Chapitre 1. Un phénomène universel
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Texte intégral
1À l’échelle planétaire, aucun bilan exhaustif de l’autoenfermement résidentiel n’existe réellement. Des efforts sont néanmoins réalisés pour mieux connaître le phénomène, en particulier par G. Glasze de l’Institut de géographie de Mayence (Allemagne). Celui-ci a mis en place, à la fin des années quatre-vingt-dix, un réseau de recherche internationale et pluridisciplinaire sur les gated communities1. Quatre manifestations scientifiques majeures ont été organisées par ce réseau. La première s’est déroulée en décembre 1999 à Hambourg et a pris la forme d’un workshop intitulé « Gated Communities as a Global Phenomenon ». La seconde a eu pour cadre Mayence en juin 2002, où s’est déroulée une conférence portant sur le thème « Private Urban Governance ». La troisième, intitulée « Gated communities : building social division or safer communities », a eu lieu à Glasgow en septembre 2003. Enfin, un symposium international s’est tenu à Pretoria en Afrique du Sud en février 2005, avec pour thème : « Territory, control and enclosure : the ecology of urban fragmentation »2. La rencontre d’Hambourg a mis en évidence une apparition ou une croissance des complexes résidentiels fermés dans de nombreuses régions du monde, tout particulièrement aux États-Unis, en Amérique latine et en Asie du Sud Ouest (Glasze, 2000, 2003; Glasze, Webster et Frantz, 2001). Les suivantes ont élargi doublement le champ d’investigation, à la fois géographiquement et conceptuellement, permettant une meilleure appréhension des logiques à l’œuvre dans le développement du phénomène.
2Le réseau de recherche sur les gated communities de l’Institut de géographie de Mayence
Que ce soit au niveau continental ou à l’échelle des pays, la connaissance de l’autoenfermement résidentiel a bien progressé, grâce en particulier, mais pas seulement, au réseau de recherche sur les gated communities de G. Glasze (Institut de géographie de Mayence). Toutefois, le bilan semble encore très partiel, du fait notamment de la provenance essentiellement européenne des chercheurs présents lors des quatre manifestations organisées par ce réseau, pour des raisons évidentes de proximité géographique, du moins lors des trois premières rencontres. Ainsi, sur seize communications présentées à Hambourg, en 1999, quinze l’ont été par des chercheurs Européens, dont onze par des Allemands. Trois et quatre ans plus tard, à Mayence et à Glasgow, la prédominance des Européens est un peu moins marquée, avec respectivement seize communications sur vingt puis vingt sur vingt-huit, la part des Allemands devenant par ailleurs nettement minoritaire. Enfin, à Pretoria, en 2005, la part des Européens n’est plus que de moitié, avec dix-sept sur trente cinq.
En lien avec cette origine essentiellement européenne des chercheurs participant au fonctionnement de ce réseau international sur les gated communities, la couverture géographique du phénomène est inégale, même si elle déborde largement du vieux continent. Elle semble par ailleurs assez aléatoire, reflétant la diversité des terrains de recherche investis (72 communications sur un total de 100 présentées à Hambourg, Mayence, Glasgow et Pretoria ont une assise géographique bien définie, en étant consacrées soit à des entités nationales, soit à une ville).
Le continent le mieux couvert est l’Amérique, avec un total de vingt-deux communications. Les États-Unis ont fait l’objet de huit communications, le tropisme de la Sun belt déterminant assez largement les terrains d’étude des chercheurs. Au sud-est, J. Chevalier (2002) a investi différents terrains d’observation situés en Caroline du Sud, en Floride et en Géorgie, tandis que S. Low (2002) illustre sa démonstration par des exemples pris au Texas (ainsi qu’à New York). Au sud-ouest, deux États focalisent les recherches : l’Arizona avec Phoenix, terrain de prédilection de K. Frantz (1999), et le sud de la Californie avec la région urbaine de Los Angeles, espace investi à la fois par T. Frazier (2002), R. Le Goix (2002, 2003, 2005) et S. Degoutin (2005). Par ailleurs, une communication centrée sur le développement des gated communities au Canada a été présentée au colloque de Glasgow, par J. Grant (2003). En Amérique latine, le phénomène des gated communities a été étudié à travers treize communications, portant sur cinq pays : l’Argentine et plus précisément Buenos Aires, par G. Thuillier (1999, 2003), M. Janoschka (2002), K. Rohrbach (2005) et S. Roitman (2005); le Brésil, par C. P. de Moura (2003), D. Becker et A.T. Reis (2005), M. F. P. de Souza e Silva (2005) ; le Chili avec Santiago par V. Fernándes Prajoux (2005), puis F. Sabatini et R. Salcedo (2005); le Mexique et sa capitale Mexico par A. Giglia (2003) et D. Sheinbaum (2005); enfin, le Pérou avec Lima par J. Plöger (2005).
