Chapitre 12. « Français, voici la guerre ! »
p. 181-190
Texte intégral
1Le 3 septembre, la guerre est déclarée. A Daladier qui va constituer un cabinet de guerre, Kerillis conseille : « Prenez des hommes durs. La seule chose à considérer, c'est l'intelligence, l'aptitude, le caractère, le courage physique et moral des hommes choisis ». Dans la vie quotidienne, les conséquences de l'entrée en guerre sont immédiates : le fils d'H de K, Alain, et son gendre, Pol Charbonneaux, qui a épousé Marie-Antoinette un an plus tôt, sont mobilisés. Le premier est médecin, le second aviateur. Une partie des collaborateurs de l'Époque est également appelé sous les drapeaux. La rédaction du journal est désorganisée. L'absence de Raymond Cartier, devenu au fil du temps l'alter ego de Kerillis, se fait particulièrement sentir. Agé de 50 ans, Kerillis reste fidèle au poste, en compagnie de ses amis de toujours : André Pironneau à l'Époque, Georges Gautier au CPRN. Bernard Lavergne, un médecin ami, responsable du CPRN dans le Nord, va désormais signer les éditoriaux en alternance avec lui.
2L'Époque ne paraît plus que sur quatre pages, au lieu de six, en raison des restrictions de papier. « Anastasie » —la censure- a fait son apparition. Kerillis en sera l'une des victimes de choix, surtout au début de l'année 40 lorsqu'il voudra publier une nouvelle série d'articles sur « les menées hitlériennes en France ».
3La rédaction crée une rubrique destinée aux militants du Centre de propagande mobilisés. Ils peuvent ainsi donner de leurs nouvelles à leurs familles et réclamer lainages, couvertures, livres, postes de radio ou jeux pour améliorer leur ordinaire pendant qu'ils piétinent sur la ligne Maginot. Les finances du journal sont tombées au plus bas. Kerillis s'est souvent plaint du prix de vente trop modique de la presse, qui ne permet pas de couvrir les charges de gestion. Il accuse certains journaux d'être « aidés par une main mystérieuse ». Il ne saurait en être question pour l'Epoque. Kerillis préfère « tendre la main au grand jour » quand nécessité fait loi. Moins que jamais, il ne songe à moucheter la pointe de sa plume pour ménager la sensibilité de ses lecteurs : « Nous considérons notre journal comme on considère une œuvre de défense nationale et de salut public à la charge de ceux des patriotes de France qui ont compris la force que représente son indépendance et la nécessité de son action ».
4Les faiblesses psychologiques et matérielles de la France le font frémir. Malgré leur bonne volonté les hommes politiques ne parviennent pas à se hisser à la hauteur des événements qui les accablent. Kerillis s'adresse avec une dérision pleine de gravité à Daladier : « Monsieur le président du Conseil, n'auriez-vous pas, par hasard, un fou, un vrai fou dans votre entourage ? Si vous ne l'avez pas, il serait désirable que vous le trouviez, un non- conformiste et audacieux qui dirait au président du Conseil : il faut découvrir et construire en série un canon qui porte à 500 km, un avion capable d'emporter 1 000 hommes armés à bord, un tank de 500 tonnes armé de 20 canons lourds, etc.. C'est la machine qui gagnera la guerre, la machine et non l'homme, la machine et non la masse ». Kerillis n'en est pas resté à l'esprit de 14. Dans l'espoir d'être nommé « commissaire auprès des formations de bombardier » et de pouvoir, à ce titre, participer à des raids sur l'ennemi quand ils auront lieu, il demande avec son insistance coutumière à être désigné comme membre de la commission de l'aéronautique de l'Assemblée nationale. Il préférerait cette solution conforme à son tempérament fougueux. À défaut explique-t-il à Jean Chiappe, l'ancien préfet devenu député, il redoute d'être exclu, s'il s'engage comme « député volontaire aux armées », de toutes les expéditions à cause de son âge (50 ans).
