Plasticité des images, plasticité du regard à la Renaissance
p. 175-187
Texte intégral
1Les débuts de l’imprimerie ont vu se développer certains programmes iconographiques de grande ampleur conçus spécialement pour le texte imprimé : la Danse Macabre (1485) de Guy Marchant ou la Narrenschiff, la nef des fous, (1494) de Sébastien Brant, en sont les exemples les plus fameux. Mais tous les livres, loin s’en faut, ne réalisent pas cette unité organique entre texte et image. L’illustration s’affronte en effet aux réalités marchandes de l’édition autour de 1500. Chaque imprimeur-libraire possède son propre fonds de bois gravés qu’il peut prêter ou louer à des confrères, à moins que ce ne soit le graveur qui mette à la disposition des imprimeurs un stock de bois gravés. Le remploi, c’est-à-dire la réutilisation d’un même bois dans un contexte nouveau, est une pratique extrêmement courante parce que très économique, et pratique ; on puise dans un stock disponible pour un effet promotionnel maximal : les livres illustrés sont appréciés des lecteurs, en particulier de ceux qui ne savent pas lire ou qui se font lire les textes à haute voix.
2Or, cette habitude du remploi nous a paru exemplaire d’une certaine « plasticité » des images à la Renaissance : plastiques dans leur matérialité même, les bois peuvent être plus ou moins encrés, grattés, modifiés pour venir s’adapter au texte qu’ils illustrent. Mais cette plasticité matérielle et technique de l’image conditionne aussi une autre forme de plasticité, celle du regard du lecteur. En effet, plutôt que de penser que la technique du remploi constitue un déni de l’identité à la fois du texte et de l’image, et verse l’illustration gravée sous le régime du gratuit, de l’arbitraire et du décoratif1, nous2 préférons développer l’hypothèse d’un regard plastique appelé par le geste même du remploi, un regard qui accommode l’image à son contexte, et dont le « jeu », au sens ludique mais aussi mécanique du terme, devient porteur de sens. Cette démarche postule que si le remploi, même approximatif, est possible, c’est peut-être précisément parce qu’il s’associe à un certain type de lecture des images qu’il nous faudra analyser. Enfin, nous nous demanderons quelles traces les emplois passés de l’image laissent dans nos lectures d’image : ne faut-il pas envisager une mémoire de l’image qui donne à l’image elle-même une forme de plasticité sémantique voire critique ?
Plasticité de la matière
3La plasticité des images à la Renaissance est due tout d’abord à la technique même de la gravure sur bois. C’est la technique de la taille d’épargne qui est appliquée3 : on enlève d’un bloc de bois tout ce qui ne sert pas à former le dessin ; une fois obtenue en relief l’image, on encre le bois et la feuille est appliquée puis pressée ; l’image obtenue est l’inverse exact du bois qui a été gravé. À partir de cette image première, on peut obtenir un grand nombre de variantes, selon que l’on choisisse ou non de ne pas encrer telle ou telle partie du bois. Le bois gravé qui sert à illustrer le Roman de la Rose paru chez l’éditeur parisien Antoine Vérard vers 14954 a ainsi été repris dans le Pèlerinage de vie humaine de Guillaume de Deguileville en 15115, mais le graveur a modifié un des protagonistes de la scène (en choisissant de ne pas encrer certaines parties du bois, à moins que, plus radicalement, le graveur n’ait décidé de supprimer certains reliefs du bois à la gouge) : Amour a perdu ses ailes, sa couronne et son bandeau et est devenu la Mort.
4Une autre technique consiste à recopier l’image gravée et à refaire un bois à partir de l’image ; le résultat final est une inversion de l’image. Le cas de Guillaume Michel est, à cet égard, exemplaire : l’image tirée de la Danse macabre historiée et augmentée parue chez Gillet Couteau et Jean Ménart en 14926, a servi à composer le bois gravé que l’on trouve dans Le Penser de royal memoire paru en 1518 chez Jehan de La Garde et Pierre le Brodeur7 et qui ne comporte plus que deux personnages et un phylactère vide. Cette commodité technique et cette capacité de la gravure à engendrer de nouvelles images, à se régénérer, définissent bien ce que l’on pourrait appeler la plasticité matérielle de l’image.
