Après l’apocalypse : le cinéma
p. 231-242
Texte intégral
« C’est étrange comme les choses prennent du sens lorsqu’elles finissent…
C’est là que l’histoire commence. »
Jean-Luc Godard, Éloge de l’amour (2001)
1 A priori, rien de plus incompatible que l’apocalypse et le cinéma. L’apocalypse, au sens commun du terme, signifie la fin de tout : fin du monde, fin de l’humanité, fin de l’Histoire : fin du cinéma.
2L’exemple de deux films sortis en 2011 nous confronte à cette aporie d’un cinéma qualifié d’« apocalyptique ». Melancholia de Lars Von Trier et 4 h 44, dernier jour sur terre d’Abel Ferrara (4 : 44 – Last Day on Earth), sont l’histoire d’une attente : attente de la fin. Mais peut-on encore parler d’histoire ? Les personnages ne sont pris par aucun enjeu narratif au sens classique du terme – à savoir la possibilité d’interagir avec son environnement, de le transformer. Il n’est donc plus question de récit, mais de simple délai, avant la catastrophe. Ce délai est la traduction cinématographique de celui que décrit le philosophe Günther Anders, notamment dans La Menace nucléaire : considérations radicales sur l’âge atomique : Hiroshima décrète la fin de l’Histoire, instaurant à la place un délai, qui nous sépare de la destruction absolue. Celle-ci ne sera suivie d’aucune survie, ne débouchera sur aucun au-delà. Dans Melancholia, l’écran et la musique s’éteignent au moment où la planète éponyme pulvérise la terre ; et 4 h 44 s’achève sur une surexposition de l’image et un fondu au blanc. Dans son livre intitulé Apocalypse-cinéma, le philosophe Peter Szendy considère Melancholia comme le film ultime sur l’apocalypse : « la fin du monde, c’est la fin du film », et « vice versa1 ».
3 Ces funestes issues font la démonstration de l’impasse à laquelle mène toute tentative de représentation littérale de la fin du monde. On pourrait alors dire de l’apocalypse ce que l’on dit de la mort : quand elle survient, nous ne sommes plus là pour la voir ; et si nous sommes en état d’y assister, c’est qu’elle n’est pas encore advenue.
4On peut ainsi avancer que la plupart des films qui se disent apocalyptiques évitent leur sujet, à savoir la fin de toute chose. Au cinéma, on peut empêcher la fin du monde, ou du moins la repousser : c’est le cas d’innombrables films catastrophes. Pour n’en citer qu’un : Armageddon (Michael Bay, 1998), où Bruce Willis sacrifie sa vie pour empêcher qu’un astéroïde n’entre en collision avec la terre. Le titre du film, Armageddon, est trompeur, puisque le récit évite justement cette annihilation de la vie terrestre. Même des fictions qui montrent la fin du monde en train de s’accomplir, en général très spectaculaires, préservent l’humanité et ne la détruisent pas totalement. Exemple-type : le blockbuster Le Jour d’après (The Day after tomorrow, Roland Emmerich, 2004). Cette fois, le titre ne trompe pas sur la marchandise : malgré les dérèglements climatiques qui menacent l’humanité, il y a bien un jour après ; un répit nous est accordé, l’apocalypse n’est pas pour aujourd’hui. On voit comment ces fables contournent le cœur du sujet, qui est la fin ultime, en remplaçant celle-ci par d’autres histoires – en nous racontant des histoires2.
5Mais il n’est pas nécessaire de déjouer la menace ultime pour accéder au récit et à ses enjeux. Le film « pré-apocalyptique », où l’on ne fait qu’attendre l’issue fatale, est lui-même investi d’une charge émotionnelle intense, et donc d’une forte dramatisation. La perspective de la fin devient un accélérateur de narration, où chaque geste prend une importance particulière. On peut penser par exemple au film Le Dernier Rivage (On the Beach, Stanley Kramer, 1959), où le personnage incarné par Ava Gardner vit sa première histoire d’amour avec celui joué par Gregory Peck, in extremis, avant la fin du monde annoncée – le nuage radioactif qui s’approche inexorablement de l’Australie, seul pays encore épargné. La jeune femme lui avoue en bout de course : « It’s been everything », soit : ce qui s’est passé dans ce court délai, constitué par le film, a été tout pour moi. Chaque chose revêt une intensité hors du commun dans l’imminence de la fin : tout fait sens, donc récit.
