Dans les pas de Montaigne, Diderot et l’essai
p. 21-31
Texte intégral
1Le 22 février 1784, Sophie Volland meurt. De l’hiver à l’été, Diderot ne lui survivra que cinq mois. Elle lui lègue par testament deux objets auxquels sont liés des souvenirs partagés : sept volumes des Essais de Montaigne et une bague qu’elle nomme la pauline. On hésite sur le sens de ce dernier terme : s’agit-il de l’anneau d’une union hors mariage, autorisée par l’apôtre Paul1 ? On aimerait surtout pouvoir feuilleter ces sept petits volumes comme l’exemplaire retrouvé, il y a quelques années, des Essais de Montaigne, comprenant cinq notes marginales de Jean-Jacques Rousseau2. Se trouvent-ils aujourd’hui à la Bibliothèque nationale à Saint-Pétersbourg ? La bibliothèque de Diderot a été envoyée à l’impératrice, mais dispersée plus tard dans l’ensemble des collections3. Sophie Volland et Denis Diderot ont-ils laissé des traces de lecture sur ces petits volumes ? À défaut de pouvoir répondre à la question, du moins est-il intéressant de traverser l’œuvre de Diderot sous le signe de Montaigne, dans son refus des idées convenues et des formes fixes, c’est-à-dire dans sa liberté et dans sa rigueur. Jean Starobinski ne remarquait-il pas que l’essai vient du bas latin exagium, la balance, et qu’examen, aiguille de la balance, désigne la pesée, le contrôle, mais aussi l’essaim d’abeilles, la nuée d’oiseaux4 ? L’essai suggère un équilibre entre rigueur et liberté. On connaît l’usage que fait Diderot de la métaphore de l’essaim d’abeilles.
2En 1952, Maturin Dreano a consacré une thèse un peu descriptive à la renommée de Montaigne au xviiie siècle5. Il distingue une première époque, qu’il caractérise par « les Essais proscrits », couvrant le tournant du xviie au xviiie siècle, d’une seconde, « Les Essais retrouvés », qui correspondrait à l’appropriation de Montaigne par les philosophes des Lumières. Montaigne apparaît alors comme un penseur qui s’émancipe des systèmes et des dogmes. Sa liberté de jugement est inséparable d’une originalité de ton et de style. La langue des Essais devient un modèle d’expression, antérieure à la normalisation académique : une langue naïve, au sens étymologique de naturelle, foisonnante, à la fois savante et proche des parlers populaires, entravée de nulle fausse pudeur, de nul corset conventionnel. Un exemple de l’enrôlement du « divin Montaigne » est fourni par l’ami de Diderot, Melchior Grimm, faisant l’éloge, dans la Correspondance littéraire de mars 1754, de « cet homme unique, qui répandait la lumière la plus pure et la plus vive au milieu des ténèbres du xvie siècle, et dont le mérite et le génie n’ont été bien connus que dans notre siècle, lorsque la superstition et les préjugés ont fait place à la vérité et à l’esprit philosophique ». Montaigne serait un homme des Lumières un siècle et demi en avance.
3L’Encyclopédie se réfère à lui dans deux articles, signés par les maîtres d’œuvre de l’entreprise, les articles « Essai » de d’Alembert et « Pyrrhonienne ou sceptique (Philosophie) » de Diderot. D’Alembert dit de l’essai :
Ce mot, employé dans le titre de plusieurs ouvrages, a différentes acceptions ; il se dit ou des ouvrages dans lesquels l’auteur traite ou effleure différents sujets, tels que les Essais de Montaigne, ou des ouvrages dans lesquels l’auteur traite un sujet particulier, mais sans prétendre l’approfondir, ni l’épuiser, ni enfin le traiter en forme & avec tout le détail & toute la discussion que la matière peut exiger. Un grand nombre d’ouvrages modernes portent le titre d’essai ; est-ce modestie de la part des auteurs ? Est-ce une justice qu’ils se rendent ? C’est aux lecteurs à en juger6.