Dix-neuf communications visent à mieux connaître le développement des enclaves résidentielles fermées en Europe. Dix pays du vieux continent ont fait l’objet d’investigations. Cinq sont situés dans la moitié occidentale. R. Wehrhahn (1999, 2002) et R. Raposo (1999, 2002) se sont intéressés respectivement au développement des gated communities dans les deux capitales de la péninsule ibérique, à savoir Madrid et Lisbonne. D. Parsons et S. Blandy (2002, 2003, 2005), mais aussi R. Atkinson (2003), M. Punch et al. (2003) et B. Smith-Bowers (2005) se sont quant à eux penchés sur l’essor de ce phénomène dans les îles Britanniques (Royaume-Uni et Irlande). Enfin, F. Madoré (2002) a présenté une géographie de la fermeture des espaces résidentiels en France, tandis que R. Le Goix (2005) a observé le développement d’enclaves fermées à Paris. Les cinq autres pays étudiés sont situés en Europe orientale. Le développement des gated communities en Russie et en Ukraine a été analysé par A. Al-Hamarneh (1999), tandis que S. Lentz et P. Linder (2002) se sont penchés sur le cas de Moscou. Quant à P. Stoyanov (2002) et à J. Bodnar (2005), ils ont fixé leur objectif respectif sur Sofia (Bulgarie) et Budapest (Hongrie). Enfin, un triple regard a été porté sur l’essor de ce phénomène en Turquie, notamment sur Istanbul avec E. Mutschmann (1999) et E. Struck (1999), et sur Ankara avec O. Dundar (2003).
Dix-sept communications observent le développement des gated communities en Afrique. Un pays focalise plus particulièrement l’attention, l’Afrique du Sud, terrain d’étude de nombreux chercheurs (Jürgens, 1999; Jürgens et Gnad, 2002; Landman, 2002, 2003, 2005 ; Altini et Akindele, 2005 ; Ballard, 2005 ; Bénit et Morange, 2005 ; Dirsuweit et Wafer, 2005; Durington, 2005; Lemanski, 2005; Peyroux, 2005). E. Peyroux a par ailleurs travaillé également sur la Namibie voisine, en particulier sa capitale Windhoek. D’autre part, deux communications ont eu pour cadre l’Égypte, l’une par M. Abdel-Kader (1999), l’autre par G. Meyer (1999). Enfin, l’essor des enclaves résidentielles fermées a été étudié dans deux pays d’Afrique de l’Ouest, le Ghana (Grant, 2005) et le Nigéria (Oluseyi, 2005).
Douze communications s’intéressent à l’Asie, dont trois aux pays arabes, à savoir l’Arabie Saoudite par K. Schliephake (1999) le Liban par G. Glasze (1999) et la Syrie par A. Escher (1999). Les enclaves résidentielles fermées ont été analysées également en Inde, plus précisément à Delhi (Pujara, 2005). Les huit autres communications ont eu pour cadre trois pays situés à l’est du continent asiatique, avec l’Indonésie par H. Leisch (1999), la Chine par G. Giroir (2002, 2003, 2005), F. Wu (2003) et Y. Huang (2005), enfin Taïwan par S. Chien-Yuan (2003, 2005).
Enfin, deux communications étudient le phénomène des enclaves résidentielles fermées en Océanie, l’une portant sur la Nouvelle Zélande (Dixon et Dupuis, 2003), l’autre sur l’Australie (Billard et Madoré, 2005).
LES AMÉRIQUES : UN AUTOENFERMEMENT RÉSIDENTIEL DÉJÀ BIEN ÉTUDIÉ
3C’est certainement sur le continent américain que l’autoenfermement résidentiel a suscité le plus d’études, sans doute parce que le phénomène y a connu, jusqu’à présent, un essor important. En Amérique du Nord, E. J. Blakely et M. G. Snyder (1997) ont révélé le développement rapide des gated communities depuis la fin des années quatre-vingt aux États-Unis3. Ils en ont recensé 20 000 abritant huit millions d’Américains au milieu des années quatre-vingt-dix, chiffres en hausse depuis. Ce phénomène accompagne en parallèle un processus de privatisation de l’espace résidentiel (McKenzie, 1994), avec le développement d’une gourvernance privée de ces espaces par l’intermédiaire des Common interest housing developments (CIDs).
