L’ambivalence moderne de la fiction
p. 21-32
Texte intégral
1Le tournant des lumières inaugure un âge de la fiction. C’est l’œuvre de J.-J. Rousseau qui en impulse une définition moderne, fondée sur une conception novatrice de l’imagination. De l’éducation fictive d’un être imaginaire dans l’Émile à la création fictive d’une « société selon son cœur » dans La Nouvelle Héloïse, de l’existence romanesque dans Les Confessions aux extases décrites dans sa Correspondance, des « fictions » des Dialogues aux « fictions » des Rêveries du promeneur solitaire, Rousseau s’affirme comme le fondateur d’une théorie de la fiction.
2L’entrée « Fiction » du Dictionnaire de Trévoux, complété en 1740 et par conséquent antérieur à l’œuvre de Rousseau, définit ce terme comme « Mensonge, imposture1 », au sens d’une tromperie, d’une duperie, d’une dissimulation faite volontairement pour tromper autrui. Rousseau s’émancipe de cette définition, la catégorie endogène qu’il met en œuvre faisant davantage référence à un espace imaginaire qu’à un mensonge. Le philosophe des Lumières n’emploie pas ce terme comme antonyme de vérité, mensonge, dissimulation faite à quelqu’un, mais plutôt comme antonyme de réalité, comme construction imaginaire. En cela, il est l’instigateur d’un nouvel essor moderne de la « fiction ».
3Inaugurant une théorie de ce concept, il y adjoint une conception nouvelle de l’imagination comme puissance créatrice, capable de produire des êtres et des choses. La nouvelle extension du vocable « fiction » va de pair avec une imagination capable de la créer. Le théoricien de l’imagination, dont Baudelaire saura se souvenir lorsqu’il fera l’éloge de la « reine » des facultés, établit ainsi que l’imagination n’est pas seulement imitatrice mais créatrice. Dans l’article « Fiction » de l’Encyclopédie, Marmontel soutient que « l’imagination compose et ne crée point2 », ne pouvant que reproduire ou imiter le réel sans être capable de le produire ou de le créer. Contrairement à Marmontel, l’auteur des Confessions déclare : « Mon imagination […] ne saurait embellir, elle veut créer3. »
4Ce nouvel usage de la « fiction » modifie-t-il le rapport à la connaissance et au savoir, au sens d’un éclairage philosophique, épistémologique et méthodologique ? Quelle est la nouvelle relation à soi, aux affects et à l’existence induite par la nouvelle appréhension de ce terme, au sens non pas d’un éclairage mais d’un éclaircissement ? En quoi les fictions de l’imagination permettent-elles de donner de l’essor aux sciences humaines, pour développer « l’étude des hommes, qui est certainement encore à commencer4 » ? Dans l’œuvre de Rousseau, la fiction éclaire-t-elle les savoirs ?
5Sur le plan épistémologique, méthodologique et philosophique, cette définition inédite de la fiction permet de produire des fictions de pensée déterminantes pour faire naître les sciences humaines au xviiie siècle, pour élucider le savoir sur l’homme et la société. En ce sens, la fiction libère les savoirs. Rousseau peut dans ce cadre être considéré comme un philosophe fondamental du Siècle des lumières, dissipant les obscurités et mettant en lumière la connaissance anthropologique.
6Au niveau existentiel, la fiction désigne une construction mentale permettant d’infléchir la teneur des sentiments éprouvés dans l’intériorité. Imaginaire, cet espace inventé est pourtant réel, au sens où ces sentiments fictifs sont authentiquement vécus dans le secret du for intérieur. La « fiction » acquiert avec Rousseau une dimension existentielle et un fondement affectif dont elle était auparavant dénuée. La fiction est alors porteuse d’une expression et expansion des sentiments, certainement préjudiciable à la connaissance rationnelle dans ce registre existentiel, mais déterminante pour l’existence heureuse. Dans le cadre de la vie affective, la fiction obscurcit alors le savoir mais libère le savoir-vivre puisqu’elle permet de vivre mieux, parfois de vivre heureux.
7Le concept de « fiction » détient enfin un fort pouvoir d’invention lorsqu’il est appliqué à la création artistique et littéraire. Il ne libère alors ni le savoir, ni le savoir-vivre, mais le savoir-faire. C’est en ce sens grâce à la fiction que Rousseau renouvelle le roman épistolaire et crée l’autobiographie, voire « l’autofictiographie5 ».