Malgré la catastrophe : le retour du cinéma
6Même chose quand on imagine ce qui arrive après la catastrophe. Arrêtons-nous sur cette situation, communément appelée post-apocalyptique. Le film commence là où s’achèvent Mélancholia ou 4 h 44. La catastrophe a déjà eu lieu quand s’ouvre le récit, et a épargné de rares individus. Là encore, cette situation semble mener à une impasse narrative. On connaît l’image de l’ultime (?) survivant, errant au milieu des ruines ou d’une ville désertée de ses habitants. Dans ce monde là, la civilisation n’est plus qu’un lointain souvenir. On ne peut même plus parler de monde, puisque le mot lui-même est issu de mundus, qui signifie « propre à », « disposé pour un usage ». Le réel apparaît maintenant à l’état brut, c’est-à-dire dépourvu du sens que lui accorde l’être humain. Dans un article sur le film post-apocalyptique, Richard Bégin évoque un « moment où toute perspective historique ou idéologique est abolie3 » : monde privé de symbole4, de valeur commune, où les notions de bien et de mal n’existent plus.
7Dans un film de 2006 intitulé Les Fils de l’homme (Children of Men, Alfonso Cuaron), on imagine que la terre est privée de naissance depuis plusieurs années. À terme, l’humanité est condamnée. Une séquence du film nous fait découvrir l’« Arche des arts », qui conserve des chefs-d’œuvre du monde entier. À l’entrée se dresse le David de Michel-Ange amputé d’une jambe, et le Guernica de Picasso orne la salle à manger du responsable des lieux. Sorties de l’environnement culturel que nous leur connaissons et replacées dans ce nouveau monde, ces œuvres ne signifient plus rien. Nous voilà transportés dans un espace sans mémoire et sans avenir : sans Histoire.
8La question de l’apocalypse au cinéma n’est donc pas seulement celle de la survie de ses personnages imaginaires, mais également celle du support filmique lui-même. En effet, comment continuer à raconter une histoire, lorsque tous les possibles ont été anéantis par la catastrophe ? Le film, dans son acception hollywoodienne classique, correspond à ce que Deleuze appelle le règne de l’« image-action5 ». Pour résumer, l’image-action signifie l’interaction entre un monde et une action : le héros classique de cinéma agit sur son environnement pour le changer ; grâce à ce processus, entre le début et la fin d’un film, la situation a évolué. Mais dans le film post-apocalyptique, l’environnement n’existe plus, ne possède plus de signification. Le survivant peut réagir, mais non plus agir ; il est dans l’errance plutôt que dans l’action.
9Or, nous l’avons vu, le cinéma prend un malin plaisir à contourner l’idée de la fin. Le film nous dit : tout est possible et tout reste à faire. Très souvent d’ailleurs, le récit aboutit à la renaissance par la famille : à la fin de La Route (The Road, John Hillcoat, 2009), adaptation du roman de Cormac MacCarthy, l’enfant devenu orphelin trouve une famille d’adoption ; le dénouement des Fils de l’homme voit la jeune femme enceinte s’embarquer dans un bateau, portant le dernier enfant à naître sur terre. Le survivant prélude à un renouveau6. Et ce renouveau est pris en charge par le récit, la narration filmique, la résurrection des formes cinématographiques.
10Un exemple parmi tant d’autres : dans la trilogie post-apocalyptique Mad Max (réalisée par George Miller de 1979 à 1985), le héros incarné par Mel Gibson est un cowboy solitaire qui combat des bandes de motards, dont certains arborent une coupe à l’iroquoise : des Indiens. Dans le deuxième opus (1981), apparaît même l’image du convoi encerclé – ici une raffinerie menacée par des hordes de sauvages, et défendue par ses habitants, hérauts de la civilisation. L’espace n’y est plus un lieu d’errance, mais s’offre à nouveau à la conquête. On voit là comment un genre cinématographique, à savoir le western, réinvestit l’univers post-apocalyptique, pour lui offrir une histoire, un enjeu, du sens. Au désespoir de la fin du monde s’est substituée la fiction7.