4Les gated communities, aux États-Unis, se déploient selon une double logique géographique (cf. chapitre 4). D’une part, au niveau national, le phénomène se diffuse depuis une aire primitive constituée des régions de migrations de retraite ou de loisirs balnéaires de la Sun belt, principalement l’Arizona, la Californie, la Floride et le Texas. Ce foyer originel forme toujours la principale concentration de communautés fermées dans le pays. D’autre part, dans les aires métropolitaines, les gated communities prolifèrent essentiellement dans les zones suburbaines, sans être pour autant absentes du cœur des villes. J. Chevalier (1994) rappelle, à partir du cas de Détroit, le lien existant entre la revalorisation résidentielle des villes centres et le développement d’enclaves closes et gardées, tandis que les travaux de G. Billard (2003) sur San Diego (cf. chapitre 7) montrent la place déterminante des complexes résidentiels fermés et sécurisés dans la redynamisation et la densification du logement de la ville centre. Au total, quelle que soit l’échelle géographique considérée, la distribution spatiale des gated communities aux États-Unis est fort inégale, comme le confirme la cartographie du phénomène dans l’aire métropolitaine de Phoenix (Frantz, 2000).
5Les gated communities dans l’aire métropolitaine de Phoenix (Arizona)
« Les résultats de l’étude montrent que les 641 gated communities se distribuent sur 17 des 23 villes et cités de l’aire métropolitaine de Phoenix (214 d’entre elles sont à Scottsdale, 149 dans la ville de Phoenix et 94 à Mesa). Parmi toutes ces gated communities, 19 % ont été réalisées pendant la durée de l’étude, ce qui laisse penser que ce nouveau type de développement se répand rapidement […] La majorité des gated communities de l’aire métropolitaine de Phoenix sont de très petits ensembles résidentiels. Presque 50 % d’entre eux ont moins de 100 unités d’habitation […] Approximativement 320 000 personnes de cette aire métropolitaine en rapide croissance vivent dans les gated communities, soit 11,7 % de la population totale de l’aire métropolitaine de Phoenix, et nul doute que ce pourcentage continuera à augmenter dans le futur proche. Cependant, la proportion de personnes vivant dans ces communautés varie beaucoup parmi les villes et cités de l’aire métropolitaine de Phoenix. À Surprise, une ville de 19 000 habitants, quasiment 70 % de la population vit dans les gated communities. Presque la moitié de la population à Apache Junction et Carefree, et 42 % à Scottsdale, sur une population totale de 195 000, vivent dans ces communautés » (p. 111).
Frantz K., « Gated Communities in the USA – A New Trend in Urban Development », Espace, populations, sociétés, n° 1, 2000, p. 101-113 (traduction : F. Madoré).
6Enfin, si ce développement des gated communities participe d’une tendance ancienne au regroupement affinitaire (Billard, 1999 ; Ghorra-Gobin, 2000 ; Pihet, 2003) et à la régulation libérale du développement urbain, il dépasse désormais le seul cadre des classes aisées. Certes, R. Reich (1997), dans son essai sur l’économie mondialisée, établit un lien entre la progression de l’autoenfermement résidentiel et la montée d’une nouvelle catégorie sociale qu’il dénomme les « manipulateurs de symboles ». Cette catégorie, composée d’individus bien dotés en capital économique et/ou culturel, comprend tous ceux qui manipulent des données, des mots, des représentations orales ou visuelles et qui affichent une nette propension à vivre au sein d’enclaves résidentielles fermées. Toutefois, l’époque, pas si lointaine, où un journaliste du Los Angeles Times, R. Lopez (1996), publiait un article intitulé « Un nouvel apartheid social. Hautes murailles pour villes de riches », semble bien révolue. En effet, le développement des communautés fermées est marqué depuis les années quatre-vingt par un vigoureux processus de diversification sociale, qui nous éloigne de l’image du « ghetto doré » (Le Goix, 2001, 2002 ; Chevalier et Carballo, 2004).
