Chapitre 13. Les exilés du Nouveau Monde
p. 191-205
Texte intégral
1« Poursuivre la guerre ? Oui certes, mais pour quel but et dans quelles limites ? Beaucoup, lors même qu'ils approuvaient l'entreprise, ne voulaient pas qu'elle fut autre chose qu'un concours donné par une poignée de Français à l'empire britannique demeuré debout et en ligne. Pas un instant, je n'envisageai la tentative sur ce plan-là. Pour moi, ce qu'il s'agissait de servir et sauver, c'était la Nation et l'État ». Ces quelques lignes, extraites des Mémoires de guerre du général de Gaulle, illustrent l'essence même des difficultés qui surgiront plus tard entre leur auteur et le député de Neuilly. Dans l'immédiat, les deux hommes se retrouvent avec ferveur, à Londres, malgré l'atmosphère désespérante de la débâcle.
2De Gaulle a porté, pendant dix jours, le titre de sous-secrétaire d'État à la guerre dans un État qui agonise. Envoyé deux fois en mission en Angleterre par Paul Reynaud, les 9 et 16 juin, il a pu mesurer la volonté farouche de Winston Churchill. Le 16 juin, l'objet de la rencontre du général avec le gouvernement britannique était d'obtenir des navires pour transporter vers l'Afrique du Nord 800 000 soldats français. Mais l'évolution de la situation militaire et politique en France rend cette négociation inutile. On n'en est plus là ! Pour encourager les Français à résister, Churchill et de Gaulle préparent un projet d'union franco-britannique. Prévenu par téléphone, Reynaud approuve cette initiative.
3Mais en revenant d'urgence à Bordeaux (dans un avion anglais, le 16 à 21 h 30), de Gaulle doit déchanter : Paul Reynaud a démissionné dans la soirée, sans avoir formulé clairement devant ses ministres la question essentielle : « Qui est pour ? qui est contre l'armistice ? ». Épuisé par les luttes intestines au sein de sa faible majorité, sentant la montée irrémédiable des pacifistes sous l'influence du maréchal Pétain et du général Weygand, le président du Conseil renonce, la mort dans l'âme. Nouveau chef du gouvernement désigné par le président Lebrun, le maréchal Pétain annonce aux Français, le 17 juin à 12 h 30, qu'il demande l'armistice. De Gaulle n'entend pas cette allocution diffusée par la radio. Il est reparti à Londres, le matin même, avec le général Spears, délégué personnel de Churchill auprès de Paul Reynaud.
4Tout en refusant de les accompagner, Reynaud confie 100 000 francs (prélevés sur les fonds spéciaux) à Geoffroy de Courcel, officier d'ordonnance de l'ex sous-secrétaire d'État qui a pris place également dans l'avion. Spears a vainement cherché à entraîner Georges Mandel, ministre de l'Intérieur du gouvernement démissionnaire dont, en bon anglais, il admire le jugement, le calme et la fermeté. Partis de Mérignac à 9 heures du matin, Spears et de Gaulle survolent la Bretagne où l'officier français a laissé sa femme, ses enfants et sa mère (qui agonise à Paimpont). Le vol se déroule « sans romantisme et sans difficulté » selon de Gaulle. Spears au contraire en fera une description qui s'apparente à l'odyssée des frères Kerillis. Comme eux, ils s'arrêtent à Jersey pour faire provision de carburant. Pendant que les techniciens s'affairent autour de l'avion, l'envoyé personnel de Churchill propose à son passager une tasse de café... qui se révèle être du thé ! Un tel signe ne trompe pas : de Gaulle se trouve bien de l'autre côté de la Manche ! Le général de brigade à titre provisoire peut contempler son splendide dénuement : « Pas l'ombre d'une force, ni d'une organisation. En France, aucun répondant et aucune notoriété. À l'étranger, ni crédit ni justification », écrit-il dans ses Mémoires.
5À Londres, le général Spears réunit Kerillis et de Gaulle pour un dîner, qui sera suivi de plusieurs entretiens en tête-à-tête. Kerillis en conserve un souvenir ému : « Extrêmement pâle, les traits creusés et tirés, le regard rempli d'une flamme sombre, il semblait obéir à un appel intérieur d'une puissance irrésistible ». « On va peut-être me prendre pour un aventurier, s'interroge de Gaulle, et pourtant je n'en suis pas un... Je veux me battre encore car l'intérêt et l'honneur de la France l'exigent. On dira que je suis un rebelle parce que je n'obéis pas aux ordres... Mais ce sont « eux » les rebelles qui n'obéissent pas au devoir le plus sacré : défendre son pays jusqu'à la dernière chance auprès de son dernier allié ». Les deux hommes, là-dessus, sont parfaitement au diapason.
6Kerillis, qui s'est installé au Brown's hôtel sur Dover Street, prend contact également avec ses anciens correspondants anglais du Centre de propagande. Compagnons de combat contre les accords de Munich, ils participent au gouvernement Churchill : Antony Eden détient le poste de ministre des Affaires étrangères, Duff Cooper est ministre de l'Information. Kerillis les retrouve dans cette atmosphère lourde et fébrile de tragédie : la défaite de la France annonce la prochaine offensive de l'armée allemande contre le Royaume-Uni. La même volonté de résistance les anime, partagée par de Gaulle qui s'érige en « champion inflexible de la nation ». Faute de personnalités plus connues, Churchill accueille cordialement, dans le jardin ensoleillé de Downing Street, ce grand officier faussement dégingandé, aussi raide qu'il est rond. Le jour même, il lui ouvre l'accès à l'antenne de la BBC.