4Positivement le terme renvoie à l’hétérogénéité et à une forme de désinvolture, négativement à la superficialité et au manque de profondeur. L’essai au singulier sur un sujet particulier ou les essais au pluriel sur une diversité de sujets suggèrent un genre qui échappe au système classique des genres, tout comme la conversation. L’essai serait peut-être la conversation engagée avec un lecteur encore inconnu, une conversation couchée par écrit.
5Montaigne reparaît sous la plume de Diderot pour illustrer la philosophie sceptique ou pyrrhonienne « qui [suspend] en tout son jugement ; qui ne se [laisse] point leurrer par la chimère de la vérité ; qui [règle] sa vie sur la vraisemblance, montrant par sa circonspection que si la nature des choses ne lui était pas plus claire qu’aux dogmatiques les plus décidés, du moins l’imbécillité [au sens de faiblesse] de la raison humaine lui était mieux connue7 ». Parmi les sectateurs de cette philosophie, il faut citer, explique Diderot, « Michel de Montaigne, l’auteur de ces essais qui seront lus tant qu’il y aura des hommes qui aimeront la vérité, la force, la simplicité ». Les trois termes se précisent l’un l’autre. La force et la simplicité définissent un homme de la nature, antérieur aux raffinements de la politesse et aux complications de la pensée. Diderot propose un portrait du philosophe en douteur et en esprit critique qui accepte les contradictions plutôt que de céder à une réduction de la variété du monde et de la complexité des phénomènes.
L’ouvrage de Montaigne est la pierre de touche d’un bon esprit. Prononcez de celui à qui cette lecture déplaît, qu’il a quelque vice de cœur ou d’entendement ; il n’y a presque aucune question que cet auteur n’ait agitée pour & contre, & toujours avec le même air de persuasion. Les contradictions de son ouvrage sont l’image fidèle des contradictions de l’entendement humain8.
6Pareil éloge de la prudence méthodologique et du respect de l’expérience engage une réflexion sur l’unité, l’enchaînement et le décousu. Le décousu apparent suppose un ordre sourd et une logique souterraine qui forcent le lecteur à s’interroger.
Il [Montaigne] suit sans art l’enchaînement de ses idées ; il lui importe fort peu d’où il parte, comment il aille, ni où il aboutisse. La chose qu’il dit, c’est celle qui l’affecte dans le moment. Il n’est ni plus lié, ni plus décousu en écrivant, qu’en pensant ou en rêvant. Or il est impossible que l’homme qui pense ou qui rêve, soit tout à fait décousu. Il faudrait qu’un effet pût cesser sans cause, & qu’un autre effet pût commencer subitement & de lui-même. Il y a une liaison nécessaire entre les deux pensées les plus disparates ; cette liaison est, ou dans la sensation, ou dans les mots, ou dans la mémoire, ou au dedans, ou au dehors de l’homme. C’est une règle à laquelle les fous mêmes sont assujettis dans leur plus grand désordre de raison. Si nous avions l’histoire complète de tout ce qui se passe en eux, nous verrions que tout y tient, ainsi que dans l’homme le plus sage & le plus sensé9.
7 L’enchaînement est manifeste chez le plus sagace, il est implicite et paradoxal chez le fou dont les saillies provoquent la réflexion.
8Telle sera la fonction du Neveu de Rameau, « grain de levain qui fermente et qui restitue à chacun une portion de son individualité10 ». La société impose l’uniformité, les bienséances liment les aspérités, Rameau qui tient à la fois du fou du roi à l’ancienne et du dément moderne brise cette monotonie conformiste, cette pensée unique, dirions-nous aujourd’hui. En cassant les fausses évidences, il révèle la diversité des caractères et découvre leur vérité derrière le masque des convenances. Dans l’article sur le pyrrhonisme, Diderot prend ensuite comme exemple le chapitre VI du troisième livre dont le titre « Des coches » n’annonce pas ses développements sur la colonisation.