5À l'automne 39, la « machine » n'est pas à notre avantage et les prouesses budgétaires de Paul Reynaud n'ont pas suffi à combler le retard de certains de nos armements1, notamment de l'aviation. Les premières attaques allemandes sur le territoire français, en octobre, le démontrent bien : l'Angleterre et la France ne peuvent se sauver qu'unies.
6Hitler ne recule devant aucun obstacle. Va-t-il franchir la Manche et débarquer en Grande-Bretagne ? À moins qu'il n'annexe préalablement la Hollande ? Kerillis qui voulait, en décembre 39, se rendre en Finlande, est bloqué quelques jours aux Pays-Bas. Il constate que, devant la menace allemande qui se précise, les autorités hollandaises préfèrent inonder leur pays aux principales lignes de défense.
7En janvier 1940, il est à nouveau à Londres, reçu en pleine nuit par Winston Churchill, premier lord de l'Amirauté, « les pieds dans ses pantoufles, le cigare à la bouche, un verre de whisky-soda devant lui »... Il éprouve « une impression qui ne s'effacera jamais », subjugué par « l'ensemble de dons étonnants qui frappe, séduit et domine dès le premier contact. Quand on aura eu la peau d'Hitler, suggère-t-il à ses lecteurs, il faudra élever dans nos cœurs un monument à Winston Churchill ! » Kerillis rêve à « un quart de Pitt, un quart de Talleyrand qui descendraient aujourd'hui sur le monde (et qui) auraient tôt fait de réunir les conditions de la victoire franco-britannique ».
8À Paris, Kerillis est seul, désespérément seul, mais il poursuit la lutte. L'Époque accuse nommément Robert Brasillach, Pierre-Antoine Cousteau et Lucien Rebatet de Je suis partout d'être des agents de l'Allemagne. Rebatet réplique avec haine et le décrit comme « un être hagard qui ne retrouve quelque apparence de lucidité que pour se conduire en salaud, mais en salaud absurde ».
9Pour se faire entendre, Kerillis s'adresse au président du Conseil, attire son attention sur les « activités hitlériennes en France » et insiste sur la nécessité de les poursuivre impitoyablement et avec la même rigueur que les menées communistes qui présentent également un danger redoutable. Par la suite, il adressera à Daladier les seules « preuves » en sa possession : articles de journaux, contrats d'édition permettant à des auteurs français de se faire « connaître » en Allemagne, organigrammes du comité France-Allemagne, éloges décernés dans la presse allemande à Fernand de Brinon, comptes-rendus des activités passées d Abetz en France, etc...
10Le 16 janvier, à la tribune de l'Assemblée nationale, Kerillis est mis en demeure d'expliquer ses accusations. Au milieu des quolibets et des insultes, des cris et des vociférations, nul ne l'écoute. La séance est pénible. Ses preuves ne sont pas tangibles. Les interruptions se succèdent sans arrêt. Sa voix est inaudible. Ses adversaires et contradicteurs sont plus nombreux. L'excitation est à son comble. Il est impuissant à se faire entendre.
11Quarante huit heures plus tard, H de K écrit à Jean Chiappe : « L'autre jour, dans cette dure séance où j'avais conscience de m'attaquer à la trahison ennemie et où j'ai rencontré tant de haines, mon regard n'a pas trouvé sur les bancs de la droite beaucoup de visages amis. Il a trouvé le vôtre. Je vous en remercie et je vous donne mon accolade affectueuse ».
12A la suite de ce débat, un juge d'instruction militaire est chargé d'enquêter « sur des faits de propagande pro-hitlérienne qui ont précédé la guerre ». Ce magistrat, le commandant Aussy invite fort courtoisement Kerillis « susceptible de (lui) fournir de très utiles renseignements » à passer à son cabinet au Palais de Justice. Le député de Neuily s'y rendra au moins à deux reprises. C'est alors que fond sur lui « une pluie d'assignations » et même une demande de levée de son immunité parlementaire à la suite d'une plainte de Je suis partout. Convoqué à la même date en correctionnelle pour l'une de ces assignations et à la Chambre par la commission chargée d'étudier la demande de levée de son immunité parlementaire, il doit demander à ses collègues le report de son audition, faute d'avoir le don d'ubiquité !