La fiction éclaire les savoirs
8La mutation conceptuelle opérée par Rousseau consiste à conférer à la « fiction » un pouvoir d’invention. Elle libère une « vérité allégorique, une histoire révélatrice, une invention explicative6 » : c’est là sa dimension heuristico-cognitive. L’idée de fiction conquiert en ce sens un espace épistémologique et philosophique qui sera le terreau nécessaire au développement des sciences humaines.
9En s’émancipant d’une définition morale et éthique, l’auteur du Second discours a le champ libre pour déployer une méthodologie de la fiction. Dans le domaine cognitif, la force heuristique de ce concept se fonde sur l’utilisation d’une fiction de pensée, d’un modèle de connaissance ou d’une hypothèse qui n’est pas nécessairement vraie, mais dont on a besoin pour élaborer un raisonnement et tester sa validité. La fiction philosophique et anthropologique du Discours sur l’origine de l’inégalité révèle la production d’une fiction de pensée au fort pouvoir critique, heuristique, méthodologique et axiologique. Pour que l’anthropologie rousseauiste puisse se développer, il est indispensable de saisir l’imaginaire comme partie constituante d’une démarche scientifique. Inaugurer une science de l’homme par une méthodologie méditative de la fiction de pensée : voilà le parti pris, l’originalité et la force du système anthropologique de Rousseau.
Enjeux philosophique, épistémologique, anthropologique et sociétaux : la connaissance de l’homme par la rêverie méditative et les fictions de pensée
10Dans Les Confessions, Rousseau déclare que quinze jours de marche dans la forêt ont été nécessaires pour méditer le Discours sur l’origine de l’inégalité. Il explique que cette marche dans la nature s’est doublée d’une marche intérieure, elle seule lui permettant de produire des méditations philosophiques sur l’homme naturel et sur la genèse de la société. Cette marche lui permet ainsi de méditer et de retrouver les « routes oubliées et perdues » de l’origine de l’humanité. La déambulation dans l’intériorité permet donc de produire des fictions de pensée et dévoile le lien intrinsèque qui existe chez Rousseau entre promenade et imagination.
11L’épistémologie de la fiction de pensée mise en œuvre dans l’un des plus célèbres ouvrages de Rousseau est fondée sur une méthode de l’expérience de pensée, n’ayant à aucun moment besoin du témoignage des faits. S’il faut « écarter tous les faits », c’est uniquement pour retrouver la condition véritable de l’homme primitif. Au xviiie siècle, la science anthropologique que produit celui que Durkheim7 et Lévi-Strauss8 ont considéré comme le précurseur des sciences sociales n’est pas d’essence historique mais philosophique.
12Rousseau condamne la démarche historique, science trop peu certaine, et lui substitue une expérience de pensée abstraite puisqu’elle consiste en une « supposition de cette condition primitive9 » et en une fiction de pensée, une fiction heuristique consistant à tirer « les conjectures les plus probables qu’on puisse tirer de la nature des choses10 », pour reconstituer non pas le supposé mais le véritable état de nature. C’est le paradoxe apparent : l’état de nature qui n’a sans doute jamais existé rend compte de la réalité probable de l’humanité. Cet état de nature n’est pas un état réel mais fictif, une hypothèse méthodologique normative. C’est « un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé et qui probablement n’existera jamais mais dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent11 ».
Enjeux anthropologique et éducatif : une science de l’éducation par la fiction
13La fiction de pensée, déployée sous la forme d’une rêverie méditative et philosophique, véritable méthode d’une science anthropologique naissante, sera à nouveau employée dans l’Émile. Dans cet ouvrage, il y éduque fictivement un être imaginaire et déploie ce que Michel Fabre a nommé une « fiction théorique éducative12 ».
14Rousseau est l’inventeur d’une pratique éducative toute théorique, d’une expérience de pensée fictionnelle qui est le fruit de l’imagination. Il déclare dans son célèbre traité d’éducation : « J’ai donc pris le parti de me donner un élève imaginaire […]. Cette méthode me paraît utile13. » Il emploie la rêverie comme méthode scientifique pour mettre en œuvre cette fiction éducative : « On croira moins lire un traité d’éducation, que les rêveries d’un visionnaire sur l’éducation14. » Comme pour la méthode qu’il avait employée dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, l’expérience de pensée se fonde sur des suppositions : « Des qualités d’un bon gouverneur, je les suppose, et je me suppose moi-même doué de toutes ces qualités15. »
La fiction éclaircit le savoir-vivre
15Ce qui caractérise le tournant rousseauiste concernant le concept de « fiction », c’est qu’il devient avant tout l’antonyme de réalité et non plus en premier lieu celui de vérité : l’illusion volontaire peut devenir construction imaginaire et art de vivre. En quoi la fiction permet-elle par conséquent de décupler le savoir-vivre et d’étendre l’existence ?