5Deux autres procédés très courants dans les illustrations de cette période ajoutent à la souplesse de ce matériau : la technique de la combinaison de blocs gravés. Prenons l’exemple du Jardin de Plaisance et fleur de rhétorique, paru sans nom d’auteur chez l’éditeur parisien Antoine Vérard en 1501. Cet ouvrage volumineux, dans la veine allégorique du Roman de la Rose et de La Belle dame sans Merci d’Alain Chartier, est un véritable succès de librairie puisqu’il fait l’objet de huit éditions jusqu’en 1527. Le recueil contient quatre grandes gravures et un nombre important de petites, toutes prélevées sur un fonds préexistant qui a servi par exemple à illustrer l’œuvre de Térence parue chez Vérard vers 1499. L’éditeur a profité d’un procédé déjà employé par un imprimeur strasbourgeois, Gröninger, qui consiste, au lieu de graver des scènes complètes, à graver des blocs, tous de même hauteur, que l’on dispose dans un jeu8 presque infini de combinaisons, sur le principe des dominos. Les gravures sont alors composées de plusieurs blocs gravés, non solidaires, qui vont être assemblés dans la forme avant l’impression. Vérard dispose pour le Jardin d’un jeu de 41 blocs représentant un décor ou des personnages : 22 représentent des hommes, 9 des femmes, 1 un enfant, 3 des arbres, 1 une touffe d’herbe, 5 des bâtiments. Grâce aux caractères mobiles qui forment le nom des personnages dans le phylactère, la même image peut désigner et nommer deux personnages différents à quelques pages d’intervalle. Les phylactères vierges ou remplis par un nom, permettent d’exploiter les potentialités sémantiques de l’image, ou plus exactement d’actualiser une de ces potentialités ; le phylactère a une fonction déictique : « celui-ci est » l’Amant, Malebouche9, etc.
6L’adaptation des bois gravés à différents contextes est matériellement possible du fait du caractère finalement souple de cette technique… Ne peut-on dire que cette souplesse du matériau et de son adaptation fait du remploi de bois gravés un art « plastique » ? En même temps, on ne peut nier que le bois n’a pas la malléabilité de l’argile, et parfois le graveur, ou l’éditeur qui a recours au remploi de bois gravés, fait le minimum de changement, obligeant le lecteur à adapter son regard ; c’est alors ce regard qui doit tisser le lien entre l’image et le texte qu’elle illustre, et s’obliger à son tour à une certaine « plasticité ».
Plasticité du regard
7En effet, nous postulons avec Philippe Maupeu que les conditions de réception qui rendent possible le remploi du bois gravé, sont non pas que le lecteur ne s’aperçoive de rien et se contente d’une imperfection – ce serait bien mal traiter le lecteur – mais que le lecteur au contraire soit capable d’adapter son regard en sélectionnant dans l’image des traits sémiques signifiants pour le texte qu’il est en train de lire. Ainsi du personnage de Malebouche (allégorie de la médisance) dans Le Jardin : le même bois est utilisé pour lui et pour son ennemi Amour10. On comprend que le lecteur n’activera pas ce qui renvoie à Amour dans l’image, comme la couronne de myrte, arbre de Venus par excellence. L’image sera lue en fonction du titre : « Comment au jardin de plaisance Malebouche chasse le chevalier du dit jardin de plaisance dont la dame en meurt de courroux. » La lecture de l’image va s’arrêter dès lors sur le bâton : il n’est pas un attribut de personne (comme les clefs désignent saint Pierre par exemple) ; le bâton est le signe métonymique d’une action (le fait de chasser) que l’on rapporte, à la lumière du texte, à la figure de son agent (Malebouche). Ainsi, il y a bien un « jeu », un espace entre le signifiant iconique et le signifié, mais pas d’arbitraire. De même que l’on parle d’une gravure d’épargne (qui laisse apparaître la forme par suppression et évidement de la matière), on pourrait parler d’une « lecture d’épargne » requise chez le lecteur, lecture dynamique qui repose sur la neutralisation de certains traits sémiques (la couronne de myrte) au profit de la sélection et de l’actualisation de certains autres (le bâton).
8Un deuxième exemple confirmera le type de lecture sollicité par l’image. L’agencement des blocs qui constituent l’image illustrant « Comment l’amant se complaint a fortune, et les autres l’escoutent mucez derrière ung buisson11 » est un agencement narratif : le buisson central est le lieu qui permet de surprendre une confidence sans être vu, il n’a pas une fonction ornementale mais bien narrative. Et dans le bloc de droite, les personnages étant muets, il est clair que le lecteur n’activera pas ce trait sémique de l’image qui est le doigt levé, ailleurs associé à la prise de parole. L’image serait ainsi à penser comme une addition de traits, virtuellement opératoires, parmi lesquels le lecteur puisse choisir. C’est la plasticité du regard du lecteur qui est sollicitée en même temps qu’une disponibilité de l’image à signifier.