13Se sentant traqué, il ne songe pas pour autant un seul instant à se taire ou à modérer ses propos. Angoissé de voir ses plus sombres prédictions devenir réalités, il se bat -seule solution pour ne pas s'écrouler- rédige des notes argumentaires à l'intention de son avocat, Joseph Paul-Boncour et du commandant Aussy. Il suggère à ce dernier d'interroger les responsables de l'Action française et de Je suis partout, de perquisitionner dans les locaux de ces journaux... et s'emporte lorsqu'il apprend quelques jours plus tard que « rien n'a été fait ». « J'ai fait remarquer au juge d'instruction, écrit-il, qu'il était vraiment inutile que je vienne le trouver si les choses marchaient à cette allure ».
14Parallèlement, il souhaite interpeller Daladier qui doit venir s'exprimer devant la commission des Affaires étrangères et lui fait connaître ses questions : « Est-il exact que certaines installations électriques des ouvrages de la ligne Maginot ont été confiées à une filiale de la société allemande Siemens ? Est-il exact que, de ce fait, des ingénieurs ennemis ont pu pénétrer dans les ouvrages de la ligne Maginot et y recueillir des renseignements d'une valeur considérable ? (...) Le gouvernement a-t-il connaissance que des fuites se produisent en ce moment-ci qui pourraient émaner soit de certaines organisations, soit de la censure même, et que la radio ennemie aurait utilisé certains articles de presse censurés à Paris ? »...
15La réponse du président du Conseil l'inquiète plus qu'elle ne le rassure : c'est un bel exemple de « langue de bois » : « J'ai l'honneur de vous faire connaître que les affaires auxquelles vous faites allusion ont fait l'objet, en leur temps, d'un examen approfondi des services compétents et toutes mesures utiles ont été prises à leur égard. Le gouvernement réprime, avec la dernière rigueur, tous les actes ennemis d'espionnage et de propagande.
16Mais il ne vous échappera pas que si je suis tenu à une grande discrétion sur cette action gouvernementale, il appartient à tous les Français de la faciliter en informant immédiatement la Sûreté nationale ou la justice de tous les faits qui peuvent leur paraître suspects ».
« Trop absolu »
17En mars 40, le paysage politique français se modifie. Edouard Daladier démissionne, remplacé par Paul Reynaud à la présidence du Conseil. Est- ce un virage décisif ? Pour Kerillis, c'est en tout cas, le meilleur choix possible : « Nous faisions plus que le prévoir, nous le souhaitions ». Il aurait toutefois préféré que son ami constitue un gouvernement moins classique, faisant appel à des personnalités neuves, extérieures au Parlement, mais aussi sans doute à lui-même. Il est surtout inquiet de l'accueil mitigé qui est réservé par la presse et les formations politiques au ministère Reynaud. « Une partie de la droite vous exècre copieusement, lui écrit-il dans une lettre ouverte. Vous êtes enjuivé, belliciste et communiste, comme Schuschnigg et sa Sainteté le Pape. Quel dossier, mon bon ! Il est vrai que vous avez sauvé les finances françaises, mais ce petit détail ne compte pas. Il est vrai aussi que les événements vous ont souvent donné raison en tout, terriblement raison, mais ça ne compte pas non plus... ». Kerillis ne se fait donc pas d'illusions sur les chances de succès de son ami ; et il conclut, réaliste : « Ouvrez les yeux. Relevez les manches de votre chemise. Sinon, vous allez couler à pic, ce qui serait dommage. Et la France coulerait avec vous, ce qui serait tragique, et ce que nous ne voulons pas ».
18Kerillis s'est vu reprocher toute sa vie son pessimisme, ses prévisions alarmistes, ses visions apocalyptiques. Mais comment aurait-il pu se taire et plus encore rassurer alors qu'il percevait avec tant d'acuité les malheurs qui fondaient sur l'Europe ?
