel Lecomte.
24La bizarrerie de la scène est accentuée par le filtre bleu conférant à l’intérieur de R. Magritte une ambiance de fausse nuit américaine que rien ne vient justifier, les deux comédiens amateurs surjouent à l’envie tout en faisant référence à La Cantatrice chauve de Ionesco : « Comme c’est curieux ! Comme c’est bizarre ! » Les dialogues sont bien sous le sceau de l’absurde, par leur contenu et leur phrasé ils cherchent à s’éloigner de tout naturalisme, tout comme l’atmosphère de la séquence dont l’étrangeté est appuyée par la musique moderne extradiégétique composée par Célestin Deliège. Les éclats de verre se trouvent à l’intérieur de la salle à manger : la vitre a donc été brisée par un projectile venant de l’extérieur, accréditant la thèse du vandalisme et de l’effraction. Dans La Clef des champs, la vitre porte également la trace d’une effraction qui pourrait signifier une intrusion dans l’espace de la pièce où se situe le point de vue du spectateur, si le titre n’invitait pas à considérer à l’inverse le mobile de cette dégradation comme une invitation à la fuite dans le paysage verdoyant.
25La Clef des champs peut être utilement comparée à La Condition humaine (1933) présentant un dispositif comparable, jouant sur la duplication du paysage et l’analogie entre la toile peinte et la vitre. L’absence de différence entre le paysage et celui peint sur le chevalet tend à construire une équivalence entre la toile et la vitre. La toile devient une vitre, à son tour transparente, dénuée de qualités distinctes, mais l’inverse est également envisageable : le paysage est à son tour frappé de nullité, jetant un soupçon d’inexistence sur la réalité.
D’un côté, l’on peut dire que l’œuvre d’art n’est pas, puisque la toile transparente, n’a d’autre fonction que celle d’une vitre. De l’autre, on peut tout aussi bien affirmer le néant du paysage, puisque seul compte, pour l’artiste dont la présence est supposée, le fragment circonscrit par les bords discernables de la toile16.
26La vitre et l’œuvre ne font potentiellement qu’une, quitte à ce que cette complétude les annule et invite effectivement à considérer la fenêtre brisée de La Clef des champs comme une métaphore de la peinture, une surface picturale donnant accès au régime de représentation de R. Magritte et avec lui, à son propre surréel. Le geste de destruction de la vitre, venant logiquement de l’extérieur, marque donc une forme de violence et a plusieurs conséquences.
27Premièrement, cette action invite à s’interroger : qui a brisé la vitre ? Pour quelle raison ? Magritte et Lecomte fonctionnent comme des médiateurs du spectateur en formulant eux-mêmes ces questions sans réponses. Ensuite, la brisure vient doubler la représentation du paysage, et crée une symbiose entre la vitre et la représentation picturale. La vitre ou le paysage peuvent ainsi fonctionner comme des caches sans que le spectateur puisse déterminer quel réel est dissimulé. L’impression qu’il existe peut être quelque chose d’abrité derrière ce vrai faux paysage, crée un malaise confus qui n’est pas sans rappeler les jeux de masques fréquents dans l’œuvre de R. Magritte :
Mes tableaux qui montrent des choses tellement familières : une pomme par exemple, fait poser des questions. […] Dans un tableau récent [La victoire], j’ai montré une pomme devant le visage d’un personnage. Du moins elle lui cache le visage en partie. […] Chaque chose que nous voyons en cache une autre, nous désirons toujours voir ce qui est caché par ce que nous voyons17.
28Enfin, les éclats de verre intègrent des portions d’extérieur, d’étrangeté, dans un espace initialement d’une grande banalité, une fenêtre avec ses rideaux dans l’intérieur bourgeois de l’artiste. Cette intrusion du dehors dans le dedans, car c’est bien une intrusion, le résultat concret d’une destruction, révèle non pas la porosité entre le surréel et le réel, mais bien plutôt leur réversibilité, le dehors devient dedans.
