Chapitre 11. « Croquemitaine se dégonflera »
p. 167-180
Texte intégral
1Après le « lâche soulagement » exprimé par Léon Blum, et ressenti par beaucoup, une amorce de réaction semble poindre dans le pays. Kerillis veut croire à un changement de l'opinion, à un redressement moral. Les Français vont-ils enfin ouvrir les yeux ? Munich n'est pas la paix, bien au contraire : « Munich nous rapproche de la guerre » martèle Kerillis. Une semaine est à peine écoulée après la signature de l'accord qu'Hitler s'en prend à nouveau aux démocraties occidentales, et en particulier à l'Angleterre pourtant si conciliante : il lance le thème de « l'espace vital » annonciateur de nouvelles conquêtes. Les journaux allemands en appellent à l'annexion d'une partie de la Pologne. Kerillis alerte : « Le Reich n'est plus en mesure de s'arrêter. Nous avons capitulé devant lui. Il commence à nous piétiner (...) Un jour viendra où il faudra dire « non » à moins que nous ne soyons prêts à donner l'Alsace et la Lorraine, les Flandres, l'Algérie, le Maroc et l'Indochine. À moins que nous ne soyons résignés à subir M. Pierre- Étienne Flandin comme Statthalter ou comme commissaire du Reich ».
2Non, assurément, l'humiliation de Munich n'a pas amené l'apaisement en Europe. Au contraire, les menaces s'amplifient. Le 20 octobre, Hitler évoque en Autriche tous ces « frères moins privilégiés qui vivent en dehors des frontières du Reich ». Ce même jour, notre ambassadeur André François-Poncet, nommé en Italie, fait ses adieux au Führer, qui s'efforce d'être aimable. Revenu à l'ambassade, le diplomate note aussitôt cette impression ressentie pendant l'entretien, qui évoque immanquablement le film de Charlie Chaplin Le dictateur (pourtant tourné quelques années plus tard) : « Il est des jours où, devant une mappemonde, il bouleverse les nations, les continents, la géographie et l'histoire comme un démiurge en folie »... Le 6 novembre, nouveau discours d'Hitler sur le thème « L'Allemagne ne désarmera pas ». Le 8, à Munich : « Il ne nous reste plus qu'à nous entendre avec la France et l'Angleterre pour la question des colonies qui nous ont été enlevées sous des prétextes contraires au droit. En dehors de cette question, l'Allemagne n'a plus rien à exiger de la France et de l'Angleterre ».
3Inlassablement, Kerillis souligne chaque nouvelle menace, chaque nouveau défi. L'Italie, dopée par la passivité des démocraties, n'est pas en reste. 72 heures après Munich, le Giornale d'Italia, interprète attitré de la pensée mussolinienne, écrit : « Le cas tchécoslovaque n'est qu'un point révolu pour la paix en Europe centrale. Beaucoup d'autres problèmes significatifs, comportant des injustices morales et politiques, anciennes ou récentes, conseillent encore à l'Italie et à l'Allemagne raison et méfiance dans leur jugement de la situation présente ». Quelques semaines plus tard, les députés italiens précisent leurs revendications aux cris de « Tunisie, Corse, Djibouti, Savoie ! » devant un Mussolini imperturbable, et un François-Poncet abasourdi !
4Est-ce assez ? « Est-ce que la preuve est faite, oui ou non, demande Kerillis, que Munich n'a pas apporté à l'Europe une once d'apaisement ? Oui ou non est-ce que la France est moins menacée ? Oui ou non, le monde est-il délivré de son cauchemar ? ». Non bien sûr, le cauchemar se poursuit : Ribbentrop, le ministre des Affaires étrangères du Reich vient à Paris au début de décembre 1938 signer avec Georges Bonnet un accord de non-agression prévu à Munich. « Ribbentrop à Paris, est-ce croyable ? » proteste Kerillis, qui, aussitôt, apostrophe le président du Conseil : « Si vous voulez bien travailler pour la France, je vais vous dire ce que vous devez faire :
- Conseillez au Président de la République de constituer en 24 heures un gouvernement d'union et de salut public,
- Conseillez à ce gouvernement de convoquer la Chambre et le Sénat à Versailles, de refaire la constitution et de se mettre à l'ouvrage à toute allure pour la défense du pays,
- Allez-vous en ! Oui, allez-vous en, les hommes qui nous ont conduits à la honte de Munich et qui ont voulu nous faire glorifier cette honte devant l'Arc de triomphe doivent se faire oublier ».
« Allo ! Adolf ?... »
5Édouard Daladier, le président du Conseil, tente d'imprimer davantage sa marque sur l'action gouvernementale au lieu de laisser chacun de ses ministres agir à sa guise, sans cohésion d'ensemble. Il soutient fermement Paul Reynaud, nouveau ministre des Finances, lors de la publication des décrets-lois qui ont pour objet de donner un coup de fouet à l'économie du pays et, par là, à l'industrie de l'armement qui végétait.