19Le 9 mai 1940, Pierre Mendès-France déjeune dans un restaurant parisien avec l'écrivain allemand Emil Ludwig qui ne cesse de dénoncer le nazisme. Entre Kerillis, qui s'empresse d'aller saluer les deux hommes. Emil Ludwig l'interroge sur la situation : on vient d'apprendre l'entrée en Belgique, en Hollande et au Luxembourg, des troupes d'Hitler. Kerillis répond : « Dans un mois, les Allemands seront à Paris ou nous serons à Berlin. Pour la France, ce n'est pas l'une des batailles de la guerre qui se livre, c'est la bataille décisive ». Les Allemands dans un mois à Paris ? La prédiction semble incroyable. Pierre Mendès-France et son convive partagent « l'impression que Kerillis est trop catégorique, trop absolu ». Comme d'habitude. Hélas, le 15 juin, Hitler déposera une gerbe à l'Arc de Triomphe !
20À partir du 10 mai, le régime politique se délite. C'est le règne de la confusion, de l'hésitation, de la division. Paul Reynaud remanie plusieurs fois son gouvernement : le 18 mai, le maréchal Pétain est nommé vice- président du Conseil, Georges Mandel ministre de l'Intérieur, Edouard Daladier abandonne la Défense nationale à Paul Reynaud pour devenir le locataire très provisoire du Quai d'Orsay. Weygand reçoit les responsabilités de chef d'état-major général et de commandant en chef de l'ensemble des armées. La présence de militaires aussi glorieux au sommet de l'État est appréciée. Tous les commentateurs, y compris H de K, saluent ces symboles vivants de la victoire et de l'honneur.
21Le 5 juin, nouveau remaniement : Daladier quitte le gouvernement, Yves Bouthillier, un ami de Reynaud, prend en charge les Finances, Charles de Gaulle devient sous-secrétaire d'État à la Défense nationale. « Un jeune homme qui vient d'avoir sa première étoile va commander des généraux à cinq étoiles ! » commente, indigné, le général Maurin, deux fois ministre de la guerre...
« Devant les tombes et les berceaux »
22L'armée allemande avance, inexorablement. On envisage le repli du gouvernement sur une région ou une ville moins exposée que la capitale : la Touraine ? Bordeaux ? Clermont-Ferrand ? Toulon ? La Bretagne ? Kerillis est partisan de cette dernière solution en raison de l'existence des ports de guerre, Brest et Lorient, ainsi que de la proximité de l'Angleterre. Il tente de convaincre Paul Reynaud qui hésite, rencontre le président du Sénat, Jules Jeanneney, que Paul Reynaud estime et écoute : « Tours est absurde, plaide-t-il, Bordeaux trop vulnérable. » Il faut se décider immédiatement pour la solution du « réduit breton » et commencer la mise en état de défense du site. Il n'y a pas un instant à perdre en ce 3 juin où les premières bombes allemandes tombent sur Paris. « Faire de la Bretagne un camp retranché ? Soit ! répond le sage du Palais du Luxembourg. On se tient près des Anglais. C'est vrai, c'est une considération. Je reconnais qu'elle n'est pas négligeable. Où qu'on doive aller, c'est la volonté de tenir qui importe par dessus tout. Mais le gouvernement veut-il tenir ? ». Kerillis explique que Reynaud est « résolu, lucide et sûr » mais que « son entourage est déplorable ». Quant au cabinet, on peut tout craindre ; les « vrais durs » se comptent sur les doigts : Mandel, Marin, Ybarnégaray, Sérol2, Monnet3, probablement Campinchi4 et Laurent-Eynac.