Quoique rien ne soit si varié que la suite des objets qui se présentent à notre Philosophe, & qu’ils semblent amenés par le hasard, cependant ils se touchent tous d’une ou d’autre manière ; & quoiqu’il y ait bien loin de la matière des coches publics, à la harangue que les Mexicains firent aux Européens, quand ils mirent le pied pour la première fois dans le Nouveau Monde, cependant on arrive de Bordeaux à Cusco sans interruption ; mais à la vérité, par de bien longs détours. Chemin faisant, il se montre sous toutes sortes de faces, tantôt bon, tantôt dépravé, tantôt compatissant, tantôt vain, tantôt incrédule, tantôt superstitieux. Après avoir écrit avec force contre la vérité des miracles, il fera l’apologie des augures ; mais quelque chose qu’il dise, il intéresse & il instruit.
9On a remarqué la comparaison de l’esprit qui pense et du corps qui se déplace, ainsi que le balancement : « tantôt bon, tantôt dépravé » que reprendra le portrait de Jean-François Rameau : « Quelquefois, il est maigre et hâve […] Le mois suivant, il est gras et replet… »
10Goethe a été sensible à l’unité sourde de ce Neveu de Rameau qu’il traduit en allemand. Dans les notes qu’il ajoute au texte, il vante l’« enchaînement dans le dialogue » :
Ceux qui croiraient y voir le décousu et l’incohérence d’une conversation seraient bien trompés ; il n’en a que la vivacité et l’abandon ; tout s’y tient, tout y est lié d’une chaîne invisible et pourtant réelle. Que le lecteur essaie d’en rompre un anneau, il verra qu’à l’instant la chaîne entière serait détruite, et ne pourrait plus se rattacher. Sous ce tissu, si grêle en apparence, de bons mots et de réparties piquantes, l’auteur a caché une suite de raisonnements, étroitement liés, semblable à une chaîne d’acier qu’une guirlande de fleurs dérobe à notre vue11.
11Goethe prend parti contre l’image d’un Diderot simple improvisateur. Il défend l’idée d’une composition subtile, d’un ordre sourd. Mais le plan de la plupart des textes du philosophe défie les commentateurs. Georges May a dit Diderot « artiste et philosophe du décousu12 ». L’image du décousu est d’autant plus pertinente que Diderot choisit la machine à tisser comme un modèle du fonctionnement de l’esprit et prend le tissu comme un équivalent du texte et de l’argumentation : « Le métier à faire des bas est une des machines les plus compliquées et les plus conséquentes que nous ayons ; on peut la regarder comme un seul et unique raisonnement, dont la fabrication de l’ouvrage est la conclusion13. » Dans une longue lettre d’octobre 1760, l’amant de Sophie Volland s’interroge en effet sur le fonctionnement d’une conversation.
Voyez les circuits que nous avons faits ; les rêves d’un malade en délire ne sont pas plus hétéroclites. Cependant, comme il n’y a rien de décousu ni dans la tête d’un homme qui rêve, ni dans celle d’un fou, tout se tient aussi dans la conversation ; mais il serait quelquefois bien difficile de retrouver les chaînons imperceptibles qui ont attiré tant d’idées disparates […]. La folie, le rêve, le décousu de la conversation consistent à passer d’un objet à un autre par l’entremise d’une qualité commune.
12Diderot a présenté bon nombre de ses œuvres, romanesques et philosophiques, comme des dialogues, des entretiens ou des conversations et il a nommé un de ses débats d’idées Le Rêve de d’Alembert. Développant l’hypothèse d’une apparition de la vie sur terre à partir de la seule matière, il avance une métaphore pour rendre compte du passage du contigu au continu. Il se propose de recoudre le décousu dans le domaine de la vie et nous ramène au rapprochement entre essai et essaim. Les abeilles d’une ruche qui se réunissent en une grappe finissent par constituer une unité vivante, de même un ensemble de cellules forme un organe, un ensemble d’organes forme un corps14. L’unité n’est pas donnée idéalement, mais inventée à partir d’éléments dispersés, rapprochés, confondus. Le même processus réunit des anecdotes et des souvenirs en un texte qui se cherche une unité à travers l’écriture mais aussi la lecture. Le matérialisme qui récuse les idées innées et les modèles a priori a partie liée avec une composition par « allongeail, agglutination, concaténation ». L’unité n’est pas toute faite, elle est postulée. Elle se cherche et se construit progressivement dans le tâtonnement du travail d’écriture et d’interprétation. On suit parallèlement l’effort du philosophe pour déconstruire l’idéalisme et le classicisme, l’ordre du monde et celui du texte. Il est difficile de lire la description de l’allure de Montaigne auquel il « importe fort peu d’où il parte, comment il aille, ni où il aboutisse » sans penser au jeu sur le récit romanesque qui ouvre Jacques le fataliste :
Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut15.
