« Un ordre lumineux1 » ou les spécificités des essais du Spectator (1711-1714)
p. 81-97
Texte intégral
1Il est malaisé de déterminer l’influence de Montaigne dans le développement du genre de l’essai Outre-Manche. Tel est le constat unanime dressé par les critiques qui retracent l’historique du genre de l’essai en Angleterre2. En effet, Francis Bacon, premier auteur britannique à intituler à l’instar de Montaigne ses productions « Essays3 » (en 1597) ne s’inspire pas de Montaigne. Certes, Bacon critique la méthode et insiste sur la nécessité de présenter une pensée de manière fragmentée. Mais ses textes sont si structurés et rejettent tant l’expression d’une individualité que la critique les qualifie d’essais formels (formal essays4) et qu’elle les considère de manière paradoxale comme antithétiques du genre de l’essai familier à la Montaigne5.
2Un peu plus tard, entre le 1er mars 1711 et le 6 décembre 1712, puis du 18 juin 1714 au 20 décembre 1714, les hommes de lettres Joseph Addison et Richard Steele publient à Londres The Spectator, feuille volante quotidienne qui connaît un succès phénoménal auprès du public. Cette collection de 635 essais qui contribue à populariser le genre en Angleterre semble à son tour confirmer l’idée qu’il y a un écart important entre les textes publiés dans le périodique et les caractéristiques des essais de Montaigne. Sur deux points essentiels, la conversation et la méthode, The Spectator et Montaigne semblent aux antipodes. D’abord, Marc Fumaroli l’a bien montré, les essais montaigniens dérivent de la pratique cicéronienne du sermo6, conversation où l’auteur se dépouille de la personne publique pour atteindre la vérité de l’intime et la nature humaine. L’essai est ainsi une manière de découvrir le moi et ce moi se révèle lors d’échanges avec le lecteur. Cette conversation traduit l’idéal de l’harmonie d’une communauté d’esprits qui vivent dans l’oisiveté cultivée. Il s’agit alors de bannir les faux-semblants, les masques et notamment ceux de la vie publique pour atteindre dans l’amitié une sorte de vérité sur une nature humaine intime.
3Ensuite, Montaigne rejette toute méthode et revendique une liberté synonyme de vagabondage intellectuel : l’essai devient ainsi, et cela rejoint le thème de la conversation, un espace d’expression naturelle où l’éloquence et la rhétorique sont bannies. Or, The Spectator, à l’inverse, semble rejeter d’emblée la conversation et vanter les mérites de la méthode.
4On souhaiterait tout d’abord analyser l’écart entre les essais d’Addison et Steele et les essais montaigniens sur ces deux thèmes de la conversation et de la méthode. Il s’agira d’observer la rupture apparente qui s’opère entre les fondateurs de l’essai anglais et Montaigne. Mais on tentera de montrer que, loin de révéler le manque d’influence de Montaigne sur les essayistes anglais, cet écart est voulu et assumé. Il est indéniable qu’Addison et Steele avaient une bonne connaissance de Montaigne et qu’ils l’admiraient. Les différences entre les deux textes alimentent l’hypothèse qu’Addison et Steele auraient élaboré leurs essais moins en réaction à Montaigne, que par nécessité : il était impératif d’adapter le genre de l’essai familier de Montaigne au public anglais. Ainsi, on verra comment Steele et Addison subvertissent ou détournent les pratiques de la conversation de Montaigne pour transformer le genre de l’essai en un genre populaire et national qui intègre une nouvelle méthode scientifique, « un ordre lumineux » et qui l’associe au vagabondage. On verra enfin que les auteurs du Spectator établissent une équation entre le genre de l’essai et la nature anglaise.
5 D’emblée, The Spectator signale qu’il se détache du modèle montaignien et du genre de la conversation. Un lecteur averti s’en aperçoit dès l’essai liminaire. Celui-ci est divisé en deux parties. La figure éditoriale du rédacteur principal du périodique, M. Spectator, se présente par le biais d’une rapide autobiographie puis expose les enjeux du périodique et ses intentions. L’essai constitue donc un récit autobiographique à la première personne dans lequel M. Spectator annonce son intention de se dévoiler. Il déclare : « j’ai résolu de me montrer au public par l’écriture7 ». L’on voit bien le clin d’œil à Montaigne et à son « je suis moi-même la matière de mon livre8 ». Le discours est censé constituer une confession, voire une confidence, ce que suggère le recours à l’écriture autobiographique. Mais si le critique peut en effet y lire quelques allusions à la vie d’Addison, il apparaît très vite que l’autobiographie est parodique et que la transparence annoncée par le rédacteur de l’essai n’est rien d’autre qu’un masque.
6Le jeu sur la transparence et l’obscur est d’ailleurs revendiqué auprès des lecteurs latinistes. L’essai affiche en exergue une citation extraite de L’Art poétique d’Horace : « la fumée n’étouffe pas la flamme, mais c’est de la fumée que jaillit la lumière ; alors apparaissent des beautés, des merveilles9 ». Ainsi pour les auteurs, il n’est nulle question de dévoilement d’une personnalité au sens où Montaigne l’entendait. Addison s’en explique plus tard, dans l’essai n° 562 consacré à l’écriture à la première personne. Il la condamne fermement comme la marque de l’égotisme d’un auteur (sauf pour des motifs comiques), égotisme contraire à la bienséance. Et cet essai n° 562 désigne d’ailleurs Montaigne comme le plus grand des égotistes : « et peut être l’égotiste le plus éminent qui apparut jamais au monde fut Montaigne l’Auteur des célèbres essais10 ».
7Du reste, l’exergue d’Horace et le contenu de l’essai liminaire confirment que s’il y a révélation, elle porte sur le monde alentour et les contemporains et non sur l’auteur supposé. La traduction française du Spectator le souligne, qui traduit le titre en l’explicitant ainsi : Le Spectator ou le Socrate moderne : Portrait naïf des mœurs de ce siècle11. Dans l’essai n° 1, M. Spectator lance un appel à la correspondance qui fut entendu. Des centaines de lettres furent envoyées au Spectator qui les a parfois publiées. On constate donc que M. Spectator déplace l’ambition de Montaigne de dévoiler le moi. Il transfère sur le lecteur la possibilité de dévoiler son intériorité par le biais du mode épistolaire. L’essai révèle bien à l’occasion une intériorité, mais elle n’est paradoxalement pas celle de l’auteur. C’est l’intériorité, la vérité du monde extérieur, celle du public, qui est révélée.