9Un ouvrage de Barthélémy Aneau vient confirmer l’hypothèse de cette lecture sélective de l’image. Editeur des emblèmes d’Alciat, Aneau a lui-même produit en 1552 un ouvrage, L’Imagination poetique, qui ressemble à un ouvrage d’emblèmes, à ceci près que sa constitution est originale, puisqu’il a travaillé à partir d’un stock de vignettes existant chez son imprimeur, Macé Bonhomme, et qu’il a inventé le texte à partir de l’image12. Le texte est donc toujours une interprétation de l’image, et l’on voit bien quel lecteur d’image est Aneau : il sélectionne un détail dans l’image, en délaisse un autre qui nous paraîtrait à nous plus évident. Il se justifie dans la préface en disant : « [je me suis soucié] d’y approprier de mon invention : ce que me a semblé le plus convenable, et Mythologic à la figure, en partie de moy inventé : en partie prins es tresbons Auteurs Grecz ou Latins13 », renvoyant à ses capacités et à son intuition. Le regard est donc appelé à commenter l’image dans un esprit de renouvellement. Marie-Madeleine Fontaine met en évidence le fait que « l’un des desseins de l’écrivain a été précisément de ne pas stabiliser de façon univoque le rapport entre l’image et le texte, mais d’en démontrer la variation infinie14 ». Les « histoires » au sens d’histoires figurées ont la vertu de « dire plus qu’elles ne disent15 ». Mais les images ne gardent-elles pas trace de leurs lectures et des différents contextes dans lesquels elles ont été vues ?
Mémoire de l’image
10Cette « plasticité sémantique » de l’image au xvie siècle, pour reprendre une expression de Gisèle Mathieu Castellani16, efface-t-elle au fur et à mesure le sens dans lequel un lecteur a pu l’interpréter la première fois ? L’image ne peut-elle provoquer parfois un effet de « citation » iconique lorsqu’on la reconnaît pour avoir appartenu à un autre texte ? Nous voudrions interroger cette « mémoire de l’image » et les effets de lecture que celle-ci peut produire.
11Le fait que l’image représentant Amour dans le Jardin de Plaisance puisse aussi représenter Malebouche ne rappelle-t-il pas au lecteur la réversibilité de toute situation amoureuse où l’amour suscite parfois la haine ? La plasticité sémantique de l’image, sans éliminer complètement les autres sens possibles, les stratifie, maintenant le lecteur dans une forme de vigilance interprétative.
12Le cas des illustrations du Pèlerinage de vie humaine de Guillaume de Deguileville est à cet égard intéressant, si on se rappelle qu’il emprunte ses bois gravés au Roman de la Rose. Le remploi peut en effet se faire l’écho d’un dialogue intertextuel. L’image décrite plus haut conclut le Pèlerinage : elle montre le songeur flanqué de la Mort à son chevet, juste avant le réveil du narrateur-songeur17. La figure du songeur sur son lit est typique du songe allégorique, elle en est l’indice générique ; on la retrouve, dans l’édition du Roman de la Rose par Vérard18 autour de 1495, non pas à la fin comme dans le Pèlerinage, mais au début du roman. Mais la transformation la plus intéressante est celle qui affecte la personnification au chevet du songeur entre le Roman de la Rose et le Pèlerinage : le graveur a délesté l’Amour de ses ailes, de sa couronne et de son bandeau pour faire apparaître la figure grotesque de la Mort. Cette métamorphose a-t-elle été perçue par les lecteurs d’Antoine Vérard ? Il est difficile d’en juger, mais cela semble probable quand on connaît le destin éditorial des deux œuvres aux xive et xve siècles. En effet, cette opération mécanique perpétue à l’âge de l’imprimerie la relation ambiguë qui rattache le Pèlerinage au roman vénérien. Dans la première rédaction, Deguileville faisait du « biau roumans de la rose19 » le ferment du songe allégorique avant de prendre dans la seconde rédaction, à l’occasion d’un discours de Vénus, ses distances face à un modèle peu fréquentable. Les manuscrits présentent d’ailleurs parfois en titre le Pèlerinage de Vie Humaine comme « exposé » ou « pris sur le roumans de la rose20 ». Ce bois utilisé par Vérard, « pris sur le Roman de la Rose », ravive ainsi la rivalité entre les deux textes : l’Amour démasqué ne montre plus que le visage de la Mort ; c’est contre les illusions et mensonges de l’Amour que Deguileville exhorte l’homme promis à la Mort à une conversion vers la Jérusalem céleste.