7Aucun enregistrement n'a été réalisé de l'appel historique diffusé le lendemain 18 juin. Charles de Gaulle, seul dans le studio avec un technicien britannique, lit son texte. Il écrira plus tard : « À mesure que s'envolaient les mots irrévocables, je sentais en moi-même se terminer une vie, celle que j'avais menée dans le cadre d'une France solide et d'une indivisible armée. À 49 ans, j'entrais dans l'aventure comme un homme que le destin jetait hors de toutes les séries ».
Un avion le plus vite possible
8Son message sera traduit par les agences de presse et propagé par les journaux anglais. Le bouche-à-oreille fait circuler la nouvelle parmi les Français présents à Londres. André Weil-Curiel, jeune avocat proche de Mendès-France, agent de liaison attaché au bureau d'information français à Londres, téléphone à l'ambassade de France :
- - « Le général de Gaulle, s'il vous plaît !
- - Il n'est pas ici.
- - Où est-il alors ?
- - Je ne sais pas.
- - Mais, mademoiselle, c'est désespérant. Il faut absolument que je joigne tout de suite le général de Gaulle : je veux me mettre à sa disposition. On sait certainement où le trouver à l'ambassade ? ».
9Après un silence embarrassé, la correspondante d'André Weil-Curiel lui murmure : « Je ne devrais pas vous le dire. On nous a recommandé de ne pas donner le moindre renseignement sur ce général de Gaulle. Mais, voici son adresse : Seymour Graves, Curzon Street, téléphone... Bonne chance, et ne dites pas que c'est moi qui vous l'ai dit ».
10Les responsables diplomatiques français ne voient pas d'un bon œil l'arrivée du général rebelle et de ses premiers collaborateurs : pour eux ce sont « des parias ». L'ambassadeur Corbin ainsi que Paul Morand, qui dirige la mission française économique, reconnaissent le gouvernement Pétain et refusent toute coopération. Dans un rapport destiné au ministre français des Affaires étrangères, Paul Morand montre Kerillis étroitement associé aux prémices de l'action gaulliste : « Dès le 17 juin (c'est en fait le 15), Monsieur de Kérillis était arrivé à Londres et y avait commencé ses démarches, et le général de Gaulle parlait pour la première fois à la BBC. Sous le patronage du ministre de l'Information, M. Duff Cooper, ils orchestrent toute une propagande injurieuse contre le maréchal, troublent l'opinion anglaise, divisent la colonie française d'Angleterre, font pleuvoir des nouvelles tendancieuses ou fausses (arrivée imminente de MM. Blum, Mandel, Campinchi, Delbos, attentat de la Gestapo contre M. Paul Reynaud, assassinat de M. Pierre Cot, etc...) ». Le général de Gaulle finit par déjeuner chez M. Corbin que Kerillis a froidement apostrophé : « De toute façon, vous êtes fini : autant venir avec nous ! ». Les 19, 20 et 21 juin, le général et Kerillis sont installés comme chez eux dans le bureau de l'ambassadeur et de son secrétaire de confiance M. de Charbonnière. M. Corbin annoncera sa démission à ses intimes le 22 juin.
11Pendant ce temps, de Gaulle a trouvé asile dans l'appartement de son ancien chef de cabinet civil, Jean Laurent, à Seymour Place. Ses bagages ne l'encombrent guère : il n'a emporté qu'un pantalon de rechange, quatre chemises et une photo de sa famille. À côté de ce modeste paquetage, les deux valises de Kerillis, bourrées de « dossiers » du CPRN, semblent énormes.
12André Weil-Curiel, qui a téléphoné au numéro indiqué par la jeune Française de l'ambassade, entend une voix grave et calme lui proposer de venir à midi. À l'heure dite, il arrive dans Curzon Street, découvre une modeste maison de quatre étages gardée par un policeman. Aussi ému qu'intrigué, il sonne et se retrouve devant le lieutenant de Courcel qui l'introduit dans une pièce baignée de lumière et prolongée par une magnifique terrasse ouverte sur Hyde Park. Weil-Curiel, qui s'attendait à trouver une foule de volontaires venus offrir leurs services, se montre surpris du calme de la maison. Son regard s'arrête sur le visage maigre et les yeux ardents d'un officier d'aviation à trois galons qui vient d'arriver. Il reconnaît Henri de Kerillis, dont les photos et les caricatures lui ont rendu les traits familiers. Les présentations faites, Kerillis lui raconte « l'atmosphère de lâcheté et de terreur » de Bordeaux et lui explique ses intentions : « Je ne désire qu'une chose : me battre. Je viens demander au général de Gaulle qu'il me donne un avion le plus vite possible. Ici, il n'y a plus qu'un chef et des soldats... Et les hommes politiques qui sont restés en France, que vont-ils faire ? Pourquoi ne sont-ils pas venus ici ? interroge-t-il. Je les plains. Ils sont fichus. Ils vont être massacrés par Marquer1 et ses bandes. Il n'en sortira plus un ».
13Leur conversation est interrompue par la voix du général de Gaulle qui fait appeler Kerillis. Weil-Curiel s'assied alors près d'un colonel de l'armée de l'air qui lui demande : « Qui est donc cet aviateur avec qui vous étiez en conversation ?
- - C'est Henri de Kerillis.
- - Tiens, il est ici celui-là ! Il aurait aussi bien pu rester où il était... »
14Les volontaires sont si peu nombreux que la première tâche confiée à Weil-Curiel est la garde du téléphone pendant que le général et Geoffroy de Courcel vont déjeuner. Quelques jours plus tard, le petit groupe s'installera plus au large à St Stephen's house, sur les bords de la Tamise près du Parlement anglais. Là, faute de chaises, des caisses en bois serviront provisoirement de sièges.