8Le recours à une persona signale aussi la nature radicalement différente des essais du Spectator de ceux de Montaigne. Cette différence tient au fait que la persona inscrit les essais dans le registre fictionnel ou tout du moins dans un brouillage permanent de la réalité et de la fiction. Or, cela modifie considérablement le lien que l’essai entretient avec le genre de la conversation dont la vérité s’inscrit dans le commerce harmonieux et réel des esprits.
9Montaigne s’adresse à un lecteur qui est un égal avec lequel se tissent des relations de confiance et d’estime, d’amitié. De cette conversation doit sortir une vérité car le lecteur est intellectuellement capable de lire l’essai tel que Montaigne le pense. Le Spectator lui aussi souhaite transformer le périodique en une communauté de lecteurs. Mais tout d’abord, celle-ci est infectée par la fictionalité du masque. Car, tout comme le rédacteur en chef, le lecteur peut être une fiction. M. Spectator publie de fausses lettres qui ont l’air vrai. Il laisse plus tard entendre que certaines lettres en apparence parodiques émanaient de correspondants réels12. La vérité et la sincérité supposées du lecteur/correspondant sont donc mises en doute, ce qui affecte le degré de sérieux de la révélation et de la conversation. Ensuite, le brouillage entre fiction et réalité atteint la conversation de manière à transformer l’ensemble du périodique en une fausse société de loisirs. Il semble donc suggérer qu’il n’y a pas de communauté possible.
10On constate de surcroît que contrairement aux essais montaigniens, dans The Spectator, la figure du lecteur est ambivalente. Dès le départ le lecteur est objet de moquerie et d’ironie. Il est présenté comme peu fiable ; il faut le réformer. L’essai n° 1 s’ouvre en effet sur cette affirmation :
J’observe qu’un lecteur a rarement du plaisir à consulter un livre jusqu’à ce qu’il sache si l’auteur est brun ou blond, d’une disposition douce ou colérique, s’il est marié ou célibataire, et qu’il connaisse d’autres particularités de la même nature qui contribuent hautement à bien comprendre un auteur. […] Je dois donc me faire la justice d’ouvrir cet ouvrage par ma propre Histoire.
11À la curiosité déplacée du lecteur la persona répond par un mensonge auto-biographique qui, s’il n’est pas perçu par les lecteurs, révélera alors davantage encore leur manque de discernement. L’essai a donc une fonction réformatrice que les essais de Montaigne n’ont pas puisque dans son avis au lecteur Montaigne déclare : « je n’y ai nulle considération de ton service ou de ma gloire13 ». The Spectator au contraire a une fonction curative avouée liée à l’écriture : « Comme le grand but de mes spéculations est de bannir le vice et l’ignorance du territoire de Grande Bretagne, je m’évertuerai autant que possible à établir parmi nous un goût pour l’écriture polie14. »
12« L’écriture polie » va sans nul doute nous ramener à la conversation. Mais pour atteindre ce but, The Spectator indique qu’il privilégie un autre type d’écriture lié à la vision. M. Spectator est en effet toute vision. L’essai n° 1 le présente comme taciturne. On le découvre quasi mutique. Il est en revanche l’équivalent littéraire du microscope et ce n’est pas un hasard si l’essai n° 1 s’ouvre sur ces mots : « J’observe que ».
13Dans le Spectator n° 124, Addison confirme la nature scientifique, médicale et curative de l’essai : « un essayiste doit pratiquer la méthode chimique et doit donner la vertu d’une rasade entière en quelques gouttes. Si tous les livres étaient ainsi réduits à leur quintessence, plus d’un auteur de pavés apparaîtrait en feuille volante d’un penny ».
14Addison définit donc l’essai comme un genre bien plus exigeant que l’écriture de gros volumes où la répétition et la lourdeur du style sont acceptées. Il le définit aussi et d’abord par les sciences et confirme le choix du titre et d’une persona à caractère scientifique. Les auteurs situent ainsi clairement l’essai dans le sillage de Francis Bacon et des nouvelles sciences expérimentales qui placent l’observation visuelle au cœur de l’expérimentation scientifique. Celles-ci soulèvent un grand enthousiasme en Angleterre dont témoigne la création en 1660 de la Royal Society, société de savants qui regroupe entre autres le mathématicien Isaac Newton, l’architecte Christopher Wren, l’astronome Flamsteed, ou encore le grand expérimentateur Robert Hooke15. Les membres de la Royal Society organisent des expériences publiques qui permettent de faire découvrir des mondes invisibles par le biais d’autopsies et d’observations au microscope.
15Ainsi la dissection publique du corps d’une abeille observée au microscope avait passionné la Royal Society. Cet intérêt pour les sciences de l’optique redouble encore à partir de 1701, date de la publication des découvertes de Newton sur le prisme qui donne à voir la décomposition de la lumière blanche et qui confirme la présence de visible dans l’invisible. Cette centralité de l’œil dans les découvertes scientifiques va avoir un effet double sur la société britannique, effet dont témoigne The Spectator. D’une part, les Anglais vont vouloir s’observer, devenir des objets d’expérience afin de découvrir leur véritable nature anglaise. D’autre part, ils vont vouloir devenir eux-mêmes sujets d’expérience, c’est-à-dire qu’ils vont vouloir s’approprier l’expérience.
16Très marqué par les progrès de la science expérimentale anglaise16, Addison transforme The Spectator en une vaste expérience scientifique fondée sur la vision, expérience qui permet de révéler au lecteur son anglicité. Or, si la vision informe autant les thèmes des essais que la structure du périodique, elle détermine également la nature même de l’essai.