Augmenter l’existence : « l’état fictif » et « romanesque » du promeneur solitaire
16En procédant à ce que nous nommerions aujourd’hui une autoanalyse, Rousseau remonte à ses premiers souvenirs d’enfance, qui ne sont autres que des lectures nocturnes d’Ovide et de Plutarque, aux alentours de cinq ans. Toutes ces lectures effectuées si jeune, écrit-il, « me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l’expérience et la réflexion n’ont jamais bien pu me guérir16 ». Par ce retour à la petite enfance qui deviendra après Les Confessions un passage obligé de toute autobiographie, il découvre par conséquent en lui-même ce qu’il nomme son « esprit romanesque17 », consistant à préférer le monde fictif au monde réel, un goût romanesque comme propension à éprouver des sentiments imaginaires, à jouir d’un « bonheur imaginaire18 ».
17Dans toutes ses œuvres relevant de l’écriture du moi, le romanesque s’affirme comme le paradigme de l’imaginaire. Dans Les Rêveries du promeneur solitaire, les paysages deviennent de « romanesques rivages19 ». En état de rêverie, il parvient à effacer les frontières et les limites qui séparent le réel du romanesque, expérience à propos de laquelle il déclare : « Je ne pouvais marquer le point de séparation des fictions aux réalités20. »
18L’existence est augmentée grâce à une forte sensualité du fictif : « Mes idées ne sont presque plus que des sensations21 » déclare-t-il dans Les Rêveries. Les extases et les rêveries sont sensuelles, car les idées se sont effacées pour laisser place aux sensations. Ce ne sont plus les savoirs qui sont ici éclairés, mais l’expérience sensorielle. L’homme est comme lui capable de « se nourrir d’agréables chimères […] en y faisant concourir tout ce qui frapp[e] réellement [s]es sens22 ». La rêverie nécessite ainsi de faire concourir les chimères et les sens, la fiction et le réel. Rêve et réalité deviennent équivalents : « Ce que je ferais de plus doux [sur cette île] serait d’y rêver à mon aise. En rêvant que j’y suis ne fais-je pas la même chose23 ? » La vie fictive est même supérieure à la vie réelle :
La nature y est la même que sur notre terre, mais l’économie en est plus sensible, l’ordre en est plus marqué, le spectacle plus admirable, les formes sont plus élégantes, les couleurs plus vives, les odeurs plus suaves, tous les objets plus intéressants24.
19Dans les Dialogues, le bonheur procuré par les fictions est supérieur à celui qu’il pourrait expérimenter dans la réalité. En parlant de lui-même, il déclare : « Par [l’imagination], ses fictions lui deviennent plus douces que les réalités mêmes25. »
20Il aime ainsi entrer dans un monde de « fiction » et délaisser le réel pour se consacrer au commerce avec les « êtres imaginaires » qui existent dans le « pays des chimères ». La marche intérieure qui se superpose à la marche dans la nature n’est pas l’occasion cette fois d’une méditation philosophique, comme pour la préparation du Second discours. L’enjeu n’est ni philosophique ni cognitif mais affectif et existentiel. Le but n’est plus de connaître mais de mieux sentir son existence, d’accéder à un état affectif heureux. C’est une finalité sans fin, la marche dans la nature n’ayant pas de but extérieur mais visant à produire ce qu’il nomme une « ambulante félicité26 ». L’expérience est alors celle d’un « bonheur imaginaire », consistant à vivre des extases dans les espaces fictifs que délivre l’imagination. C’est la fiction qui organise la marche puisqu’elle permet de « chercher ce bonheur imaginaire ». En parlant de lui-même, il déclare dans Les Dialogues : « Au milieu de ses […] ses fictions […] il y vit heureux27. » L’existence est alors décuplée puisque l’état réel se double d’un état fictif : « L’état fictif où je venais à bout de me mettre me fit oublier mon état réel dont j’étais si mécontent […]. Mon cœur est forcé de s’alimenter de fictions28. » « Forcé de s’alimenter de fictions » : la fiction est devenue une nécessité vitale pour bien-vivre.