L'espoir déçu d'un premier rôle
15La colonie française de Londres continue à bouder les nouveaux venus. Aucun homme politique d'envergure nationale n'a rejoint le combattant exilé, qui n'a pu rassembler en une semaine que quelques centaines de volontaires décidés à poursuivre le combat. Tel Lagardère allant au-devant de celui qui ne vient pas à lui, de Gaulle part à la rencontre de Français disséminés dans plusieurs camps d'accueil sur le territoire britannique : Trentham Park, Aintree, Haydock, Harrow-Park et St Atham près de Cardiff. C'est là qu'Hervé de Kerillis, comme tant d'autres aviateurs de toutes nationalités, se lamente d'être contraint à l'inaction faute de marériel. À St Atham, l'atterrissage de l'avion de Gaulle est retardé par le mauvais temps. Le général anglais Boyd, qui commande le camp, invite son collègue français à déjeuner chez lui, mais de Gaulle préfère partager le repas des soldats au mess des officiers. Il préside la table où Hervé de Kerillis, placé à sa gauche, l'écoute exposer ses projets : « Nous devons constituer une force combattante française et ne pas nous ranger sous les couleurs anglaises » dit-il en substance.
16Hervé se permet d'émettre une opinion différente : « Nous sommes trop peu nombreux pour créer une escadrille et nous n'avons pas d'avions. Pendant ce temps, les combattants des autres nationalités, les Tchèques et les Polonais surtout, s'intègrent dans les forces britanniques qui combattent actuellement à un contre cinq ». La remarque suscite la colère du général auquel il paraît primordial de coaliser autour de lui le maximum de combattants afin d'obtenir du gouvernement anglais une reconnaissance officielle de chef des Forces françaises libres. Cette reconnaissance l'obsède. Quelques jours plus tard, à Londres, le professeur Cassin, qui prépare les bases juridiques du futur accord franco-anglais et demande une précision sur le statut de la France libre, s'attire cette réponse déjà toute gaullienne : « Mais nous sommes la France ! ».
17Pour aider les débuts difficiles de ce regroupement des combattants français, Weil-Curiel propose d'appliquer le stratagème utilisé par le héros de Jules Romains, M. le Trouhadec. Celui-ci vantait les mérites de Donogoo- Tonka, une ville totalement imaginaire mais dont l'emplacement, sans cesse montré sur une carte, provoquait à cet endroit un afflux de population qui finalement créait une ville. De retour à Londres quelques jours plus tard, André Weil-Curiel constate d'ailleurs un changement de climat autour de De Gaulle. À l'improvisation des premiers jours a succédé un minimum d'organisation, au sein de laquelle Kerillis ne semble pas trouver sa place. Sa notoriété, son courage et sa lucidité politique, lui avaient donné sans doute l'espoir de jouer un rôle de premier plan, à défaut de pouvoir piloter un avion.
18De nombreux journalistes et écrivains font escale à Londres : Philippe Barrés, Joseph Kessel, Georges Boris, Geneviève Tabouis, Elie Bois... Mais rares sont ceux qui y restent, tant il est clair que l'Angleterre sera la prochaine étape de l'agression et, sans doute, de l'invasion des troupes hitlériennes. La plupart repartent ensuite aux États-Unis ou au Canada. Kerillis décide d'en faire autant.
19Maurice Schumann, qui arrive à Londres le 26 juin, connaît Kerillis depuis Munich. (Paul Reynaud avait organisé leur rencontre). Le directeur de l'Époque lui apparaît comme un homme désespéré : « Il avait, dit-il, une mentalité d'ancien combattant à qui l'on avait volé sa victoire ». C'est ce désespoir, selon lui, qui explique le départ en Amérique de Kerillis. Celui- ci, pourtant, aurait pu « couvrir à droite » de Gaulle, dont on critiquait l'entourage londonien situé « trop à gauche ». En fait, les seuls élus présents étaient Pierre Cot, ancien ministre du Front populaire, Pierre-Olivier Lapie, député de Nancy, Fernand Laurent député de Boulogne-Billancourt et le député de Neuilly H de K lui-même.
Entre méfiance et fascination
20Kerillis effectue un premier voyage au Canada où il arrive le 4 juillet, sur le Duchess of Atholl. Son intention est de mettre à l'abri les fonds du CPRN qu'il a emportés avec lui au cas où Londres serait envahi à son tour, et de confier à sa belle-sœur Simone, déjà installée aux États-Unis, les sommes qui lui appartiennent. Pour être parfaitement en règle avec le pays qui l'accueille, il déclare à la douane la totalité des fonds transportés, et dont il se sent scrupuleusement responsable. À peine arrivé sur le territoire américain, il veut consulter par courrier Me Watteau, l'avoué parisien membre du conseil des fonds du CPRN. Mais il renonce très vite à cette démarche quand il apprend par le New York Times que Me Watteau a présidé le conseil de guerre qui vient de condamner Charles de Gaulle à mort !
21D'Ottawa, il envoie un message au général pour lui proposer de créer un Comité National. L'ancien sous-secrétaire d'État, qui n'est alors reconnu par les gouvernements alliés qu'à titre de chef des Français libres sur tous les territoires britanniques, décline l'offre et ajoute, de façon sibylline, dans le télégramme qu'il expédie à Kerillis au Canada : « Tout en étant d'accord avec vous, comme vous le savez, je vous demande, sans vous désobliger, de ne pas vous présenter publiquement comme parlant en mon nom. Amitiés ». Prudence vis-à-vis d'un homme qui s'est fait tellement d'ennemis ? Prescience de malentendus futurs ? Défiance face à quelqu'un « qui ne se laisse pas atteler », selon la formule utilisée par le générai à propos de Pierre Mendès-France ? Sans doute un peu tout cela.