17Influencé par Locke et son Essai sur l’entendement humain, Addison consacre dans The Spectator onze essais aux plaisirs de l’imagination17, où il expose une théorie de la vision qui révèle le rôle crucial que celle-ci joue dans la rédaction du périodique. Addison présente en effet la vue et l’observation comme la source des plaisirs et de la création artistiques. Le premier de ces essais débute ainsi :
Notre vue est le plus parfait et le plus délicieux de tous nos sens. Elle remplit l’esprit de la plus large variété d’idées. C’est ce sens qui fournit à l’imagination ses idées ; si bien que par les Plaisirs de l’imagination […] je veux dire ceux qui proviennent des objets visibles, soit lorsque nous les voyons vraiment, soit quand nous convoquons leurs idées dans notre esprit par le biais de peintures, statues, descriptions18.
18Il s’ensuit que tout ce qui s’apparente à l’image et la description est une forme supérieure d’art, ce qui va contribuer à donner à l’essai ses lettres de noblesse en Angleterre. Ensuite, on en conclut qu’il y a des plaisirs premiers ou secondaires, formés par la vue directe ou par les souvenirs, et que le plaisir esthétique est subjectif car il n’est connaissable que par les effets sur les sens et n’est analysable que par l’entendement. Addison fait d’ailleurs explicitement référence aux théories de Locke puisqu’il déclare :
Je suppose que mon lecteur connaît cette grande découverte moderne […] que la lumière et les couleurs appréhendées par l’imagination, ne sont que des idées de l’esprit et non des qualités qui ont une existence dans la matière […] si le lecteur Anglais souhaite une explication plus approfondie de cette notion, il la trouvera au chapitre 8 du livre second de l’Essai sur l’Entendement humain de M. Locke19.
19Ainsi les essais sur l’imagination constituent une étude des effets de l’art et de la vision sur le sujet qui est en dernier ressort celui qui donne son sens esthétique à l’œuvre d’art et sans lequel l’œuvre d’art ne peut exister.
20On l’a vu, dans l’essai n° 1, M. Spectator introduit un lien très fort entre mots et images puisque par ses essais il convertit ses observations visuelles en mots. Il est caractéristique qu’Addison définisse les essais par le terme de « speculation ». Selon l’Oxford English Dictionary, « speculation », qu’on traduit par « discours » en français, a plusieurs sens dont le premier est la faculté et l’action de voir, le second, l’observation des étoiles, le troisième celui d’étude poussée sur certains sujets, le quatrième, une opinion atteinte par le biais d’un raisonnement abstrait, et enfin celui de divertissement spectaculaire. La spéculation est donc à la croisée à la fois de l’observation visuelle, de la réflexion philosophique, de l’imagination, de la création littéraire, et du divertissement. Cela semble un bon résumé de ce qu’est le périodique. Il agit comme une sorte d’instrument d’optique qui donne à voir la société contemporaine et ses abus.
21 The Spectator révèle ce qui est invisible, comme dans l’essai n° 41 où il décrit la nature réelle d’une femme, la Pict, qui se farde de manière si habile que son maquillage paraît naturel. L’essai rapporte une expérience montée par un des amis de M. Spectator, Will Honeycomb. Soupirant malheureux de cette beauté, il décide un matin de se cacher chez elle et de l’observer derrière un rideau tandis qu’elle est à sa toilette. Comme pour une caméra obscura, son œil est extérieur à la scène et montre cette dernière à l’envers. Par l’essai il fait voir au lecteur la réalité de la Pict et fait partager son expérience. La Pict s’apparente à un objet visuel tel un tableau, (que M. Spectator décrit comme « le pire objet d’art » [ « the worse piece of art »] avec le jeu de mot sur art comme objet artistique et objet artificiel) qui trompe le regard par son maquillage dans le même temps qu’elle se magnifie grâce à ses pinceaux. Mais la fonction de l’essai est de faire voir au lecteur que le tableau n’est qu’une croûte, au double sens du terme puisque M. Spectator dit que cette femme est insensible.
22Cet essai montre donc que la femme peintre et peinture est elle-même observée par un autre point de vue que le point de vue ordinaire. Il la révèle dans l’instant et dans sa vérité comme une nature mensongère et laide. Guéri de sa passion par cette découverte édifiante, Will sort de sa cachette et confisque les pinceaux de la coquette. Le dévoilement s’exerce à de multiples niveaux : il révèle l’invisible (l’action très intime de la toilette), les faux-semblants ; il montre un tableau. Le tout constitue une mise en scène comique qui reflète admirablement le talent de l’auteur dramatique qu’était Richard Steele. Il permet donc au spectateur/lecteur de mettre en application les théories de la vision exposées plus tôt. S’il est important pour le lecteur de voir, il s’agit avant tout pour lui de bien savoir apprécier ce qu’il voit. Car en dernier ressort, c’est lui qui crée le tableau. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs si une fois découverte, la Pict abandonne son art et fuit à la campagne. Sans le regard masculin ébloui de Will, son tableau perd son sens et sa raison d’être.
23On constate de surcroît que nombre des essais stimulent la réflexion en recourant à des genres fictionnels où le visuel est primordial. De ce fait, ils en appellent à l’imaginaire du lecteur. C’est le cas notamment de quatre genres qu’Addison et Steele intègrent volontiers dans leurs essais : la comédie, la fable, la vision rêvée, et l’allégorie. Cette dernière, pour laquelle Addison déclare qu’elle est le genre littéraire le plus noble, constitue une mise en mots d’une image. Selon Addison, « quand elles sont bien choisies, les allégories sont autant de rais de lumière dans un discours, qui rendent les choses alentour claires et belles20 ». Quant à la vision rêvée, on note au passage qu’elle permet aux auteurs de jouer avec le dévoilement de ce qui est le plus intime de l’individu : son inconscient. Il arrive parfois que M. Spectator utilise les deux formes de l’allégorie et de la vision dans un même essai, comme c’est le cas pour l’essai n° 3 consacré à la notion de crédit. M. Spectator rapporte un de ses rêves où il voit les heurs et malheurs de Dame Crédit. L’essai invite ainsi le lecteur à réfléchir à la nature particulièrement fragile du capitalisme et révèle une vérité essentielle au bon fonctionnement de l’économie du temps : celle du soutien de la faction whig et de la monarchie au crédit et au papier monnaie. L’essai n° 3 constitue une mise en abyme de la vision. Il est une vision (« speculation ») d’une vision (rêve) d’une vision (allégorie) portant sur la spéculation financière : la boucle est bouclée. Il reprend ainsi tous les sens du terme de « speculation » dans la mesure où il constitue un divertissement fondé sur le visuel qui aboutit à une réflexion philosophique et politique sur la notion de crédit. En dernier ressort, il est également une petite merveille littéraire, à mi-chemin entre fiction et science21.