29Dans le film, le tableau La Clé des songes (1930) qui renomme des objets du quotidien, suscite un commentaire un peu étonnant puisque ce ne sont pas les mots qui sont vidés de leur sens, mais, par ce même effet de réversibilité, c’est le réel qui en est contaminé : « réalité, ce sont des mots vides de sens » souligne la voice over, faisant ainsi de la réversibilité un des principes structurants du film. Le surréel n’est donc pas décrit comme un territoire imaginaire dont il faudrait violer les frontières, mais appelle à un bouleversement de la relation au monde du spectateur devant accepter le mystère comme une évidence, il doit saisir que tout élément du réel est potentiellement surréel : « L’image poétique, elle, a été imaginée pour répondre à l’intérêt que nous éprouvons naturellement pour l’inconnu, elle évoque directement le mystère qui est un irrationnel réel18. » R. Magritte associe l’absurde, comme le rêve, à des catégories de sous-réalité bien distinctes du surréel précisément parce qu’ils s’en démarquent par leur relation avec une certaine logique, ils sont également limités à un territoire précis. Un spectateur, qui ne verrait dans ces tableaux que ce qui est absurde, se contenterait d’appliquer des catégories inappropriées à la logique même de l’œuvre dont le régime de représentation n’est ni celui du réel, ni celui du rêve : « Ainsi, nous savons pourquoi il n’est pas possible “d’expliquer” un tableau ou un poème surréel à quelqu’un qui ne sait penser qu’en fonction du réel et du sous-réel19. » L’intrusion, par l’état de malaise qu’elle produit, active l’imaginaire du spectateur tandis que la portée poétique du tableau exige l’abandon des préjugés pour pouvoir être saisie et appréciée. L’effraction révèle ainsi le changement de paradigme attendu du spectateur, ne pouvant se contenter du prêt à penser pour accéder à la logique interne de l’œuvre.
30La Clef des champs devient une clé d’appréhension de l’univers du peintre dans la construction du film. Magritte, lui-même, disait qu’il n’y a que des fausses clés20, invitant à éviter toute lecture systématique de son œuvre. Ainsi, La Clé des songes, loin d’offrir un cadre d’analyse aux contenus des rêves, offre au contraire un décalage entre des objets peints (un chapeau, un œuf, une bougie…) et le mot qui leur est accolé (neige, acacia, plafond…) résistant à toute forme d’analogie ou d’analyse par leur dédoublement systématique et inattendu. Sur le plan de la représentation graphique, et non pas sémantique, le tableau La Clef des champs offre à son tour un dédoublement de la réalité et invite le spectateur à aller au-delà des évidences.
31L’univers de R. Magritte, hanté par les fausses clés21, fait de l’effraction un impératif. Dans la scène de Fantômas décrite par Magritte dans ses écrits de jeunesse, ce n’est pas le voleur qui s’introduit subrepticement, mais bien Juve, le commissaire de police, celui-là même qui incarne l’ordre, un monde rationnel sans magie et sans poésie et qui, pourtant, conclut sur la nécessité de violer l’esprit de Fantômas en profitant de son rêve. Le temps de ce court récit, les frontières se brouillent entre victime et assassin, entre justice et délit, imaginaire et réel, jouant déjà sur des effets de réversibilité, tout comme Fantômas et ses acolytes constituent les doubles de R. Magritte et ses amis de la société du mystère.
32Le spectateur doit faire sienne la réversibilité entre objets et langage pour saisir la force des images poétiques du peintre et partager ainsi l’expérience du mystère. Le changement de paradigme du spectateur exige cette intrusion dans un univers dont la logique lui échappe et dont précisément le mystère fait la saveur et la capacité de révélation du surréel.
33Un même mouvement est mis en scène dans le film puisque le préparatif du tableau aux pommes Le bon sens (1945) permet à la peinture de contaminer le réel, de s’immiscer dans le quotidien scénarisé du peintre et joue sur l’illusion que ce dernier est en permanence ouvert à ses doubles picturaux et imaginaires.
Immobilité picturale et mouvement cinématographique
34Comme le déplore R. Magritte, dans ce film, les tableaux restent statiques. Après la première projection, il expliquera à des journalistes venus l’interviewer que le film respecte sa pensée, mais trahit, dit-il, le cinéma : « Le cinéma est l’art du mouvement, or les reproductions de mes tableaux que l’on voit sur l’écran sont, de par leur existence même, statiques22. » Plus encore, le réel lui-même se voit contaminé par la raideur empruntée du jeu des comédiens transformant ainsi la maison de Magritte en un espace surréel.