13L’image, et singulièrement la pratique du remploi, est donc le lieu d’un discours critique de l’éditeur sur son texte, qui ravive une intertextualité sur un fond d’image commune. L’image, dans ses retouches, garde la mémoire de ses actualisations passées ou de son modèle et réaffirme le lien qui unit le texte dans lequel elle s’inscrit et le modèle que celui-ci prolonge et transforme. Cet effet de prolongement et de métamorphose définit bien la « plasticité » du bois gravé. L’image permet d’introduire de la continuité dans le changement, d’« inscrire de la continuité dans la discontinuité21 ».
14Lorsque le lecteur est informé explicitement par le texte de la source à laquelle l’auteur va puiser, comme le Roman de la Rose ici pour le roman de Deguileville, la lecture de l’image est comme orientée vers l’intertextualité. Mais parfois le lecteur fait seul le chemin de cette interprétation et c’est à sa mémoire personnelle qu’il a recours pour faire le rapprochement entre deux images qui l’amèneront à rapprocher deux textes. C’est le cas par exemple des bois gravés que l’on trouve dans l’édition de Guillaume Michel, le Penser de royal memoire (1518), récemment édité par Lidia Radi22. Toutes les gravures de ce recueil, chacune de facture très différente, sont visiblement des remplois. Une des gravures23 illustre la lettre envoyée par le roi David à François Ier pour que celui-ci accepte en cadeau sa harpe, dont chaque corde, correspondant à une vertu, est appelée à résonner sous les doigts du roi français. L’épître, comme tout le recueil de Guillaume Michel, semble en effet tournée vers l’éloge du roi considéré comme le dixième preux. La comparaison entre le roi français et le roi David est d’ailleurs fréquente chez les historiographes qui soulignent leurs vertus communes. Le titre de la première section de l’épître de David le confirme : « Comment le roy treschrestien est comparé au Roy David par semblables vertuz et dons de grace24. »
15La gravure représente donc le roi David, dont la harpe est posée à terre au premier plan, tendant à un chevalier à genoux une lettre. Or la gravure précise que cet homme en armes est Urie. Le remploi est donc clair et le lecteur, pour faire coller le texte à l’image, est appelé à jouer son rôle : il doit passer outre le phylactère d’Urie qui n’apparaît absolument pas dans le texte de Michel, et se contenter du fait que c’est bien David qui donne une lettre à un chevalier qui pourrait très bien être l’image du jeune François Ier, roi chevalier qui venait de remporter la bataille de Marignan, trois ans avant la publication du texte.
16Mais si l’on fait fonctionner la mémoire du lecteur, on s’aperçoit que cette image de David pouvait lui être familière parce qu’on la trouve régulièrement dans les livres d’Heures imprimés au début du xvie siècle pour Simon Vostre : l’image ouvre la section des sept Psaumes de la pénitence et illustre la faute de David : son amour coupable pour Bethsabée, la femme d’Urie25. Que faire de cette mémoire ?
17Le lecteur peut revenir à une lecture sélective de l’image, et ne voir dans l’emprunt à l’univers des livres pieux ou moralisants qu’une forme de logique de probabilité : les livres pieux étant les plus nombreux à être publiés, il y a plus de chances de trouver des bois gravés de cette provenance.
18Mais il peut aussi être tenté par ce que cette mémoire de l’image produit en lui de superposition entre François Ier et la figure d’un roi David à la fois glorieux et coupable de céder au plaisir amoureux. L’image renverrait dans l’esprit du lecteur à la topique de la remontrance et de la pénitence, provoquant une impression de décalage appliquée à la grandeur royale française. Mais un nouveau sens pourrait alors émerger : le texte de G. Michel pourrait vouloir attirer l’attention aussi bien sur la grandeur de François Ier, nouveau David, que sur les risques que peut encourir le roi en tant qu’homme en proie aux tentations de la chair. L’éloge s’accompagnerait d’une mise en garde, d’un conseil appuyé au prince de ne pas céder aux tentations mondaines en particulier celles de la chair. G. Michel, à travers la voix de David, met d’ailleurs en garde le roi contre la trop grande familiarité du roi avec ses sujets : « Cecy est beau et de plaisant affaire, / Mais toutesfoys cela est mal consonne/ Pour acquerir bon bruit à ta personne » ; « Je ne dictz pas que cecy soit ung vice, / Mais toutesfoys il ne t’est point propice26. »
19La mise en garde contre une trop grande familiarité du roi avec ses sujets semble cibler une des tendances du jeune roi à se livrer à son goût pour les plaisirs féminins. Le Journal tenu par un bourgeois de Paris pendant le règne de François Ier ne précisait-il pas, pour l’année 1517 que « le Roi et certains jeunes gentilshommes de ses mignons et privés ne faisaient quasi tous les jours que d’être en habits dissimulés et bigarrés, ayant masque devant leurs visages, allant à cheval parmi la ville et allaient en certaines maisons jouer et gaudir ; ce que le populaire prenait mal à gré27 » ? N’est-ce pas implicitement contre ce péché de luxure que David (alias G. Michel) met en garde ? L’illustration de David et Urie au seuil de l’épître offerte par David à François Ier peut en tout cas semer le doute dans l’esprit du lecteur. Elle véhicule avec elle une connotation forte de moralisation si bien que se superpose à l’éloge le blâme, comme les deux versants de la même rhétorique.