24 Le visuel est donc nécessaire dans la mesure où il aide le lecteur à appréhender correctement l’essai et à se réformer. Une vision juste permet de bien penser et d’interpréter aussi bien les messages moraux que la qualité artistique du Spectator. En revanche le visuel ne guérit pas les aveugles, c’est-à-dire, ceux qui font un blocage mental. Il faut que le lecteur sache au préalable s’il est curable ou non. De manière intéressante, Addison propose à ses lecteurs un test qui prend la forme d’une fable :
À ces lecteurs, je dois appliquer la fable de la taupe, qui après avoir consulté un ophtalmologiste pour améliorer sa vision reçut une paire de lunettes ; et tandis qu’elle essayait de les utiliser, sa mère lui dit avec sagesse « que bien que les lunettes puissent être une grande aide pour l’homme, elles sont inutiles à la taupe ».
25Celui qui comprend la fable et ne veut pas être comparé à une taupe aura à cœur d’améliorer sa vision et son entendement : la fable l’aura guéri. Pour les autres, la conclusion est sans appel : « Ce n’est pas pour le bienfait des taupes que je publie ces essais quotidiens » assure M. Spectator22.
26L’incurie intellectuelle du lecteur nous amène à aborder la deuxième différence essentielle entre les essais de Montaigne et ceux du Spectator, qui concerne la méthode. Dans l’essai n° 476 qu’il consacre à la nature de l’essai, Addison écrit :
Parmi mes feuilles quotidiennes que je livre au public, il y en a qui sont écrites avec régularité et méthode, et d’autres qui adoptent la nature sauvage de ces compositions que l’on nomme essais […] Sénèque et Montaigne sont des modèles pour écrire cette sorte de textes. […] L’irrégularité et le manque de méthode sont seulement supportables chez les hommes de grand génie, qui sont souvent trop plein d’idées pour être exacts et qui donc choisissent d’amonceler leurs perles devant le lecteur plutôt que de se donner la peine de les enfiler. La méthode est d’un grand avantage pour un ouvrage à la fois pour l’écrivain et pour le lecteur. Pour le premier elle est d’une grande aide à l’invention. Quand un homme a planifié son discours, de nombreuses pensées surgissent sur chacun des points qu’il évoque qui ne s’offrent pas lorsque l’on considère le sujet de manière générale. L’avantage d’un discours méthodique pour le lecteur […] est qu’il comprend tout facilement, le reçoit avec plaisir et le retient longtemps23.
27Si l’on en juge par la définition que donne Addison des textes du Spectator, Addison d’une part connaît bien les spécificités de l’essai de Montaigne ; d’autre part, il semble déclarer la supériorité du discours méthodique sur l’essai puisque sa clarté assure la pérennité et l’influence du texte sur le lectorat. Enfin cela le pousse à conclure que l’on ne peut décrire The Spectator comme un recueil d’essais au sens strict. Car le périodique est un mélange des deux types de textes, ceux qu’Addison appelle « ses essais et discours plus sérieux » et les « papiers occasionnels qui prennent leur source dans la folie, l’extravagance et le caprice du présent Âge24 ». Or, cette dualité des styles d’essai prend sa source dans le lecteur lui-même auquel M. Spectator souhaite s’adapter pour être efficace. Dans l’essai n° 179, M. Spectator divise ses lecteurs en deux catégories : ceux qui sont gais et qui ne supportent aucun écrit sérieux, et ceux qui sont sobres et réfléchis et qui ne prennent aucun plaisir au trait d’esprit et à l’humour. Cette typologie du lecteur affecte la forme de l’essai car elle oblige les rédacteurs à satisfaire les deux catégories à la fois. La nécessité de s’adapter au lecteur exige donc que l’on dénature l’essai et qu’on le transforme parfois en un discours méthodique et didactique organisé. Mais à l’inverse la nature plurielle du lecteur exige également que M. Spectator recourt à l’essai informe, synonyme de divertissement autant que de liberté. Or, la feuille n° 179 indique clairement qu’en dépit des affirmations de M. Spectator, le périodique dans son ensemble n’alterne pas les types de discours mais les mêle intimement. Addison décrit ainsi sa façon de procéder :
Si j’étais toujours sérieux, une moitié de mes lecteurs me quitterait ; si j’étais toujours gai, je perdrais l’autre moitié. Je me fais donc un devoir de trouver des divertissements des deux genres, et par ce biais, je procure du bien au deux, plus que si je m’adressais toujours au goût particulier de l’un ou l’autre. Comme aucun des deux ne sait ce vers quoi je tends, le lecteur plus léger, qui prend ma feuille pour être diverti, se trouve à son insu très souvent engagé vers une série de réflexions sérieuses et profitables ; comme au contraire, un homme plus réfléchi, qui peut-être espère y trouver quelque chose de solide, plein de pensées profondes, se retrouve très souvent et traitreusement plongé dans une crise de gaité.
28C’est ce mélange des genres qui explique qu’Addison, finalement, qualifie d’essais toutes les feuilles du journal y compris les essais les plus structurés.
29Pour plaire et instruire, il lui faut donc multiplier les formes d’écriture et diversifier la forme de l’essai. Il lui faut créer un nouvel ordre, un « ordre lumineux » (« lucidus ordo »), pour reprendre la citation d’Horace qu’Addison met en exergue de l’essai n° 476 où il décrit la nature de l’essai du Spectator. Ce dernier montre que la rupture avec Montaigne est assumée et qu’il dépasse sciemment dans sa forme et dans son objectif les ambitions de Montaigne pour s’adapter au public anglais. Ainsi, pour le bienfait du lecteur britannique, il faut créer un nouveau type d’essai. Or, cet essai d’un nouveau genre fonctionne sur trois séries de principes dont on va voir qu’ils nous ramènent partiellement à Montaigne : la nouveauté et la diversité, l’errance et le vagabondage, la nature et donc la conversation.