23De jour en jour la situation se détériore. On se bat maintenant autour de Boulogne-sur-mer, ainsi qu'entre Arras et Valenciennes. Kerillis invoque le souffle héroïque du passé : « Esprit de Verdun, esprit de Tolède, flamme sacrée du patriotisme qui, chez tous les peuples dignes de vivre, change les hommes en lions quand l'heure tragique du destin a sonné, enflammez les cœurs des Français ! »
24Au cours d'une permission, Raymond Cartier, rend une visite amicale à son ancien « patron », rue de la Paix. La conversation est mélancolique. Cartier pronostique que « la France sera envahie jusqu'à la Bidassoa ». Kerillis dénie farouchement cette prédiction : « Il ne voyait qu'une chose, c'était la lutte et le combat jusqu'au bout, racontera plus tard Cartier. Il ne tenait même pas compte que la France ne pouvait se permettre un nouveau 1914, qu'elle ne s'en serait pas relevée. Mais cela, c'était complètement exclu dans l'esprit du dragon Kerillis. Il était prêt à sacrifier jusqu'au dernier des nouveau-nés... »
25Les troupes alliées sont encerclées à Dunkerque. C'est la débâcle, la défaite assurée, l'asservissement... « Allemands ? Jamais ! » s'insurge Kerillis, chez qui en effet le dragon s'est réveillé, s'il s'était jamais assoupi ! « Ah non, non, non, nous ne serons pas Allemands ! Devant les tombes de nos anciens et les berceaux de nos enfants, jurons-le tous. Et tant pis pour le reste... »
26Le 5 juin, les Allemands déclenchent une nouvelle offensive entre la mer et Laon. Kerillis exhorte les responsables français : « Allez-y Reynaud ! allez-y Mandel ! allez-y Weygand ! Sortez-nous de tous les mauvais sentiers qui nous ont mené à l'abîme. N'ayez peur de rien, ni de personne. Changez les choses et changez les hommes ! ». Exhortation dérisoire, au moins vis-à- vis d'un homme comme Weygand qui assure à qui veut l'entendre que « dans 15 jours, les Allemands seront à Londres ». Le 7, tandis que le front cède sur la Somme, il écrit : « Il faut tenir, tenir, tenir, en union intime avec nos alliés britanniques. Aussi longtemps que cette union persistera, la guerre ne peut pas être perdue. Et si terrible que soient les moments que nous aurons traversés, nous en sortirons ».
27Le 10, il signe son dernier éditorial dans l'Epoque : « Toute l'armée allemande se rue sur nous avec une violence et une puissance inouïe... ». L'arrivée des Allemands à Paris n'est plus qu'une question de jours. Il faut partir. Un déjeuner devait rassembler Paul Reynaud, Léon Blum et H de K : il est annulé pour cause d'exode... Dans la nuit, le président du Conseil gagne Blois. De Gaulle l'accompagne. Ils arrivent à Tours le 12.
28Kerillis, de son côté, a envoyé dès le début de la guerre, sa femme et sa fille en Champagne, où Madame de Kerillis a encore sa famille. Elles rejoindront peu après la propriété de Vertheuil-en-Médoc. Lui-même prend la route de Touraine, accompagné de Geneviève Tabouis et de Mademoiselle de Larosière, sa dévouée collaboratrice. Tant bien que mal, ils se frayent un chemin dans les encombrements, au milieu des voitures abandonnées, des bicyclettes et des charrettes surchargées de ballots en tout genre.
29Arrivés à Tours, les ministres se répartissent dans les châteaux historiques des environs, qui vont très provisoirement leur servir de résidence, pendant que leurs collaborateurs et l'énorme flot des réfugiés s'efforcent de trouver un toit dans l'affolement général. Les allées et venues de voitures officielles se poursuivent toute la journée. Plusieurs réunions du conseil des Ministres ont lieu à la préfecture d'Indre-et-Loire ou au château de Cangé. Les « pacifistes », qui croient que la guerre est déjà perdue et qu'il faut jeter les armes, s'enhardissent à chaque réunion. Paul Reynaud abandonne, malgré les avis de Kerillis, l'idée du « réduit breton ». La prochaine étape du repli sera Bordeaux.
30Le 13, le général Weygand aperçoit Henri de Kerillis dans la cour de la préfecture de Tours et l'aborde :
- « On me dit beaucoup de mal de vous, mon p'tit Kerillis.