13Jacques n’est pas fataliste par hasard, le problème philosophique s’exprime et s’argumente à travers un jeu sur le récit romanesque. La fiction n’est pas le prétexte de discours philosophiques, elle devient philosophique en s’interrogeant sur la relativité de la vérité et sur le caractère de fiction de bien des discours théoriques et philosophiques.
14Une telle philosophie matérialiste et fataliste au sens du xviiie siècle, qui correspondrait plutôt à ce que nous dirions aujourd’hui déterministe, n’est pas celle de Montaigne. La rencontre des deux écrivains ne s’opère pas sur des contenus. La prudence du maire de Bordeaux en pleines guerres de religion, sa crainte des nouveautés diffèrent de l’aspiration de l’encyclopédiste au changement, et aux réformes, de ses rêveries même parfois de violence révolutionnaire. La tolérance est pourtant commune au dénonciateur des massacres perpétrés par les conquérants européens en Amérique et au collaborateur de l’Histoire des deux Indes. À l’auteur des Essais, Diderot emprunte une liberté et une démarche dans un contexte historique bien différent. Il s’approprie deux principes, le premier est qu’il n’est d’écriture qui ne soit réécriture, d’affirmation de soi qui ne soit dialogue avec autrui, le second que la liberté de penser s’exerce dans l’essai, c’est-à-dire l’expérience, l’exercice, le travail concret, l’invention d’une langue, la quête tâtonnante où la chasse importe plus que le gibier. Le premier principe s’est imposé à Diderot par son métier de passeur, de traducteur. Il transpose en français des traités anglais, une Histoire de la Grèce de Temple Stanyan, un Dictionnaire de médecine de Robert James, l’Inquiry concerning virtue or merit de Shaftesbury dont il traduit le titre par Principes de philosophie morale, ou Essai de M. S*** sur le mérite et la vertu, il en ajoutent « avec réflexions », à savoir les réflexions que le traducteur ajoute au texte sous forme de notes personnelles. Il adhère à l’idée d’une morale naturelle, indépendante des diverses religions, et à la réhabilitation de la nature humaine, capable de trouver en elle les fondements d’une morale commune. Inquiry, proposait Shaftesbury, enquête, démarche de recherche. Essai, traduit Diderot qui relativise ainsi les Principes. Ces principes ne s’imposent pas comme une vérité première a priori, mais comme le résultat d’une investigation dont l’itinéraire peut servir d’exemple. Il s’agit de s’inspirer de cette tentative individuelle pour la renouveler ou la dépasser, la compléter ou la critiquer. C’est en ce sens que les notes du traducteur-adaptateur s’inscrivent dans la logique de l’enquête de bonne foi. Il y marque sa distance, en retrait prudent parfois par rapport au texte premier et en accentuation dans d’autres cas. Ce passage d’une langue à l’autre s’accompagne d’une prise de position personnelle, à la façon dont la pensée propre de Montaigne se cherche à partir de la culture antique, à la façon aussi dont Goethe va transposer Le Neveu de Rameau et lui ajouter son commentaire personnel d’Allemand de la génération suivant celle de Diderot.
15Contentons-nous d’une seule de ces réflexions adjointes par Diderot en bas de page. Shaftesbury parle de l’admiration pour la beauté et l’ordre du monde qui conduit à l’extase. Diderot ajoute en note une citation de Cicéron et commente :
À mesure que l’univers s’étend aux yeux d’un philosophe, tout ce qui l’environne se rapetisse. La terre s’évanouit sous ses pieds. Lui-même que devient-il ? Cependant il ressent un doux frémissement dans cette contemplation qui l’anéantit ; après s’être vu noyé, pour ainsi dire, et perdu dans l’immensité des êtres, il éprouve une satisfaction secrète à se retrouver sous les yeux de la divinité16.