11De nombreux films américains apocalyptiques et post-apocalyptiques vont jusqu’à rejouer le scénario mythologique de la fondation de l’Amérique. Dans Le Jour d’après, un personnage traverse des étendues de glace, tel un trappeur, pour sauver son fils, et reproduit la geste des pionniers. Pensons également aux survivants du film 2012 (Roland Emmerich, 2009), réfugiés dans une sorte d’arche de Noé qui n’est pas sans évoquer le Mayflower des premiers Pèlerins. À la fin de la dernière adaptation de Je suis une légende (I am Legend, Francis Lawrence, 2007), une rescapée rejoint une colonie, prête à bâtir un nouveau monde. La table rase favorise les retrouvailles avec une certaine idée de l’Amérique éternelle. Dans Le Livre d’Eli (The Book of Eli, Albert et Allen Hughes, 2010), le survivant d’une guerre destructrice se dirige inlassablement vers l’Ouest, rappelant le trajet héroïque du western. Il retrouve lui aussi une colonie de survivants à l’issue de son parcours ; cette colonie rassemble les vestiges culturels de l’humanité : Eli va léguer sa connaissance de La Genèse.
12La grande forme de l’épopée est rejouée et le dispositif cinématographique lui-même éclaire l’obscurité du néant : si l’essentiel de 28 jours plus tard est filmé en DV basse définition, salissant l’image d’une certaine déliquescence correspondant à un monde achevé, l’espoir final – la découverte que les survivants ne sont pas seuls – revêt les couleurs du 35 mm, c’est-à-dire la noblesse du cinéma prompt à magnifier la réalité8.
Le film comme mémoire du monde
13On pourrait donc avancer que le cinéma fait œuvre de résistance. Le film s’insurge contre la fin du monde : pas seulement en l’évitant, mais aussi en le ressuscitant. En effet, la projection vient après ce qui a été filmé, la reproduction d’un réel enregistré par la caméra. Le spectateur se retrouve dans la position d’un survivant, découvrant les images d’une réalité aujourd’hui disparue. Le personnage du détective Robert Thorn (Charlton Heston), assistant à l’euthanasie de son ami Sol dans une scène célèbre de Soleil vert (Soylent Green, Richard Fleischer, 1973), représente ce spectateur, lorsqu’il découvre sur grand écran les images d’une nature sauvage inconnue de lui et du monde en bout de course dépeint par le film9. L’apocalypse est alors à prendre dans sa signification littérale de « révélation » : le film révèle ce qui nous demeurait jusque-là invisible.
14Cette idée, certains films post-apocalyptiques l’ont mise en scène et en abyme. Il en est ainsi de la première adaptation du roman de Richard Matheson Je suis une légende, datée de 1964 et intitulée The Last Man on Earth (Ubaldo Ragona et Sidney Salkow), avec Vincent Price dans le rôle titre. À un moment clef du film, le survivant, reclus dans sa maison encerclée par une horde d’irradiés, se projette un film de famille. Celui-ci réintroduit du récit dans un monde qui en est maintenant dépourvu. Il se présente d’abord comme une succession d’étapes montées dans un ordre chronologique : la naissance d’une fille, son anniversaire, sa présence à un spectacle de cirque. Cette linéarité fait déjà narration. Le spectacle de cirque, quant à lui, met en avant la valeur représentative de cette histoire, sa qualité de fable. Le film-cadre prend ensuite le relais, en prolongeant les images de famille par un flashback, nous révélant une scène d’avant l’apocalypse – l’anniversaire de la fillette10. Le film est donc apocalyptique au double sens du terme : en projetant ses images, il affirme la disparition de la réalité enregistrée ; mais dans le même temps, il en révèle l’existence. La fin de l’extrait nous montre d’ailleurs le personnage en train de filmer son épouse et l’anniversaire de sa fille, pour en conserver la mémoire.