6Kerillis se réjouit de la promotion de son ami : « Lui seul possède l'énergie, l'intelligence politique, l'ouverture d'esprit, la hauteur de vue nécessaire à cette tâche. Lui seul est un homme d'État complet dominant les grandes questions vitales ». Du coup, le couple Reynaud-Daladier a les faveurs du député de Neuilly : le premier, sec, impopulaire mais efficace, prend les décisions, le second de plus en plus apprécié à chaque crise, rompu à toutes les subtilités de la vie politique, fait accepter ces mesures mal comprises d'une opinion publique peu informée. Kerillis jubile : on remet en cause l'application stricte des 40 heures de travail par semaine qui avaient augmenté le chômage, entraîné la stagnation de la production et une forte hausse des prix. Au cabinet de Paul Reynaud, Alfred Sauvy suit particulièrement ce dossier des « 40 heures », assisté d'un jeune chargé de mission, Michel Debré, qui, tel Fabrice del Dongo à Waterloo, « ne connaît pas toutes les données de l'affaire » mais « se rend compte qu'il est au milieu d'un désastre ». C'est de son bureau de la rue de Rivoli, qu'un jour de décembre 1938, Michel Debré voit le ministre français des Affaires étrangères faire les honneurs du musée du Louvre à son homologue allemand, Ribbentrop !
7Pendant que ce dernier admire la Joconde, Paul Reynaud, qui a installé dans son bureau, sur un chevalet, la carte des ambitions hitlériennes, décide l'augmentation des dépenses consacrées à l'armement. Cette mesure comble Kerillis de joie : voilà le bon chemin. Il n'a donc pas attiré en vain l'attention des gouvernants sur les retards de l'armée française. Depuis 1937, il n'a cessé d'interpeller les ministres compétents, de défendre avec Paul Reynaud à la Chambre des députés, ou avec André Pironneau à l'Écho de Paris, puis à l'Époque, les thèses du colonel de Gaulle sur les divisions blindées, de comparer les chiffres de production d'avions en Allemagne et en France, de dénoncer l'absence de fabrication en série, les restrictions budgétaires, l'absence de volonté politique qui ont aggravé, depuis le début des années 30, le retard de notre armement par rapport à l'Allemagne. Le colonel de Gaulle, qui « se tient à l'écart, sinon à l'abri de la politique », estime, comme il l'écrit à H. de K., « qu'il y a là pour les nationaux un bon terrain, neuf et dynamique, séduisant pour les jeunes » mais que « c'est une matière dans laquelle, tout en pouvant faire vite, on ne doit pas bâcler, sous peine de faire couler l'idée ».
8Les mesures prises par Reynaud permettent un redressement rapide. Kerillis peut ainsi se réjouir de l'augmentation de la production d'avions par l'industrie française : 500 en 1938, 2 000 en 1939, mais les Allemands en sont à 8 400 avions (croit-on savoir) pour la seule année 1939 ! Il salue cette politique et vote pour le gouvernement lors des débats économiques de décembre 1938, contrairement à Louis Marin et aux députés du PSF. En politique étrangère, Kerillis apporte également son soutien à Daladier lorsque celui-ci répond avec fermeté aux menaces de Mussolini, malgré les pressions exercées par Neville Chamberlain qui continue à croire (ou à laisser croire) que des concessions françaises inciteraient Mussolini à s'éloigner d'Hitler. Passe encore de céder les territoires des alliés autrichiens ou tchécoslovaques, mais Daladier ne veut pas entendre parler d'abandonner la Corse ou la Tunisie !
9À l'occasion du voyage du Premier ministre anglais à Rome, Kerillis, ironique, imagine cette conversation téléphonique entre les dictateurs allemand et italien :
- « Allo, c'est toi Adolf ? Je suis heureux de t'avoir au bout du fil. J'ai besoin de conseils pour Chamberlain. Tu lui as fait le coup de Berchtesgaden, de Godesberg, de Munich. Comment fais-tu ?
- Eh bien voilà : il faut d'abord bien organiser ton orchestration de presse et tes manifestations spontanées... Il faut que Chamberlain soit ému par l'accueil délirant de ton peuple... Porte-le à la température maxima, et, en même temps, fais que ta presse redouble d'injures contre les Français, etc... »
L'ennemi public n° 1
10Trêve de plaisanterie. Face au plan d'Hitler qui se déroule inexorablement, la France n'a le choix, selon Kerillis, qu'entre deux attitudes : ou bien accepter la formation des États-Unis d'Europe, sous hégémonie allemande, ou bien résister par tous les moyens avec d'autres nations. Si l'on accepte que la France perde son indépendance politique, on peut se résigner à la première attitude : « L'Allemagne, estime-t-il, ne nous demanderait pas d'effacer totalement nos frontières. Peut-être même consentirait- elle à nous laisser l'intégralité de notre territoire métropolitain d'avant 1914 ? (...) Elle nous demanderait de désarmer-ce qui serait une fameuse manière de remettre notre budget en équilibre- ou encore elle nous demanderait une alliance militaire et de solides garanties. Elle nous inviterait à changer de régime, en nous imposant d'avoir à notre tête des hommes dont elle aurait des raisons d'être sûre. L'ambassade d'Allemagne prendrait dans notre vie publique une place encore un peu plus grande (...) L'Allemagne nous imposerait de chasser les Juifs, allant par là au-devant des désirs d'un certain nombre de droitiers français (...) Nous adapterions nos industries et notre agriculture à ses commodités et à ses projets (...) Bref, nous ne serions pas tout à fait assimilés : vassalisés seulement »...