16L’image de la noyade vient sans doute d’un autre texte de Shaftesbury qui parle d’un océan sans rivage ni limite (« finding no coast nor limit of this ocean17 »). On sait ce que ce zoom vertigineux deviendra dans la rêverie nocturne de d’Alembert où le doux frémissement mystique se change en orgasme sexuel. Les insectes se transforment en éléphants et une goutte de sperme en océan de matière. Dieu et le moi sont liés par un jeu semblable d’anamorphose. La relativité devient un mouvement brownien des éléments et une mue permanente de la nature. La réalité semble une série de vases communicants où s’échangent le grand et le petit, mais aussi la douleur et le plaisir. La noyade, réalité sociale de la misère parisienne18, devient une rêverie euphorique. La suffocation se change en un vertige panthéiste.
17Au terme de sa carrière, le dernier livre achevé de Diderot est une introduction à la lecture de Sénèque pour accompagner une nouvelle traduction des Œuvres du philosophe romain. Cette introduction, il la nomme Essai sur la vie de Sénèque le philosophe et ses écrits, puis pour la seconde édition Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Le second titre insiste sur le contexte historique et sur la question politique. Montaigne a été un grand lecteur et citateur de Sénèque, il cherche dans ses œuvres des formules à partir desquelles il rebondit et va son propre chemin. Il consacre un chapitre du deuxième livre des Essais à une « Défense de Sénèque et de Plutarque » (II, xxxii). Le texte auquel il réagit est un pamphlet protestant qui associe Charles IX à Néron et le cardinal de Lorraine à Sénèque, l’un et l’autre ministres d’un tyran. Montaigne souligne les simplifications polémiques. Diderot à son tour se fait l’avocat de Sénèque et s’identifie au philosophe qui ne s’est pas contenté de composer des livres et d’atteindre une sagesse personnelle, mais a accepté de jouer un rôle dans la cité comme précepteur puis conseiller de l’Empereur malgré la dérive de celui-ci vers l’arbitraire le plus sanglant. À la fin de sa vie, Diderot qui refuse de composer des Confessions comme son ancien ami Rousseau s’interroge sur sa carrière dans ce dialogue avec Sénèque. A-t-il eu raison de croire à l’action réformatrice de Catherine II ? A-t-il eu raison d’aller à Saint-Pétersbourg pour lui proposer des mesures de libération de la Russie ? Il répond à ses détracteurs en faisant l’apologie de la vie et de l’œuvre du philosophe romain. Le genre de l’essai lui offre la possibilité de privilégier des moments de la biographie et des détails de l’œuvre pour risquer des parallèles entre Rome et la France, hier et aujourd’hui.
18La confrontation avec Sénèque prend l’aspect d’un triangle où intervient Montaigne. Les trois philosophes du ier, du xvie et du xviiie siècle auraient les mêmes adversaires : les égoïstes, les ambitieux, les flatteurs des puissants. L’auteur des Essais est défendu comme moraliste et comme écrivain. À ceux qui l’accusent de manquer de goût, Diderot rétorque : « Montaigne est riche en expressions ; il est énergique ; il est philosophe ; il est grand peintre et grand coloriste. Il déploie en cent endroits tout ce que l’éloquence a de force ; il est tout ce qu’il lui plaît d’être. Il a tout le goût qu’on pouvait avoir de son temps et qui convenait à son sujet19. » Le goût est relatif à l’époque et à la personne. La langue du xvie siècle avec ses tournures et son effort néologique pour rivaliser avec les langues anciennes devient un modèle pour l’écrivain du xviiie siècle qui cherche à se libérer du carcan classique. L’identification de Diderot à Sénèque l’autorise à régler ses comptes avec ses adversaires, les polémistes antiphilosophiques, mais aussi avec des proches dont il veut se démarquer : La Mettrie, le médecin matérialiste qui risque de tirer le matérialisme du côté de l’immoralisme, Jean-Jacques Rousseau qui n’est pas resté solidaire de ses anciens amis encyclopédistes et qui, avec les Confessions, livre peut-être des armes contre eux. L’essai dans des livres imprimés fournit une forme libre, le genre qui peut faire entendre une critique de la cour de Louis XV et de Louis XVI derrière une histoire de Claude et de Néron et qui offre une autobiographie masquée à travers l’introduction aux œuvres de Sénèque. La traduction de Shaftesbury, le philosophe anglais, et la présentation de Sénèque, le philosophe romain, dégagent à Diderot un espace de franchise, une exterritorialité entre responsabilité et irresponsabilité, entre engagement et distance. Il parle de lui en semblant faire parler des autres, de même que, dans les dialogues qui restent manuscrits, il se met en scène comme Moi, Diderot, interlocuteur du coutelier de Langres dans l’Entretien d’un père avec ses enfants, de d’Alembert dans Le Rêve de d’Alembert, de Lui le parasite et musicien raté dans Le Neveu de Rameau, autant de personnages qui ne sont ni tout à fait lui-même ni tout à fait un autre. L’essai devient pour le penseur matérialiste l’expression d’une conscience qui ne se referme pas en instance autonome et transcendante.