15Ces différents récits enchâssés sont à considérer en regard du monde tel qu’il est devenu : en témoigne le comportement inhumain et décérébré des irradiés, morts-vivants qui assiègent la maison pendant la projection. Dans la deuxième adaptation du roman intitulée Le Survivant (The Omega Man, Boris Sagal, 1971), le personnage joué cette fois par Charlton Heston projette dans une salle de cinéma un documentaire sur Woodstock, affirmation et symbole de la fraternité, de la solidarité, de la communication entre êtres humains. Les deux films vont finalement dans le même sens : contre un monde devenu anomique, sans foi ni loi, perdu pour la civilisation, le cinéma rappelle ce qui fait sens11.
Le film comme témoignage
16Le cinéma peut aller plus loin, en mettant en scène la constitution, en live, de son témoignage. C’est le cas de films apocalyptiques prenant la forme du found footage, qui se présentent comme l’enregistrement vidéo d’événements réels. On peut compter parmi ces œuvres Diary of the Dead, de George Romero (2008), cinquième titre de sa fameuse saga des morts-vivants. Cette œuvre raconte à nouveau la transformation progressive de tous les humains de la planète en zombies. Mais cette fois, le film se donne comme un recueil de témoignages effectué par un groupe d’étudiants, pris au milieu de la tourmente. L’ouverture du film apparaît comme note d’intention, proposant le montage d’images d’actualité, et permettant de mesurer le désordre qui règne dans le monde, accompagné par une voix off – celle d’une jeune femme qui participe à la réalisation du documentaire.
17Le film se veut clairement document à destination des survivants potentiels de la catastrophe. D’ailleurs, à plusieurs reprises dans le film, on répète que « si ce n’est pas filmé, ça ne compte pas ». Ce témoignage en images est surtout, comme le dit la voix off, une tentative de dire la vérité, de mettre en ordre le chaos du réel, en triant les images d’actualité pour essayer d’en extraire du sens. Pour ce faire, la voix précise les caractéristiques des caméras utilisées, indique que de la musique a été rajoutée, pour faire peur comme dans un film d’épouvante, et qu’un montage a été effectué. On donne même un titre au résultat (La Mort de la mort) : au fond, c’est le rituel du cinéma qui est rétabli, l’art de la narration qui s’affiche, comme s’exhibe le caméraman dans la dernière image de la séquence – face à un miroir.
18Le film s’insurge aussi contre une situation résumée par le titre du documentaire. La mort de la mort signifie en effet la négation du deuil, le refus du rituel qui entoure la disparition des êtres chers. À la place : le zombie, ancien vivant privé de raison, de but, de volonté. Le mort-vivant est par définition hors de l’Histoire, et incapable d’évoluer. L’apocalypse détruit toute forme de symbolisation à opposer à la réalité brute et absurde12. La valeur testimoniale du film permet ainsi de réfléchir le monde, dans les deux sens du terme.
19Dans Cloverfield (Matt Reeves, 2008), la forme du found footage a pour particularité de conserver deux couches filmiques et temporelles : la captation sur le vif de la destruction de New York par un monstre géant laisse parfois place au film de vacances du couple vedette, sur lequel est enregistrée la nouvelle bande. L’avant-dernière séquence voit les deux rescapés, réfugiés dans un tunnel, se présenter face à la caméra, avant de sombrer sous les gravats. Suit une scène – précédant chronologiquement la catastrophe – où les deux personnages se filment dans un manège. Ni la destruction d’un monde ni celle des images n’auront empêché les vestiges d’un passé idyllique de s’extraire des décombres et de refaire surface. Le miracle de ces vidéos retrouvées, et de tout film en général, c’est de supposer que quelqu’un sera là pour les voir. Si nous regardons ces films, cela signifie que nous sommes encore vivants, et que ces réalités filmées n’auront pas été vaines, qu’elles ont encore du sens pour nous autres survivants de la catastrophe.