22La teneur des conversations qu'ont pu avoir les deux hommes à Londres, avant et après ce premier voyage, demeure inconnue. Cependant, malgré leur convergence de fond sur le refus de l'armistice et la poursuite de la guerre, malgré l'admiration que voue Kerillis au général « rebelle », un soupçon de méfiance perce déjà dans leurs relations. Plus rien ne retient Kerillis à Londres. Sa femme et sa fille sont à Vertheuil dans la propriété familiale où son père est mort le 14 juillet, revêtu de son uniforme d'amiral. Il avait tenu à l'endosser le jour même où les Allemands entraient dans le village et venaient frapper à la porte de l'Abbaye. Son fils Alain, étudiant en médecine, a été mobilisé comme médecin auxiliaire au 94e Régiment d'Infanterie. Son courage et son calme imperturbable au milieu des combats de juin lui vaudront la Croix de Guerre, mais son père ignore ce qu'il est devenu dans la débâcle de l'armée. Il ne recevra de ses nouvelles que beaucoup plus tard.
23À peine rentré, Kerillis quitte à nouveau Londres pour s'embarquer à destination des États-Unis via le Canada. À St Stephen's bouse, il a rencontré Elisabeth de Miribel enlevée, dès le 17 juin, par Geoffroy de Courcel à la mission économique française où elle travaillait. C'est elle qui a tapé le texte du fameux appel du 18 juin. Mais elle reconnait que le de Gaulle de l'été 40 à Londres apparaissait distant, dur, presque méprisant. Il n'expliquait pas ce qu'il voulait. Il fallait le croire simplement. Kerillis lui explique qu'il part recueillir des fonds aux États-Unis pour la France libre. Pourquoi n'en ferait-elle pas autant au Canada, se dit-elle ? Fin juillet, ils se retrouvent sur le même bateau et voyagent jusqu'à Montréal en un lent convoi pour éviter les navires ennemis. Beaucoup de juifs désemparés, de femmes et d'enfants surtout, fuient, par ce bateau, la déportation et la mort qui les guettent sur le continent.
24Deux cent mille Français résident aux États-Unis à cette époque. Vingt mille autres, exilés, vont les rejoindre, la plupart dès 1940. Ils apportent des nouvelles relativement fraîches à la colonie française, coupée de tout contact avec la France et réduite aux seules informations diffusées par la radio et les quotidiens américains.
25Le journal intime de Raoul de Roussy de Sales traduit l'angoisse de cet homme, toujours bien informé jusque là, livré maintenant aux conjonctures, suppositions et rumeurs. Français par son père (de la famille de St François de Sales), Américain par sa mère, il est depuis 1932 correspondant aux États-Unis de Paris-Soir. Parallèlement, il dirige l'Agence Havas à New York et à Washington, et fait office de conseiller privé de l'ambassadeur de France, le comte de Saint-Quentin. Atteint de tuberculose, il sort peu mais reçoit et téléphone beaucoup. Pierre Lazareff, patron de Paris-Soir, le décrit ainsi : « Tirant à petits coups sur sa pipe, les yeux mi-clos dans son visage ascétique, Raoul de Roussy de Sales en robe de chambre, dans son salon tout encombré de journaux annotés et de magazines, explique l'Europe aux Américains ».
26Kerillis a fait sa connaissance avant la guerre. Il renoue très rapidement contact. Par lui, il constate le désarroi du personnel de l'ambassade. Fin juin, le comte de Saint-Quentin a appris par un câble du gouvernement, encore à Bordeaux, qu'il était remplacé comme représentant officiel de la France aux États-Unis par... Paul Reynaud. Quelques heures plus tard, un autre câble le rétablissait dans ses fonctions... Roussy de Sales s'efforce de réconforter l'ambassadeur « effondré », tout en vivant lui-même « dans un état vaguement somnanbulique ». Au milieu de cette déroute, il voit en René de Chambrun, gendre de Pierre Laval, en poste à Washington, « le seul qui paraisse heureux, grâce à une vanité congénitale qui le soutient comme un parachute ».
27L'ambassadeur Saint-Quentin se rallie très vite au gouvernement de Pétain comme la plus grande partie du personnel diplomatique. Seul, le conseiller commercial, M. Garreau-Dombasle, a démissionné dès la signature de l'armistice, et s'est aussitôt mis à la disposition du général de Gaulle, que pourtant il ne connaît pas (« c'est une sottise, lui dira Alexis Léger... Il faut composer »). Dans ses conversations avec les Français de Washington, Kerillis ne tarit pas d'éloges sur ce général qu'il est l'un des rares hommes politiques à avoir connu, et fait connaître, avant la guerre. Il raconte comment il l'a vu à Londres, « se repliant sur lui-même, rassemblant ses forces, serrant ses mâchoires et ses poings pour essayer, tout seul, dans un raidissement désespéré, de mener le dernier combat de la délivrance (...) avant de lancer dans tous les coins de l'univers, bouleversé par la tragédie de la France, son appel magnifique à ses compatriotes de la métropole et des colonies, aux marins et aux soldats qui ne se résignaient pas à l'humiliation d'une défaite mille fois plus affreuse que la mort elle-même. » Et Kerillis, lyrique, d'ajouter : « C'est à cet appel qu'un soldat héroïque de la trempe de Larminat, de l'État-Major du général Weygand, devait répondre en criant à ses soldats ces mots sublimes, dignes de Mac Mahon sur la tour Malakoff ou de Cambronne dans la mêlée tragique de Waterloo : « S'il faut crever, crevons debout ! ».