- On me dit aussi beaucoup de mal de vous, mon général. On me dit que vous voulez faire l'armistice.
- Qu'est-ce que vous voulez qu'on foute ?
- On a promis aux Anglais de ne pas demander un armistice sans eux. Une parole est une parole.
- Vos Anglais sont foutus. Ils en ont pour huit jours, mon ami.
- Eh bien, s'ils en ont pour huit jours, il n'y a qu'à tenir huit jours de plus mon général. Mais, après tout, vous n'en savez rien et c'est presque du défaitisme que de dire que notre dernier allié, qui représente notre dernier espoir, est foutu.
- On devrait vous fusiller pour parler ainsi ! », grommelle le général en tournant les talons.
31À Tours encore, un personnage peu sympathique dîne un soir, dans un restaurant, à une table voisine de celle d'H de K. Il se nomme Pierre Cardinne-Petit. Attaché aux services de la censure, il sera l'un des journalistes collaborateurs pendant l'occupation. Il décrit Kerillis avec une plume haineuse : « J'observais le long du repas sa tête camuse de colin froid lavée au court-bouillon. Elle était sans yeux, cette tête qui avait cru penser pour nous ! ». Les partisans de l'armistice gagnent de jour en jour plus de terrain au sein du gouvernement. La venue en Touraine de Winston Churchill, Premier ministre britannique depuis le 12 mai, n'y change rien. À Bordeaux, deux jours plus tard, Reynaud suggère un cessez-le-feu purement militaire. Weygand insiste pour demander un armistice. Camille Chau- temps propose d'informer les Anglais de la demande à l'Allemagne des conditions d'armistice. Reynaud refuse et démissionne. Le maréchal Pétain forme aussitôt un nouveau gouvernement et demande l'armistice, le 16 juin à minuit.
Une fuite providentielle
32Pendant ce temps, Kerillis et Geneviève Tabouis ont rejoint Bordeaux. Les rumeurs qui circulaient à Tours les ont alertés sur le sort qui leur serait réservé en cas de victoire allemande. Des listes de « bellicistes » circulent. On parle d'arrestations. La secrétaire d'un ministre confie à Geneviève Tabouis : « D'ici 48 heures, vous serez arrêtée. Il faut passer immédiatement en Angleterre, et vous verrez après »... La journaliste brûle ses archives et embarque aussitôt sur le contre-torpilleur britannique Berkeley. Pour Kerillis aussi le temps presse. Il sait qu'il sera l'un des premiers visés par les représailles. D'ailleurs Mandel lui a fait savoir que les Allemands occupent déjà sa villa à Neuilly. Aussi abandonne-t-il chez sa cousine de Miollis, à Bordeaux, quelques valises recouvertes d'étiquettes multicolores, traces bien compromettantes en ces temps périlleux, des multiples voyages d'H de K. (Madame de Miollis, inquiète, cherchera plus tard à restituer à son propriétaire ces bagages qui ne contenaient en réalité que... des chapeaux appartenant à Geneviève Tabouis !)
33Alors qu'il songe à prendre le large, sur une barque pour rejoindre un sous-marin anglais devant le Verdon, son frère Hervé est arrivé de son côté en Aquitaine avec l'avion de son aîné réquisitionné comme appareil de liaison. Hervé a épousé Simone Rocher, la fille d'un éminent professeur de médecine bordelais. Les deux frères se retrouvent chez le professeur, rue Judaïque. Henri s'est rendu compte qu'il a été filé par deux hommes en voiture qui se sont arrêtés devant le domicile des Rocher. Un scénario est vite élaboré : Hervé, arrivé avec deux uniformes, part acheter un képi adapté au crâne de son frère, plus volumineux que le sien. Il raconte à la vendeuse, sceptique, qu'il portera ce képi sur un gros passe-montagne de laine et qu'il doit donc être d'une taille supérieure à la sienne... Rue Judaïque, Henri essaie le képi, qui lui convient parfaitement. Lorsque les deux officiers aviateurs sortent de la maison du professeur Rocher, les deux guetteurs ne bougent pas : ils attendaient un civil.