Le film au-delà de la fin
20On peut aussi imaginer un monde privé d’être humain, mais que le cinéma persévère à représenter. Le film est enregistrement automatique de la réalité, son empreinte matérielle. Par conséquent, l’œil de la caméra peut à la limite se passer de l’œil humain, et ainsi, malgré l’apocalypse, l’histoire continuer. Deux films imaginant une terre uniquement habitée par les robots nous semblent illustrer cette idée. Dans la dernière partie d’A.I. Intelligence artificielle de Steven Spielberg (Artificial Intelligence : A.I., 2001), des humanoïdes découvrent, congelé, un robot d’une ancienne génération, nommé Dave, seul à avoir connu le temps des hommes : les robots du futur vont donc extraire du disque dur de Dave des images d’êtres humains, comme témoignage de ce qui n’est plus. Pour ce faire, les humanoïdes vont former une chaîne, en posant leurs mains sur l’épaule de leur voisin, les conduisant jusqu’à Dave. Les projections humaines apparaissant alors sur le visage des robots sont indissociables du geste qui relie entre eux ces humanoïdes. En se touchant l’épaule, les robots se transmettent la mémoire du monde d’avant sa fin. Ce geste est un vestige de l’humanité : il esquisse une certaine idée de la fraternité, de la communauté d’intérêts. Il fait lien. Et ce lien a à voir avec les représentations, intellectuelles et imaginaires, dont fait partie le cinéma. Plus loin dans le film, un robot explique à Dave :
J’ai souvent été envieux des humains… de cette chose qu’ils appelaient l’esprit. Ils ont donné un million d’explications du sens de la vie, dans l’art, la poésie, les formules mathématiques. Les humains devaient être la clé du sens de l’existence. Mais les humains n’existaient plus.
21Les humanoïdes vont offrir un cadeau au petit Dave : une dernière journée avec sa mère adoptive. Le film a conscience de son propre pouvoir de témoignage et de récit, puisque l’on passe d’une archive extraite par un robot, à une dernière séquence avec un être humain, la mère de Dave, ressuscitée provisoirement. Le document cinématographique n’est plus seulement remémoration, mais devient recréation, au-delà de l’apocalypse.
22Cette idée est également présente dans un dessin-animé, Wall-E (Andrew Stanton, 2008). Dans ce film, la terre est devenue une immense décharge, abandonnée par les hommes. Ceux-ci sont partis pour une croisière perpétuelle dans l’espace, que l’on découvre dans la seconde partie. L’être humain est maintenant assisté par des robots, vit dans une société uniquement dévolue au loisir, et n’a même plus besoin de marcher pour se déplacer. Tout sentiment d’appartenance à une communauté humaine semble avoir disparu. Ne reste que le divertissement, et finalement l’asservissement à un système entièrement automatisé.
23La première partie du film est monopolisée par un robot resté sur terre, qui continue à collecter les ordures, envers et contre tout. Ce robot cultive la mémoire humaine, en collectionnant un certain nombre d’objets du temps où les hommes étaient encore là, et où ces objets étaient encore pourvus de signification. La dernière trace d’humanité, c’est donc Wall-E qui en est étrangement l’incarnation. Il archive les objets qui avaient du sens pour les êtres vivants, mais également le patrimoine immatériel de l’humanité, c’est-à-dire ses rituels, ses représentations. Et le cinéma fait évidemment partie de ces vestiges. Lorsqu’il regarde sur sa télévision le film Hello Dolly, comédie musicale de Gene Kelly, il reproduit la gestuelle de la danse, que les humains ne connaissent plus ; il retrouve même l’émotion humaine, en accomplissant un geste similaire à celui que l’on a aperçu dans A.I. : il provoque la rencontre de ce qui lui sert de mains, pour reproduire ce qu’il voit à l’écran (le couple vedette s’en allant main dans la main). Autrement dit, il découvre le lien, l’interaction des êtres humains. Encore une fois, il n’est pas innocent que le cinéma soit associé à cette découverte. Le film continue à raconter l’humanité, par delà sa disparition, et même s’il n’y a plus personne pour y assister.