7Les gated communities aux États-Unis : l’élargissement du marché aux classes moyennes
« Cette diversification des communautés fermées doit beaucoup à l’élargissement progressif du marché au cours des années 1980. Désormais, une grande variété de classes sociales peut prétendre à ce type de logements. Les prix s’échelonnent d’environ 90 000 $ à plus de 1 ou 2 millions de dollars, ce qui les rend accessibles à la middle-class salariée : l’essentiel des maisons familiales se vend entre 250 000 et 400 000 $ » (p. 87).
Le Goix R., « Les “communautés fermées” dans les villes des États-Unis. Aspects géographiques d’une sécession urbaine », L’Espace géographique, n° 1, 2001, p. 81-93
« La localisation des gated communities dans les différents quartiers de l’agglomération (de Los Angeles) montre l’ampleur de la diffusion de ce modèle résidentiel dans toutes les strates de la société. On le retrouve chez les populations blanches mais aussi, quoique plus marginalement, chez les populations asiatiques et hispaniques […] Chaque gated community associée à un type de localisation semble correspondre à un segment du marché immobilier avec la volonté de couvrir l’ensemble du marché solvable d’accession à la propriété. Les seuls quartiers à l’écart de ce mode résidentiel semblent être les quartiers noirs les plus défavorisés » (p. 338).
Le Goix R., « Les gated communities à Los Angeles, place et enjeux d’un produit immobilier pas tout à fait comme les autres », L’Espace géographique, n° 4, 2002, p. 328-344.
« La grande majorité des opérations immobilières fermées sont avant tout destinées aux plus ou moins larges classes moyennes et moyennes supérieures et concernent rarement les plus fortunés ou, lorsque ceux-ci sont présents, ils apparaissent rarement seuls. En effet, ces derniers préfèrent l’agrégation lâche plutôt que les regroupements collectifs clos. Par exemple, par un seul des biens dont le prix variait de 5 à 30 millions de dollars proposés en 2002 dans les régions de Miami ou de West Palm Beach (Floride, États-Unis) ne se situait dans un ensemble résidentiel collectif » (p. 331-332).
Chevalier J. et Carballo C., « Fermetures résidentielles et quête de l’entre-soi, entre Nord et Sud des Amériques », L’Espace géographique, n° 4, 2004, p. 325-335.
8Au Canada, selon J. Grant (2003), avec retard vis-à-vis des États-Unis, les ensembles résidentiels clos deviennent désormais des éléments de la formation des paysages urbains, notamment dans le sud de la Colombie Britannique et celui de l’Ontario. Ailleurs, c’est avec beaucoup de discrétion que l’enclosure résidentielle apparaît ou, dans certaines régions (Québec notamment), n’existe pas (Chevalier, 2000). Actuellement, en termes de réalisations ou de projets, la Colombie Britannique représente l’espace le plus marqué, du moins en trois ensembles : l’Île Vancouver, certaines banlieues de Vancouver, la Vallée de l’Okanagan. Par contre, et contrairement aux opérations ou projets ontariens, il s’agit le plus souvent de lotissements de taille modeste. Enfin, aujourd’hui, quelles que soient les localisations, en majorité les gated communities canadiennes les plus récentes comportent peu d’équipements, au contraire des premières opérations qui comptaient souvent des aménités variées. Ce fait traduit un élargissement du marché vers des produits immobiliers plus standards destinés à des populations plus variées.
9En dehors de l’Amérique du nord, l’autoenferment résidentiel concerne également, sur le continent américain, l’Amérique latine (Cabrales Barajas 2002; Séguin, 2003 ; Prévôt-Schapira, 2004), sous des appellations diverses, comme les condomínios fechados au Brésil, les country clubes en Argentine ou encore les conjuntos cerrados en Colombie. M.-F. Prévôt-Schapira (1999) observe que si le développement de ces enclaves résidentielles fermées a pris sa plus grande amplitude au Brésil, dans un contexte sociétal parmi les plus inégalitaires au monde, il gagne également les autres pays latino-américains. Ce phénomène puise pour partie ses racines à la fois dans une tradition bien affirmée de césure radicale entre l’habitat et l’espace public (Borsdorf, 2002) et d’accentuation des processus de fragmentation socio-spatiale (Coy et Pöhler, 2002).