11Faut-il préciser que Kerillis repousse « avec horreur » cette France qui ne serait plus la France ? Il propose, lui, de résister de toutes nos forces et par tous les moyens, en nouant des alliances. Face aux 80 millions d'hommes regroupés sous la férule hitlérienne, les pays environnants sont faibles et convoités, pour des raisons raciales ou économiques. Ils sont condamnés à mourir, l'un après l'autre, s'ils ne se groupent pas pour se battre ensemble, « unis à la vie, à la mort ». Ce type de coalition a fait ses preuves, explique- t-il : elle a eu raison du Saint-Empire germanique au Moyen-Age, ainsi que des menaces d'hégémonie de Napoléon ou de Guillaume II. Il préconise donc l'alliance avec l'Angleterre, avec l'URSS, mais aussi avec les États- Unis qui viennent de lancer un appel à la paix et « seraient, espère-t-il, rapidement entraînés dans un éventuel conflit européen, en raison de l'influence des Juifs sur Roosevelt ».
12En janvier 1939, il écrit à Daladier pour demander (sans l'obtenir) une réunion de la Chambre en comité secret, afin d'entendre le Général Game- lin, chef d'état-major général de l'armée, le vice-amiral Darlan, chef d'état- major général de la marine et le général Faucher, ancien chef de la mission française en Tchécoslovaquie. Deux raisons justifient sa demande : d'une part, au nom de la mission de contrôle que doit excercer le parlement, il lui paraît « indispensable de savoir dans quelles conditions les chefs militaires responsables de la sécurité de la France ont été consultés et dans quelle mesure il a été tenu compte de leurs avis avant la capitulation de Munich » ; d'autre part, constatant que la France tend vers une politique d'isolement absolu en se repliant sur son empire, « il est indispensable de savoir si nos chefs militaires croient matériellement possible que la France puisse assurer seule, et même avec le concours de l'Angleterre, la défense de cet empire ». Cet « isolement absolu » est à l'opposé de l'attitude qu'il préconise, convaincu que l'alliance des plus grandes puissances mondiales sera nécessaire pour tenir tête à Hitler.
13L'alliance avec l'URSS est un thème si peu nouveau sous la plume de Kerillis, qu'elle est même un sujet de conflit permanent entre ses amis de droite et lui. André Tardieu et Louis Marin, tous deux anti-Munichois pourtant, se séparent d'H de K sur ce point. Ils redoutent l'intervention de l'URSS dans les problèmes européens et la récusent comme alliée, alors que c'est là, rappelle Kerillis, la politique traditionnelle de la France. L'éditorialiste de L'Epoque résume ainsi son point de vue : « Le grand allié oriental qui valorise tous les autres est l'allié russe. Il est rouge ? C'est bien regrettable. Ce n'est pas une raison pour nous en priver ». Et qu'on ne l'accuse pas à nouveau de complicité idéologique : « Le régime des Soviets me répugne autant qu'à vous tous, mais je ne laisse pas le bourgeois parler plus fort en moi que le patriote ». De plus, l'alliance diplomatique avec l'URSS doit être menée de front avec « l'élimination de toutes les influences soviétiques en France (...) Seulement, c'est là une affaire française, intégralement française. Cela ne regarde pas M. Hitler. La lutte contre le communisme n'a pas d'autre but que de nous rendre plus forts en face de lui. La lutte contre le communisme n'implique pas un atome de sympathie pour sa personne, son régime et son pays ». Son attitude n'a pas varié depuis 1930 : l'ennemi public n°l se nomme Hitler. Jamais il n'a été de ceux qui pensent et proclament : « Plutôt Hitler que Staline ».
14Mais le partenaire essentiel, c'est bien sûr la Grande-Bretagne. À Londres, la fronde d'une partie du parlement n'entame pas la confiance de Neville Chamberlain en sa politique. L'opinion publique anglaise ne remet pas davantage en question ce Premier ministre qui domine la vie politique depuis 1931, et jouit, grâce à sa personnalité, ses réformes, ses méthodes habiles... et la division de ses rivaux, d'une popularité considérable. Son gouvernement est divisé par la politique à mener après la conférence de Munich. Certains ministres veulent profiter de « l'ère de paix » annoncée pour réarmer le pays aussi vite que possible. D'autres n'en ressentent pas l'urgence. On parvient finalement à un compromis qualifié d'« acceptable » par Churchill. Chamberlain va demeurer le chantre de « l'appeasement » jusqu'en mars 39. Il faudra l'entrée des troupes allemandes à Prague pour qu'il change enfin d'attitude. Les dissidents de son parti, les conservateurs résistants : Duff Cooper, le général Spears, Anthony Eden et Winston Churchill notamment soutiendront alors son action. Kerillis partage les convictions de ces hommes. Ils ont passé de longues heures à confronter leurs idées et sont parvenus à une conclusion commune : la fermeté et l'unité d'action des gouvernements anglais et français est indispensable face à Hitler.
15Kerillis reçoit Duff Cooper à l'occasion d'une conférence publique au Théâtre Marigny. Anthony Eden, également ancien secrétaire d'État du gouvernement Chamberlain (démissionnaire quelques mois plus tôt), lui succède dans le même cadre. En présence de Paul Reynaud -et d'H de K– il traite de « la constance britannique aux côtés de son alliée française » et des « dangereuses vanités de la politique d'apaisement ». À Londres, le député de Neuilly sympathise avec le général Spears, à l'occasion d'une réunion de parlementaires anglais et français au cours de laquelle Kerillis expose ses vues ; il revoit aussi Winston Churchill qui lui laisse une forte impression de puissance et de détermination. Ils se mettent d'accord pour se soutenir mutuellement et concerter leurs actions, de part et d'autre de la Manche. Kerillis trouve près d'eux une aide et un réconfort précieux. Les liens qu'ils tissent contribueront -du moins l'espèrent-ils– à sensibiliser l'opinion et les gouvernements. De la même façon, Neville Chamberlain et Lord Halifax, son ministre des affaires étrangères, viennent à Paris se concerter avec leurs homologues français dans le but de renforcer les moyens de défense des deux pays.
