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Préface

p. 11-13


Texte intégral

1On le sait, l’histoire militaire a retrouvé depuis une quarantaine d’années ses lettres de noblesse dans les Universités. Elle a connu plusieurs phases de croissance, dans le fil du renouveau enclenché par les travaux pionniers d’Émile G. Léonard. Une véritable renaissance avec André Corvisier et André Martel, refondateurs d’une histoire des militaires inscrite dans l’histoire générale de l’État, des institutions et de la société ; puis elle s’est élargie vers l’étude du fait de guerre, avec une réhabilitation majeure de l’histoire bataille ; enfin, elle a connu un nouvel élargissement vers la pensée militaire et l’étude des ouvrages théoriques sur l’art de la guerre, infiniment plus féconds que l’histoire générale ne le laissait supposer.

2Si l’on met à part la ville de Paris, champ clos des travaux de Jean Chagniot, mais exception dans la monarchie du xviiie siècle, et les provinces militaires de la frontière qui ont souvent attiré les recherches spécifiques sur l’armée, il manquait encore ce que l’on peut appeler, selon l’expression consacrée, une grande thèse d’histoire régionale de l’armée de l’époque moderne pour la France intérieure, pourtant elle aussi marquée par le fait militaire, l’un des volets de la centralisation administrative de l’absolutisme français. On connaît surtout des recherches portant sur un corps (la maréchaussée intéresse), ou sur des espaces plus étroits (la ville de Toulouse). La grande thèse régionale attendue existe maintenant, avec le travail de Stéphane Perréon.

3Cet ouvrage vient couronner un parcours exemplaire. Stéphane Perréon est un Breton de Bretagne, que j’ai d’abord rencontré tout jeune étudiant à l’Université de Nantes. Après avoir soutenu une maîtrise sur l’armée à Nantes au xviiie siècle, puis réussi le concours de l’agrégation, Stéphane Perréon a élargi son domaine de recherches dans son mémoire de DEA, et commencé sa thèse en même temps qu’il a exercé ses fonctions de professeur de collège puis de lycée, actuellement exilé à Bressuire, où, il faut le reconnaître, il apprécie l’accueil et les joies du Poitou. Soumis aux exigences et aux contraintes regrettables des nouveaux calendriers universitaires, il a réussi à achever la thèse dont est tiré le présent ouvrage dans un temps court, cinq ans, et présente aujourd’hui un travail de très grande qualité, digne de la comparaison avec les anciennes thèses d’État, ce qui devient bien rare.

4Le titre complet de la thèse en indiquait l’ambition : L’Armée en Bretagne au xviiie siècle. Institution militaire et société civile au temps de l’Intendance et des États.

5Il s’agit bien d’une histoire institutionnelle et sociale de l’armée et des militaires, entendons de l’armée de terre, dans une province périphérique du royaume, plus généralement tournée vers la mer que vers la terre. La recherche s’appuie sur des archives originales et volumineuses, celles du Service Historique de l’Armée de Terre, au château de Vincennes, celles des dépôts départementaux (Loire-Atlantique et Ille-et-Vilaine principalement, mais également Finistère et Côtes-d’Armor) et municipaux (Rennes et Nantes, mais aussi les autres villes de Bretagne, jusqu’aux plus petites). L’ensemble, déjà considérable, a enfin été soutenu aussi par le recours aux archives nationales, quand les particularités désormais légendaires de cette institution n’en empêchaient pas la consultation. Une bibliographie à la fois d’histoire militaire et d’histoire bretonne, – avec même un ouvrage en breton, Avanturio ar citoien Jean Conan a Voengamb –, tout indique les mérites de Stéphane Perréon.