19L’autre principe, emprunté à Montaigne, c’est l’essai comme exercice, expérimentation, démarche intellectuelle de recherche plus que de conclusion. Les Pensées sur l’interprétation de la nature s’ouvrent par une apostrophe qui a frappé :
Jeune homme, prends et lis […] Comme je me suis moins proposé de t’instruire que de t’exercer, il m’importe peu que tu adoptes mes idées, ou que tu les rejettes, pourvu qu’elles emploient toute ton attention. Un plus habile t’apprendra à connaître les forces de la nature ; il me suffira de t’avoir fait essayer les tiennes20.
20 T’exercer, essayer tes forces : telle est la définition de l’essai comme usage de la raison critique, exemple d’une réflexion indépendante des préjugés.
21On peut s’arrêter à un troisième texte qui relève du genre de l’essai. Ce sont les Essais sur la peinture pour servir de suite au Salon de 1765. Le manuscrit donne le titre au pluriel, les premières éditions imprimées l’ont réduit au singulier et ce n’est que récemment qu’on est revenu à la forme originale. Le plan suit l’ordre de la plupart des traités de peinture de l’époque : le dessin, la couleur, le clair-obscur, la composition. La discontinuité du propos déjoue pourtant tout fil argumentatif linéaire, voire toute position théorique unique. Le pluriel suggère une diversité irréductible à l’unité, une dispersion qui ne peut se ramener à une abstraction. La table des chapitres dans ces Essais sur la peinture affiche une ironie qui paraîtrait plus propre au récit libertin qu’à un texte théorique :
Mes pensées bizarres sur le dessin
Mes petites idées sur la couleur
Tout ce que j’ai compris de ma vie du clair-obscur
Examen du clair-obscur
Ce que tout le monde sait sur l’expression, et quelque chose que tout le monde ne sait pas
Paragraphe sur la composition où j’espère que j’en parlerai
Mon mot sur l’architecture
Un petit corollaire de ce qui précède.
22On croirait les titres des Bijoux indiscrets, tels que « Moins savant et moins ennuyeux que le précédent » ou « Le meilleur peut-être, et le moins lu de cette histoire », et déjà ceux du Sopha de Crébillon : « Le moins ennuyeux du Livre », « Qui ne plaira pas à tout le monde », « Qui contient des faits peu vraisemblables », etc. Tous sont de la même encre. Le point de vue reste individuel et subjectif, mes pensées, mes idées, mon mot. Les idées sur la couleur sont même petites, adjectif qui connote la mondanité des petits maîtres et des petites maisons, la superficialité, l’anecdotique, aux antipodes de la théorisation qui devrait être de l’ordre du général. Cette liberté permet à Diderot de développer une explication de la diversité du monde et des beautés relatives et de l’unicité du beau idéal à partir de l’exemple de la femme aveugle et du bossu qui rappellent le propos de la Lettre sur les aveugles, suivie de la Lettre sur les sourds et muets. La tension entre unité et pluriel pose en fait la question du rapport entre la matière hétérogène et la Nature comme un tout, entre les molécules et l’unité du vivant, les constituants d’une œuvre et la réussite esthétique de l’œuvre de génie. Le retrait ironique de l’écrivain, qui ne veut pas produire une théorie de la peinture, n’est que l’envers de l’ambition du philosophe qui articule sa réflexion sur le Beau et l’élaboration générale d’un matérialisme. Il joue la désinvolture pour réaliser une grande ambition, il casse le sérieux de la philosophie pour que son matérialisme ne soit pas un idéalisme inversé, ni un système de plus à côté des autres.