10Les travaux précurseurs de T. Caldeira (1996) sur les enclaves fortifiées de São Paulo sont bien connus, et cette quête de résidences fermées par les classes moyennes et supérieures des principales métropoles brésiliennes a été confirmée par d’autres auteurs (en particulier Menna-Barreto Silva, 2000; Coy et Pöhler, 2002 ; Becker et Reis, 2005 ; De Souza e Silva, 2005). En Argentine, G. Thuillier (1999, 2001, 2003 ; avec Lacarrieu, 2004) montre le développement florissant des enclaves résidentielles fermées destinées aux classes moyennes dans le Grand Buenos Aires depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, où le projet Nordelta, énorme gated community qui abritera 80 000 à 140 000 habitants (Janoschka, 2002), atteste de l’ampleur nouvelle que prend ce phénomène dans la capitale argentine. Les complexes résidentiels fermés gagnent également Mexico City (Kanitscheider, 2002; Giglia, 2003 ; Guerrien, 2004; Sheinbaum, 2005), mais aussi Lima au Pérou (Plöger, 2005), alors qu’à Quito le boom des barrios cerrados se limite jusqu’à présent à des territoires bien circonscrits (Kohler, 2002). Par ailleurs, depuis les années quatre-vingt-dix principalement, les ensembles résidentiels sécurisés et les DRU (douanes résidentielles urbaines) prolifèrent à Caracas, ces dernières étant des « dispositifs techniques de contrôle et de privation de la libre circulation des citadins sur la voie publique » (García Sánchez, 2004, p. 116). Enfin, à Bogotà (Colombie), F. Dureau (2000) observe comment l’offre immobilière destinée aux classes moyennes évolue avec l’essor d’ensembles résidentiels collectifs clos dénommés conjuntos cerrados, qui se substituent de plus en plus à la réalisation de maisons individuelles.
11L’» urbanisation privée » et son essor en Amérique latine depuis les années quatre-vingt
« Partout, la recherche de sécurité accentue le repli sur les espaces privés, comme si la société fragilisée ne supportait plus la vulnérabilité des espaces publics associés à la pauvreté et à la délinquance. La présence chaque fois plus visibles de dispositifs de clôture (grille, grillages, guérites) ainsi que la mise en place de systèmes plus sophistiqués témoignent de ce cloisonnement croissant entre les différentes parties de la ville. Parallèlement à ces stratégies défensives, se développent des formes résidentielles (clubes de campo, barrios privados, condomínios fechados) que l’on peut regrouper sous le terme d’» urbanisation privée » […] En Amérique latine, le phénomène s’emballe dans les années 1980 » (p. 136-137).
Prévôt-Schapira M.-F., « Amérique latine : la ville fragmentée », Esprit, n° 11, 1999, p. 128-144.
« À Morumbi (São Paulo), de 1980 à 1987, il s’est construit 217 immeubles, comprenant 4972 appartements, de luxe pour la plupart. Mais la nouveauté n’est pas tant dans le volume que dans le type des immeubles construits qui, pour la plupart, sont des ensembles résidentiels constitués soit de maisons, soit de gratte-ciel appelés « condiminiums fermés » (condomínios fechados). Ils offrent les agréments d’un club, sont toujours entourés de murs et se signalent avant tout par des dispositifs de sécurité aussi divers que sophistiqués, et la présence de gardiens privés » (p. 73-74).
Caldeira T., « Un nouveau modèle de ségrégation spatiale : les murs de São Paulo », Revue internationale des sciences sociales, n° 147, 1996, p. 65-77.
« Les ensembles résidentiels enclos ont connu un développement fulgurant dans la décennie à Buenos Aires, multipliant leur surface par 10, pour devenir une composante majeure du paysage social et urbain de la RMBA (Région métropolitaine de Buenos Aires). Aujourd’hui, ils couvrent près de 300 km2 soit une fois et demie la superficie de la ville de Buenos Aires (200 km2). En 2000, ces quelque 350 ensembles sont subdivisés en plus de 83 000 lots, dont le tiers environ est construit. Des 27 000 maisons recensées, la moitié (13 000) sont des résidences principales, abritant une population permanente d’environ 50 000 personnes. Il s’agit certes d’une petite minorité des 13 millions d’habitants de la RMBA, mais cette minorité mobilise des capitaux, du travail et des réserves foncières en quantités considérables » (p. 152-153).
Lacarrieu M. Thuillier G., « Une utopie de l’ordre et de la fermeture : “quartiers privés” et “countries” à Buenos Aires », L’Espace géographique, n° 2, 2004, p. 149-164.
