Chapitre 9. Adieu l'Écho, bonjour l'Époque !
p. 133-149
Texte intégral
1« Monsieur le Président du Conseil,
2Hier, jeudi 30 juillet 1936, à 12 h 30, j'ai téléphoné à la présidence du Conseil et j'ai demandé à votre secrétaire de bien vouloir vous prévenir que je désirais vous voir dans la soirée du 30 ou dans la matinée du 31, ne serait- ce que quelques minutes.
3Je n'ai pas reçu de réponse.
4Dans ces conditions, je vous écris ce que je voulais vous dire car j'estime que j'ai le devoir de vous mettre au courant, vous le premier, du résultat de mon enquête... »
5Lorsque Léon Blum prend connaissance du courrier qui lui est adressé par le député de la Seine, Henri de Kerillis, il doit penser que le directeur politique de l'Écho de Paris est toujours aussi intrépide même si leur terrain d'affrontement s'est déplacé des salles de rédaction à l'hémicycle du Palais Bourbon...
6À l'Assemblée nationale, il est de bon ton, pour un nouvel élu, d'observer prudemment les mœurs politiques avant d'intervenir dans le débat. Mais Kerillis n'a que faire de ces conventions. Le temps presse. Un mois seulement après son élection, il interpelle le gouvernement du Front populaire au sujet de « l'ordre donné par le ministre de l'air de livrer le canon de 23 au gouvernement des Soviets ».
7De quoi s’agit-il ? La firme Hispano-Suiza a fabriqué une nouvelle arme -le canon de 23- convoitée par l'URSS. L'état-major de l'air français, consulté en mars 1936, quelques semaines après les élections législatives, a refusé de livrer ce canon aux Soviétiques. Or, l'un des premiers actes de Pierre Cot, nouveau ministre de l'air du gouvernement Blum, est d'autoriser cette vente. Kerillis, offusqué, demande des explications : un parlementaire a le droit de savoir. Il écrit en outre dans l'Écho de Paris : « M. Pierre Cot me répondra peut-être que nous sommes virtuellement contre l'Allemagne les alliés militaires du gouvernement russe et que nous avons, par conséquent, intérêt à le faire profiter de nos découvertes. Non ! Nous n'avons pas à lui livrer les secrets les plus précieux de notre défense nationale. Sommes-nous certains, d'ailleurs, qu'une révolution diplomatique ne bouleversera pas la situation actuelle ? Les Soviets, nos alliés d'aujourd'hui, ne peuvent-ils pas devenir, dans un avenir plus ou moins rapproché, les alliés de l'Allemagne ? (...) Est-il concevable que la « soviétophilie »1 du ministre de l'air retire à notre pays les bénéfices, les avantages sacrés que l'intelligence et le génie de ses chercheurs peuvent lui assurer dans la course tragique aux armements scientifiques qui se livre dans le monde ? Sommes-nous déjà tombés sous la dépendance russe ? Sommes-nous un dominion de Moscou ? » Hélas ! La décision appartient au seul gouvernement, lui répond Pierre Cot qui ajoute : « Les gens vont tirer de vos prétendues révélations argument ou prétexte pour crier à l'alliance militaire entre la France et la Russie ».
8Devant cette rebuffade, H de K frappe à une autre porte, celle du président du Conseil, dont le fils Robert, salarié de la société Hispano, a été l'interlocuteur du maréchal russe Toukàtchevsky venu négocier le marché à Paris l'hiver précédent. Son courrier restera également sans réponse. En cette fin juillet 1936, Léon Blum a d'autres soucis de « marchand de canons » : doit-il répondre à l'appel lancé quelques jours plus tôt par les Républicains espagnols surpris par le coup d'État du général Franco ? Doit-il leur fournir des armes et des avions ? Son hésitation est de courte durée : il aidera les combattants du « Frente popular » (que l'Écho de Paris appelllera bientôt le « Frente crapular »).
9Deux jours plus tard, en voyage à Londres, Blum reçoit Pertinax à son hôtel : « Est-il vrai que vous allez fournir des armes à l'Espagne ? interroge le journaliste.
- - Oui, c'est exact.
- - Vous savez que ça n'est pas très bien vu ici ?