24La transition vers un au-delà de l’œil humain trouve à s’incarner dans une œuvre telle que Le Dernier Rivage : une expédition y inspecte d’abord, depuis le périscope d’un sous-marin, la ville désertée de Los Angeles. Les scènes que découvre le spectateur sont encore tributaires d’un regard humain. La fin du film nous montre les images d’un Melbourne fantomatique, vidé de ses habitants dans l’attente de l’irradiation mortelle, et arborant une banderole affirmant « Il est encore temps mon frère »… Si ces vues sont troublantes, c’est qu’elles ne sont vues par personne au sein du récit, apparaissent sans médiation humaine. Aucun être vivant n’a survécu à l’apocalypse : le film pourtant persiste à nous dévoiler ces scènes13.
Histoires sans fin
25L’humanité, le film la raconte à volonté, puisqu’il a pour caractéristique de pouvoir être visionné à satiété. La culture judéo-chrétienne porte en elle l’idée d’un temps linéaire, et donc l’idée de progrès, mais aussi celle d’eschatologie, science des fins dernières. L’Histoire des hommes suit un trajet, et aura un jour une fin. On peut supposer que l’apocalypse n’est pas compatible avec une conception cyclique du temps. Or, le film instaure ce temps cyclique. Il fait une boucle sur lui-même : il est déjà achevé lorsqu’il commence ; sa fin rejoint son début. C’est ainsi que dans Melancholia, le prélude du Tristan et Iseult de Wagner se répète tout le long du film. C’est le retour du même, et c’est aussi la réitération de ce qui ne finit jamais, qui est un éternel commencement : un prélude. Le film de Lars Von Trier s’ouvre comme il se clôt, avec des images de cataclysme, et la même musique.
26Un autre film nous semble illustrer cette idée : L’Armée des 12 singes, de Terry Gilliam (Twelve Monkeys, 1995). Ce film est un remake de La Jetée de Chris Marker (1962), « photo-roman » qui adoptait déjà une forme en spirale, l’« image d’enfance » sur la jetée d’Orly, évoquée au début du film, annonçant la dernière scène – épousant cette fois le point de vue de l’adulte envoyé dans le passé : l’enfant avait assisté à sa propre mort. Dans le remake, la terre a été dévastée par la libération d’un virus mortel, et les survivants ont dû se réfugier sous la terre14. Ils réussissent à envoyer des hommes dans le passé, pour tenter d’éviter la catastrophe. Le film témoigne donc de ce monde d’avant l’apocalypse, nous en montre des images. Mais surtout, il conjure la possibilité de la fin, formant une boucle temporelle qui semble annuler toute éventualité de nuit ultime.
27Une scène cristallise ce geste salvateur. On y voit James Cole, le voyageur du futur interprété par Bruce Willis, caché avec sa psychiatre Kathryn dans un cinéma où passe Vertigo, ce film d’Hitchcock à spirale. La séquence possède une progression qui met en valeur la reconquête de l’histoire par le cinéma. Dans un premier temps, l’extrait projeté de Vertigo (la promenade de Madeleine et John dans une forêt de séquoias, où la jeune femme commente la coupe d’un arbre dont les cernes font apparaître les grandes dates de l’Histoire et de sa propre existence) rappelle l’impression de déjà vu ressentie face au film, qui n’est que la reproduction de ce qui a déjà eu lieu : « Il me semble que j’ai déjà vu ce film quand j’étais petit, à la télé », chuchote James, ajoutant plus loin : « Exactement comme pour nous, comme le passé. Le film est toujours le même, il ne change pas. » Le cinéma n’est pas seulement ce qui avance inexorablement vers l’obscurité et la fin, mais aussi ce qui s’enroule sur lui-même.
28Lorsque James se réveille, ce n’est plus Vertigo qui est projeté, mais Les Oiseaux, du même Hitchcock. Avec ce film, la fin du monde reprend le dessus : c’est l’invasion irrationnelle des oiseaux qui menace l’humanité. Le couple se retrouve hors du cinéma ; lorsqu’il s’enlace, retentit à nouveau le thème de Vertigo composé par Bernard Herrmann. La musique du film d’Hitchcock envahit l’univers de L’Armée des 12 singes, et le couple rejoue une grande scène de Vertigo. La jeune femme arbore la blondeur et l’imperméable beige de la femme hitchcockienne, relançant le motif du retour : « Ça a toujours été toi, dans mon rêve c’était toi », avance James, à qui Kathryn répond en ces termes : « Et je me souviens de toi comme ça. J’avais l’impression de te connaître, j’ai l’impression de t’avoir toujours connu. » Il est donc ici question de reconnaissance : le personnage de L’Armée des douze singes qui reconnaît Vertigo, à l’instar du spectateur ; l’effet d’écho, de redoublement, entre l’écran et la salle ; l’homme et la femme qui disent s’être toujours connus. À partir de cette recréation ou reprise de Vertigo s’affirme la puissance du cinéma.