6Il s’agit donc d’examiner le fonctionnement d’une institution dans une province qui a conservé bien des spécificités, mais que la politique royale après les troubles qui l’ont agitée jusqu’en 1675, cherche à intégrer au royaume, avec la création en 1689 de l’Intendance, qui, désormais, à côté des États, contribue à l’administration de la Bretagne. Dans le cadre de l’armée, la particularité de la Bretagne est double : si elle n’est pas l’une des grandes régions militaires du royaume, loin de là, elle fait figure de province frontalière en raison de sa position devant l’Angleterre, et ses côtes sont, à chaque guerre, l’objet d’attaques anglaises. Mais ici, la recherche est centrée sur la Bretagne intérieure, qui voit elle aussi exister l’armée : les villes ont des remparts, la milice fonctionne, les régiments passent en quartiers d’hiver ou en garnison, les soldats logent chez l’habitant, les officiers se mêlent au monde, recrutent dans la province où ils conservent des fidélités, en bref, l’armée est physiquement présente comme l’un des corps d’une société au sein de laquelle elle finit par se distinguer nettement.

7La première partie présente les rouages et le fonctionnement de l’institution, avec une place essentielle tenue par l’Intendant, on ne s’en étonne pas : il administre tout, officiers et soldats, recrutement et justice militaire, invalides et retraités, finances et vie matérielle de l’armée… Mais Stéphane Perréon descend jusqu’aux rouages locaux, parfois attendus, comme les commissaires qui finissent par se substituer aux lieutenants de roi et aux gouverneurs, eux étonnamment absents ; parfois moins attendus, comme les recteurs de paroisses, qui jouent le rôle utile d’interprète en langue bretonne… Les États, de leur côté, sont presque naturellement à la pointe de la contestation des charges militaires qui pèsent sur la province ; la lutte contre l’absolutisme administratif et la centralisation du royaume fait partie de leur action la plus constante. Dans l’ensemble, l’impression reçue est celle d’une belle réussite administrative, dans une province a priori peu facile.

8La seconde partie montre le poids humain et matériel que représente l’armée dans la province. La milice et, de la ruse au rejet, toutes ses approches les plus courantes, le recrutement volontaire avec ses situations locales (recrutement de Saxe-Volontaires au moins de deux capitaines bretons, qui font jouer le vieux lien seigneurial de fidélité pour convaincre les jeunes gens de se faire hussards à la hongroise, par exemple), enfin la pesanteur des charges, logement de guerre, transport des bagages et fournitures de chevaux, information, étape et casernement, enfin beaucoup plus originale et donnant lieu à de fort bons développements, la question des camps, là encore tout semble, finalement, fonctionner.

9Aussi, comment s’en étonner ? La troisième partie analyse la perception du fait militaire par les Bretons eux-même, et le recours prioritaire aux Cahiers de Doléances révèle d’abord un rejet universel ; pourtant, une analyse très minutieuse démontre que ce rejet s’accommode de nuances, que les Bretons accepteraient des charges financières au lieu d’une charge qui pèse sur les hommes. Ce ne sont pas les obligations militaires qui sont en cause, mais leur caractère aléatoire et inéquitable. Les soldats eux-mêmes ne pâtissent pas d’un rejet toujours invoqué par les historiens, mais trop souvent réduit à des stéréotypes. Le soldat est voleur, mais il n’est pas un bandit de grand chemin ; il est séducteur, mais c’est peut-être la rançon du nomadisme professionnel qui caractérise son existence, de garnison en garnison ; et au fond, on aimerait en voir plus souvent exercer quelques fonctions d’autorité, aux marchés et dans les foires, aux spectacles malgré les réticences des municipalités. Si le contrôle de l’armée permet un embellissement des villes par la démilitarisation de l’espace urbain, auquel les Bretons sont sensibles, le soldat commence à faire partie du paysage des rues et contribue à leur animation. Il est souvent aperçu comme au service de l’intérêt commun, et finalement, comme fréquentable. Rejoignant les conclusions de John Lynn, Stéphane Perréon souligne enfin le rôle essentiel de l’armée dans la « francisation » du royaume. À la fois parce que les soldats en Bretagne parlent Français, que parce que les Bretons qui se font soldats, répandus dans le royaume, s’y francisent et sont, à leur retour, quand ils reviennent, plus francisés que bretonnants. L’armée joue bien le rôle de « French melting pot »…

10À la croisée de l’histoire militaire, administrative, sociale, économique et des mentalités, l’ouvrage de Stéphane Perréon apporte un bel exemple de l’affermissement de l’état moderne, ou de l’achèvement de la construction du royaume. Il constituera désormais une référence.

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