23Dix ans plus tard, Diderot semble à nouveau disperser sa réflexion sur les arts en rédigeant des Pensées détachées sur la peinture, la sculpture, l’architecture et la poésie, pour servir des suite aux Salons. L’adjectif détaché reprend décousu. La fin du titre rappelle les Essais précédents, mais la seule peinture est remplacée par une liste des pratiques artistiques. Le plan énumère des chapitres de longueur extrêmement variable. Certains sont les mêmes qu’en 1765-1766, au clin d’œil libertin près : Du goût, De la critique, De la composition et du choix des sujets, Du coloris, de l’intelligence des lumières et du clair-obscur, De l’antique, de la grâce, de la négligence et de la simplicité, Du naïf et de la flatterie, De la beauté, Des formes bizarres, Du Costume, Différents caractères des peintres, Définitions. Les pensées détachent, distendent un peu plus encore la discontinuité de l’essai et la liberté du propos, tout en acceptant les recopiages. C’est que ces Pensées sont écrites dans les marges d’un traité de Hagedorn21 et qu’elles constituent un supplément aux Essais de 1765-1766, de même que les premiers textes du philosophe ont été complétés, nuancés, actualisés par des additions.
24De l’Essai sur le mérite et la vertu à l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, des Essais sur la peinture aux Pensées détachées, l’essai constitue moins un genre pour Diderot que l’absence de toute contrainte générique22. Au cœur de tous ces textes se trouve une réflexion sur la dispersion et l’unité, sur la réalité et le sens. L’hésitation entre Essais et Essai sur la peinture se retrouve dans les deux titres du livre non publié de son vivant, La Promenade du sceptique (dont le sous-titre est un pluriel : les allées) ou Promenades de Cléobule. Les essais qui renoncent à l’unité de la Création peuvent retrouver une cohésion dans la personnalité de celui qui les compose. Diderot sait aussi bien que Montaigne le caractère fluide et ductile de sa nature. Il ne renonce pourtant jamais à l’unité du mérite et de la vertu, à la permanence d’un jugement moral à travers les siècles, à la cohérence d’une postérité qui vaut comme un Jugement dernier tout humain et une éternité toute relative de la conscience. Il y aurait même, au-delà de la relativité des goûts selon les époques, les sociétés et les individus, une continuité du Beau qui assure l’efficacité des œuvres d’art, des siècles après leur création. Les Essais de Montaigne restent bouleversants et gardent tout leur pouvoir de provocation pour les lecteurs du xviiie siècle. L’essai devient ainsi le lieu d’une traversée du pluriel en quête du singulier, un travail d’écriture qui déconstruise les fausses évidences, fasse advenir quelques certitudes et permette de tenter un pari sur l’homme, être mortel capable de se survivre par l’action, la pensée ou l’art23.
Notes de bas de page
1 E. Sullerot, Diderot dans l’autobus, Fayard, 2001, p. 59 et M. Delon, Diderot cul par-dessus tête, Albin Michel, 2014, p. 409.
2 J. Starobinski, « Rousseau dans la marge de Montaigne. Cinq notes inédites », Le Débat, mai-août 1996, n° 90 et « Rousseau : Notes en marge de Montaigne », Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, t. 41,1997, p. 11-56. Le volume annoté par Rousseau se trouve aujourd’hui à la Cambridge University Library.
3 Voir S. V. Korolev, La Bibliothèque de Diderot, vers une reconstitution, « Archives de l’Est », Ferney, Centre international d’étude du xviiie siècle, 2014.
4 « Peut-on définir l’essai ? », repris dans Jean Starobinski, Cahiers pour un temps, Centre Georges Pompidou, 1985, p. 185.