30À la feuille n° 124, Addison le souligne, la périodicité est une contrainte qui laisse son empreinte sur l’essai dans la mesure où « la matière doit […] être soit entièrement nouvelle dans son sujet, soit nouvelle dans son tour d’expression25 ». Elle est à l’origine d’une nouvelle catégorie esthétique qu’Addison définit comme intrinsèque à l’essai : la nouveauté (« the new26 »). Or, la nouveauté est consubstantielle à la vision car c’est elle qui provoque les plaisirs de l’imagination. Dans l’essai n° 412 sur les plaisirs de l’imagination, on peut en effet lire : « toute chose nouvelle ou peu commune suscite un plaisir dans l’imagination, parce qu’elle remplit l’âme d’une surprise agréable, elle gratifie notre curiosité27 ».
31La publication quotidienne oblige Steele et Addison à la diversité des thèmes et des formes et le plaisir esthétique que procure la nouveauté de l’essai est fondé précisément sur cette variété régulière qui crée chez le lecteur une surprise extatique. Il ne fait aucun doute que la capacité des auteurs à fournir sans faillir jour après jour des essais variés fut une des raisons capitales du succès du périodique. Car on voit bien comment la nouveauté, qui correspond à un phénomène social qui se développe en Angleterre au début du xviiie siècle, celui de la mode, contraint les auteurs à combiner méthode et profusion en un seul genre. Pour que l’essai prenne toute sa valeur esthétique de nouveauté, il faut qu’il soit capable de fusionner régularité, clarté et irrégularité afin de ménager un effet de surprise auprès du lecteur. Cela explique que contrairement à Montaigne qui revendiquait le vagabondage de manière exclusive de la méthode, l’essai du Spectator combine l’errance et la méthode. Or, « Rambling » (l’errance, le vagabondage) est lui aussi un des maîtres mots de M. Spectator qui le conçoit dans son sens géographique comme dans son sens esthétique28. Il est inscrit dans le cadre du journal dans la mesure où il est favorisé par la nature péripatéticienne de M. Spectator, infatigable marcheur, dont les promenades sont autant de prétextes à des commentaires sur des faits de société variés.
32M. Spectator pratique le vagabondage avec délectation dans ses feuilles mais il le pratique de manière ordonnée. C’est le message qu’il fait passer dans l’essai n° 46 où il décrit la réaction du public d’un café qui découvre ses notes préparatoires recueillies au fil de ses errances. M. Spectator les avait perdues. Un client ramasse le papier et se met à le lire à haute voix et à le commenter, ce qui provoque l’hilarité générale. L’assemblée en conclut que c’est peut-être la liste d’un fou. L’effet de surprise est total. Mais selon M. Spectator ces notes sont « ses spéculations dans leurs premiers principes, qui (comme le monde au stade du chaos), sont dénuées de lumière, de distinction, et d’ordre. » Elles ne sont « qu’obscurité et confusion, divagation et inconsistance29 ».
33Ce qui distingue donc les notes vagabondes et décousues de l’essai rédigé est moins la mise en phrases que l’organisation des idées. On constate que cet essai n° 46 rédigé à partir de ces notes et qui les inclut, puisque M. Spectator reproduit la liste des thèmes qu’il a abordés, est remarquablement structuré en dépit de son apparence disjointe. Il s’ouvre comme tous les essais sur une citation qui sert de commentaire au contenu de l’essai : « et les semences discordantes d’éléments réunis non convenablement30 ». Cette exergue est tirée du début du livre I des Métamorphoses où Ovide évoque la création du monde et l’ordre qui émerge du chaos. Un paragraphe introductif explique la méthode de travail de M. Spectator qui consiste à chercher l’inspiration dehors ou dans le courrier des lecteurs, et à noter sur un papier une idée qui lui semble prometteuse. Il relate alors l’incident de la perte de son papier au café. Puis il publie le contenu de la note. Il rapporte ensuite les réactions du public au contenu du fragment et à sa propre réaction (il l’utilise pour allumer sa pipe, ce qui fait sensation). Cet essai se poursuit par le constat partagé avec le lecteur que presque tous les sujets de la liste ont été évoqués dans le périodique. L’essai s’achève enfin sur la présentation de deux lettres qui correspondent aux deux derniers thèmes non traités de la liste.
34D’une part, l’essai joue avec la capacité du lecteur à utiliser la méthode inductive pour comprendre le sens de la liste. Il contraint le lecteur à se comparer favorablement ou non avec les clients du café qui élaborent des hypothèses erronées sur le sens de la liste. Seul le lecteur éclairé par une lecture réfléchie des précédents Spectator peut conclure avec M. Spectator que la liste est déjà périmée. D’autre part, les notes informes, errantes, se structurent en une quadruple narration : celle de la méthode utilisée pour rédiger un essai, celle de l’anecdote de la perte et de la découverte du papier et enfin celles des deux lettres de correspondants que M. Spectator publie. On a donc bien la confirmation de la citation d’Ovide : de la divagation et du chaos, l’ordre de l’essai est né qui enchante les lecteurs par l’effet de surprise et de nouveauté, mais aussi par ses jeux d’échos puisque les deux lettres renvoient à la liste qui est le cœur de l’essai et l’essai entier renvoie à l’exergue liminaire.
35 Ainsi, l’essai spectatorial permet ce tour de force de combiner liberté de la forme et de l’esprit et structure rigoureuse d’un traité miniature afin de répondre néanmoins aux attentes des lecteurs. Addison écrit en effet dans l’essai n° 124 : « bien que certains discours puissent être composés de pensées inachevées et d’esquisses imparfaites, on s’attend à ce que chaque feuille soit une sorte de traité et compense sa petitesse de taille par la profondeur de sa pensée ». La même union de la fragmentation et de la cohérence se retrouve au niveau de la composition générale du périodique. Jour après jour, les essais se succèdent en traitant des thèmes très différents, au gré des humeurs et des observations des auteurs. Ils semblent donc correspondre au vagabondage tel que le conçoit Montaigne. Dans le même temps, leur agencement est rendu cohérent par la méthode inductive que le regard scientifique du lecteur lui impose.