L’amour comme fiction
21La fiction exerce également son emprise sur l’amour que Rousseau considère comme une force virtuelle et fictive, qui préexiste en quelque sorte au réel avant de se fixer sur telle ou telle personne. Dans l’Émile, il écrit : « Tout n’est qu’illusion dans l’amour, je l’avoue29. » Pour aimer dans la réalité, il faut qu’un modèle fictif et normatif agisse sur l’individu. Avant d’être vécu au sein du réel, avec une personne de chair et d’os, Rousseau éprouve l’amour à l’égard d’une femme imaginaire qu’il s’est créée, un personnage de fiction qu’il nomme une « sylphide ». Avant d’être vrai et réel, le sentiment amoureux est fictif et vérace : « Il n’y a point d’attrait plus séducteur que celui des fictions d’un cœur aimant et tendre30. » L’imagination décuple la puissance enivrante des sentiments, et l’amour qu’il éprouve par exemple pour la princesse de Ferrare dans son opéra Les Muses galantes lui « donnèrent une nuit cent fois plus délicieuse qu’[il] ne l’aurait trouvée dans les bras de la princesse elle-même31 ».
22L’amour est par conséquent lui aussi une donnée de la production romanesque d’un rêveur qui s’enivre de fictions. Le choix de la personne aimée est donc dicté par la fiction et le réel est apprécié en fonction des « modèles » de son imagination : le point de référence du réel est cette fiction modélisante. C’est parce qu’une visite que lui rend Mme d’Houdetot « eut l’air d’un début de roman » qu’il tombe amoureux : « Je fus pris à l’air romanesque de celle-là, et pour cette fois ce fut de l’amour32. »
Être heureux par la fiction : le savoir-vivre décuplé
23Assignant à la fiction une réalité existentielle, une solidité affective et infléchissant ce terme du sens de mensonge vers celui de véracité, Rousseau inaugure une pensée moderne de la fiction. En conférant à l’intériorité un statut déterminant, en faisant du sentiment l’essentiel, au détriment du fait objectif, il promeut une pensée inaugurale du sentiment et une théorie du cœur fondée en partie sur le concept de « véracité33 ». Avec l’auteur des Confessions et des Rêveries du promeneur solitaire, la problématique éthique de la fiction s’infléchit en question existentielle et sentimentale. Il ne s’agit plus de chercher le vrai d’un monde objectif, mais ce qui est vérace dans le monde de l’intériorité : « La profession de véracité que je me suis faite a plus son fondement sur des sentiments de droiture et d’équité que sur la réalité des choses34. » La fiction ne permet pas dans ce registre d’accéder à la vérité, de mettre en lumière les savoirs. Elle permet d’atteindre la véracité, ce qui obscurcit les savoirs mais donne de la clarté à la vie intérieure et affective.
24Lorsque la fiction se déploie dans le domaine existentiel, elle n’implique pas d’éclairage mais un éclaircissement de soi, dont le caractère principal demeure la véracité générée par la vie fictive. Il y a une dimension certes fictive mais pas chimérique du bonheur imaginaire : même si la vie fictive ne s’avère pas réelle, elle délivre cependant un « vrai bonheur », la rêverie transformant réellement le cauchemar en songe serein : « [Ces heureuses fictions] ont plus de réalité peut-être que tous ces biens apparents dont les hommes font tant de cas, puisqu’ils ne portent jamais dans l’âme un vrai sentiment de bonheur35. » Vivre « au pays des chimères » ne consiste ni à mystifier l’existence heureuse ni à vivre un bonheur faux et chimérique. Le rêve est certes illusion, mais vivre cette illusion ne constitue en aucun cas une méprise sur la nature réelle du bonheur.
25Il ne s’agit plus alors de penser, mais au contraire de vivre et de sentir son existence. L’épisode de Ménilmontant, narré dans Les Rêveries, illustre ce rapport non pas cognitif à soi et à l’altérité, mais affectif et extatique. Rousseau fait une chute violente, perd conscience et, lorsqu’il reprend conscience, éprouve un bonheur conjoint de la saturation des sens et de l’existence fictive : « En me voyant entouré de verdure, de fleurs, d’oiseaux […] j’assimilais à mes fictions tous ces aimables objets36. » Non pas distingués mais au contraire intimement mêlés, le réel et la fiction ne sont plus envisagés dans leur épaisseur ontologique, mais dans l’intensité affective dont ils peuvent être chargés lorsque l’individu, heureux, n’a plus besoin de rationaliser le réel, mais se plaît à le rêver.