- - C'est possible. Je n'en sais rien, mais, en tout cas, nous le ferons ».
10Lorsqu'il revient au Bourget le 24 juillet, le président du conseil est attendu par Camille Chautemps, ancien et futur président du Conseil, très inquiet : « Pendant que vous étiez à Londres, vous n'avez peut-être pas su que Kerillis avait commencé dans l'Écho de Paris une campagne retentissanté Toutes les dispositions qui avaient été prises à propos des fournitures d'armes à l'Espagne ont été rendues publiques. L'émotion soulevée, dans les milieux parlementaires en particulier, est considérable ».
11Bien informé, en effet, (par l'état-major) Kerillis a révélé le plan gouvernemental de livraison d'armes à l'Espagne. Il redoute les conséquences de cette alliance avec les adversaires de Franco. Ses craintes sont partagées –une fois n'est pas coutume– par les responsables du parti radical :
– « Comment pouvez-vous faire cela ? » s'exclame le sage président du Sénat, Jules Jeanneney, à l'adresse de Léon Blum, tandis qu'Édouard Herriot lui prodigue ce conseil d'ami : « Ah ! Je t'en prie, mon petit, ne va pas te fourrer là-dedans ! »
12Devant le trouble causé par sa décision, tant à l'étranger qu'au sein même du gouvernement, Léon Blum devra se résoudre à une non-intervention officielle... qui n'empêchera pas les belligérants d'être approvisionnés en armement par leurs alliés respectifs. L'apprentissage du pouvoir est douloureux pour le leader socialiste qui croyait pouvoir accorder ses convictions et ses actes gouvernementaux.
13De son côté, Kerillis craint l'extension de la guerre d'Espagne. Il refuse le risque d'une guerre européenne à propos d'un pays étranger alors même que la France a cédé devant Hitler le 7 mars 1936, quand elle était directement concernée. C'est pourquoi il prône très rapidement la reconnaissance du gouvernement formé par Franco. Toutefois, le soutien apporté par Hitler et Mussolini au général rebelle le tourmente : il redoute l'usage qui pourrait être fait des ports espagnols et surtout des « bases aériennes étalées tout le long de nos lignes de communication avec l'Afrique et de nos frontières pyrénéennes », si elles étaient mises à la disposition « d'une puissance ennemie ».
14En octobre, l'Écho de Paris lancera une souscription pour offrir une « épée d'honneur » au général Moscardo, chef des cadets de l'Alcazar de Tolède qui ont résisté à un siège de 72 jours. Contrairement à certaines affirmations de ses adversaires, Henri de Kerillis ne s'associera pas à ce témoignage d'admiration. Il ne signera aucun des nombreux articles consacrés dans le quotidien à cette souscription et à ses suites. Il sera absent de France lorsque l'épée sera exposée à Paris avant d'être remise à son destinataire.
« Je vois venir une guerre mondiale »
15Un thème nouveau apparaît à cette date dans ses articles et discours. Car, désormais, Hitler tire parti du Front populaire en se posant en défenseur de l'ordre européen et de la civilisation « contre les souffles de désordre et d'anarchie qui déferlent partout ». Il se dresse « en mystique, en chef religieux, en nouveau Saint-Georges, nouveau Mahomet ou en nouveau Siegfried, cependant que le gouvernement des Blum et des Cot apparaît de plus en plus comme le complice du Kremlin, comme le protecteur naturel de la révolution internationale ».
16Le « nouveau Siegfried » (Hitler) continue, imperturbable, sa marche conquérante, encouragé –s'il en était besoin– par les succès des athlètes allemands aux Jeux Olympiques de Berlin : 31 médailles d'or, 28 d'argent et 29 de bronze, premiers au palmarès loin devant les Américains, mais le noir Jessie Owen remporte à lui seul 4 médailles d'or, ridiculisant ainsi les théories raciales d'Hitler. Lors du défilé inaugural de ces jeux, les Français reçoivent une ovation délirante du public allemand qui confond leur salut olympique avec le salut hitlérien ! Ce déploiement de vigueur guerrière autant que sportive, l'ambiance quasi mystique qui imprègne cette grandiose manifestation, frappent l'opinion publique internationale. Les défilés militaires, les marches de nuit de la jeunesse nazie, torches enflammées, aux accents wagnériens, se répètent, un peu plus gigantesques chaque fois.