20On pourrait faire le même type de remarque à propos de la gravure du Penser de royal mémoire qui met en scène l’auteur28 au seuil du livre. Le bois gravé à l’origine de l’image provient lui aussi d’un livre pieux, puisqu’il s’agit du livre du Débat des vifs et des morts29 imprimé par Ménard et Cousteau30 pour une édition de 1492. L’auteur y occupe la place d’un professeur de bonne morale chrétienne. Le rouleau vierge de notre gravure s’explique par la réduction qu’a subie la gravure originale où le rouleau était déplié et laissait voir un texte latin31. Le détail de la couronne aux fleurs de lys à côté du squelette qui gît au pied de l’auteur indique qu’il s’agit d’un cadavre de roi français en putréfaction, comme le souligne l’expression « viande à vers » dans le commentaire fait par le roi lui-même. Le message est clair et très moral : vanité des vanités, tout est vanité… Seules comptent les vertus qui font accéder à l’au-delà céleste ; ce monde n’est rien qu’un pèlerinage transitoire. L’emprunt de cette image directement reliée au destin du roi français est-il pur hasard ? Il produit en tout cas un effet de « citation » sur celui qui a en mémoire son usage précédent et oriente l’ouvrage de Guillaume Michel encore une fois du côté de la moralisation : l’éloge, oui, mais pas sans mise en garde… L’image devient comme une anamorphose sémantique, selon le point de vue que l’on prend pour l’interpréter : « plasticité sémantique » qui s’adapte au regard. Comme l’a dit Mireille Raynal, « la plasticité est dans l’activation d’un rapport », « rapport possible non garanti par une analogie qui serait transparente32 » : « c’est le regardeur qui fait le tableau » dira Marcel Duchamp33. Michel Pastoureau réaffirme ce principe méthodologique de lecture : « bien plus que l’artiste, le graveur ou l’imprimeur, c’est en effet le lecteur (“le récepteur”) qui fait l’image, de la même façon qu’au-delà de l’auteur et de l’éditeur c’est le lecteur qui fait le texte34 » ; « par essence, toute image est polysémique. Elle se lit à différents niveaux, exerce différents pouvoirs d’évocation et fait ainsi du lecteur non plus un consommateur d’images mais un producteur d’images35 ». La plasticité de l’image tient à cette absence de fixation définitive du sens, à cette relativité du point de vue.
Plasticité du remploi : de la conversion à la critique
21Parfois, la mémoire de l’image est plus explicitement présupposée quand le remploi a lieu à l’intérieur d’un seul et même texte. C’est le cas du Jardin de plaisance ou encore d’un texte de Jean Bouchet, L’Amoureux transi36, dont le système de remploi permet de jalonner la conversion de l’amant. Un même bois illustre les figures de la dame aimée et de Raison37 : seul le phylactère varie et permet de souligner la conversion à laquelle nous convie le recueil poétique : conversion de la mélancolie générée par l’échec amoureux au choix raisonnable d’exercer la charité présentée comme un amour désintéressé et chrétien. La conversion de l’image souligne donc la conversion de l’acteur. Et la forme finale de l’image porte en elle les opérations (matérielles et mentales) qui ont conduit jusqu’à elle. Comme le suggère Mireille Raynal à propos d’un tout autre corpus : « par delà le statique du produit fini, l’image garde en elle le mouvement, la conversion qui a pu la faire naître ; elle témoigne d’une métamorphose38 ». La plasticité de l’image permet un travail de mémoire, de résistance à l’oubli. Mais l’image peut dès lors être tournée aussi bien vers l’avenir : elle n’est pas un point d’arrivée puisque rien n’empêche de la penser dans d’autres textes, d’autres contextes à venir ; elle pourrait par exemple devenir le support d’une rencontre dans la Jérusalem céleste entre l’âme et un guide spirituel, rien ne l’interdit. L’image est en devenir perpétuel. Le remploi de bois gravés nous donne cette impression que « quelque chose continue39 » et dont nous n’avons ici qu’une étape, qu’un passage.