26Il faut donc comprendre la reconstruction du bonheur à partir de la notion de fiction. Chez Rousseau, l’imagination sert de base à une théorie littéraire de la fiction parce que la vie fictive est l’une des voies privilégiées de la félicité. Dans les Dialogues, l’auteur pense les fictions de l’imagination comme les seules ressources sûres de l’homme en quête de bonheur :
Dépouillé par des mains cruelles de tous les biens de cette vie […], l’imagination les lui rend dans l’instant même : d’heureuses fictions lui tiennent lieu d’un bonheur réel ; et que dis-je ? Lui seul est solidement heureux, puisque les biens terrestres peuvent à chaque instant échapper en mille manières à celui qui croit les tenir : mais rien ne peut ôter ceux de l’imagination à quiconque sait en jouir37.
27En faisant de la fiction la matrice de la félicité, le rêveur confère à la vie heureuse une forte assise fictionnelle : « Non jamais les voluptueux n’ont connu de pareilles délices, et j’ai cent fois plus joui de mes chimères qu’ils ne font des réalités38 » déclare-t-il dans les Lettres à Malesherbes.
28Vivre le réel pleinement, c’est vivre la fiction. Le rapport au monde ne doit pas être alors posé en termes de rationalité et de savoir, mais bien plutôt en termes d’émotions et d’existence. C’est précisément en abdiquant un rapport rationnel au monde, en renonçant à la volonté de l’éclairer, que l’on accède au pouvoir non pas critique mais heuristique de la fiction. La fiction n’éclaire pas les savoirs en ce sens. Elle éclaire le savoir-vivre.
La fiction libère le savoir-faire et l’inventivité littéraire
Le renouvellement générique par la fiction
29La Nouvelle Héloïse, véritable succès éditorial du xviiie siècle, renouvelle radicalement le roman épistolaire inauguré par Montesquieu au début du Siècle des lumières. Rousseau explique très clairement dans Les Confessions que ce roman épistolaire a d’abord pris dans son esprit la forme d’une déambulation dans le pays fictif des chimères produites par l’imagination, d’une fiction de pensée qu’il n’avait d’ailleurs pas projeté initialement d’écrire, et encore moins de publier. Quels rôles jouent par conséquent l’imaginaire et la fiction dans la création romanesque et dans les fictions narratives en général ?
30Lorsqu’il expose la genèse de ce roman, il détaille ce qui n’est initialement qu’une fiction de pensée, qu’une manière de vivre dans l’imaginaire :
L’impossibilité d’atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères, et ne voyant rien d’existant qui fut digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d’êtres selon mon cœur […]. J’y passais les heures, les jours sans compter, en perdant le souvenir de toute autre chose39.
31Sans ces fictions de l’imagination, il n’aurait rien écrit. Il existe un eros de la fiction pouvant être caractérisé comme un dispositif qui échappe au contrôle de l’individu et qui se déploie à l’insu de sa volonté individuelle :
Je n’étais plus un moment à moi-même, le délire ne me quittait plus. Après beaucoup d’efforts inutiles pour écarter de moi toutes ces fictions, je fus enfin tout à fait séduit par elles, et je ne m’occupai plus qu’à tâcher d’y mettre quelque ordre et quelque suite pour en faire une espèce de roman40.
32À force de vivre dans ce « pays des chimères » et en acquérant l’habitude d’exister dans un « monde imaginaire », il finit par transformer l’imagination romanesque en un roman imaginé, par donner de la consistance à cette existence fictive par l’acte d’écriture :
Ces fictions, à force de revenir, prirent enfin plus de consistance, et se fixèrent dans mon cerveau sous une forme déterminée. Ce fut alors que la fantaisie me prit d’exprimer sur le papier quelques-unes des situations qu’elles m’offraient41.