17« Jurons de ne pas être des lâches et nous sauverons la paix » proclame Kerillis qui conjure plusieurs fois le gouvernement de « faire son devoir face au danger allemand ». L'Allemagne veut la domination absolue de l'Europe centrale et orientale, explique-t-il. « Ensuite, l'ogre recherchera la maîtrise du centre et du sud européen : laisserons-nous faire ? Si demain l'Allemagne est maître de l'Europe centrale, comment serons-nous à même de lui résister quand, agrandie, fortifiée, ivre de victoire, elle se tournera vers nous pour nous réclamer l'Alsace-Lorraine et nos colonies ? Et si l'Allemagne veut l'Anschluss en Autriche ? Êtes-vous résignés à l'Anschluss ?... La ligne Maginot, prophétise-t-il, serait alors, devant cette puissance formidable un obstacle fragile comme un fétu de paille. Elle serait aussi insuffisante devant l'Allemagne moderne que les murs d'Hadrien ou d'Antonin devant les hordes barbares du cinquième siècle après Jésus-Christ ».
18À un journaliste qui le raille : « Kerillis a une façon de prédire les catastrophes qui ressemble beaucoup à la manière de les appeler », il répond : « Je n'appelle pas la guerre, je la vois venir (...) La guerre qui risque d'éclater sera sans doute une guerre mondiale. Elle étendra ses ravages dans trois ou quatre parties du monde. Elle entraînera dans une lutte impitoyable les peuples qui ont le plus de raisons de se croire à l'abri d'un conflit. Elle rougira de sang le Pacifique, l'Atlantique, la Baltique et la Méditerranée. Et pourtant, c'est encore en France que se livrera la bataille décisive, que se jouera la principale partie ». Ces lignes datent de 1936 ! Ils n'étaient pas nombreux à faire preuve d'un tel sens prémonitoire.
19Sa vie parlementaire est un chapelet d'interventions dénonçant l'inexorable progression nazie, prônant le réarmement -en particulier la création du « corps spécialisé » proposé par le colonel de Gaulle– et la réaction psychologique salvatrice. Sa qualité de membre de la commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale lui fait rencontrer le chancelier Schuschnigg en Tchécoslovaquie, ou se rendre à Salamanque, en pleine guerre civile espagnole, en décembre 1936. Son mandat parlementaire et son métier de journaliste (qu'il n'a pas abandonné) se rejoignent ici dans un double souci de comprendre ou de mieux connaître pour alerter l'opinion publique à la Une de l'Écho de Paris et à la tribune de la Chambre.
L'un des « Rois de Paris »
20Dès son arrivée au Palais-Bourbon, il s'est inscrit au petit groupe des « Indépendants républicains » dirigé par son ami Georges Mandel, refusant de rejoindre les rangs de l'URD (malgré la promesse faite quatre ans plus tôt), émanation de la Fédération républicaine dont il a tant dénoncé les comportements indisciplinés au cours des années écoulées.
21À la tribune de la Chambre, il se montre aussi clairvoyant que dans ses écrits : « Écoutez ce que dit Hitler ; sa franchise est terrible : « Si j'attaque un jour un adversaire, j'agirai autrement que ne l'a fait Mussolini ; je ne ferai pas de préparatifs et je ne négocierai pas au préalable pendant un mois, mais ainsi que je l'ai toujours fait dans ma vie, je frapperai subitement en surgissant dans la nuit, en me jetant sur l'adversaire comme la foudre ».