34À l'aérodrome de Mérignac, Hervé fait sortir l'avion (un Potez 58 biplace) du hangar où il se trouve. Il annonce qu'il va faire un essai de vol pour contrôler qu'une réparation récente au réservoir d'essence ne laisse plus de trace. Le mécanicien enlève les cales. Hervé roule hors du hangar et met le moteur en marche. Un militaire présent comprend alors sa véritable intention, veut arrêter l'avion, et s'accroche à l'aile. Hervé fait pivoter l'appareil et accélère. Le militaire doit lâcher prise. L'avion roule entre deux lignes d'appareils, décolle en toute hâte coupant la priorité à un autre avion et l'obligeant à remettre les gaz. En pilote expérimenté, Hervé fait très vite demi-tour pour venir se poser en bout de piste et cueillir Henri qui l'attend avec leurs valises. Faute d'élan, ils repartent en rase-mottes, frôlant les peupliers du bec d'Ambez qui leur semblent gigantesques tant l'altitude de l'avion est faible à cet instant.
35À Nantes, un arrêt s'impose car le réservoir, mal réparé, fuit toujours. Après un rapide survol du terrain pour vérifier que la police ne les attend pas, ils se posent, font provision de carburant et reprennent l'air aussi vite. Au-dessus de Rennes, ils aperçoivent les flammes d'un incendie : ce sont les réservoirs d'essence de la ville qui brûlent. Ils conservent le cap plein nord en visant Exéter, la ville anglaise qui se trouve sur la même longitude. Le brouillard, et la nuit qui tombe, les empêchent de repérer Guernesey mais, à la faveur d'une éclaircie, Jersey se laisse entrevoir.
36Le niveau d'essence baisse dangereusement : il n'est pas certain qu'ils puissent atteindre les côtes anglaises. Mais il faut le tenter. Au bout d'une demi heure, l'inquiétude est devenue certitude : le carburant va manquer, l'Angleterre est décidément trop loin. Les Kerillis décident de faire demi- tour avec Jersey en ligne de mire. Mais l'île a disparu, perdue dans le brouillard qui s'est épaissi depuis leur premier survol. L'avion décrit des cercles au-dessus de l'emplacement supposé jusqu'à ce qu'Henri s'écrie : « Jersey, là ! Tu vois ? » L'avion perd de l'altitude, se retrouve face à un monticule d'où émerge un phare aveugle. Hervé l'évite de justesse, descend le long des brisants vers le terrain entouré de barrières blanches. L'atterrissage tient de l'acrobatie, mais l'avion se pose sur un lit de marguerites. Aussitôt un puissant projecteur éclaire l'avion, repère la cocarde et le gouvernail tricolore. Dans la cabine, Henri étreint son frère, la voix brisée par l'émotion : « Tu m'as sauvé la vie ! ». Il était temps : l'avion, en panne d'essence, ne pourra même pas rejoindre le garage !
37L'accueil des Britanniques est chaleureux. H de K téléphone à Londres à Duff Cooper, ministre de l'Information dans le gouvernement Churchill, qui lui dit : « Ne bougez pas ! Vous ne connaissez pas le code pour pénétrer dans l'espace aérien anglais. Votre fuite d'essence vous a sauvés car votre appareil aurait été abattu faute d'émettre les signaux nécessaires. You are very fortunate ! ».
38Le lendemain, 15 juin, les deux frères sont emmenés, par un avion de la Royal Air force, à Exéter où ils se séparent. Hervé rejoint le camp de Saint- Athan, près de Cardiff : il continuera le combat aux côtés des Anglais. Henri se fait conduire à Londres où il sait trouver les hommes qui partagent ses convictions. La guerre n'est pas finie. Il faut tenir, tenir à tout prix. Cette guerre qu'il a senti venir depuis des années le contraint à l'exil. Il part l'angoisse au cœur, chassé par le nazisme qu'il dénonce depuis si longtemps. Mais rien ne saurait l'obliger à renoncer. Il va poursuivre le combat avec une foi inébranlable sur l'issue du conflit. Lui qu'on accusait de pessimisme note alors : « Notre lutte sera soutenue, illuminée jusqu'au bout par la vision lointaine de la victoire finale ».