DES TRAVAUX SUR LA FERMETURE DES ESPACES RÉSIDENTIELS EN AFRIQUE, ASIE ET EUROPE ENCORE LIMITÉS
12En Afrique, en Asie et en Europe, les travaux sur la fermeture des espaces résidentiels sont beaucoup plus limités et parcellaires, sans doute parce que le phénomène y est plus circonscrit ou moins visible qu’en Amérique.
13On peut repérer néanmoins un certain nombre d’initiatives qui, à défaut de révéler un foisonnement des recherches, semblent indiquer une volonté de mieux connaître ce processus.
14Les ensembles résidentiels fermés se sont ainsi multipliés sur le continent africain, selon le modèle de l’architecture du bunker (Pérouse de Montclos, 2000). Ces stratégies d’autoenfermement sont développées essentiellement par des classes aisées, en particulier en Afrique du Sud, où s’érigent de véritables villes fortifiées étudiées par de nombreux auteurs (Bénit, 2000 ; Jürgens et Gnad, 1999, 2002 ; Landman, 2002, 2003, 2005). D’autres régions du continent africain sont également concernées par la fermeture des espaces résidentiels, à l’image du Ghana (Grant, 2005), du Nigeria (Oluseyi, 2005) ou encore de l’Égypte. Dans ce dernier pays, G. Meyer (1999) recense plus de 200 gated communities, avec chacune au moins 2 000 logements, ce phénomène concernant tout particulièrement Le Caire (Abdel-Kader, 1999; El Kadi, 2000; Denis et Séjourné, 2003).
15Sur le continent asiatique, l’autoenfermement résidentiel semble présent au moins dans le monde arabe (Escher, 1999 ; Schliephake, 1999 ; Glasze, 1999, 2003; Glasze et Alkhayyal, 2002; Gillot, 2002), mais le phénomène prend également son essor en Asie du Sud et en Asie orientale, que ce soit à Delhi en Inde (Dupont, 2000), en Indonésie (Leisch, 1999), à Taïwan (Chien-Yuan, 2003, 2005) ou encore dans les grandes villes chinoises (Giroir, 2002, 2003, 2005 ; Loubière, 2004 ; Huang, 2005). Au-delà du continent asiatique, les gated communities ont également fait leur apparition depuis les années quatre-vingt dans les grandes villes australiennes, même si leur présence reste encore très discrète (Billard et Madoré, 2004, 2005).
16Le développement des cités privées et des gated communities au Caire, au Liban, à Beijing et en Australie
« Au Caire, les années 1990 ont été marquées par un puissant mouvement de construction. En moins de dix ans, 100 km2 de désert vendus par l’État ont été investis par des projets résidentiels où dominent les cités privées (p. 31) […] Les compagnies qui ont acquis à bas prix les terrains publics pour y édifier des programmes de cités privées, des golfs et des parcs d’attraction ont bénéficié de l’appui des établissements financiers et en priorité des cinq grandes banques publiques […] 320 sociétés ont acquis des terrains et déclarés des projets qui totalisent un volume potentiel de 600 000 logements […] Dans l’immédiat et de façon certaine, 80 chantiers sont en cours de réalisation […] En 2003, ces sociétés auront mis sur le marché60 000 unités d’habitation » (p. 34).
Denis É. et Séjourné M., « Le Caire, métropole privatisée », Urbanisme, n° 328, 2003, p. 31-37.
« Au Liban, les complexes résidentiels gardés représentaient environ 2 % de l’ensemble des habitations en l’an 2000. La construction des premiers complexes résidentiels gardés, dans les années 1980, a été déclenchée par la demande des familles qui y cherchaient une sécurité alimentaire et une sécurité individuelle en raison de la guerre civile (1975-1990). Le boom de la construction des années 1990, par contre, a d’abord été lancé par des promoteurs qui, à la fin de la guerre, considéraient l’immobilier de luxe, au Liban, comme un investissement prometteur. Ils orientaient la conception de leurs projets vers le modèle de “complexes résidentiels gardés” qu’ils avaient découverts à l’étranger où il remportait un vif succès. Ils commercialisaient leurs produits comme enclaves d’un “style de vie global” » (p. 10).
Glasze G., « L’essor planétaire des espaces résidentiels sécurisés », Études foncières, n° 101, 2003, p. 8-13.