36Mais pour Addison, ce qui donne à l’essai sa forme nouvelle qui permet de réconcilier les contraires de manière harmonieuse, c’est sa nature anglaise. Celle-ci est célébrée dans les essais sur l’imagination comme la beauté et la perfection suprêmes, parce qu’elle est variée et qu’elle se renouvelle à l’infini :
Il y a quelque chose de plus audacieux et magistral dans les traits brouillons de la nature que dans les touches minutieuses et les embellissements de l’art. Dans les vastes champs de la nature, le regard se promène sans borne et se nourrit d’une variété d’images, présentes à profusion31.
37Or, dans l’essai n° 412, M. Spectator définit la nouveauté dans les mêmes termes :
C’est ceci qui recommande la variété, où l’esprit est à chaque instant attiré vers quelque chose de nouveau, et où l’attention ne souffre pas de s’attarder, et de se consumer sur un objet particulier. C’est cela qui améliore ce qui est grand et beau et qui donne à l’esprit un double divertissement. Les bosquets, les champs et les prés sont à chaque saison de l’année plaisants à voir, mais jamais autant qu’au début du printemps quand ils sont tous nouveaux et frais, parés de leur premier verni auquel l’œil ne s’est pas encore familiarisé. Pour cette raison, il n’y a rien qui réveille une vue que des rivières, des jets d’eau, ou des cascades qui font varier la scène perpétuellement et qui divertissent la vue à chaque instant par quelque chose de nouveau32.
38On ne s’étonne donc pas que ce soit aussi en termes naturels qu’Addison décrit l’essai. L’essai méthodique ressemble à un jardin à la française que l’on admire d’un point fixe et que l’on peut embrasser d’un seul coup d’œil : « quand je lis un discours méthodique, je suis dans une plantation régulière et peux me placer en son centre afin de voir l’ensemble des lignes et des allées qui en partent33 ». Tandis que l’essai irrégulier de Montaigne qui traduit son génie est décrit comme un bois ou « l’on peut se promener une journée entière et découvrir à tout moment quelque chose de nouveau ». Cependant, ce type d’essai a un défaut : il laisse « une idée confuse de l’endroit ».
39Cette feuille n° 476 qui décrit ces deux types d’essai ne semble pas définir le périodique autrement que par l’alternance de ces deux modèles naturels34. Pourtant, désordre savamment étudié ou hasard, on constate que l’essai suivant est lui aussi consacré à un type particulier de jardin : le jardin paysager anglais. L’essai n° 477 est constitué intégralement d’une lettre réagissant à l’essai sur les plaisirs de l’imagination consacré au jardin anglais. Il semble en effet constituer une métaphore qui pourrait définir la nature de l’essai spectatorial. L’essai donne à voir une intériorité britannique spécifique. Celle-ci est à l’évidence sensible à la méthode inductive et visuelle du Spectator puisque ce correspondant s’enthousiasme pour les commentaires d’Addison sur la beauté naturelle des paysages anglais et sur la supériorité d’une nature dénuée des artifices du jardin géométrique tels que les topiaires, les parterres de broderies, etc.
40Le correspondant décrit son propre jardin qu’il nous fait donc visiter. Le découvrir, c’est l’explorer par la promenade littérale autant que littéraire. Le jardin associe la variété (jardin potager, jardin de simples mêlé au jardin d’agrément), profusion de plantes qui recréent naturellement un labyrinthe, aux effets de surprise (fontaine qui produit un ruisseau dont les méandres serpentent entre les parterres de violettes et autres primevères), et à un minimum de méthode. Ce que le correspondant décrit là est un jardin paysager pittoresque où il est capital de créer des vues et de surprendre le visiteur promeneur. Il est de surcroît éminemment anglais dans le sens où les plantes exotiques en sont exclues parce qu’elles sont considérées comme non adaptées. On note aussi que dans cet essai, l’auteur compare les jardins à différents types de compositions littéraires comme le sonnet ou l’épigramme. Il définit d’ailleurs le sien comme construit après Pindare, puisqu’il « adopte la beauté sauvage de la nature, sans recourir aux élégances précieuses de l’art35 ». Ainsi, ce jardin, comme cet essai épistolaire qui reproduit le mode de pensée du correspondant traduit une forme de spontanéité de la création naturelle. En cela, il fait écho au Spectator dans son ensemble, dont les contemporains célébraient le style naturel. Selon Hugh Blair, professeur à l’université d’Édimbourg et auteur des Lectures on Rhetoric and the Belles Lettres (1783), ce qui fait la valeur de l’essai spectatorial, c’est bel et bien la qualité naturelle de son écriture. Dans ses analyses de quatre des essais sur l’imagination, il déclare : « le style d’Addison était naturel et sans affectation, aisé et poli et plein des grâces qu’une imagination florissante diffuse dans tous ses écrits ». Ses talents particuliers étaient « la description et la peinture ». Il ajoute encore :
Dans tous les grands auteurs on notera toujours la manière simple et naturelle. Du degré le plus haut, le plus correct, et le plus orné de la manière simple d’écrire, M. Addison est sans aucun doute, le plus parfait exemple de la langue anglaise36.
41Quant à Samuel Johnson, sans doute l’homme de lettres le plus respecté de la seconde moitié du xviiie siècle en Angleterre, ce qu’il admire dans The Spectator, c’est sa prose élégante, tout en retenue, qui se distingue par l’équilibre, ce qu’il appelle le « middle style37 ». Or, ce style était déjà celui que recommandait la Royal society comme le style qui copie la nature par sa clarté et son élégance38.