Notes de bas de page
1 Des études récentes permettent de mieux apprécier aujourd'hui l'état des forces en présence. Dans Turbulente Europe et nouveaux mondes : 1914-1941. René Girault et Robert Frank écrivent : « Au début de la guerre, (...) en forces réelles, immédiatement mobilisables, la puissance allemande est nettement prépondérante. Une attaque frontale et immédiate du Reich par les Français et les Britanniques risque donc de tourner à la catastrophe. De même, les alliés espèrent qu'Hitler décidera l'offensive le plus tard possible.
Leur infériorité ne se trouve d'ailleurs pas dans tous les domaines et elle est moins manifeste qu'en 1938 au moment de Munich. Voilà pourquoi la déclaration de guerre a paru cette fois possible. Les effectifs, sur le papier du moins, ne font pas problème. (...) Pour de nombreux matériels, la situation est tout à fait convenable. Le réarmement est loin d'être achevé dans les deux pays, mais il a commencé plus tôt qu'on ne l'a dit, avec un décalage relativement faible sur celui de l'Allemagne. Du côté français, il est entrepris un peu anarchiquement en 1934, vigoureusement relancé par le Front populaire en septembre 1936 et intensifié en 1938 (...) Sur mer, la supériorité alliée est spectaculaire : l'Angleterre et la France peuvent aligner 514 navires de guerre contre 104 unités allemandes, et la Kriegsmarine n'a pas (encore) suffisamment de submersibles pour lancer une guerre sous-marine. Dans le domaine des armements terrestres, l'artillerie lourde n'est pas surclassée, à la différence de 1914. Pour les chars, il y a égalité quantitative entre matériels français et allemands, voire supériorité qualitative pour les premiers. (...) En revanche, par erreur de conception, la France et l'Angleterre manquent cruellement de canons antichars et de canons antiaériens. Plus dramatiquement ressenti par les responsables alliés est le retard de l'aviation. L'Allemagne compte 2,5 fois plus d'appareils que la France, et l'écart est plus grand si on ne tient compte que des matériels modernes. Les faiblesses de l'armée de l'Air ne sont pas dues, comme on le dit trop souvent, à un réarmement trop tardif. Au contraire, le premier plan de renouvellement date de 1934. Mais, il adresse une commande trop importante -plus de 1 000 avions- pour les capacités de l'industrie aéronautique française de l'époque. Celle-ci, encore artisanale, sort avec trop de lenteur, en 1937-1938 seulement, des modèles vieux de quatre ans ou plus, souvent mal conçus, qui finissent par être périmés. En nationalisant et en concentrant les entreprises en 1936, le Front populaire contribue à revitaliser considérablement ce secteur industriel. Les deux années perdues sont décisives. Dotées d'un outillage moderne, les usines vont pouvoir lancer la construction en série, mais à la fin 1938 seulement ».
2 Sérol Claude (1877-1961) : Avocat. Éphémère ministre du travail dans le second cabinet Blum en 1938, puis ministre de la Justice pendant trois mois dans le gouvernement de Paul Reynaud. Il était l'un des adversaires de l'armistice au sein du gouvernement.
3 Monnet Georges (1898-1980) : Ministre de l'agriculture de Léon Blum de 1936 à 1938, puis ministre dans le gouvernement de Paul Reynaud au printemps 1940. S'oppose à l'armistice.
4 Campinchi César (1882-1941) : Ministre de la marine, puis ministre de la Justice dans le gouvernement de Camille Chautemps. A nouveau ministre de la marine dans le gouvernement de Léon Blum. Partisan de la poursuite de la guerre en juin 1940.
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