« Si l’année 1978 est généralement retenue comme une date de rupture pour la Chine dans bien des domaines, elle n’est guère pertinente pour le phénomène des gated communities, puisque les premières d’entre elles ne sont apparues qu’à la fin des années quatre-vingt […] Compte tenu des délais d’obtention des autorisations et de la construction elle-même, la plupart des villas de luxe édifiées autour de Pékin sont postérieures au milieu des années quatre-vingt-dix, avec notamment le lancement de nombreux programmes en 1996 » (p. 424-425).
Giroir G., « Le phénomène des gated communities à Pékin, ou les nouvelles cités interdites », Bulletin de l’Association des Géographes Français, n° 4, 2002, p. 423-436.
« Les gated communities sont encore d’une très grande discrétion en Australie… C’est dans ce contexte urbain et sociétal marqué par l’importance des grandes villes et du peuplement suburbain que les communautés fermées ont commencé à apparaître au cours des deux dernières décennies du xxe siècle. Leur localisation suit celle des principales concentrations urbaines du pays […] Les principales concentrations de gated communities sont situées sur la côte orientale, en particulier à Brisbane (1 650 000 habitants en 2001), dans le Greater Sydney (4 128 000) et le long du littoral du Queensland, de la Sunshine Coast, au nord de Brisbane, jusqu’à Gold Coast plus au sud. On observe également une “prolifération” de communautés fermées sur la côte occidentale le long d’un corridor s’étirant sur 70 km entre Perth (1 393 000 habitants en 2001) et Mandurah au sud. De façon plus discrète, le phénomène est également perceptible dans la seconde grande métropole australienne après Sydney, à savoir Melbourne (3 472 000 habitants en 2001). Toutefois, il semble difficile d’estimer l’intensité du phénomène, en l’absence de travaux de recensement précis. Tout au plus peut-on avancer l’hypothèse que celle-ci reste encore très limitée, comme en témoigne le relevé des petites annonces immobilières effectué sur Sydney » (p. 56-57).
Billard G., Madoré F., « Fortress Australia », Urbanisme, n° 337, 2004, p. 56-60.
17Enfin, sur le continent européen, l’autoenfermement résidentiel semble restreint pour l’instant, bien qu’il connaisse un développement assez rapide (Jaillet, 1999).
- En Europe occidentale, les principaux travaux publiés portent sur la péninsule Ibérique. Ainsi, R. Wehrhahn (1999, 2002, 2003) souligne le caractère remarquable du développement des gated communities en Espagne et plus particulièrement à Madrid au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, établissant un lien entre l’émergence du phénomène et la suburbanisation des classes aisées. Quant à R. Raposo (1999, 2002, 2003), elle recense 97 gated communities dans l’aire métropolitaine de Lisbonne, dont sept grandes, c’est-à-dire couvrant plus de 100 hectares, leur développement datant pour l’essentiel de la décennie quatre-vingt-dix.
- En Europe orientale, A. Al-Hamarneh (1999) rappelle que si l’ancienne URSS comportait des espaces fermés mis en œuvre par les autorités, une nouvelle génération de gated communities est apparue depuis l’effondrement du régime soviétique. Les nantis du système transitionnel sont en effet avides d’afficher de façon ostentatoire leur nouveau standing, tout en cherchant à se protéger d’un environnement perçu comme insécurisant. À titre d’exemple, si le projet de la mairie de Moscou de construire un nouvel anneau de tours résidentielles singeant les sept gratte-ciel édifiés sous Staline témoigne d’une nostalgie pour le rêve de grandeur symbolisé par cette période, il s’effectue sur un mode où la fermeture et la sécurisation semblent omniprésentes. L’exemple du Triomphe Palace l’illustre : cet immeuble « s’adresse à une classe privilégiée […] Entouré d’un parc, le terrain sera fermé par une haute barrière, avec un service de sécurité permanent » (Nougarède, 2002). Un contexte sociopolitique identique (une société post-communiste) préside au développement de gated communities en Bulgarie, à Sofia notamment (Stoynanov, 2002), à Budapest en Hongrie (Bodnar, 2005) ou en Pologne, tout particulièrement à Varsovie (Glasze et Pütz, 2004). Enfin, E. Struck (1999) dresse une typologie des gated communities en développement à Istanbul et sur la côte sud de la Turquie depuis le début des années quatre-vingt-dix, tandis que E. Mutschmann (1999) et J.-F. Pérouse (2002, 2003) montrent comment ces complexes résidentiels fermés prennent leur essor à Istanbul depuis une dizaine d’années.