33Il transforme ainsi ces fictions intimes en une fiction littéraire. Il a lui-même conscience de la différence existant entre les fictions imaginaires, au sens de ce qui est virtuellement rêvé mais positivement vécu, et les fictions littéraires. Il distingue les deux sens du terme, ce qui en fait un réel théoricien de cette notion de « fiction ». Dans la quatrième promenade des Rêveries, il définit en effet les fictions littéraires par opposition à l’imaginaire : « Il est d’autres fictions purement oiseuses telles que sont la plupart des contes et des romans […]. Les fictions qui ont un objet moral s’appellent apologues ou fables42. »
L’illusion référentielle générée par la fiction
34La vie fictive permet de générer l’impression d’être dans la réalité, alors même que celle-ci n’est que fictive. La puissance de la fiction est par conséquent de générer ce que Barthes nommera un « effet de réel ». Rousseau formule cette illusion référentielle en ces termes : « Mon imagination […] voulait […] me faire illusion sur la réalité43. » Illusoire mais rendant véritablement heureux, cette vie au pays des chimères est une fiction de pensée. Pierre-Maurice Masson a proposé d’appeler « cet état d’esprit où l’illusion devient elle-même réalité » : « le pygmalionisme de Rousseau44 ».
35Selon Rousseau, le fictif n’a pas besoin du réel ; c’est au contraire le réel qui a besoin du fictif. Plutôt que de romancer des faits réels comme nombre de romanciers à son époque, l’auteur de La Nouvelle Héloïse fait passer le romancé pour du réel. Dans la préface de cet ouvrage, il s’adresse directement au lecteur et emploie ce terme de « fiction » pour qualifier la production de son imagination : « Ai-je fait le tout, et la correspondance est-elle une fiction ? Gens du monde, que vous importe ? C’est sûrement une fiction pour vous45. » Les lettres qui composent La Nouvelle Héloïse feignent dans la préface d’être « des lettres de deux amants habitant une petite ville au pied des Alpes recueillies et publiées par Jean-Jacques Rousseau46 ».
L’inventivité littéraire : autobiographie et autofictiographie
36Les Confessions ont été retenues comme l’acte fondateur de l’autobiographie. En insistant sur l’importance de la fiction dans sa vie réelle, Rousseau élabore déjà une autobiographie complexe. Pour comprendre l’histoire de sa personnalité, on ne peut se dispenser de traiter de la vie fictive qu’il a toujours menée, qui éclaire ce qu’il nomme lui-même son « tempérament romanesque » et son aspiration fondamentale à un « bonheur imaginaire ». Cette vie fictive éclaire sa vie réelle et fait partie intégrante de son existence, dès lors qu’il passe une bonne partie de sa vie à « rêver » : « Je passe les trois quarts de ma vie […] occupé […] avec les enfants de mes fantaisies que j’ai créés selon mon cœur47. »
37Si l’on souhaite insister sur la dimension fictive de la vie du rêveur et sur le fait que son écriture prend très souvent pour objet sa propre fiction, il est possible d’avancer le concept d’« autofictiographie48 », ou tout au moins d’ajouter l’incise suivante dans la définition que donne Philippe Lejeune dans Le Pacte autobiographique : « L’autobiographie est le récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence », réelle ou fictive, « lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, et en particulier sur l’histoire de sa personnalité49 ». Philippe Lejeune lui-même a nuancé sa définition en 2005 dans Signes de vie, le pacte autobiographique 2 : « Il y a tant de degrés intermédiaires entre l’autobiographie et la biographie, entre elle et la fiction et si peu d’autobiographies “pures”50. »
38Dans le domaine anthropologique et philosophique, la fiction éclaire les savoirs et procure à la connaissance de l’homme et de la société une méthodologie et une épistémologie qui contribuent à l’apparition des sciences humaines d’inspiration herméneutique. Cependant, l’ambivalence de la fiction tient au fait que dans le domaine affectif et existentiel, sa force est d’obscurcir le savoir pour dynamiser le savoir-vivre. C’est enfin son pouvoir créateur qui enrichit également le savoir-faire, en particulier dans le domaine littéraire.
39L’œuvre entière de Rousseau atteste par conséquent d’une théorie et d’un usage modernes de la fiction, dans les multiples dimensions du social, du littéraire, de l’esthétique, du philosophique, de l’éducatif, de l’existentiel et de la vie intime. Dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, Les Rêveries, l’Émile, La Nouvelle Héloïse, Les Confessions et les Dialogues, il pense et traite d’un imaginaire tout entier organisé par la fiction, ici renouvelée : fiction d’un « état de nature » et d’un « état sauvage », fiction d’une situation éducative pour Émile, d’une « société selon son cœur » dans La Nouvelle Héloïse, fictions de l’extase et du romanesque, fictions des Rêveries et des promenades. Des rêveries philosophiques du Second discours aux rêveries littéraires du promeneur solitaire, de la fiction de pensée à l’errance fictive de l’imagination, Rousseau s’affirme comme le fondateur d’une théorie moderne de la fiction.