42Mais outre le style naturel du jardin qui fait écho à celui de l’essai, on remarque la qualité conversationnelle et sonore de cet essai. Le correspondant répond ici à l’essai n° 414 des plaisirs de l’imagination. Il ne fait pas que prolonger le thème du jardin paysager évoqué par Addison. Il y répond en apportant objections et réflexions plus poussées fondées sur son observation et sa pratique personnelle du jardin. En effet, le correspondant contredit la critique de M. Spectator sur l’utilisation dans les jardins d’arbres à feuillage persistant39. Contrairement à ce dernier, il détaille les avantages du houx, du laurier, du lierre qu’il utilise pour créer un jardin d’hiver. Leur verdure procure l’illusion d’être au printemps. En outre, ces arbres constituent un refuge pour les oiseaux pendant la morte saison et leur offrent branchage pour y nicher ainsi que baies pour les nourrir. En attirant les oiseaux, ces arbres donnent ainsi une qualité musicale au jardin, qualité que le correspondant définissait comme constitutive du plaisir que le jardin donne à son visiteur, car elle lui confère toute sa poésie. Enfin, le correspondant conclut sa visite et son essai en rappelant la fonction du jardin comme lieu de méditation et de réflexion. Le jardin, comme l’essai, est pour reprendre l’expression de Fumaroli, cet endroit bucolique « propice à la skolé, aux loisirs contemplatifs40 » qui invite donc chacun à réfléchir à la nature humaine et à son sens. Il renvoie à une intériorité tout en favorisant la conversation polie avec un égal.
43Ainsi, on voit comment les essais du Spectator ont acquis leur spécificité anglaise tout en intégrant et en subvertissant subtilement les traditions antique et montaignienne de la conversation. L’originalité des essais du Spectator est bien d’avoir su mêler (tout en semblant la rejeter) la tradition montaignienne fondée sur la conversation et le vagabondage à la vision scientifique anglaise et méthodique de Bacon et Newton pour créer une vaste conversation, naturelle et lumineuse qui en définitive, est le fait du lecteur autant que de l’auteur. Expérience esthétique nouvelle, les essais du Spectator se constituent et constituent la nature anglaise, qu’elle soit paysagère ou humaine, en une œuvre d’art. En cela, ils reflètent l’état d’esprit très spécifique de la faction whig à laquelle Steele et Addison appartenaient, et qui avait été l’instigatrice de la nouvelle monarchie parlementaire issue de la révolution de 1688. On peut considérer le nouveau genre d’essai créé par Addison et Steele, qui promeut l’ordre dans la liberté, qui magnifie la souveraineté du peuple et la supériorité anglaise à la fois par une conversation scientifique et polie et par la nouveauté de la nature anglaise régénérée et régénérante, comme l’esthétisation des principes whigs des années 1710-1720.
44Pour autant, si, en Angleterre, les essais du Spectator sont considérés jusqu’à la fin du xixe siècle comme un modèle d’écriture en prose à imiter41, on remarque que ses successeurs anglais auront une définition à la fois plus restrictive et plus montaignienne du genre de l’essai. D’abord, si la vision et le procédé du rédacteur fictif dominent les périodiques du début du xviiie siècle (c’est le cas du Free Thinker42 d’Ambrose Philips, et encore du mensuel The Female Spectator en 1744 de Eliza Haywood), il tend à s’estomper dans la seconde moitié du xviiie siècle. Ensuite, alors qu’Addison et Steele tentaient de réconcilier discours et essai, on ne va avoir de cesse de séparer ces deux genres. Les écoles et universités vont encourager leurs étudiants à produire des essais en suivant le modèle exclusif des essais sur l’imagination43. Les essais plus fantaisistes de Steele et d’Addison seront mis de côté.
45À l’inverse, sorti du cadre scolaire, on définit l’essai comme un genre caractérisé par son manque de structure. Il est révélateur qu’en 1755 Samuel Johnson définisse dans son célèbre dictionnaire l’essai comme « une production libre de l’esprit, un morceau irrégulier et informe, qui n’est pas une composition régulière et ordonnée ». Quand il s’adonne à l’essai périodique, Johnson intitule sa feuille volante la plus célèbre The Rambler (Le Vagabond) (20 mars 1750-14 mars 1752). Mais si chaque essai est rédigé à la première personne du singulier, il y a peu d’épanchement dans ce périodique. Dans le sillage du Spectator, les essais ont un but ouvertement didactique et moralisant. En revanche, Johnson ne crée pas de persona et limite l’aspect divertissant du périodique. Et la méthode de composition des essais oblige le lecteur à s’adapter aux démonstrations de l’auteur qui ont un tour plus philosophique que social. Si l’on en croit l’essai n° 158 du Rambler, il semble que Montaigne soit pour Johnson loin d’être un modèle, l’absence de méthode devenant sous sa plume une preuve de « licence44 ». Samuel Johnson serait donc un essayiste de transition entre The Spectator et la popularité éclatante de l’essai montaignien au xixe siècle45.
46Car il semble qu’après Johnson l’expression du moi prenne une place grandissante dans le genre de l’essai46. Ainsi James Boswell, grand admirateur de Samuel Johnson, en fournit un exemple avec son essai The Hypochondriack publié d’octobre 1777 à 1783 dans le London Magazine. Cet essai mensuel s’inscrit certes clairement dans la tradition anglaise du Spectator, en considérant le genre de l’essai comme une invention britannique d’une part et en faisant de l’écriture de l’essai un remède contre le mal anglais d’autre part. Mais l’essai rejette la persona. Et il est autobiographique au point que dans le dernier numéro, l’auteur confesse, en citant les vers du poète Alexander Pope : « J’adore me répandre dans ces lignes […] comme le bon vieux Montaigne47. »
Notes de bas de page
1 « Lucidus ordo » (Horace, Ars Poetica, v. 41). Je remercie le Pr. Patrick Née de l’université de Poitiers qui m’avait invitée à présenter cette communication à la journée d’étude sur l’historique de l’essai organisée en décembre 2012.
2 M. Watson, « The Spectator Tradition and the Development of the Familiar Essay » 3 ELH 13, 1946, p. 189- p. 215. Voir aussi E. W. Bowen, « The Essay in the eighteenth century », The Sewance Review, 12, 1, 1902, p. 12-27. Sur une tentative de définition du genre, se reporter à l’analyse de T. Adorno, « L’essai comme forme » [1958], Notes sur la littérature, trad. S. Muller, Champs essais, 1984.
3 F. Bacon, The Essayes or Counsels, Civill and Morall of Francis Lo. Verulam, Viscount St Alban, [1597], Londres, 2e éd, 1625, p. 340.