5 M. Dreano, La Renommée de Montaigne en France au xviiie siècle. 1677-1802, Angers, Éd. de l’Ouest, 1952. Plus récemment Jérôme Schwartz a recensé toutes les mentions des Essais par Diderot (Diderot and Montaigne. The Essais and the shaping of Diderot’s humanism, Genève, Droz, 1966).
6 Encyclopédie, t. V, p. 982-983. Suit un long article, « Essai (Chimie métallurgique) » qui détaille cet « examen d’un minéral dans lequel on a pour but de connaître les différentes substances qui entrent dans sa composition, et la quantité en laquelle elles y sont contenues ».
7 Encyclopédie, t. XIII, p. 608.
8 Ibid., p. 612.
9 Ibid. « L’histoire complète de tout ce qui se passe » en nous est justement ce que tente Diderot dans ses lettres à Sophie Volland, « registre exact de toutes les pensées de son esprit, de tous les mouvements de son cœur, de toutes ses peines, de tous ses plaisirs » (lettre du 14 juillet 1762).
10 Diderot, Contes et Romans, Gallimard, « La Pléiade », 2004, p. 586.
11 Œuvres inédites de Diderot. Le Neveu de Rameau. Voyage de Hollande, Brière, 1821, p. X-XI. Il s’agit de la paraphrase d’une note de Goethe, Rameaus Neffe, Francfort, Insel Taschenbuch, 1984, p. 273.
12 G. May, « Diderot artiste et philosophe du décousu », Europäische Aufklärung, Herbert Dieckmann zum 60. Geburtstag, éd. H. Friedrich et F. Schalk, Munich, Fink, 1967. Plus récemment, voir B. L. Abrams, Le Bizarre and le décousu in the novels and theoretical works of Denis Diderot. How the idea of marginality originated in Eighteenth-Century France, Lampeter, Edwin Melle Press, 2009.
13 « Bas (Bonneterie, et autres marchands, comme Peaussier, etc.) », Encyclopédie, t. II, p. 98.
14 « Avez-vous quelquefois vu un essaim d’abeilles s’échapper de leur ruche ? », Le Rêve de d’Alembert, Œuvres philosophiques, Gallimard, « La Pléiade », 2010, p. 361. Sur le passage de l’image du tissu à celle de l’essaim, voir C. Jacot-Grapa, Dans le vif du sujet. Diderot, corps et âme, Classiques Garnier, 2009, p. 225 et suiv.
15 Contes et romans, op. cit., p. 669.
16 Essai sur le mérite et la vertu, I, III, iii, dans Œuvres complètes, DPV, t. I, p. 359.
17 Cité dans DPV, p. 437. Sur l’image de l’océan, voir les suggestions de Charles Vincent, Diderot en quête d’éthique (1773-1784), Classiques Garnier, 2014, p. 359-360.
18 Voir R. Cobb, La Mort est dans Paris. Enquête sur le suicide, le meurtre et autres morts subites à Paris au lendemain de la Terreur, Le Chemin vert, 1978 et D. Godineau, S’abréger les jours. Le suicide en France au xviiie siècle, Armand Colin, 2012, en particulier sur l’eau comme « désespoir roturier », p. 112.
19 Essai sur les règnes de Claude et de Néron, II, 18, DPV t. XXV, p. 268.
20 Œuvres philosophiques, p. 283. Je souligne.
21 La catégorie de la marge a été exploitée par Franck Cabane (L’Écriture en marge dans l’œuvre de Diderot, Champion, 2009). F. Cabane distingue Montaigne qui « procède par excroissances successives et prolonge un ouvrage unique » et Diderot qui « met en œuvre des pratiques d’écriture diversifiées, inconstantes, apparemment contingentes, qui servent à conforter la thèse de la nécessité universelle et à réfuter le finalisme » (p. 141).
22 C. Vincent parle d’un « non-genre ambigu » à « la légèreté chaotique » (Diderot en quête d’éthique, p. 393).
23 Cet article a été « essayé » sous forme d’exposés à la Bibliothèque universitaire de Rennes, à l’institut Pierre Werner de Luxembourg et à l’université de Poitiers. Il a bénéficié des remarques des collègues dans chacun de ces cadres successifs. Qu’ils en soient remerciés.
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