22Nous développerons un dernier exemple de cette plasticité des remplois de bois gravés à l’intérieur du même livre. Cette fois, les remplois ne sont plus des jalons guidant le lecteur dans la conversion du narrateur, mais ils soulignent plus exactement par leur reprise d’une partie à l’autre du livre, le regard critique de la seconde partie sur la première. Il s’agit de l’édition par Charles Langelier des blasons anatomiques du corps femenin, ensemble les contreblasons parus à Paris en 154340.
23Rappelons que la mode des « blasons anatomiques du corps féminin » a été lancée depuis Ferrare par Clément Marot en 1536, avec son blason du « beau tétin ». De ce genre poétique, Thomas Sébillet dira en 1548 dans son Art poétique qu’il consiste en « une perpétuelle louange ou continu vitupère de ce qu’on s’est proposé blasonner41 ».
24L’édition de 1543 rassemble des textes d’auteurs différents mais ces « morceaux » d’anthologie forment bien un seul corps poétique. Le corps morcelé de la femme, et pourtant restituable dans sa quasi-totalité ici (les blasons n’oublient ni les tétins, ni le « con », ni le « cul »), est l’image privilégiée de ce recueil poétique qui lui aussi est morcelé en autant d’unités autonomes qui pourtant parviennent à former une unité poétique globale tout à fait cohérente. Le corps féminin impose d’ailleurs son ordre au recueil puisqu’on passe de la partie la plus élevée de la femme (la tête) à sa partie la plus basse, le pied : « le corps humain devient le modèle interprétatif et le principe d’ordonnancement du livre42 ». La première partie passe en revue ce corps sur le mode de l’éloge, la seconde sur le mode du rabaissement et du blâme.
25Les bois gravés contribuent à donner une unité à cette édition, par leur homogénéité et l’immédiate visibilité de l’ordre dans lequel les différentes parties du corps vont être, par deux fois, déclinées : la répétition des mêmes images pour illustrer le blason et le contre-blason renforce la symétrie de la composition du recueil et la cohérence générique de celui-ci.
26Ces illustrations se caractérisent par le fait qu’elles soulignent le corps dans ce qu’il a de plus anatomique, de plus plastique : elles vont dans le sens de la littéralité la plus grande. Le blason du nez, par exemple, est illustré par un nez dont la morve coule. Aux « blasons anatomiques » du corps féminin correspond une image du corps elle-même tranchant dans le réel, faisant ressortir l’anatomie du corps, sa « plastique43 ». L’image souligne par son esthétique une volonté d’objectivation du corps, une volonté de « décontextualisation » qui rend le corps à sa seule présence décomposée ; c’est le principe de la « cruchéité44 » de la cruche, ici appliqué à la cuisse, ou au bras. Pas de paysage, pas de mise en espace ou de mise en scène, l’image donne toute la place à une forme de représentation objectivée et absolue de l’objet.
27Les objets que l’on ne peut représenter sans un détour analogique, comme la voix, l’esprit ou le soupir, ne sont pas représentés (alors que dans le genre des emblèmes, on pourra les voir représentés, par la colombe pour l’esprit par exemple). On préfère pour ce genre de sujets poétiques le cadre blanc, vide, sans illustration.
28L’image résiste à son allégorisation, à sa métamorphose poétique, ou alors, constitue un défi à son allégorisation alors même que le poème, lui, relève ce défi dans deux directions opposées : ou bien dans le sens de la sublimation du corps féminin dans la partie « blasons » (l’œil est un « Soleil doré »), ou bien dans le sens de la dévalorisation du corps dans la partie « contreblasons » (l’œil, concupiscent, devient « maquereau de la chair »).
29Les images sont les mêmes qui illustrent un blason de l’œil et un contre-blason de l’œil. On a bien un phénomène de remploi qui va là aussi marquer une forme de conversion du recueil, de l’éloge des parties féminines au blâme. De l’amour mondain qui s’intéresse à la plastique féminine pour en faire l’éloge dans le poème, à l’amour divin qui prend la plastique féminine pour en dénoncer l’aspect trop terrestre, pour dénoncer les sécrétions les plus viles de ce corps.