4 Voir l’analyse de P. Mack, « Rhetoric and the Essay », Rhetoric Society Quarterly, vol 23, n° 2, 1993, p. 41-49.
5 C. H. Klaus, « Toward a collective Poetic of the Essay » dans Essayists on the essay : Montaigne to our Time, C. H. Klaus et N. Stucky (dir.), Iowa City, University of Iowa Press, 2012, p. xv-xxvii.
6 M. Fumaroli, « De l’âge de l’éloquence à l’âge de la conversation : la conversion de la rhétorique humaniste dans la France du xviiie siècle », dans Art de la lettre, art de la conversation à l’époque classique en France, B. Bray et C. Strosetzki (dir.), Klincksieck, 1995, p. 26-43. Voir aussi la préface de M. Fumaroli à l’ouvrage L’Art de la conversation, Anthologie, éd. J. Hellegouarc’h, Classiques Garnier, 1998, p. xviii.
7 « I have resolved to print myself out », The Spectator n° 1, 1er mars 1711, ed. D. F. Bond, Oxford, Clarendon Press, 1986, 5 vols. La traduction est mienne, comme toutes celles qui suivent dans cet article.
8 M. de Montaigne, « Au lecteur », Essais, éd. P. Villey, PUF, « Quadrige », 1965, 1988, vol. 1, p. 3.
9 « Non fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem/ Cogitat, ut speciosa dehinc miracula promat. » Horace, L’Art poétique, v. 140-45.
10 The Spectator n° 562, July 2, 1714.
11 Le Spectateur ou le Socrate moderne : Portrait naïf des mœurs de ce siècle, Amsterdam, 1714.
12 Voir The Spectator n° 542, November 21, 1712.
13 M. de Montaigne, Essais, « Au lecteur », op. cit., p. 3.
14 The Spectator, n° 58, May 7, 1711.
15 Sur le développement des sciences en Angleterre et le rôle joué par la Royal society, se reporter aux ouvrages de M. Hunter, Establishing the New Sciences, Boydell Press, 1989, et Science and the Shape of Orthodoxy. Intellectual Change in Late Seventeenth-Century Britain, Boydell Press, 1995.
16 Addison délivre en 1693 à l’université d’Oxford un discours où il défend contre la scolastique et l’aristotélisme les mérites de l’expérimentation et de la nouvelle philosophie.
17 The Spectator n° 411 à 421, June 21, 1712-3 July 1712.
18 The Spectator, n° 411, June 21, 1712.
19 The Spectator, n° 413, June 24, 1712.
20 The Spectator n° 421, July 3, 1712.
21 Pour une analyse plus détaillée de cet essai n° 3, se reporter à C. Boulard, « Fiction masculine, finance féminine : l’Image de Lady Crédit dans The Spectator d’Addison », dans Féminin/Masculin, éd. S. Marret, PUR, 1999, « Interférences »
22 The Spectator, July 19, 1711.
23 The Spectator, n° 476, September 5, 1712.
24 Ibid., n° 435, July 19, 1712.
25 Ibid., n° 124, July 23, 1711.
26 Voir l’analyse d’A. Bony sur « the new » comme nouvelle catégorie esthétique, dans Leonora, Lydia et les autres, Étude sur le (nouveau) roman anglais du xviiie siècle, PU de Lyon, 2004, p. 46-52.
27 The Spectator, n° 412, June 23, 1712.
28 Il est significatif que le terme de « ramble » apparaisse à la feuille n° 476 qui définit l’essai comme un lieu de promenade : voir plus bas la citation.
29 The Spectator, n° 46, April 23, 1711.
30 Ovide, Métamorphoses, livre I : « Non Bene junctarum discordia seminarum ».
31 The Spectator, n° 414, June 25, 1712.
32 The Spectator, n° 412, June 23, 1712.
33 The Spectator, n° 476, September 5, 1712.
34 A. Bony dans Joseph Addison, Richard Steele, The Spectator et l’essai périodique (Didier, 1999) insiste sur la qualité paysagère du discours spectatorial dont il souligne la nature visuelle, p. 273-283.
35 The Spectator, n° 477, September 6, 1712.
36 Cités par D. F. Bond, dans son introduction à l’édition de The Spectator, vol 1, p xcix.
37 S. Johnson, Lives of the most eminent English Poets (1779-81), London, Methuen, 1896, 3 vols, vol 2, p. 103.
38 Voir T. Spratt, The History of the Royal Society of London, for the Improving of natural Knowledge, London, 1667, p. 16, p. 34.
39 Addison reprend ainsi une idée développée par Francis Bacon dans l’essai sur les jardins « Of Gardens » qu’il inclut dans Essays or Counsels, Civill and Morall, p. 266-279.
40 M. Fumaroli, L’Art de la conversation, op. cit., p. v.
41 En juillet 1843, The Edinburgh Review publie « Life and Writings of Addison », essai dans lequel on loue les qualités littéraires du Spectator et décrit Addison comme le plus grand essayiste anglais et le précurseur du roman anglais
42 Le Free Thinker était un bi-hebdomadaire qui publia des essais d’une feuille de mars 1718 à 1721.
43 Voir l’article de Peter Mack, op. cit.
44 S. Johnson, The Rambler, Londres, 1752, 6 vols, ici essai n° 158, September 21, 1751, vol. 5, p. 191.
45 Voir L. Damrosch, « Johnson’s Manner of proceeding in the Rambler » E L H, 40, 1, 1973, p. 70-89.
46 Pour une histoire du développement du genre en Angleterre, se reporter à l’introduction de D. Gigante, The Great Age of the English Essay : An Anthology, Yale University Press, 2008, p. xv-xxxii
47 The London Magazine, « The Hypocondriack », Londres, juillet, 1783. « I love to pour out all myself as plain, / As downright Shippen, or as old Montaigne », The Hypochondriack : being the Seventy Essays by the celebrated Biographer, James Boswell, appearing in the London magazine, from November, 1777, to August, 1783, ed. Marjorie Bailey, Stanford, Calif., Stanford University Press, 1928, vol. 2, n° LXX, Aug. 1783, p. 301.
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