Vienne un « nouveau Clemenceau »
16Au début de 1939, la guerre civile d'Espagne, passée au second plan l'année précédente, revient sur le devant de la scène. Kerillis a souligné combien cette guerre a servi de champ d'expérimentation à l'Italie et à l'Allemagne pour tester et améliorer le matériel militaire qu'elles avaient livré à Franco. Il ne fait plus de doute désormais que celui-ci va l'emporter. Une polémique oppose Kerillis à son ami et confrère, Emile Buré, de l'Œuvre, sur l'attitude des Français face au vainqueur : l'éditorialiste de l'Époque plaide toujours pour venir en aide au général nationaliste afin d'éviter de le lier encore davantage à Hitler, alors que Buré pense qu'il faut combattre Hitler en combattant Franco. Finalement, la Chambre du Front Populaire accepte en février de reconnaître de jure le dictateur contre qui elle avait fait livrer des armes deux ans et demi plus tôt, « dans la stupidité triomphante de sa première jeunesse » note Kerillis.
17Ce dossier espagnol illustre parfaitement à ses yeux le drame de la France et de sa politique internationale à la merci des passions intérieures. « Tous les partis se valent dans l'erreur, écrit-il en mars 1939 dans « Laisserons- nous démembrer la France ? ». Ceux de droite sont impardonnables quand ils refusent d'avoir une politique réaliste à l'égard de l'URSS sous prétexte qu'elle est bolchéviste. Ceux de gauche ont été criminels de n'avoir jamais voulu une politique réaliste à l'égard de Franco sous prétexte qu'il est Franco. Les erreurs ne se compensent pas. Elles s'additionnent. Notre pays est en train d'en mourir ».
18C'est le moment où André Tardieu recommande une modification des institutions lesquelles, selon lui, ne « permettent pas de gouverner ». Kerillis le soutient, proposant d'appliquer avec une énergie farouche « quelques principes draconiens ». Seul un gouvernement de salut public, répète-t-il, pourrait faire face à la situation. Quant au Parlement, il a failli à sa mission : « Il est à bout de souffle, constate H de K. La Chambre est peut-être l'endroit de France où l'on trouve le moins de compréhension, le moins d'énergie et le moins de patriotisme. En outre, c'est un chaos d'idées (...) La vérité, c'est que le régime est à bout. Il crève. La France vit le drame le plus angoissant de son histoire, avec des institutions en marmelade et un personnel dirigeant déliquescent ».
19Vers qui se tourner ? Daladier « n'est pas l'homme de la situation », même s'il s'est amélioré au fil des crises. Gaston Doumergue ? Il a « timidement essayé, mais n'est pas allé assez loin ». Le meilleur serait sans conteste André Tardieu, « l'une des fortes intelligences du temps présent ». Il s'est réfugié à Menton pour tracer le plan d'une France future. « Malheureusement, écrit Kerillis, il nous avertit qu'il lui faut encore deux ou trois ans pour nous apporter ses épures et son devis. André Tardieu devrait bien s'apercevoir que Menton est à la frontière italienne et que Mussolini n'a pas l'intention d'attendre qu'il ait terminé son ouvrage pour réaliser ses desseins ».
20« Alors, une fois de plus, poursuit-il, la France doit compter sur une personnalité qui surgira brusquement au milieu du désarroi universel et qui imposera sa volonté (...) À tous les moments tragiques de l'histoire de France, un chef a surgi. Nous espérons ardemment qu'il ne manquera pas, cette fois, au rendez-vous du destin. Il peut venir du personnel politique actuel ou de l'extérieur, mais, dans l'un ou l'autre cas, il bouleversera les institutions et les habitudes politiques ». H de K ne pensait sans doute pas précisément au colonel de Gaulle (bien qu'il le connût personnellement : un soir, Paul Reynaud était venu diner chez Kerillis avec de Gaulle qui avait impressionné le journaliste.), mais sa perspicacité, à la limite de la voyance, lui a fait entrevoir le profil d'un destin hors du commun.
21Seul « le nouveau Clemenceau » que Kerillis appelle de ses vœux peut arrêter Hitler, dont la marche n'est en rien ralentie par les annexions successives. « L'Allemagne assimile bien, écrit-il dans l'Époque. L'Allemagne digère vite. Elle n'est pas comme le boa qui s'endort après avoir dîné. Elle ne s'arrête pas à des difficultés mineures. La conquête lui donne des jambes, lui donne des ailes : qui sera la prochaine victime ?
22L'entrée des troupes allemandes en Bohème, le 15 mars 1939, n'est pour Kerillis que « l'acte II de Munich ». « Je demeure stupéfait, écrit-il, en constatant une fois de plus l'incroyable incompréhension des clans « muni- chois » de Paris et de Londres. Aucun événement ne leur ouvre les yeux. Ils ne comprennent rien, exactement rien à ce qui se passe (...) J'imagine bien qu'en lisant mes appréciations, on va, une fois de plus, m'accuser de sombre pessimisme. Mais je n'écris pas pour recueillir les applaudissements des foules. J’écris-je ne cesserai de le répéter- pour accomplir le devoir pénible qui consiste à leur montrer le péril ».