Le salon de Tabouis
28Les journalistes américains guettent l'arrivée des avions et bateaux en provenance de Lisbonne ou de Londres. Chaque jour amène une nouvelle personnalité échappée de France qui donne sa version des faits, explique, commente, disserte. Roussy de Sales, observateur lucide et sans pitié, tout en aidant ces « proscrits » français de son mieux, les trouve « assez lamentables » : « Ils croient encore valoir quelque chose, note-t-il dans son journal, vantent la générosité américaine... cherchent une tribune, des journaux où écrire, des contrats. Si leur exil se prolonge, que vaudront-ils dans six mois lorsqu'ils auront vendu leur bagage de potins, de scandales et de rancune ? »
29Kerillis retrouve plusieurs confrères journalistes : Pertinax notamment -qui va écrire dans le New York Times- et Geneviève Tabouis entraînée, dès son arrivée, au Waldorf Astoria qui la loge gratuitement « pour la publicité ». Dans le hall de ce palace, elle croise le « tout Paris », le « tout Varsovie » et le « tout Prague » : Henry Bernstein, l'auteur à succès de pièces de théâtre, deux princes de Bourbon, Emile Buré de l'Œuvre, quelques Rothschild de Londres, de Vienne et de Paris, Pierre Cot, Maurice Maeterlinck, Jules Romains etc... Geneviève Tabouis est une célébrité aux États- Unis. Invitée à la Maison Blanche en août pour une conférence de presse, elle est reçue par le président Roosevelt qui s'écrie d'une voix forte : « Dear Mme Tabouis... France !... France !... I do love so much », en lui serrant les deux mains. Suit un court entretien au cours duquel le Président ajoute : « Courage ! Nous libérerons un jour la France... Bientôt, nous pourrons l'aider à reprendre la place à laquelle nous sommes désespérés de ne plus la voir ».
30L'émigration française se poursuit jusqu'à la fin de l'année 40 et les premiers mois de 41. D'autres personnalités connues rejoignent les premiers arrivants : André Maurois, resté fidèle au maréchal (auquel il doit son élection à l'Académie française), Saint-Exupéry qui a voyagé sur le bateau Siboney en compagnie du cinéaste Jean Renoir et déclare à son arrivée « vouloir se remettre à écrire comme on entre au couvent », Jacques Deval, heureux auteur qui ne peut se déplacer sans qu'un admirateur lui demande de dédicacer son succès du moment : « Tovaritch ». Arrivent aussi des universitaires : Gustave Cohen, Jean Perrin, Henri Focillon, Jacques Maritain qui, venu donner des cours à Toronto en janvier 1940, est resté sur le continent américain ; des artistes : Julien Duvivier, René Clair, Jean Gabin, Victor Francen, Ludmilla Pitoëff, Elsa Schiaparelli, Fernand Léger, Nadia Boulanger, Robert Casadessus, ainsi que des responsables politiques ou diplomatiques : Guy La Chambre, l'ancien ministre de l'Air, Camille Chau- temps, Alexis Léger (Saint John Perse), l'ancien secrétaire général du Quai d'Orsay, « démissionné » par Paul Reynaud et qui lui en garde une rancune tenace ; ou encore l'avocat Henry Torrès, qui refuse avec insistance d'apprendre la langue du pays, convaincu de son prochain retour en France.
31Ces exilés « de luxe » par leur notoriété ou leurs relations, n'ont en effet qu'un but : regagner la terre natale dès que la situation le permettra, contrairement à leurs homologues allemands, autrichiens ou tchèques qui adoptent définitivement l'Amérique. Mais le « luxe » n'est qu'apparent : l'effet publicitaire une fois épuisé, Geneviève Tabouis doit quitter son appartement du Waldorf Astoria pour rejoindre la petite colonie française installée à l'hôtel Beekman Tower, sur l'East River, et au Peter Stuyvesant Hôtel. Sa petite chambre va devenir le « salon » préféré de ses confrères : Buré, Géraud (Pertinax), Philippe Barrés, Eve Curie, Kerillis et bien d'autres. Presque tous les soirs ils se réunissent autour d'elle, étendue sur son lit. Et ils parlent, supputent, s'informent, commentent, se réconfortent mutuellement. Le sort de leurs familles restées en France les rend tous inquiets et nerveux. Ils se précipitent sur les journaux. Ceux qui comme Kerillis -il parle l'anglais à la manière de Maurice Chevalier– comprennent la langue, traduisent pour les autres. Mais les mots sont inutiles, début août, pour regarder dans Life la photo du Café de la Paix, où Kerillis prenait fréquemment ses repas, au coin du boulevard des Capucines et de la place de l'Opéra : un cheval malingre attelé à une carriole déambule. Sur le boulevard, deux soldats allemands se promènent. Aucun autre signe de vie dans la capitale, qui paraît morne, désertée, fantomatique.
32Hervé de Kerillis arrive à son tour sur le continent nord-américain. Lassé d'attendre dans les camps anglais un avion pour se battre, il s'est engagé dans l'aviation canadienne grâce à la recommandation d'Henri auprès de Sir Vincent Massey, commissaire du Canada à Londres. Puis il rejoindra les Forces françaises libres lorsque celles-ci seront organisées. Sa femme, Simone, passe cet été torride dans le Massachussett, près de la colonie de vacances qui accueille leurs trois enfants. Henri les rejoint. Chantai, l'aînée, se souvient de cet oncle merveilleux « –un être magnétique– » qui leur racontait l'histoire d'une manière extrêmement vivante, mais aussi des légendes, des histoires de loups, de brigands et de sorcières : « Henri, arrêtez ! lui disait Simone, ces enfants ne vont pas dormir ».
