Introduction
p. 7-12
Texte intégral
1La question de la sécurisation des espaces résidentiels en milieu urbain n’est pas nouvelle. Elle est même contemporaine à l’apparition et au développement des villes. Mais cette question se renouvelle sans cesse et deux tendances fortes semblent émerger au cours d’une période récente. La première est la multiplication, voire la prolifération, généralement en périphérie des agglomérations mais pas exclusivement, d’enclaves résidentielles fermées, dont l’arsenal sécuritaire renvoie à la symbolique de la ville fortifiée. La seconde résulte d’une modification des modalités de surveillance de l’espace urbain, y compris bien évidemment dans sa dimension résidentielle, dont les manifestations sont multiples. Cette double tension interroge la façon de vivre en ville et celle de se penser ou de se représenter en société, car au-delà de l’objectif sécuritaire, elle traduit fondamentalement une série de transformations profondes des modes de vie, des relations sociales, et des rapports à l’espace.
DES ENCLAVES RÉSIDENTIELLES FERMÉES OU L’ESSOR DES GATED COMMUNITIES
2Depuis la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, le développement d’enclaves résidentielles fermées semble envahir le discours scientifique et médiatique. Le terme de gated communities acquiert progressivement une valeur universelle, même s’il peut prendre des déclinaisons variées selon les pays. La création par G. Glasze, de l’Institut de géographie de Mayence (Allemagne), d’un réseau de recherche internationale sur les gated communities à la fin de la décennie quatre-vingt-dix témoigne de l’effort entrepris par la communauté scientifique pour mieux connaître ce phénomène. Par ailleurs, la presse écrite ou télévisuelle s’est emparée aussi de cette question, cherchant également à rendre compte de ces modalités de diffusion.
3Ce double regard, scientifique et médiatique, chemine souvent en parallèle, sans se rencontrer, ou alors de façon épisodique et parcellaire. La production du discours journalistique, mais aussi pour partie celui émanant de la recherche, semble notamment empreint d’un très fort tropisme pour les gated communities des États-Unis. Cette figure est érigée en modèle, non au sens d’un idéal à reproduire mais plutôt comme un stéréotype ou un référentiel de la fermeture résidentielle. Aussi, dans la plupart des articles ou reportages produits par les différents médias, le développement d’enclaves résidentielles fermées est apprécié à l’aune de ce modèle de la gated community. Derrière cette figure, se profile généralement l’image du « ghetto doré », autrement dit des riches qui s’enferment derrière leurs murs. Or, si l’image n’est pas complètement erronée, elle présente l’inconvénient majeur de focaliser l’attention ou le regard sur une forme parmi d’autres de l’enclave résidentielle fermée, dont la proportion relative varie considérablement selon les contextes géographiques.
4Incontestablement, à l’échelle de la planète, les enclaves résidentielles fermées se déploient selon une logique ubiquiste, même si l’intensité du phénomène est très variable d’un continent ou d’un pays à l’autre, voire même à l’échelle d’une nation ou d’une agglomération. Toutefois, les facteurs de différenciation sont nombreux, tant au niveau des formes développées que du point de vue des forces qui sous-tendent cet essor. Sur le plan formel, une première cause de distinction tient à la taille de ces complexes résidentiels. Pour ne citer qu’un exemple, peut-on considérer comme équivalents certaines gated communities de l’aire métropolitaine de Los Angeles, à l’image de Coto de Caza ou Leisure World Laguna Hills (Comté d’Orange, au sud de la métropole) qui rassemblent plusieurs milliers de logements, et les complexes résidentiels fermés identifiés en France, qui comportent tout au plus une centaine de logements ? Par ailleurs, directement en lien avec ces différences de taille considérables, la présence d’aménités collectives est un autre élément de distinction, même si ces enclaves résidentielles fermées fonctionnent rarement de façon convexe, c’est-à-dire en assurant à leurs résidants l’essentiel des services dont ils ont besoin. Entre d’une part les gated communities possédant des services de gardiennage, de surveillance ou d’entretien, mais aussi des aménités collectives variées axées en particulier sur les loisirs, et d’autre part les très nombreuses enclaves fermées dépourvues du moindre équipement collectif, ou peu s’en faut, est-on sûr d’être dans les mêmes logiques de la fermeture ? Au total, la simple lecture descriptive des formes prises par l’essor des complexes résidentiels fermés dans les villes du monde nous invite à éviter toute généralisation abusive.