23Bien entendu il est dénoncé. D'abord par Pierre-Étienne Flandin qui « veut éteindre les brasiers encore allumés (par ceux qui) vont à l'encontre des intérêts de la France ». « Attrape mon petit Kerillis ! note H de K qui se sent visé. Tu es de ceux qui « entretiennent les brasiers ». Les vrais patriotes sont ceux qui envoient des télégrammes de félicitations à Hitler le jour où il nous inflige, par la menace, un effroyable « Sedan diplomatique ». C'est ensuite Maurras qui voue « au pilori vitré et grillagé, à l'abri des pommes cuites et des œufs pourris, ces cadavres vivants dénommés Buré, Kerillis, Pertinax, Bidault, etc., exposés à la vue des passants apitoyés mais qui savoureront le plaisir de lire sur de justes écriteaux « boutefeux, traîtres, complices de la révolution et de l'étranger ». À l'Époque on ne voit dans ces attaques de Maurras « aucune raison de s'émouvoir ». « Nous faisons prendre de ses nouvelles, ironise-t-on. C'est une crise semblable à tant de précédentes. L'accès évolue normalement... ». Quant à Je suis Partout qui consacre des pages entières au député de Neuilly, (souvent sous la signature de Robert Brasillach) il ne l'appelle plus que « l'allié de Moscou », « l'homme à tout faire de la firme Rothschild », le « débile mental » ou « l'homme à la tête d'épingle ».
24Seul plus que jamais, Kerillis reçoit « des tombereaux d'injures ». Il en a pris l'habitude, comme le soldat de la canonnade. « La calomnie et l'injure sont la mitraille des champs de bataille de la politique. Si on ne les supporte pas, il ne faut pas faire de politique... ». Il exaspère par son assurance, par le rappel de ses mises en garde passées, par sa campagne « Sauvez l'Époque qui a eu raison ». Les gens n'aiment pas qu'on ravive le souvenir de leurs erreurs et de leurs échecs. Il faut pourtant sauver le journal menacé par les prises de position jugées « extrémistes » de son directeur. Car la réalité est là : Kerillis effraie ses lecteurs lorsqu'il vote comme les communistes, lorsqu'il veut faire alliance avec Staline, lorsqu'il s'élève, avec tant de véhémence, contre le rapprochement franco-allemand. Le tirage du journal, qui avait fortement baissé d'octobre à décembre 1938, se relève à partir de janvier 1939, puis rechute en juin lors de la publication d'une série d'articles sur « l'indispensable alliance soviétique ». Attaqué de toutes parts, il proteste contre les allusions perfides, les informations tronquées, les raccourcis déformants publiés à son propos. Ainsi doit-il s'expliquer auprès du directeur de Gringoire1 Horace de Carbuccia, sur un déjeuner pris au domicile de Genevieve Tabouis « journaliste de gauche », en présence de M. Souritz, « ambassadeur des Soviets à Paris ». Cet hebdomadaire de droite, dirigé par un homme –gendre de Jean Chiappe– avec qui il entretient d'« anciennes relations d'amitié », le pourfend désormais autant que la presse de gauche l'obligeant à demander fréquemment des droits de réponse plus ou moins satisfaits.
25« Entre les intérêts de classe et les intérêts de la patrie, l'Époque a choisi, écrit H de K le 17 juin 1939. On ne nous pardonne pas de défendre les doctrines, les idées qui autrefois n'étaient contestées par personne dans les milieux nationalistes. On nous en veut pour notre intransigeance patriotique. Dans la grande bourgeoisie parisienne, une lutte acharnée est engagée contre notre journal. On médite de tarir complètement ses ressources de publicité. On veut étouffer sa voix... ».
26La souscription de 1939 est en effet celle des basses eaux : plusieurs souscripteurs importants ont renoncé à apporter leur soutien au journal. Parallèlement, la publicité baisse ; les annonceurs sont « assaillis » un à un par des émissaires qui présentent l'Époque comme « un complice du bolchevisme, un instrument du judaïsme mondial ». Un gros client, le « Bazar de l'Hôtel de Ville », annule même un contrat d'annonces publicitaires en invoquant « les conséquences désastreuses pour le commerce, de certains articles de Monsieur de Kerillis ». En guise de contre-attaque, celui-ci publie des listes de souscripteurs comprenant ce qu'il appelle, par dérision, « des bolcheviks notoires » : le comte de Dreux-Brézé, la marquise de Messey, M. de Miollis, le lieutenant-colonel Hoppenot, le général Frasse, le colonel de Bourdage... Particules et titres militaires qui devraient, espère-t-il, apaiser les craintes des lecteurs. Au même moment, bien qu'« écrasé par le travail », il écrit à celui qu'il nomme « l'hitlérien » Léon Bailby : « ...Un dernier mot, Monsieur le directeur. Pour un député national, polémiquer avec M. Bailby, polémiquer avec M. Bunau-Varilla2, polémiquer avec La Rocque, polémiquer avec Flandin, polémiquer avec toutes les puissances de la presse et des partis politiques, se brouiller avec les plus grands industriels dispensateurs de publicité et alimentateurs de caisses électorales, c'est briser sa carrière politique. C'est ce que je fais. Je le fais avec la plus tranquille indifférence. Je crois que notre malheureux pays est conduit à un désastre par des hommes qui, comme vous, se trompent ou qui sont trompés. Aucune considération personnelle ne joue sur moi et je fais ce que je crois être mon devoir quelle qu'en puisse être la conséquence et avec la plus absolue sérénité. »
La cinquième colonne
27En même temps il livre un nouveau combat, on pourrait même dire, une véritable croisade contre « la cinquième colonne ». L'expression est née pendant la guerre civile d'Espagne où le général Mola –qui assiégeait Madrid avec quatre colonnes militaires- faisait confiance à la « quinta colonna », la cinquième colonne de fascistes, restés dans la capitale et prêts à intervenir à son signal. Kerillis désigne par ce terme tous les « agents hitlériens », français ou étrangers, de bonne foi ou appointés, qui propagent une germanophilie coupable. Dès le mois d'octobre 1938, trois semaines après les accords de Munich, Kerillis désignait du doigt, dans les colonnes de l'Époque, « quelques organes de grande presse, des agents de l'Allemagne installés aux meilleurs postes (qui) ont lentement infusé dans le public les idées, les thèses, les slogans qui préparaient le terrain à Hitler ». Il combat sans relâche en particulier les « campagnes germanophiles du Matin, et de l'Œuvre où Marcel Déat publie son article fameux « Mourir pour Dantzig ? ». « Aucun Français ne songe à mourir pour Dantzig, lui réplique Kerillis, mais tous les Français doivent être prêts à mourir pour l'indépendance de leur patrie, laquelle suppose l'existence d'une Pologne libre, forte et alliée ».