29La fable réinvestit donc un monde post-apocalyptique désespéré, où la population est condamnée à vivre sous terre, dans des conditions carcérales, sans rêve ni avenir. Cette relance du récit est d’autant plus vigoureuse qu’au cinéma, on ne peut pas distinguer présent et passé, actualité et souvenir. Dans le film, lorsque le voyageur temporel explique qu’il vient du futur, personne ne le croit. On lui répète alors sans cesse : « on est dans le présent ». Le cinéma en effet ne fait pas de différence : ce qui est passé affiche à nouveau sa présence sur l’écran. Le film propose donc une apocalypse en continu, mais une apocalypse qui signifie mort et renaissance : une image s’éteint, pour laisser place à une autre apparition ; la réalité s’évanouit, et en même temps se révèle. Le film de Corman Day the world ended peut alors s’ouvrir sur la mention THE END, consécutive à la catastrophe atomique, et finir par THE BEGINNING, avec l’image du couple de survivants destinés à perpétuer l’espèce humaine.
30Cette renaissance de la fable est éminemment politique. Chaque société a besoin de récits, de représentations, qui font sa cohésion. La fiction permet d’exorciser l’angoisse de l’anomie, de dépasser l’absurdité du réel : de donner du sens.
31Dans son essai sur le cinéma, Gilles Deleuze écrit : « il faut que le cinéma filme, non pas le monde, mais la croyance à ce monde, notre seul lien15 ». La politique implique un monde dans lequel on puisse croire et agir. Il s’agit d’organiser le chaos du réel, et d’éviter la désespérance. La fin du monde, ici, est donc surtout la fin du sens. De nombreux films apocalyptiques ou post-apocalyptiques proposent d’ailleurs, comme horizon politique, l’absence, justement, de politique : voir les nombreuses sociétés dystopiques du cinéma américain des années 1970 – des œuvres telles que THX1138 (George Lucas, 1971), Rollerball (Norman Jewison, 1975) ou encore L’Âge de cristal16 (Logan’s Run, Michael Anderson, 1976).
32Avec l’apocalypse, il s’agit donc, pour reprendre le terme de Günther Anders, de refonder des royaumes (La Menace nucléaire). Il nous semble que les imaginaires de la fin, tels qu’ils sont représentés par le cinéma, nous font prendre conscience de la nécessité de ces royaumes, autant que de leur possibilité d’apparaître, de renaître sous forme de fable.
Notes de bas de page
1 P. Szendy, Apocalypse-cinéma : 2012 et autres fins du monde, Nantes, Capricci, 2012, p. 9.
2 Et ces histoires, finalement, nous protègent de l’événement inconcevable par excellence : par la logique apocalyptique et anonyme du « on meurt », la fiction évite la confrontation avec ma mort personnelle.
3 R. Bégin, « D’un sublime post-apocalyptique. 28 Days Later et les figures du présentisme », Appareil, n° 6, 2010, p. 5. En ligne [https://appareil.revues.org/109], consulté le 13 juin 2016.
4 Pour R. Bégin, « une situation est symbolique dès lors qu’elle permet à l’individu, et au sujet-personnage le représentant dans la fiction, de se situer au sein d’une plénitude imaginaire et cohésive qu’évoque le mythe de la civilisation et qu’alimente l’idée de société » (« L’horreur post-apocalyptique ou cette terrifiante attraction du réel », Cinémas, vol. 20, n° 2-3, 2010, p. 167). Dans le même article, l’auteur prend pour exemple l’ouverture de 28 jours plus tard (28 Days Later…, Danny Boyle, 2002), où le héros se réveille d’un coma, dans un Londres vidé de ses habitants : les feux n’y régulent plus la circulation, signes privés de leur signification. Est également cité le début du Territoire des morts (Land of the Dead, George A. Romero, 2005), où un zombie, posté à une station service, tient une pompe à essence sans en connaître l’usage : à la place de la civilisation, reste la nudité du réel – et son absurdité.