30Dans son « silence anatomique », la même image illustre un poème d’éloge ou de blâme indifféremment, mais au prix d’une représentation iconique qui en reste au niveau de la littéralité, au niveau de la plastique.
31À moins que ce ne soit l’ornementation travaillée du cadre de l’image qui soit chargée de signaler sur le plan visuel l’intention de métamorphose poétique du réel, à l’œuvre dans le blason ou le contre-blason. Un contraste est frappant en effet entre le travail ornemental du cadre et le dépouillement de l’image.
32Cette contradiction entre l’embellissement du cadre et la représentation rudimentaire de l’anatomie féminine par la gravure fonctionne dans les deux parties, blasons et contre-blasons mais pas avec le même effet de lecture. Dans la partie des blasons élogieux, le contraste entre le cadre travaillé et l’image peut incarner cette opération de sublimation de la réalité corporelle à l’œuvre dans le poème. Dans la partie « contre-blasons », le contraste entre l’image et le cadre semble illustrer le paradoxe qui consiste à rabaisser le corps terrestre à sa pure matérialité mais dans une forme travaillée qui est celle du poème : il y a là un lyrisme du laid.
33Ainsi la même image contient la virtualité de deux poèmes contraires dans leurs intentions. On retrouve la plasticité de l’image dont on parlait plus haut, rendue possible ici par le parti-pris de littéralité, le parti de prendre la plastique du corps comme objet d’illustration. Cette potentialité de l’image était déjà présente dès la première occurrence de l’image. La littéralité de la cuisse tranchait déjà avec la métamorphose poétique qui suivait et pouvait augurer d’un autre traitement. Quelque chose dans l’image était en devenir, que la seconde partie accomplit. Mais inversement, dans la partie des contre-blasons qui s’appuient sur les mêmes images, survit la mémoire de cette métamorphose poétique initiale tirée du côté de la célébration. Le recueil poétique propose plus qu’un itinéraire qui irait dans le sens d’une moralisation de la poésie, une circulation permanente, un mouvement fait d’allers-retours.
34La gravure, dans son remploi, souligne la disponibilité d’un objet en permanence accessible à toutes les métamorphoses que pourrait imaginer la voix poétique.
Notes de bas de page
1 L’image servirait alors à ménager les facultés d’attention du lecteur en libérant et en aérant l’espace typographique. Elle serait, en opposition au texte, un lieu de vacance signifiante.
2 Cet article reprend parfois et prolonge un article déjà paru coécrit avec Philippe Maupeu : voir P. Maupeu et P. Chiron, « L’utilisation des bois gravés : arbitraire et signification dans les premiers textes imprimés », Le Discours du livre, Mise en scène du texte et fabrique de l’œuvre sous l’Ancien Régime, Classiques Garnier, 2011, p. 43-77.
3 Voir R. Chartier, H.-J. Martin (dir.), Histoire de l’édition française, t. I, « Le livre conquérant », Promodis, 1982, p. 208 et suiv.
4 Roman de la Rose, A. Vérard, ca 1495, « Amour au chevet de l’amant ».
5 G. de Deguileville, Pèlerinage de vie humaine, A. Vérard, 1511, f° 105 v°, « La mort au chevet du pèlerin ».
6 Danse macabre historiée et augmentée, G. Couteau et J. Ménart, 1492, f° b3 r°.
7 G. Michel, Le Penser de royal mémoire, J. de La Garde et P. le Brodeur, 1518 (éd. L. Radi, Champion, 2012, p. 188).
8 Le Jardin de Plaisance et fleur de rhétorique (reproduction en fac-similé de l’édition Vérard), Champion, 1910, t. II, p. 31-32.
9 Jardin de Plaisance et fleur de rhétorique, A. Vérard, 1501, « Amour » et « Malebouche », f° i 1v° et p 3 r°.
10 Id.
11 « Comment l’amant se complaint a fortune, et les autres l’escoutent mucez derrière ung buisson », Jardin de Plaisance, f°g 6 v°.
12 Voir B. Aneau, L’Imagination poetique, Lyon, Macé Bonhomme, 1552, p. 6 : « J’ay privée familiarité à Macé Bonhomme Imprimeur Lyonnois, par laquelle estant un jour en sa maison, trouvay quelques petites figures pourtraictes, et taillées, demandant à quoy elles servoient : me respondit, A rien. Pour n’avoir point d’inscriptions propres à icelles, ou si aucunes en avoit euës, icelles estre perdues pour luy. Alors je estimant que sans cause n’avoient esté faictes, luy promis que de muetes, et mortes, je les rendroie parlantes, et vives : leur inspirant ame, par vive Poësie. » Cité également par M.-M. Fontaine dans « Des histoires qui ne disent mot », La Gravure française de la Renaissance, BNF, 1995, p. 66.