28Il s'emporte une fois encore contre l'Action française, rebaptisée par lui « l'Action Hitlero-française », (mais avoue « de secrètes faiblesses et des trésors d'indulgence pour Charles Maurras qui a échoué dans toutes ses entreprises ») ; contre Je Suis Partout où Robert Brasillach, Lucien Rebatet et André Cousteau se déchaînent tour à tour. La mère de Brasillach (mobilisé) prend la plume pour défendre son fils et adresse à Kerillis son « ardente malédiction » ! Je suis partout poursuivra l'Époque devant les tribunaux, après un article de Kerillis (en janvier 1939) où celui-ci accuse le journal fascisant de diffuser la « propagande allemande », et le refus de l'Époque de publier une réponse de Brasillach. Les pacifistes de tous bords, de la SFIO à l'Alliance démocratique, du PSF à la Fédération républicaine, ont droit également à ses assauts. Il ne voit pas moins de « trente députés inconsciemment tombés dans les pièges et les intrigues de la propagande ennemie ». La diplomatie, en la personne de Georges Bonnet -que Kerillis soupçonne publiquement de mener des discussions secrètes avec Hitler– et la littérature -Alphonse de Chateaubriant « héritier de la tradition prussophile »– ne sont pas en reste. Mais il réserve ses flèches les plus acérées à trois hommes, symboles vivants, à ses yeux, de cette « cinquième colonne » meurtrière : Paul Ferdonnet, le comte Fernand de Brinon et surtout Otto Abetz.
29Le premier est le fondateur, à Paris en 1934, de l'agence de presse « Prima », agence montée par l'Allemagne, selon Kerillis, et destinée à « répandre de fausses nouvelles de nature à troubler le public français ». Auteur d'un livre intitulé La guerre juive, qui a fait l'objet d'annonces publicitaires dans Je Suis Partout, Ferdonnet quittera Paris pour l'Allemagne en décembre 1939 où il deviendra « speaker » à Radio-Stuttgart qui émet vers la France3.
30Le comte Fernand de Brinon est l'un des créateurs avec Otto Abetz et Jean Luchaire du fameux comité France-Allemagne, chargé, accuse Kerillis, « de chloroformer une partie des élites de la haute société parisienne ». Brinon voyage beaucoup, organise des contacts entre responsables des deux pays, connaît personnellement Ribbentrop, et court-circuite sans complexe l'ambassadeur Coulondre, en poste à Berlin depuis le départ d'André François- Poncet pour Rome. Dès 1933, il a obtenu une interview d'Hitler publiée dans le Matin, tout acquis au rapprochement avec le dictateur allemand. En décembre 1938, Kerillis évoque un certain « Comte de B. qui distribue à la presse française des fonds de propagande d'Adolf Hitler ». Brinon se reconnaît, écrit à Kerillis, exige des explications et « une réponse prompte et nette ». Ce dernier « l'assure en toute sincérité (qu'il a) d'autres préoccupations en tête que d'offenser qui que ce soit » et confirme l'allusion. C'est alors qu'il reçoit une lettre signée de l'écrivain Pierre Benoit et de M. de Tessan, « chargés de représenter Fernand de Brinon ». Ils demandent à Kerillis de « bien vouloir (se) mettre en rapport avec deux de (ses) amis », formule traditionnelle pour annoncer une intention de se battre en duel !
31« Je ne me bats pas en duel, réplique le journaliste. Je me suis battu contre les Allemands pendant la dernière guerre. Si la guerre éclatait à nouveau, je me battrais encore. Mais quant à mes différends avec les Français, je considère qu'ils ne doivent pas se régler dans les rites démodés, grotesques et publicitaires des duels. J'ai recours à la justice, comme tout le monde ».
32Brinon déposera donc plainte, puis proposera de la retirer... sous certaines conditions. Kerillis admettra alors que certaines de ses affirmations étaient peut-être inexactes (il avait écrit à plusieurs reprises que Brinon était « inculpé »), mais refusera « de retirer l'essentiel de ce qu'il a dit sur le rôle qu'a joué Brinon dans les coulisses de la politique pendant plusieurs années ». La police française perquisitionnera à son domicile en juillet 19394.