22Nouvel élu également en 1936, Antoine Pinay se souvient : « C'était un Parisien connu, alors que moi j'arrivais de la province. Il était assez isolé mais avait de l'influence sur les jeunes parlementaires. Il tenait bien la tribune. C'était un garçon sérieux, dynamique et distingué, loyal et convaincu ». L'écrivain Georges Suarez dresse de Kerillis un portrait plutôt positif dans son ouvrage Nos seigneurs et maîtres : « Son visage est devenu familier à l'opinion : il est long, maigre, heurté de traits violents, creusé de longs plis et de rides. Le sourire qui l'éclaire est jeune, avec un peu de malice aux commissures des lèvres, sous les sourcils froncés, le regard est droit, ne cachant rien, ni sentiments ni idées, s'offrant tout entier à la lumière du monde. Il vit dans un tourbillon, dans une sorte de hantise fébrile et permanente. Il veille à tout, filtre les détails, administre, régente et dirige avec un terrible sérieux qui s'apaise aussitôt devant une bonne nouvelle. Rien ne sait lui rendre l'air de la jeunesse comme un bulletin de victoire... Il a de la facilité, du feu, et une rapidité de diction qui sans nuire à la clarté de son exposé, y ajoute de l'entrain, de la vigueur et de la puissance ».
23Élu conseiller général dans la foulée du scrutin législatif, H de K s'efforce d'être à l'écoute de ses électeurs. Chaque samedi matin, il tient une permanence à Neuilly, assisté de sa collaboratrice, Mademoiselle de Larosière. Les habitants de Neuilly redoutent de nouvelles grèves ainsi que les conséquences des mesures adoptées par le gouvernement : loi sur les conventions collectives, congés payés, semaine de 40 heures, loi sur les fonctionnaires. Kerillis partage leurs appréhensions. Il entreprendra dans l'Écho de Paris une campagne de pétitions contre les 40 heures dont il craint les répercussions sur la baisse de production, dans l'industrie de l'armement en particulier. Il collectera 663 000 signatures ! En cette fin des années 30, sa vie est une course de vitesse. Il est sur tous les fronts à la fois : sa circonscription, la Chambre, le journal, le CPRN, la vie mondaine. Il lui reste peu de temps à consacrer à sa famille. Adulé par certains -les jeunes des cours d'orateurs et les femmes, qui n'y venaient le plus souvent que pour le voir et l'entendre- il est honni par d'autres. Il ravit, séduit, fascine par sa clairvoyance, son magnétisme, sa sincérité ardente. Ou au contraire dérange, irrite, exaspère par son agitation, son audace, son assurance et ses verdicts sans appel. Il est conscient des réactions qu'il suscite, mais le « message » qu'il doit transmettre est trop grave pour qu'il y renonce. « J'ai dit ce soir devant vous, Messieurs, quitte à vous heurter, bien des vérités, reconnaît-il à la conférence des Ambassadeurs, en octobre 1936 où il a dénoncé les deux dangers qui nous menacent : le danger allemand et le danger communiste. Je n'ai voulu faire de peine à personne, mais j'ai voulu vous dire cela parce que « cela » bouillonne en moi et m'étouffe... m'angoisse ».
24Il ne vit pas en comptable rigoureux des conséquences éventuelles de ses actes... Il sent, il sait, il écrit, c'est tout. Paul Reynaud lui-même ne lui trouve pas toujours le jugement très sûr. Dans un entretien avec Jean-François Picard, auteur d'une thèse de doctorat sur l'Époque, Raymond Cartier confiera bien plus tard : « C'était un homme qui avait un don prophétique. Il voyait loin, mais souvent de près il se trompait. Il était emporté par la violence de son tempérament. Il se lançait dans des polémiques sans être tout à fait sûr des preuves qu'il prétendait sortir. Au contraire, il avait, lorsqu'il s'agissait des grandes lignes de l'Histoire, une grande lucidité ». Un témoignage que complète celui de son camarade Albert Naud au même Jean-François Picard : « Il m'arrivait, quand nous allions tous deux en province donner une conférence, de le prendre en charge comme je l'eusse fait d'un fils fragile. Je l'obligeais à manger, à boire un verre de bon vin. Je niais avec autorité ses misères physiques. Je le « chauffais », je le « remontais » et quand, tout à coup, le silence s'établissait dans la salle, et que sa voix jeune, un peu faiblarde et aigre, exerçait son envoûtement, l'homme prenait une dimension gigantesque. Usé, déchiqueté par la guerre, il renouvelait chaque jour le miracle de vivre. Il portait sa croix et sa croisade avec un héroïsme et une foi qui, à certaines heures, l'élevaient jusqu'à d'inaccessibles sommets ».