13 M.-M. Fontaine dans « Des histoires qui ne disent mot », op. cit., p. 67.
14 Ibid., p. 69-70.
15 Ibid., p. 71.
16 G. Mathieu Castellani, « Lisible/visible. Problématique de la représentation dans les emblèmes », Le Livre et l’image en France au xvie siècle, Cahiers V.L. Saulnier, n° 6, PENS, 1986, p. 136.
17 G. de Deguileville, Pèlerinage de vie humaine, op. cit.
18 Roman de la Rose, A. Vérard, op. cit.
19 Voir Le Pèlerinage de vie humaine, éd. Stürzinger, Londres, Nichols and sons, 1893, p. 1, v. 11.
20 Manuscrits BNF fr. 376, BNF fr. 1577, BNF fr. 24302, Sainte-Geneviève 1130, et Arsenal 5071.
21 Nous renvoyons ici aux idées qui se sont exprimées lors des débats dans le séminaire « Plasticité » de l’équipe LLA.
22 G. Michel, Le Penser de royal mémoire, Classiques Garnier, 2012.
23 Ibid., p. 191.
24 Ibid., p. 193.
25 Voir notre article « L’utilisation de bois gravés : arbitraire et signification… », op. cit., p. 57 et suiv.
26 G. Michel, Le Penser…, op. cit., p. 227-228, v. 1028-1030 et v. 1037-1038.
27 Journal tenu par un bourgeois de Paris pendant le règne de François Ier, éd. Paléo, 2001, t. I, p. 37-38.
28 G. Michel, Le Penser…, op. cit., p. 188.
29 A. Claudin, Histoire de l’imprimerie en France au xve et au xvie siècle, Imprimerie nationale, 1901, t. II, p. 186. Cette image date de 1492 et figure à la fin d’une Danse macabre historiée : « Cy finist la Danse Macabre, historiée et augmentée de plusieurs nouveaux personnages et beaux dits, et les Trois Mors et Trois Vifs ensemble, nouvellement ainsi composée et imprimée à Paris par Gillet Coustiau et Jehan Menart, l’an de grace mil quatre cens quatre vings et douze, le XXVIe jour de juing. »
30 Danse macabre historiée et augmentée, op. cit.
31 Sur le rouleau ouvert dans l’original, on peut lire : « Mortales dominus cunctos in luce creavit. Ut cupiant meritis gaudia summa poli. Felix ille quidem qui mentem jugiter illuc. Dirigit : atque vigil noxia quaeque cavet. Nec tamen infelix sceleris quem penitet acti. Quique suum facinus plangere saepe solet. Sed vivunt homines/ tanquam mors nulla sequatur. Et velut infernus fabula vana foret. Cum doceat sensus viventes morte resolvi. Atque herebi poenas pagina sacra probet. Quas qui non metuit infelix prorsus et amens. Vivit : et extinctus sentiet ille rogum. Sic igitur cuncti sapientes vivere certent. Ut nichil inferni sit metuenda palus. »
32 Dans le cadre du séminaire « Plasticité » de l’équipe LLA.
33 Voir F. Chaudenson, À qui appartient l’œuvre d’art, Armand Colin, 2007, p. 46.
34 M. Pastoureau, Couleurs, Images, Symboles, Le Léopard d’or, 1989, p. 211.
35 Ibid., p. 215.
36 J. Bouchet, L’Amoureux transi, Jehan Jehannot, s.d.
37 Ibid., f° B2 r° et C1v°.
38 Dans le cadre du séminaire « Plasticité » de l’équipe LLA.
39 C’est le titre d’un texte de J.-M. Gleize, Quelque chose continue, Créaphis, 2006.
40 L’édition est disponible en ligne sur le site de l’université de Stanford : [http://cgi.stanford.edu/~dept-fren-tal/rbp/?q=node/218]. Elle y est étudiée par Cécile Alduy.
41 T. Sébillet, Art poétique français, éd. F. Goyet, Librairie générale française, 1990, p. 135.
42 C. Alduy, op. cit.
43 C. Langelier des blasons anatomiques du corps femenin, ensemble les contreblasons parus à Paris en 1543.
44 F. Ponge, « Texte sur Picasso », dans L’Atelier contemporain, Œuvres Complètes, Gallimard, « La Pléiade », 2002, t. II, p. 735-736.
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