« Vous n'êtes pas mon représentant »
33Au début d'août, on apprend que le gouvernement de Vichy a décidé de confisquer les biens des Français coupables d'avoir quitté leur pays « sans autorisation » et de priver ces fugitifs de leur nationalité. Kerillis, Geneviève Tabouis, Émile Buré, Pierre Lazareff, André Géraud, Elie Bois, tous journalistes, figurent sur la liste, en compagnie d'Édouard de Rothschild et de Louis Louis-Dreyfus. Cette sentence soulève Kerillis d'indignation : « Mais qu'ai-je fait ? s'écrie-t-il. Quel est mon crime ? Pourquoi ai-je mérité d'être rejeté de mon pays, dépouillé de mes biens, chassé de l'ordre de la Légion d'honneur, privé du droit de me dire Français et de mes titres en citoyenneté ? ». Désormais il se sent appartenir à « cette immense humanité qu'emporte la plus grande tempête de l'Histoire », au même titre que ces Russes blancs devenus chauffeurs de taxi, avec lesquels autrefois il engageait volontiers la conversation. L'homme et le patriote sont atteints au plus profond d'eux-mêmes ; il avoue sans détour son chagrin : « J'ai perdu les miens et ma maison. J'ai abandonné mon Paris et les paysages que j'aimais. Et je pleure maintenant ma patrie perdue ».
34Lorsqu'il recevra de France quelques nouvelles moins dramatiques, sur des cartes postales pré-rédigées ne laissant guère de place à la spontanéité, il apprendra que son fils, fait prisonnier en juin 40, a été libéré. Alain passera les fêtes de Noël à Vertheuil avec sa mère qui souffre d'une température polaire dans les vastes pièces de l'abbaye. Pendant toute la durée de la guerre, deux amies, l'ancienne collaboratrice d'H de K : Gaby de Larosière et Claire Berr serviront de messagères efficaces et précieuses entre Kerillis et sa famille.
35Avec le général de Gaulle, H de K entretient une correspondance directe, acheminée par le consulat de Grande-Bretagne. Lorsqu'il arrive à New York il pense être le représentant du général, mais celui-ci lui envoie, par télégramme, une mise au point déconcertante : « Ai pleinement approuvé votre projet de voyage. Vous félicite résultats obtenus dont échos me parviennent, mais ne vous ai pas considéré comme mon représentant officiel. Ai désigné Siéyès qui habite en permanence Amérique. Vous avez toute mon estime et mon amitié. Continuez à défendre cause des Alliés. Cordialement ».
36Au même Jacques de Siéyès, son ancien camarade de Saint-Cyr qui dirige la maison de mode « Patou », à New York, de Gaulle confirme : « Reçois lettres de Kerillis 19 juillet. Vous êtes et restez mon représentant officiel. Avais seulement approuvé son voyage entrepris pour son propre compte. Il conserve mon estime et ma sympathie. Amitiés ». Et pour que les choses soient tout à fait claires, de Gaulle précise quelques jours plus tard à Siéyès : « Kerillis n'est pas mon représentant au Canada. J'ai nommé le docteur Vignal ». Kerillis, à la fois déçu et troublé par ce qu'il considère comme des désaveux réitérés, n'en laisse rien paraître sur le moment. Il continue au contraire à apporter son aide au chef des Français libres.
37En décembre 1940, il lui suggère de faire évader de leur prison française plusieurs dirigeants politiques et militaires : Paul Reynaud, Georges Mandel, Édouard Daladier, Léon Blum et le général Gamelin notamment. Il ne reçoit aucune réponse. Poursuivant son idée, il propose dans une lettre portée à de Gaulle par Jacques de Siéyès de mettre à sa disposition une importante somme d'argent provenant du « trésor de guerre » du CPRN, et dont il peut disposer librement. La réponse tarde à venir ; ce n'est qu'en avril 41 qu'un courrier de Londres lui parvient, avec cette contre-proposition : le général voulant installer une station radio à Brazzaville, Kerillis pourrait-il lancer une souscription publique aux États-Unis pour rassembler les fonds nécessaires, c'est-à-dire quelque 20 000 dollars ?
38Peu enthousiasmé par cette propagande politique en Afrique, Kerillis accepte néanmoins de financer cette radio, malgré la difficulté de faire parvenir au général les fonds bloqués aux USA par les lois en vigueur. Il fait des démarches en ce sens auprès du secrétaire adjoint aux finances du gouvernement, M. Bell, puis auprès de la Chase National Bank. Mais la reconnaissance par les États-Unis du gouvernement Pétain rend l'envoi de fonds en Angleterre particulièrement compliqué. Et Kerillis revient obstinément sur son souhait de soustraire à leurs geôliers Paul Reynaud, Georges Mandel et leurs compagnons d'infortune. « Le général Giraud, argumente-t-il, a été arraché au Kœnigstein par le colonel de Linarès du 2e Bureau, qui n'a pas dépensé 10 000 francs pour ce sauvetage ! ». Que n'en fait-on pas autant pour libérer ces hommes d'État qui apporteraient leur expérience et leur prestige à la France libre, renforçant ainsi sa crédibilité auprès des alliés...
39Au fil des semaines et des mois les malentendus s'accumulent. Kerillis en cherche les raisons, sans bien comprendre. Déjà, lorsqu'il était à Londres, il avait pu observer des variations notables dans l'entourage de De Gaulle selon la personnalité des nouveaux arrivants. Certains accédaient aussitôt à des postes de responsabilité, d'autres s'effaçaient, sans que la logique de ces changements apparaisse très clairement. Ainsi Kerillis croit-il savoir qu'après son départ, fin août-début septembre, « des Français accourus auprès du général de Gaulle lui tiennent un langage qui va exercer sur lui une influence considérable, et amener immédiatement en lui de grands changements ». Ceux-là font remarquer que la ruine des institutions de la IIIe République crée un vide politique. De Gaulle, disent-ils, a l'opportunité de « s'engouffrer dans ce vide et devenir le rénovateur de la politique française : un grand bâtisseur de l'Histoire marqué par le destin ».