25Adulé ou méchamment raillé, Henri de Kerillis est alors, comme il le dira lui-même plus tard, « l'un des rois de Paris » ; sans conteste l'un des phares de la presse parisienne, un « maître à penser » auquel ne manquaient ni courage, ni charme, ni intégrité.
26Lorsque sa santé défaille, l'obligeant à un séjour en montagne, et qu'il est empêché d'écrire, Raymond Cartier le remplace. Ce fils d'agriculteur, petit-fils de Cap-hornier, qui deviendra lui-même l'un des plus grands reporters des années 50, s'affirme de plus en plus comme son principal collaborateur. Une autre signature apparaît, pendant quelques mois dans l'Écho de Paris, celle d'un étudiant en droit : François Mitterrand2 qui, dans la rubrique « La vie des étudiants » créée par Jean Delage, lance une enquête sur le thème : « Y-a-t-il encore des poètes ? Si vous le pensez, lesquels préférez-vous ? ». Les résultats opposent deux groupes d'auteurs : Paul Claudel, Paul Valéry, Francis Jammes, Paul Fort et Maurice Maeterlinck d'une part, M.M. Haraucourt, Dorchain, Droin, et Fernand Gregh d'autre part. Le jeune François Mitterrand précise qu'il admire « la réalisation formelle admirable d'un Valéry, la force et la puissance intellectuelle et rythmique d'un Claudel, le charme intime et délicat d'un Jammes » avant de conclure prudemment : « Si certains lecteurs en estiment différemment, qu'ils pensent à l'ennui qu'eut été pour moi une parfaite impartialité » ! Louis Gabriel-Robinet fait également ses premières armes à l'Écho de Paris. Il raconte dans ses Mémoires : « Si les salons du journal avaient, en dépit de la poussière, des tapis râpés, des fauteuils au crin arrogant, conservé, grâce à leurs dorures et à la hauteur de leurs fenêtres, un aspect empreint de dignité, il n'en allait pas de même rue du Croissant où se tenait la « rédaction d'urgence », si l'on peut dire. En effet, « à l'Opéra » trônaient ceux que nous nommions les « caïds » ; rue du Croissant : « les trimardeurs ». Ceux qui se tenaient à portée des linotypes et qui recevaient les dépêches. Mes attributions consistaient à ajouter aux télégrammes des correspondants de province les mots qui manquaient, à rédiger des titres et à « surveiller » les départements. C'était un début, tout ce qu'il y a de terre à terre, mais j'avais la foi ». Le futur directeur de la rédaction du Figaro conserve le souvenir d'un H de K « toujours d'une extrême gentillesse avec les jeunes ».
Démissions en rafale
27La crise qui éclate, brutalement, dans les colonnes du journal le 2 mai 1937 marque un tournant dans la vie de toute l'équipe proche d'H de K. Henry Simond « en complet désaccord » avec le conseil d'administration de l'Écho de Paris donne sa démission. Il est suivi le lendemain par ceux dont la signature compte le plus dans le journal : André Pironneau, le solide secrétaire général et chroniqueur militaire, Kerillis chef du service politique, Raymond Cartier, secrétaire général adjoint, Laurent Sisco, directeur des services administratifs, Henry Bordeaux, Louis Madelin et Louis Gillet trois chroniqueurs académiciens, Gérard Bauer, critique littéraire ; puis le lendemain : Jérôme et Jean Tharaud, et de nombreux collaborateurs aux noms moins illustres.
28Que s'est-il passé ? Il semble qu'Henri de Kerillis ait été au centre du conflit qui a opposé Henry Simond au principal actionnaire du journal : François Edmond-Blanc. Ce dernier estimait (comme bien d'autres) trop violentes certaines positions défendues par la rédaction et peu compatibles avec la sensibilité des lecteurs traditionnels du journal. Il était bien entendu impensable -et en outre totalement inutile- de demander à Kerillis de modérer ses propos. On l'accusait, racontera-t-il, d'avoir « jeté le désordre et le trouble à l'Écho de Paris pour des raisons sentimentales ».