18Le développement des communautés résidentielles fermées à Istanbul
« À Istanbul, le développement des cités privées est un phénomène frappant, apparu il y a une dizaine d’années. On entend par “cité privée” un ensemble résidentiel – construit par un opérateur privé – composé de villas et/ou d’immeubles, fermé par une enceinte protégée et doté de services et d’équipements le plus souvent réservés ; la gestion de l’ensemble échappant entièrement aux pouvoirs publics locaux. En novembre 2001, on a dénombré dans l’ensemble de l’aire urbaine stanbouliote au moins 270 cités privées – soit un parc potentiel de près de 100 000 logements – se différenciant par leur état d’achèvement et de peuplement (p. 26) […] Les prix pratiqués réservent de fait le parc de logements des cités privées aux nantis. Les prix à l’achat oscillent entre300 000 dollars (américains) et plus de 2 millions de dollars pour les villas, et entre 150 000 et 500 000 dollars pour les appartements […] Le publiccible reste “les gens de la finance et les salariés des grands groupes internationaux” » (p. 27).
Pérouse J.-F., « Istanbul cernée par les citées privées », Urbanisme, n° 324, 2002, p. 26-31.
LES LOCALISATIONS PRÉFÉRENTIELLES DES COMMUNAUTÉS FERMÉES EN PÉRIPHÉRIE D’AGGLOMÉRATION
19Si le front d’urbanisation constitue le terrain privilégié de développement des ensembles résidentiels fermés dans nombre de pays, les logiques géographiques qui président à leur déploiement au sein des espaces urbains sont difficiles à décrypter. Quelques exemples tendant à prouver néanmoins une tendance à rechercher certaines aménités de site ou de situation, qui guident la plupart du temps l’inscription des classes dominantes dans les franges urbaines (Pelletier, 1983). Ainsi, de nombreuses analyses montrent que les sites les plus recherchés par les concepteurs de complexes résidentiels fermés présentent à la fois des qualités naturelles et une rente de situation. Les premières renvoient à des éléments comme un coteau bien exposé et offrant une vue agréable, ou à la présence de l’eau, d’une forêt et d’un parc. La seconde s’exprime à travers une bonne desserte par des voies de communication offrant une accessibilité rapide à la ville et par la proximité de polarités valorisées d’un point de vue socio-économique.
20La recherche d’aménités urbaines par les gated communities à Istanbul et Beijing
« Les cités privées se polarisent sur quelques-uns seulement des 36 arrondissements que compte en novembre 2001 le département d’Istanbul. Ceux-ci sont situés au bord du Bosphore, à proximité de célèbres forêts ou près de la mer de Marmara et de la mer Noire […] À une échelle plus fine, les sites élus présentent des qualités communes. La “vue sur la mer” fait partie des caractéristiques les plus recherchées […] De même, la proximité de la forêt est très prisée : la forêt qui isole des miasmes de la mégapole, qui protège, qui repose […] Quand l’environnement n’est pas “donné”, il peut être construit de toutes pièces, aménagé, paysagé, “décoré” : ici un lac, là un étang, ailleurs une cascade artificielle ou un golf […] Le développement des cités suit le mouvement d’extension et de densification du réseau routier. L’accessibilité automobile est recherchée et valorisée » (p. 28-29).
Pérouse J.-F., « Istanbul cernée par les citées privées », Urbanisme, n° 324, 2002, p. 26-31.
« L’arrondissement de Shunyi, au nord-est de Pékin, représente la principale concentration de villas de luxe de Pékin. Elle forme un véritable système territorial constitué des complexes de villas eux-mêmes, d’écoles internationales, de l’aéroport international de Pékin et de voie d’accès autoroutière, ainsi que d’éléments naturels préférentiels (lacs et rivières notamment) » (p. 433).
Giroir G., « Le phénomène des gated communities à Pékin, ou les nouvelles cités interdites », Bulletin de l’Association des Géographes Français, n° 4, 2002, p. 423-436.
Notes de bas de page
1 Adresse Internet, http://www.gated-communities.de
2 Les résumés de ces quatre manifestations sont disponibles sur le site Internet : http://www.gated-communities.de
3 Un résumé en langue française de cet ouvrage a été présenté par G. Lazar, 1999, « À propos de Fortress America : gated communities in the United States », Futuribles, n° 243, p. 33-43.
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