5Enfin, au-delà des formes prises par le phénomène, les ressorts qui l’animent relèvent à la fois de logiques générales et spécifiques. Autrement dit, cette forme urbaine et résidentielle constitutive de l’habitat fermé ne renvoie pas aux mêmes réalités d’un pays à l’autre. Il est donc impératif de tenir compte des effets de contexte qui ont pu favoriser leur émergence et leur développement. Ces effets sont à rechercher aussi bien dans la sphère sociétale, culturelle, politique, juridique ou économique. En ce sens, la fermeture résidentielle interroge le fonctionnement des sociétés urbaines. Et même lorsque, du moins en apparence, les logiques qui guident le développement de l’habitat fermé semblent identiques, elles peuvent renvoyer à des réalités ou des représentations fort dissemblables. Ainsi, la logique sécuritaire ne signifie pas la même chose selon que l’on réside en France, aux États-Unis, au Brésil ou en Afrique du Sud, bien que cette logique soit avancée, dans ces quatre contextes, comme l’un des justificatifs à la fermeture. Comprendre les fondements de la diffusion géographique des communautés résidentielles fermées à l’échelle planétaire invite donc à replacer systématiquement les dimensions essentielles du phénomène dans leur contexte de production, car à trop focaliser l’attention sur les aspects formels, le risque est grand d’occulter la diversité des processus à l’œuvre.
LA SURVEILLANCE DES ESPACES URBAINS
6Si le discours scientifique et médiatique s’intéresse au développement de la fermeture résidentielle, il s’est également approprié la seconde composante qui recompose la question de la sécurisation des espaces résidentiels en milieu urbain, à savoir la montée en puissance d’un contrôle ou d’une surveillance de l’espace sans fermeture ou cloisonnement. Certes, cette logique n’est pas nouvelle et par bien des aspects, elle est même très ancienne. La nouveauté tient plutôt au renouvellement des formes de contrôle mises en œuvre. On assiste à un relâchement des mécanismes de contrôle social lié à un affaiblissement des appareils disciplinaires et normalisateurs au sens où l’entendait M. Foucault (école, usine…), sous l’effet d’un certain nombre de mutations sociétales au premier rang desquelles il faut ranger l’urbanisation et la mobilité croissante de la population. Dans cet ancien système qui se délite, la gestion de la sécurité reposait sur ses deux piliers traditionnels : l’État, qui en possédait le monopole, et la solidarité de voisinage. Parallèlement, une nouvelle forme de contrôle ou de surveillance, lié en particulier aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), émerge. L’essor très important de la télésurveillance et de la vidéosurveillance des lieux publics ou des espaces privés, qu’ils soient ouverts au public ou à usage résidentiel, en témoigne. Cependant, les effets sociaux de cette évolution du contrôle social ne sont pas identiques, car si l’individu auto-discipliné par le poids des appareils disciplinaires avait progressivement intériorisé un certain nombre d’interdits, dans cette nouvelle surveillance par l’information, le contrôle social s’effectue indirectement, à l’insu de la personne.
7Toutefois, l’efficacité de la technologie sécuritaire à assurer un contrôle efficace de l’espace est toute relative. La vidéosurveillance par exemple est doublement discontinue, à la fois dans l’espace et dans le temps, car on ne peut tout voir et tout le temps, et la capacité des opérateurs à analyser les images transmises est également limitée. La prise de conscience de ces limites favorise alors l’activation d’autres modes de surveillance des espaces, sans recours à l’arsenal technologique ou à l’imposition systématique d’un contrôle des accès. Ces modes sont de trois types.
- Le premier relève de l’aménagement urbain et prend forme autour d’une conception urbanistique susceptible de favoriser un contrôle des déplacements et la prévention de certains actes délictueux. Ces pratiques présentent plusieurs déclinaisons, depuis l’urbanisme sécurisant (ou prévention situationnelle) jusqu’à la résidentialisation et au New Urbanism nord-américain. Cela peut passer par la réalisation d’une entrée monumentale matérialisant le franchissement d’une limite claire entre l’espace public et le complexe résidentiel. Les urbanistes jouent volontiers également sur l’agencement des rues, de façon à privilégier une conception urbanistique de type alvéolaire, ce qui donne des lotissements repliés sur eux-mêmes. Enfin, une attention est souvent portée à la qualité du réseau d’éclairage, de façon à éviter de laisser dans l’obscurité des angles morts.
- Par ailleurs, on assiste à une réactivation d’une solidarité de proximité. L’idée est bien de replacer les relations sociales de proximité au cœur du dispositif de sécurisation résidentielle, à l’image des programmes du neighborhood watch développés notamment dans les villes nord-américaines et de façon encore très timide en France (cf. l’opération pilote des Citoyens-Relais à Douai).
- Enfin, le troisième mode de contrôle de l’espace tient à une transformation du rôle et des missions assignés à la police, sous l’effet conjoint d’une recomposition interne et d’une pression externe. La première prend forme en particulier autour de l’essor de la police de proximité et communautaire. La seconde se traduit par l’essor simultané du marché de la sécurité privée de la protection des biens et des polices municipales.