35Le premier plan de la séquence reconstituant La Clef des champs filme une peinture en gros plan, un lent travelling arrière révèle qu’il s’agit d’un tableau dans le tableau créant un effet de mise en abyme invitant à considérer la salle à manger dans laquelle il se trouve comme étant potentiellement un tableau dans le cadre de l’écran23. La mise en abyme ainsi construite, suggère que le cadre de l’écran cinématographique pourrait se situer à son tour dans un cadre encore plus grand, intégrant de fait le spectateur du film dans cette immersion surréaliste. Le travelling donne du volume à la pièce représentée dans le tableau, son mouvement se poursuit donnant l’illusion que le tableau est intégré spatialement à la salle à manger de R. Magritte, qu’il n’y aurait pas de césure entre l’espace dessiné en perspective du tableau et celui dans lequel le peintre vit au quotidien.
36Les images sont cadrées selon le principe de centralité, le cadre arrête la composition aux pommes, le jeu emprunté des comédiens, les plans fixes sur les tableaux, tous ces effets produisent un sentiment de raideur statique qui procède d’un choix bien pesé à une période où l’on s’émerveille des techniques de représentation animée de la peinture. Le réalisateur, L. de Heusch, n’est pourtant pas novice en matière de peinture filmée puisqu’il a été l’assistant de H. Storck et P. Haesaerts sur le célèbre Rubens ainsi que sur Le monde de Paul Delvaux de H. Storck en 1946. Il connaît donc ce que peuvent apporter les gros plans, les mouvements de caméra sur une toile, ou les effets produits par les jeux de décadrage. Ses principes de mise en scène confèrent délibérément aux objets peints un effet de trompe-l’œil et aux personnages une certaine lenteur jouant là encore sur la réversibilité entre réel et peinture. Cette relative fixité contribue à la sensation d’une dimension à part, écartelée entre le mouvement cinématographique, celui du réel, et la staticité propre au médium de la toile peinte, appuyée par cette caractéristique de l’univers figé de R. Magritte où aucun souffle d’air ne vient jamais animer les feuilles des arbres. L’univers de R. Magritte devient le moyen, en contournant les poncifs du film sur l’art, d’explorer cinématographiquement la qualité suspensive du temps pictural propre au peintre, cette « immobilité inaccessible » identifiée par Michel Foucault24. En refusant les effets de peinture animée en vogue à l’époque, L. de Heusch et J. Delcorde prennent le risque d’aller contre une certaine idée du cinéma comme art du mouvement et interrogent de façon aussi créative que cohérente la façon dont le médium cinématographique peut donner à sentir l’« immobilité inaccessible » des tableaux de R. Magritte.
37Les choix de mise en scène opérés adhèrent donc pleinement à la logique surréaliste, quitte à refuser les clichés du documentaire sur un artiste : ici pas de récit biographique, pas d’analyse d’œuvres, pas de peintre au travail. En ce sens, les deux auteurs tournent délibérément le dos au dispositif popularisé par le Mystère Picasso. La critique de ce dernier, écrite par J. Delcorde25 en mai 1956 dans La Libre Belgique à l’occasion de la présentation du film de H.-G. Clouzot à Cannes, lui permet de formuler ce qu’il attend d’un film sur l’art. Il y souligne aussi bien la nécessité d’offrir des éléments permettant de saisir la logique du peintre, à défaut de fournir une analyse précise des œuvres représentées, de décrire les processus créatifs en évitant toute spectacularisation ou dramatisation du travail du peintre, que le refus explicite de transformer le travail du peintre en performance. Il fallait passer par le regard exigeant et la formulation de la critique négative pour résister aux poncifs, aux effets de mode du film sur l’art et oser jouer la carte de la fixité et de l’immersion, car quel médium peut, mieux que le cinéma, procurer l’expérience de cette temporalité suspendue propre à Magritte en contrariant nos attentes de spectateurs habitués au mouvement cinématographique et à des formes documentaires établies.