29Tout cela a été si brusque ! Certes, Kerillis n'ignore pas que certains de ses articles suscitent de vives réactions et même des rejets, mais il ne s'en préoccupe guère. Depuis 15 ans, il jouit d'une totale liberté d'expression et voilà qu'il se trouve au centre de ce conflit qui bouleverse la vie du journal, et le destin de nombreux collègues et amis. Il subodore un complot politique mais n'a aucune preuve. La lettre circulaire, ronéotypée, qu'il reçoit quelques jours plus tard le blesse profondément. Elle est signée de François Edmond-Blanc, « nouveau président du conseil d'administration en remplacement de Monsieur Henry Simond, démissionnaire ». La même écriture a complété en tête de lettre et dans la formule de politesse le « M » ronéotypé pour écrire « Monsieur » (ou Madame ou Mademoiselle dans d'autres cas). Une autre main anonyme –on devine une secrétaire ou un employé préparant les courriers identiques en série- a ajouté l'adresse de Kerillis dans le bas de la feuille de papier.
30L'affirmation énoncée devrait lui plaire, le rassurer : « Je tiens à vous confirmer catégoriquement qu'il ne sera apporté, sous ma présidence, aucun changement dans le caractère ou l'orientation du journal l'Écho de Paris et vous demande de me faire connaître officiellement si vous entendez continuer la collaboration que vous avez apportée jusqu'ici à la rédaction du journal, collaboration que j'ai toujours personnellement appréciée. » Mais le personnalité du nouveau maître des lieux ne lui inspire pas confiance, pas plus que ses promesses. N'a-t-il pas déjà évoqué devant H de K et Pironneau le projet de vendre le journal ? Comment, dans ce cas, pourrait- il garantir le maintien de son caractère et de son orientation ? La mort dans l'âme, Kerillis confirme sa démission par écrit.
31Les problèmes financiers pèsent également dans cette crise : l'Écho de Paris est déficitaire depuis deux ans. Kerillis fait état, selon les estimations d'Henry Simond pour l'année 1937, de pertes devant s'élever à trois millions et demi de francs. Devenu minoritaire dans son conseil d'administration, Henry Simond s'était vu refuser par François Edmond-Blanc une augmentation de capital indispensable, selon lui, au redressement du journal. Le général de Castelnau, soutien fidèle du directeur destitué, avait alors transmis une proposition d'achat (pour la somme de sept millions de francs) des trois mille actions de la société de l'Écho de Paris détenues par Edmond- Blanc. Mais ce dernier, conforté par Henry Bordeaux, n'acceptait de céder que mille cinq cents actions, ce qui permettait à Henry Simond de retrouver une majorité au sein de son conseil d'administration, mais sans atteindre le quorum légal pour obtenir une augmentation de capital. On revenait donc à la situation antérieure. Les tractations se poursuivent encore pendant quelques jours, mais les tensions s'accentuent entre les partisans d'Henry Simond, très affaibli par la maladie, et ceux de François Edmond-Blanc qui finit par se dérober, faisant savoir à Kerillis le 31 mai à 10 heures du soir que « les pourparlers étaient définitivement rompus ». Et surtout, ce que Kerillis va appeler « le scandale qui a éclaté à l'Écho de Paris » a été porté à la connaissance du public. Ce « scandale », écrit-il à François Edmond- Blanc le 5 juin, a « provoqué la débandade de plus de 50 000 lecteurs. Plus de 12 000 lettres de lecteurs et d'abonnés m'annoncent qu'ils quittent le journal », sans compter « le véritable déchirement qui s'est produit à la rédaction. J'ai cherché à vous fléchir, conclut Kerillis, en vous montrant le désespoir de tous les collaborateurs attachés, depuis tant d'années, à cette grande maison. Aucun de mes arguments ne vous a convaincu ».