8L’ensemble de ces modes participe d’une même démarche, à savoir contrôler et surveiller l’espace urbain, mais sans le fermer ou en restreindre l’accès par l’imposition d’une barrière, même si cet aphorisme peut souffrir certaines exceptions, à l’image des opérations de résidentialisation, qui se traduisent fréquemment par l’aménagement de contrôle d’accès. Cependant, cette protection immatérielle du territoire n’est pas neutre en termes de fonctionnement social, car elle génère des modalités d’appropriation ou de non appropriation territoriale variable selon les groupes d’individus.
UNE APPROCHE COMPARATIVE FRANCE/AMÉRIQUE DU NORD
9Cet état de la réflexion sur la fermeture résidentielle et la sécurisation des espaces urbains est issu des travaux conduits par trois géographes1 impliqués dans l’un des programmes de recherche de l’ACI Ville du ministère de la Recherche, programme intitulé « Insécurité, habitat et risque de sécession sociale dans les villes européennes et nord-américaines ». En lien avec ce programme, l’ouvrage accorde le primat à une approche comparative du phénomène, fondée de façon privilégiée sur une confrontation entre la situation nord-américaine, essentiellement étatsunienne, et française. Si cette dernière a été étudiée par François Madoré, les deux autres chercheurs ont focalisé leur attention sur le continent nord-américain, avec des travaux empiriques conduits sur deux secteurs géographiques. Dans le Sud-Est des États-Unis, les travaux de Jacques Chevalier ont porté sur un espace non métropolitain, avec le comté de Beaufort (Caroline du Sud) et trois espaces métropolitains situés en Géorgie (Atlanta) et en Floride (comté de Broward dans la partie septentrionale de l’aire métropolitaine de Miami-Fort Lauderdale et partie centrale de l’agglomération d’Orlando, dans le comté d’Orange). Dans le Sud-Ouest des États-Unis, les travaux de Gérald Billard ont été réalisés principalement à San Diego (Californie) et à Phoenix (Arizona), puis secondairement à Los Angeles (Californie) et à Tucson (Arizona). Néanmoins, ce regard comparatif France/Amérique du Nord est complété et prolongé par une confrontation avec les travaux diligentés par d’autres chercheurs français ou étrangers dans des contextes géographiques différents.
10L’entreprise peut sembler ambitieuse, par sa vocation comparatiste, mais elle a le mérite d’éviter le piège de l’enfermement monographique, pour proposer une mise en perspective des formes et des processus à l’œuvre dans la fermeture résidentielle et la sécurisation des espaces. Face à la multiplicité des façons de poser le questionnement scientifique, trois entrées principales sont privilégiées. Celles-ci sont autant de manières d’interroger les logiques géographiques et sociales qui travaillent cette question de la fermeture résidentielle et de la sécurisation des espaces :
- La première interrogation porte sur la diffusion spatiale des enclaves résidentielles fermées, en faisant varier les jeux d’échelle. Les deux premiers chapitres, consacrés à l’espace monde et à la France, sont l’œuvre de François Madoré, tandis que le troisième, réservé aux États-Unis, est de Jacques Chevalier.
- En second, les logiques susceptibles de rendre compte de cette diffusion de l’enfermement résidentiel sont interrogées. La logique sécuritaire (chapitre 4) est mise à l’épreuve par François Madoré, tandis que Jacques Chevalier développe, dans les chapitres 5 et 6, les registres de la socialisation ou de la recherche de l’entre-soi, puis celui de la gouvernance.
- Enfin, la troisième partie, écrite par Gérald Billard pour les chapitres 7 à 9 et par Jacques Chevalier (avec la collaboration de Gérald Billard) pour le chapitre 10, est orientée sur les modalités de surveillance de l’espace dans une ville ouverte. Elle connaît une quadruple déclinaison, depuis la montée des préoccupations sécuritaires à l’œuvre dans la densification résidentielle des espaces centraux (chapitre 7) jusqu’à l’évocation d’une coproduction de la sécurité (chapitre 10), en passant par une double interrogation : l’une portant sur l’urbanisme sécuritaire ou sécurisant pour prévenir le risque d’habiter (chapitre 8), l’autre sur les nouvelles ambitions des politiques urbaines illustrées en particulier par le concept de résidentialisation (chapitre 9).
Notes de bas de page
1 Benoît Raoulx, de l’Université de Caen, a également travaillé dans le cadre de ce programme, en axant ses travaux sur l’articulation entre sécurisation de l’espace et valorisation d’une image de ville « propre » à Vancouver, au Canada (Colombie Britannique).
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