38Cette immersion joue sur des effets de seuils aussi bien narratifs que visuels que le spectateur ou la caméra sont invités à franchir, et dont la vitre brisée représente ce point de passage dans le film, la transgression liée à l’abandon des préjugés et de la rationalité. Mettre en scène ce passage constitue donc pour le réalisateur et son scénariste, à la fois un moyen de donner à comprendre cette exigence au spectateur en lui en faisant partager l’expérience depuis le lieu même du film, tout en revendiquant la force expérimentale du cinéma.
39L’ensemble du film adhère à la logique surréaliste et vient donc bouleverser dans un même mouvement les paradigmes de compréhension du monde du spectateur et du cinéma documentaire. La vitre cassée devient par là même la métaphore de ce refus des conventions partagées tant par nos deux cinéastes que par R. Magritte, il reconstruit ainsi un paysage artistique et amical solidaire des positions typiques du surréalisme belge.
Notes de bas de page
1 P. Bonitzer, Décadrages : peinture et cinéma, Cahiers du cinéma, 1985, p. 31.
2 P. Waldberg, René Magritte Le hasard objectif, La différence, 2009, p. 145.
3 Ibid., p. 78.
4 Manuscrit daté de 1927, édité dans R. Magritte, Écrits Complets, Flammarion, 2009, p. 41.
5 « Notes sur Fantômas », Distances n° 2, mars 1928, édité dans ibid., p. 48-49.
6 Ibid., p. 49.
7 Ibid., p. 48.
8 P. Waldberg, op. cit., p. 60.
9 Ibid., p. 100.
10 R. Magritte, « Notes sur Fantômas » dans op. cit., p. 497.
11 Texte demandé par Breton en 52 pour une édition qui n’a pas vu le jour et qui sera finalement publié dans Rhétorique n° 7, octobre 1962.
12 R. Magritte, op. cit., p. 263.
13 M. Biserni, « Le titre performatif peint et filmé chez Magritte » dans Ceci n’est pas un titre, L. Brogniez, M. Jakobi, C. Loire (dir.), Lyon, Fage, 2014, p. 123.
14 R. Magritte, op. cit., p. 261.
15 F. Sojcher, La Kermesse héroïque T1, L’Harmattan, 1999, p. 79.
16 P. Waldberg, op. cit., p. 133.
17 Interview de Jean Neyens dans R. Magritte, op. cit., p. 603.
18 « Je conçois la peinture… » dans ibid., p. 210.
19 R. Magritte, Écrits complets, Flammarion, 2009, p. 498.
20 « Lettre à Brosmans », 7 mars 1959, dans H. Torczyner, B. Bessard, Magritte, le véritable art de peindre, Draeger, 1978, p. 112.
21 Voir également Le Sourire du diable (1966) dans lequel, ce qui se donne à voir à travers un trou de serrure n’est autre qu’une clé, cette dernière masquant ce qui se cache derrière la porte et renvoyant le mystère à la banale matérialité de cet objet.
22 R. Magritte, op. cit., p. 499.
23 F. Bonino, « La singularité de l’approche de l’acte de création dans l’œuvre de Luc de Heusch » dans Filmer l’acte de création, P.-H. Frangne, G. Mouellic, C. Viart (dir.), PUR, p. 67.
24 M. Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Montpellier, Fata Morgana, 1973, p. 15.
25 J. Delcorde, « Éphémérides cannoises », La Libre Belgique, 11 mai 1956.
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Utopie et catastrophe
Revers et renaissances de l’utopie (xvie-xxie siècle)
Jean-Paul Engélibert et Raphaëlle Guidée (dir.)
2015
Fictions narratives au xxie siècle
Approches rhétoriques, stylistique et sémiotiques
Cécile Narjoux et Claire Stolz (dir.)
2015
La pseudonymie dans la littérature française
De François Rabelais à Éric Chevillard
David Martens (dir.)
2017
Promenade et flânerie : vers une poétique de l’essai entre xviiie et xixe siècle
Guilhem Farrugia, Pierre Loubier et Marie Parmentier (dir.)
2017