32Lors d'une conférence des Ambassadeurs, quelques jours plus tard, il évoque la rupture avec le journal : « Sans doute cette forteresse que des collaborateurs illustres ont défendu dans le passé, Jules Lemaître, Albert de Mun, Maurice Barrés, Paul Bourget, d'aucuns lui reprochaient je ne sais quel aspect antique. Elle évoquait l'image un peu sombre des vieilles cités françaises que protègent les lourdes enceintes et les murailles austères de Vauban ». Puis il rappelle les faits : « En apprenant le départ d'Henry Simond et les circonstances de ce départ, nous avons été démissionnaires sur l'heure, tous, à quelques rares exceptions près, depuis les généraux, les académiciens jusqu'au plus humble et au plus pauvre des rédacteurs. Ce courant sentimental a été si fort, qu'il a entraîné jusqu'aux typographes, jusqu'aux plus modestes ouvriers de l'imprimerie, tous cégétistes, parfois socialistes ou communistes, mais qui, un instant, ont refoulé leurs préjugés doctrinaux pour laisser aller leur cœur et signer l'adresse d'adieu la plus touchante et la plus belle que des travailleurs aient jamais adressé à un patron de France. Pour ma part, toutes les fois que j'écris un article sur un sujet grave (...), j'ai besoin de me sentir à côté du directeur du journal, en communion complète de confiance et d'amitié. (...)
33Et j'ajoute encore, un journaliste ne passe pas de mains en mains, au hasard des combinaisons et des remous des conseils d'administration ; un journaliste ne peut pas être vendu sur la place publique ou à la Bourse avec les actions d'un journal, comme on vend des sacs de lentilles. Un journaliste n'a qu'un juge dans une circonstance comme celle où nous nous sommes trouvés, c'est sa propre conscience. Ceux de nos camarades qui sont restés à leur ancien poste, ont droit à votre entière considération, ont droit à votre respect, mais ceux qui l'ont abandonné y ont droit aussi. Vous devez savoir qu'ils l'ont fait sans se soucier des avantages que leur confèrent les lois nouvelles de la profession. (...) Ils sont sortis la rage au cœur, mais la tête haute alors qu'à leur foyer, ils n'ont pas un mois de pain devant eux... Eux, les défenseurs du régime capitaliste, qui ne l'ont jamais caché, ils sont tombés victimes du capital, victimes des volontés d'un actionnaire... Contre cet actionnaire, je m'interdis toute critique et toute attaque. Il a exercé un droit légal et absolu, mais je constate un fait : la puissance d'un homme tout jeune qui a trouvé dans l'héritage de son père un paquet d'actions représentant 300 000 francs, souscrits il y a près de cinquante ans, s'est montrée supérieure au capital-travail que représentait le labeur acharné du plus grand directeur de la presse française, de plus de cinquante rédacteurs vivants et de tant de rédacteurs morts, dont certains ont légué à l'Écho de Paris une renommée prestigieuse. Dans les heures sombres que nous avons vécues ces dernières années, il m'était arrivé parfois d'imaginer que nous pourrions un jour succomber sous les coups de la révolution. J'étais fier de courir certains risques ; jamais je n'aurais pu songer au destin étrange et si pénible qui me guettait : la douleur d'apercevoir debout, trônant sur les remplais déserts, non pas M. Thorez, non pas M. Cachin, non pas M. Vaillant-Couturier, non pas M. Léon Blum, mais d'autres, d'autres.... Je ne veux nommer personne ».
34Le choc est terrible. Que faire désormais ? La situation de la presse est difficile. L'augmentation des coûts de fabrication dûe à la hausse du prix du papier et à celle des charges salariales entraîne une diminution du nombre des quotidiens et une perte d'audience des « cinq grands » : le Journal, le Petit Journal, le Petit Parisien, Le Matin et l'Écho de Paris. Le tirage de ce dernier titre est passé d'un demimillion d'exemplaires à la fin de la première guerre mondiale à 185 000 en 1936. La concurrence de nouveaux venus se fait sentir, de même que le développement rapide de la radio.
Cartier, l'homme clef
35Quatre semaines à peine séparent l'annonce des démissions en rafale de la parution du premier numéro de l'Époque. L'affaire a été rondement menée. Après inventaire des fonds disponibles et des énergies prêtes à tenter l'aventure, Kerillis a décidé : il aura « son » journal dans lequel il pourra alerter les Français, crier son effroi, lancer ses appels au sursaut national en toute liberté. Personne ne lui demandera d'atténuer ses propos pour ne pas effaroucher les lecteurs.