33Otto Abetz est la principale bête noire de Kerillis, sa cible privilégiée. Chaleureux artisan du rapprochement franco-allemand, il organise des congrès de jeunes des deux pays en compagnie de Jean Luchaire, journaliste germanophile, dès le début des années 30. En poste à l'ambassade d'Allemagne à Paris, doté d'un statut ambigu, il est introduit, par Brinon notamment, dans les milieux pacifistes français où il compte de nombreux amis, dont Bertrand de Jouvenel. Il favorise les voyages en Allemagne de personnalités de tous milieux, suscite des rencontres d'anciens combattants « avec les drapeaux de leurs nations pour faire ensemble des prières nocturnes, et prêter serment de paix ». Kerillis le dénonce comme l'un des chefs les plus actifs et les plus redoutables de l'espionnage allemand.
34Expulsé de France en juillet 1939, il poursuit en diffamation le directeur de l'Époque, pour avoir écrit qu'il était chargé de financer la propagande allemande en France. Kerillis réagit à cette plainte : « Herr Abetz est un gentil plaisantin. Un charmant garçon au demeurant, très bien de sa personne, qui plaît aux dames et séduit les hommes par son esprit. Que diriez-vous, Messieurs, d'un petit syndicat des hitlériens français et allemands victimes de l'Époque, sous la présidence de Monsieur Hitler naturellement ? » Le procès n'aura pas lieu... pour cause de guerre, mais Abetz reviendra triomphalement à Paris comme ambassadeur d'Allemagne.
35Dans son livre, Français, voici la vérité, publié en 1942, Kerillis racontera : « Quand la guerre éclata, j'avais 20 procès sur les bras devant la 12e Chambre correctionnelle : de Brinon me réclamait un million de francs de dommages et intérêts, Marcel Déat m'en réclamait 500 000, l'Action française 500 000 également, Je Suis Partout un million, le Matin, un autre million. Passons sur le menu fretin... ». À ce titre, Kerillis omet notamment une plainte (pour injures et diffamation) de Louis Darquier de Pellepoix, conseiller municipal de Paris et directeur du journal La France Enchaînée, à la suite d'un article d'H de K l'accusant de faire de « la propagande étrangère ». Il passe également sous silence une autre plainte émanant de Jacques Doriot, pour avoir déclaré à l'Assemblée nationale que Ferdonnet avait été le collaborateur du nouveau directeur de la Liberté sur recommandation de l'historien Jacques Bainville. Doriot déclenchera alors un déferlement de courriers haineux provenant de militants de son parti le Parti populaire français (PPF). En quelques jours, Kerillis croule sous des lettres lui promettant de « connaître un jour la justice du PPF avec toute la rigueur que l'on doit aux traîtres », ou de lui « cracher à la figure », l'assurant de leur « plus profond mépris » ou l'interpellant : « Halte-là, larbin déguisé de Staline ». La Cagoule elle-même, cette association armée dans la crainte du « grand soir » communiste est pour H de K « le premier et diabolique instrument de la propagande allemande en France », même si elle est composée de « patriotes de bonne foi, victimes des menées allemandes et italiennes ».
36Une fois de plus, Kerillis regrette que la presse politique de droite refuse de l'aider dans « ce travail patriotique d'épuration et de salubrité ». L'un des rares journaux avec lequel il garde de bonnes relations est Paris-Soir. Partout ailleurs, il se « sent en quarantaine ». Il s'estime « exclu » de la revue de presse publiée par le quotidien de Jean Prouvost et demande à ce dernier d'y remédier.
37Il n'a pas le sentiment que sa campagne contre les agissements d'Abetz ait été à l'origine de l'expulsion de ce dernier. Ce sont plutôt les menaces réitérées d'Hitler et de Mussolini depuis Munich qui provoquent, au printemps 1939, une réaction salutaire des gouvernements britannique et français. Cependant, Abetz, ne quittera pas Paris sans jurer d'y revenir pour se venger de Kerillis, qu'il appellera son « principal calomniateur » dans ses mémoires.
38Présent sur tous les fronts, H de K approuve chaudement le président du Conseil, Daladier, lorsque celui-ci entreprend un voyage en Corse, en Algérie et en Tunisie pour affirmer la présence française sur ces territoires revendiqués par l'Italie. De même, il félicite Chamberlain pour sa réaction vigoureuse à la tentative d'intimidation d'Hitler qui concentre des troupes à la frontière polonaise. « C'est l'espoir d'une double victoire sur la guerre » écrit-il.
39Y croit-il vraiment ? Il demeure en tout cas inquiet devant le spectacle d'une vie politique interne balancée d'une crise gouvernementale à une grève générale, au moment où la situation internationale exigerait, au contraire, une mobilisation de toutes les ardeurs. En 1933 déjà, lors de l'accession d'Hitler au pouvoir, la France n'avait pas de gouvernement ; le fait s'était reproduit en 1936 lorsque les Allemands étaient entrés dans la zone démilitarisée du Rhin, puis en 1938, lors de la conférence de Munich. Alors que l'Italie mussolinienne lançait ses menaces le 30 novembre 1938, une grève générale sévissait en France, et voici qu'à l'heure où les troupes du dictateur italien entrent en Albanie, « Monsieur Bonnet se délasse dans un coin fleuri de la banlieue parisienne, Monsieur Daladier parcourt la Normandie en compagnie de son ministre de l'Air, Monsieur Guy La Chambre, Monsieur de Monzie et quelques autres excellences sont dans leur département (...) Ils se croient à la trêve pascale ! ». Dans ces conditions, comment s'étonner que la diplomatie anglaise mène la danse, s'insurge Kerillis, qui est, lui, en permanence sur le pied de guerre.