5 Voir G. Deleuze, Cinéma 1 : L’Image-mouvement, Minuit, 1983.
6 L’intérêt du cinéma de la fin pour les commencements se traduit également par l’arrivée, en bout de course, sur une rive, au bord de la mer, lieu de renaissance. Il en est ainsi de La Route, des Fils de l’homme, ou encore de Take Shelter (Jeff Nichols, 2011).
7 L’habit fictionnel peut revêtir une forme plus intimiste : il en est ainsi de ces films post-apocalyptiques aux décors et personnages raréfiés, prétextes aux trios amoureux et au drame des sentiments (Day the World Ended, Roger Corman, 1955, ou encore Le Monde, la chair et le diable – The World, the Flesh and the Devil –, Ranald MacDougall, 1959).
8 D’une certaine manière, un film tel que Matrix (The Matrix, Andy et Larry Wachowski, 1999) pousse la logique à son paroxysme – et sur son versant cauchemardesque : les hommes ignorent tout de la fin du monde et de la victoire des robots qui les ont réduits en esclavage et ont créé un monde virtuel que l’on prend pour la réalité. Autrement dit, une forme de cinéma a remplacé le « désert du réel » décrit par le film : la fiction dissimule l’apocalypse.
9 La scène est d’autant plus frappante lorsque l’on sait qu’Edward G. Robinson, l’interprète de Sol, était réellement condamné par la maladie pendant le tournage du film, et décédera avant sa sortie : c’est ainsi que la révélation d’une réalité s’accompagne de la certitude de sa disparition, à l’instar du monde lorsqu’il est filmé et projeté.
10 Un film tel que La Route se passe de la mise en scène d’une projection : les flashbacks colorés sur l’avant-apocalypse éclosent parmi des images cendrées et nocturnes, constamment menacées d’engloutissement.
11 La dernière version cinématographique de Je suis une légende, avec Will Smith en survivant, le montre en train de visionner le journal télé qu’il a enregistré avant l’apocalypse, et regarder le dessin-animé Shrek dont il connaît les paroles par cœur. Signe des temps, peut-être : ce sont des images virtuelles et de télévision qui témoignent d’une époque révolue.
12 C’est d’ailleurs une partie du sens de l’entreprise de Romero que de mettre dos-à-dos vivants et zombies. Dans Le Territoire des morts, à un personnage faisant observer que les morts-vivants imitent le comportement des vivants, le héros répond : « Que faisons-nous d’autre ? Nous aussi feignons d’être vivants. »
13 Ce regard automatique rejoint une autre forme d’apocalypse : celle qui achève notre monde ethnocentré, l’illusion qui consiste à croire que l’homme est au centre d’un cosmos créé pour lui et dans une certaine finalité (voir M. Foessel, Après la fin du monde, Le Seuil, 2012) : le cinéma permet de prendre acte de cette nouvelle donne.
14 Chez Marker, les survivants de l’apocalypse nucléaire sont d’ailleurs significativement terrés dans les sous-sols du Palais de Chaillot, refuge de la Cinémathèque française à ses origines et pour de nombreuses années : le film conserve la mémoire de l’humanité.
15 G. Deleuze, Cinéma 2 : L’Image-temps, Minuit, 1985, p. 223.
16 Dans ce dernier film comme dans THX1138, les rebelles échappés d’une société totalitaire et souterraine, découvrent à la surface une nature sauvage et intacte – au lieu des ruines post-apocalyptiques et inhabitables annoncées. L’Histoire, dans ces organisations, est niée, au profit de la pétrification mythique. Sur ce sujet, voir J.-B. Thoret, Le Cinéma américain des années 70, Cahiers du cinéma, 2006, p. 228-229.
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