40H de K se méfie de ces mauvais génies. Il y voit la marque des fameux « cagoulards » qu'il a dénoncés avant la guerre, leur reprochant de se laisser manipuler par les Allemands. Et de citer des noms, ou plutôt des pseudonymes empruntés aux stations de métro, à la mode cagoularde : Passy, Corvisart, Bienvenue... Il consent à ranger Passy (colonel Dewavrin) dans la catégorie des « cagoulards patriotes et anti-allemands », il le soupçonne néanmoins d'exercer une influence néfaste sur le chef de la France libre.
41Lorsque René Pleven vient en mission aux États-Unis, envoyé par de Gaulle au printemps 41, Kerillis lui confie ses craintes à ce sujet. Pour toute réponse Pleven se contente de rire. Quarante cinq ans plus tard il expliquait : « Je ne sais pas à qui il faisait allusion à propos de cagoulards. La propagande de Vichy disait que de Gaulle était isolé à Londres au milieu de Juifs et de franc-maçons. Kerillis, lui, y voyait des cagoulards... C'était un individualiste sympathique et ouvert, mais il voulait faire « sa » guerre. Il éprouvait certainement un peu de chagrin de ne pas jouer le rôle qui lui revenait dans cette odyssée. Certes, nous aurions été contents qu'un journaliste de talent comme lui facilite notre action, mais quand il est passé à Londres, notre priorité n'était pas de créer un journal, c'était de nous organiser, de régler notre statut avec les Anglais. Ensuite ma mission aux États- Unis a consisté à obtenir l'autorisation d'ouvrir un bureau pour la France libre et à créer une source d'approvisionnement en armes. Mission délicate dans un contexte où toute querelle nous affaiblissait ».
Roosevelt circonspect
42Pendant ce temps le général de Gaulle organise l'action de ses partisans encore bien peu nombreux, sans faire appel à Kerillis, qui se dit pourtant « gaulliste avant de Gaulle ». Cinq délégués de la France libre sont désignés pour les États-Unis : Jacques de Siéyès déjà nommé ; Adrien Tixier, haut fonctionnaire au Bureau international du travail en mission à Washington, ancien collaborateur d'Albert Thomas et ami de nombreux syndicalistes français et étrangers ; Étienne Bœgner, jeune industriel français dont le père, le pasteur Marc Bœgner, est le président de la Fédération protestante de France ; Raoul de Roussy de Sales ; et Raoul Aglion, jeune universitaire, plus spécialement chargé de la colonie française de New York et des nouveaux arrivants.
43Roussy de Sales et Étienne Bœgner n'acceptent pas sans réticence de prêter leur concours. Le premier s'estime trop individualiste pour se laisser « embrigader » ; le second réclame des garanties sur l'avenir démocratique du futur régime politique français. Il faut toute la subtilité et le pouvoir de conviction de René Pleven pour leur faire accepter cette responsabilité. En revanche, il ne réussit pas à entraîner Jacques Maritain ni Alexis Léger dans un Comité national français consultatif, comme il en existait dans d'autres pays. En raison de leur refus, cet organisme ne vit jamais le jour.
44Léger, comme Bœgner, est opposé à l'idée d'obéir à un militaire (fût-il général et ancien sous-secrétaire d'État) non investi d'un mandat officiel du peuple français. Ne serait-ce pas un virtuel dictateur ? On le dit entouré d'officiers d'extrême-droite. Ses écrits antérieurs n'inspirent pas confiance au fils du pasteur qui reproche en outre au général et à ses partisans une attitude trop hostile à l'administration du président Roosevelt. Alexis Léger préfère se tenir à l'écart de toute organisation officielle. Simple bibliothécaire du Congrès à Washington, il est cependant l'un des Français les plus influents aux États-Unis. Il entretient de fréquents contacts avec les principaux ministres et le président lui-même.
45Quant aux Américains qui accueillent avec cordialité tous les exilés européens, ils sont dans leur majorité favorable à ce général qui relève le défi lancé par Hitler à son pays, mais ne se sentent pas engagés pour autant dans le conflit. La tradition isolationniste, très forte aux États-Unis, a fait dire au président Roosevelt en septembre 39 : « Nous sommes attentifs à maintenir la guerre loin de nos foyers ». En 40 et 41 il s'engage à apporter son aide aux alliés, mais sans précision excessive.
46Contrairement aux Anglais, les Américains n'ont passé aucun accord avec les « Free French » de Londres. Obsédé par le potentiel que représentent la flotte et les colonies françaises restées sous l'autorité du maréchal Pétain, Roosevelt s'efforce d'obtenir du gouvernement de Vichy qu'il ne cède pas un pouce des territoires d'outre-mer, ni une seule chaloupe aux Allemands. En échange de la neutralité de Vichy, lui-même garantit le statu quo des Territoires français en Amérique et de la flotte des Antilles. Jusqu'en novembre 42, il s'efforcera de respecter un équilibre subtil entre de Gaulle et Pétain. Par son ami Churchill, avec qui il entretient une correspondance personnelle très franche, il connaît l'intransigeance de De Gaulle, son caractère difficile et son assurance volontiers méprisante. Il se méfie de l'entourage hétéroclite et indiscipliné du Français en ces temps de guerre où la discrétion est une garantie indispensable. Ainsi, l'échec de l'opération gaulliste à Dakar serait due, dit-on, à des fuites parmi les proches du général. Ce soupçon pèsera lourd dans les difficultés qui suivront.