40Ses attaques visant tous ceux qui ne partagent pas son avis, c'est-à-dire la presque totalité de la classe politique et de la presse, lui valent des réactions en chaîne d'une violence inouïe. Mais il fait face, seul comme toujours.
Le canon va parler
41« Où va aller l'URSS ? » s'interroge-t-il devant les manœuvres de « nationaux de bonne foi, hypnotisés par leurs répugnances idéologiques ou subjugués par la propagande allemande et le parti germanophile (qui) font l'impossible pour détruire le plan Chamberlain ». Les titres des éditoriaux de l'Époque de mai à juillet 1939 reflètent son obsession : « Tout dépend de l'URSS », « 40 000 « touristes » allemands arrivés à Dantzig ces jours derniers », « L'alliance russe en suspens », « Autour de l'alliance russe », « Les Russes sabotent-ils la négociation ? », « Avec l'alliance russe, l'Allemagne ne « liquidera » pas la guerre à l'est en quelques semaines et devra diviser ses forces sur deux fronts »...
42En mai on a appris la signature d'un accord politique et militaire entre l'Italie et l'Allemagne, « le Pacte d'Acier ». La situation ne peut être plus claire. Français et Anglais ont impérativement besoin, désormais, du concours soviétique pour faire contrepoids. Mais les négociations tripartites traînent en longueur malgré l'impatience des Français. Au mois d'août, certains veulent encore croire au miracle : Paul Claudel qui, en l'occurrence, ne se révèle ni diplomate ni poète, comme le remarque Jean-Baptiste Duroselle, annonce dans le Figaro : « Croque mitaine se dégonflera ».
43Tout se joue à Moscou. Les discussions s'enlisent jusqu'au 22 août, date à laquelle la presse russe annonce la visite de Von Ribbentrop, venu parapher le pacte de non agression germano-soviétique. Pour Kerillis, c'est « un coup de poignard, une manœuvre scélérate. » Il en tire immédiatement la conséquence : « L'action allemande n'est peut-être plus maintenant une question de semaines mais de jours... ». Les attaques fusent derechef sur le journaliste « soviétomane », « franco-russe », « vendu à Moscou » « Qu'attend Kerillis pour disparaître ? ». Il ne s'y arrête pas, l'heure est trop grave.
44Faute d'alliance avec l'Italie et avec l'URSS, vers qui se tourner ? « Il nous reste l'inébranlable Angleterre. Il nous reste les peuples menacés de l'Europe qui se battront pour la vie. Il nous reste les océans et nos immenses ressources universelles. Il nous reste le sentiment indestructible que le régime de violence, de lâcheté et de mensonge édifié par l'hitlérisme, est trop monstrueux pour être éternel. Plus que jamais debout, avec confiance, face au péril ». Pas question, de toute façon, de renoncer à la parole donnée. « Nous avons donné notre garantie à la Pologne. Il faut la tenir. Faire notre devoir, sans nous préoccuper des conséquences ».
45À la fin d'août, les querelles s'apaisent. Chacun se tait dans l'attente de l'orage qui va éclater : « Les hommes de ma génération, écrit-il, se sentent soudain rajeunis d'un quart de siècle, reportés aux temps sublimes de juillet 14. Les cœurs frémissent. Nous entendons dans le tréfonds de nos êtres l'appel de toutes ces générations qui se sont sacrifiées au cours des siècles pour nous léguer, libre et glorieuse, cette admirable patrie ; et nous prenons conscience de nos responsabilités devant nos enfants, devant tous ceux qui viendront après nous, à qui nous passerons le flambeau ».
46Le 1er septembre, c'est l'attaque contre la Pologne. La France et la Grande- Bretagne décrètent la mobilisation générale. Il n'importe plus de savoir qui a eu tort ou raison. Une seule chose compte : faire la guerre et la gagner. « Le canon va parler, proclame l'ancien cavalier avec solennité. Sa voix puissante doit couvrir nos vaines querelles. Préparons-nous au grand devoir. Et que vive la France éternelle ! »
Notes de bas de page
1 Gringoire hebdomadaire « parisien, politique et littéraire ». A sérieusement amplifié en 1936 la campagne lancée par l'Action française contre Roger Salengro, ministre de l'Intérieur du Front populaire, campagne qui poussera l'intéréssé au suicide.
2 Directeur du Matin.
3 Son biographe, Jean-Louis Crémieux-Brilhac, le décrit comme un personnage falot, tout juste capable de rédiger de petits échos fielleux, totalement dépassé par l'ombre immense de la rumeur qui court Paris, sur son compte.
4 Fernand de Brinon deviendra plus tard ministre de Pierre Laval, à Vichy et présidera le comité central de la légion des Volontaires Français. En février 1945, il présidera le pseudo-gouvernement composé de Darnand, Déat, Luchaire et du général Bridoux, à Sigmaringen, lorsque le Maréchal Pétain et Pierre Laval, emmenés par les Allemands, se refuseront à exercer une activité politique.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008