Notes de bas de page
1 De la Bruyères, Dictionnaire de Trévoux, article « Fiction », Nancy, Pierre Antoine, 1740, p. 978.
2 J.-F. Marmontel, Éléments de littérature, article « Fiction », t. XIII, Paris, Verdière, 1825, p. 432.
3 J.-J. Rousseau, Les Confessions, Œuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 171-172. Toutes les citations de Rousseau contenues dans cet article sont issues de la Pléiade, t. 1 à t. 5. Dorénavant : Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, op. cit., p. 171-172.
4 J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, tome 3, 1964, p. 122.
5 G. Farrugia, Bonheur et fiction chez Rousseau, Paris, Classiques Garnier, coll. « L’Europe des Lumières », 2012, p. 96.
6 M. Delon, Préface de Bonheur et fiction chez Rousseau, op. cit., p. 8.
7 E. Durkheim, Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie, Paris, Librairie Marcel Rivière, 1953.
8 C. Lévi-Strauss, « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme », Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 52-55.
9 J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, op. cit., p. 160.
10 Ibid., p. 162.
11 Ibid., p. 123.
12 M. Fabre, Jean-Jacques Rousseau, une fiction théorique éducative, Paris, Hachette, coll. « Portraits d’éducateurs », 1999.
13 J.-J. Rousseau, Émile, t. 4, 1969, p. 264.
14 Ibid., p. 241.
15 Ibid., p. 265.
16 J.-J. Rousseau, Les Confessions, op. cit., p. 8.
17 J.-J. Rousseau, Lettre au prince Louis-Eugène de Wurtemberg du 10 novembre 1763, n° 1961, Correspondance Générale de Jean-Jacques Rousseau, t. X, Paris, Armand Colin, 1932, p. 205.
18 J.-J. Rousseau, Les Confessions, op. cit., p. 152.
19 J.-J. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, t. 1, op. cit., p. 1048.
20 Ibid.
21 Ibid., p. 1066.
22 Ibid., p. 1048.
23 Ibid., p. 1049.
24 J.-J. Rousseau, Dialogues, t. 1, op. cit., p. 668.
25 Ibid., p. 857.
26 J.-J. Rousseau, Les Confessions, op. cit., p. 102.
27 J.-J. Rousseau, Dialogues, op. cit., p. 815.
28 J.-J. Rousseau, Les Confessions, op. cit., p. 41.
29 J.-J. Rousseau, La Nouvelle Héloïse, t. 2, 1964, p. 15.
30 J.-J. Rousseau, Dialogues, op. cit., p. 882.
31 J.-J. Rousseau, Les Confessions, op. cit., p. 294.
32 Ibid., p. 439.
33 J.-J. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, op. cit., p. 1038.
34 Ibid..
35 J.-J. Rousseau, Dialogues, op. cit., p. 814.
36 J.-J. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, op. cit., p. 1048.
37 J.-J. Rousseau, Dialogues, op. cit., p. 814.
38 J.-J. Rousseau, Lettres à Malesherbes, t. 1, op. cit., p. 1139.
39 J.-J. Rousseau, Les Confessions, op. cit., p. 427.
40 Ibid., p. 434.
41 Ibid., p. 431.
42 J.-J. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, op. cit., p. 1029.
43 J.-J. Rousseau, Les Confessions, op. cit., p. 431.
44 P. Burgelin, La Philosophie de l’existence de Jean-Jacques Rousseau, Genève, Slatkine reprints, 1978, p. 178.
45 J.-J. Rousseau, La Nouvelle Héloïse, op. cit., p. 4.
46 Ibid.
47 J.-J. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, op. cit., p. 1081.
48 G. Farrugia, Bonheur et fiction chez Rousseau, op. cit., p. 96.
49 P. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1975, p. 14.
50 P. Lejeune, Signes de vie, le pacte autobiographique 2, Paris, Seuil, coll. « Sciences humaines », 2005, p. 63.
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