47Au milieu des tensions externes aussi bien qu'internes, le gaullisme n'en poursuit pas moins son implantation aux États-Unis. L'association France forever (« France quand même » ou « France toujours »), présidée par Eugène Houdry, un ingénieur d'origine française naturalisé Américain, s'efforce d'alerter l'opinion publique, fait connaître les « Free French » par des conférences, des allocutions à la radio, et célèbre l'amitié franco-américaine. Mais les cinq délégués de la France libre : Bœgner, Tixier, Aglion, Roussy de Sales et Siéyès (qui se révèle bien médiocre), ont bien du mal à regrouper tous les Français d'Amérique sous la bannière gaulliste.
48D'autres organismes voient le jour, tel le « Free French Relief », fondé par Mme Pleven dont le dévouement permet d'envoyer en Afrique du matériel pour les hôpitaux, des ambulances et des dons divers. Ou encore l'École libre des hautes études, qui utilise les compétences des nombreux savants et universitaires français réfugiés.
49Cependant, la majorité de la colonie française traditionnelle reste fidèle au gouvernement de Vichy. André Maurois fera une série de conférences à travers les États-Unis sans prononcer une fois le nom de De Gaulle. Quant aux exilés, ils sont souvent décontenancés par la lutte permanente que se livrent les partisans de Pétain et ceux de De Gaulle – » le grand schisme » dira Maritain-, les querelles de personnes, les rivalités, les insultes échangées. En fait, on recrute assez peu de chaque côté, mais l'acharnement à convaincre n'en est que plus intense.
Kerillis agriculteur
50La vie quotidienne des exilés s'organise. Les restaurants français prolifèrent, et leurs noms rappellent la saveur du terroir : « Au bon pinard », « La cocarde », « Le Steak de Paris »... Boutiques de mode, librairies, maisons d'édition voient le jour. De nombreux titres sont ainsi publiés pendant l'exil : Les grandes amitiés de Raïssa Maritain, Pilote de guerre de Saint- Exupéry, des morceaux choisis de Jules Romains, Varouna de Julien Green ou Ils m'ont appelée Cassandre de Geneviève Tabouis.
51On se reçoit beaucoup, et la qualité intellectuelle des échanges est d'assez haute tenue. L'un des salons les plus appréciés des Français est celui de Mme Hughes (les « mardis Hughes » disait-on), femme d'un industriel américain, futur ambassadeur à l'ONU, qui habite un superbe appartement au coin de Park Avenue. Kerillis est l'un des habitués de la maison que fréquentent également de nombreux diplomates polonais, anglais et tchèques. Le député de Neuilly invite chez sa belle-sœur, Simone, qui est une merveilleuse hôtesse : Jacques Maritain, Philippe Barrés, Stephan Zweig, Alexis Léger, Saint-Exupéry, Étienne Bœgner, Pierre Mendès France et beaucoup d'autres. Au cours de ces dîners, on disserte à perte de vue sur les affaires du monde, on vitupère contre Vichy, on pronostique la prochaine entrée en guerre des États-Unis, on commente la dernière « allocution au coin du feu » du président Roosevelt et l'on se réjouit du ralliement à la France libre d'Hervé Alphand, alors attaché financier à l'ambassade de Vichy. Alexis Léger se montre particulièrement brillant : « Nous étions sous le charme de sa parole pendant des heures, se souvient Mme Gareau-Dombasle (la grand-mère de la comédienne Arielle Dombasle). On ne pouvait pas desservir la table quand il parlait ».
52Un soir d'avril 41, chez les Garreau-Dombasle précisément, Kerillis apparaît le cou entouré d'un linge. Il s'est coupé en se rasant dit-il. Roussy de Sales, caustique, lui trouve « un air de demi-guillotiné » et lui demande « si l'on poursuivra l'opération plus tard... ». Mauvais présage ? Quelques semaines après ce dîner, H de K est victime d'un grave accident de la circulation en Floride. Atteint d'une fracture du crâne, il devra rester immobilisé pendant plusieurs semaines.
53Lorsqu'il se rétablit, il se décide à acheter une ferme (« Carwytham farm ») et des terrains agricoles à Long Island, à 150 kms de New York. Il les paie sur ses fonds personnels, exportés aux Etats-Unis plusieurs années auparavant, tant il était persuadé que la guerre éclaterait tôt ou tard, et une partie des fonds du CPRN. L'opération financière, réalisée pour partie en indivision avec sa belle-sœur Simone, permet en outre de protéger cet argent contre d'éventuelles procédures de spoliation lancées par le gouvernement de Vichy. Se souvient-il alors de ce voyage au Danemark, effectué dix ans plus tôt, où lui était venue l'idée qu'il pourrait un jour, à la retraite, échanger le porte-plume de l'écrivain contre un manche de pioche et se retrouver éleveur ou cultivateur ? Il le devient en effet par la nécessité de l'exil et suscite bientôt l'admiration de ses voisins américains en perfectionnant un système d'irrigation qui lui permet d'obtenir des récoltes exceptionnelles de pommes de terre !
54Kerillis agriculteur ! S'il engage un fermier américain pour l'aider, il s'attache vite à cette propriété de Long Island d'où il peut, au cours de longues promenades solitaires sur le rivage, contempler les mouvements de l'océan et imaginer, au loin, la pauvre France occupée.
Notes de bas de page
1 Marquet Adrien (1884-1955) : Ministre de l'intérieur du gouvernement Pétain de juin à septembre 1940. Il sera le premier membre du gouvernement à parler de « collaboration » avec les Allemands.
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