36Le risque est immense, les fonds nécessaires pratiquement impossibles à mobiliser en si peu de temps, les moyens disponibles en matériel (locaux, imprimerie) mais aussi humains (journalistes, techniciens, administrateurs, publicitaires) sont très insuffisants. Peu importe, il faut agir. H de K emporte la conviction d'Henry Simond, comme il l'avait entraîné naguère dans la promotion du parachute ou l'aventure du CPRN. Mais il obtient également l'adhésion de toute l'équipe sur laquelle il excerce une sorte de fascination. Il a su leur communiquer sa fougue, sa certitude de défendre la plus noble des causes : le salut par la vérité ! Aucun ne doute de la réussite du futur journal qui a l'ambition d'être « le grand organe catholique d'information ». Le succès ne peut que couronner leurs efforts.
37Henry Simond, pourtant très malade (il ne verra jamais son nouveau bureau) André Pironneau et Raymond Cartier s'engagent avec lui. Seul Pertinax ne participe pas au nouveau quotidien ; il démentira avoir mené une action contre Henry Simond à l'Écho de Paris, mais prendra dès lors ses distances avec Kerillis dont il ne partageait pas toutes les options politiques et qu'il trouvait souvent « envahissant » ! Raymond Cartier dira plus tard : « Leurs relations personnelles étaient mauvaises (...) Pertinax était un homme difficile ; Kerillis et lui ne s'entendaient pas. Moi non plus, je ne m'entendais pas avec lui (Pertinax) et nous n'avons pas éprouvé le besoin de l'emmener avec nous. Serait-il venu ? C'est autre chose, mais, en tout cas, nous ne lui avons pas offert ».
38Le 9 juin 1937, paraît le premier numéro de l'Epoque. Il a fallu un véritable tour de force technique pour réaliser un quotidien dans de telles conditions. « Le problème pour nous, racontera Raymond Cartier, était de faire un journal le plus rapidement possible pour que les lecteurs n'aient pas le temps de reprendre l'habitude du nouvel Echo de Paris qu'on allait leur faire, et que, dans l'émotion provoquée par notre départ, nous puissions en reprendre le plus grand nombre ». À la « Une », un éditorial collectif donne le ton : « Finis les chagrins et la peine ! Nous, les rédacteurs et collaborateurs de l'Epoque, nous partons dans la confiance et l'allégresse ».
39Le lendemain, un reportage photographique présente, vue des coulisses, la « naissance d'un grand quotidien ». On y voit André Pironneau, Henri de Kerillis et Raymond Cartier, sommairement installés dans deux pièces de l'imprimerie Simart, appartenant à Henry Simond, 14 rue du Croissant. Albert Naud, promu « chef de la documentation », passe alors « 15 jours et 15 nuits avec Raymond Cartier pour faire tout le boulot ». Et le « boulot » ne manque pas...
40Jean-Jacques Gautier, jeune reporter, se souvient : « C'était grisant, comme lorsque nous avons démarré le Figaro en 1944. En 1937, l'actualité nous aidait ; on ne peut pas souhaiter un conflit international pour faire cela tout le temps, mais c'est dommage ! » Au service des sports dont la place se développe considérablement dans les quotidiens des années 30, un autre reporter débutant, Pierre Daninos, rend compte de l'échec de la France dans la coupe Davis de tennis...
41Un peu plus tard, la direction du journal s'installe 22 rue de la Paix, dans un immeuble en réparation, avec quelques tables et chaises pour tout mobilier. La direction du journal, c'est principalement le trio Kerillis- Pironneau-Cartier. Le premier est chef des services de politique intérieure et extérieure ; Pironneau, entré à l'Écho dès 1919, est rédacteur en chef ; Cartier secrétaire général. À la mort d'Henry Simond, le 24 juillet 1937, Pironneau et Kerillis prendront le titre de co-directeurs, Cartier étant promu rédacteur en chef.
42Toute l'ancienne équipe de l'Écho de Paris (où de nouveaux rédacteurs tentent de reprendre le flambeau) retrouve sa place. On revoit donc dans l'Époque les signatures du vénérable Castelnau (tout bossu, on s'écarte pour le laisser passer), Gérard Bauer directeur littéraire, Roger Giron, Henriette Chaudet qui a créé les pages féminines de l'Écho de Paris et que goûtait fort Raymond Cartier, Marcel Hutin, Jean Paluel-Marmont, Sennep dont les caricatures sont tant appréciées, Jean-Jacques Gautier, futur grand critique de théâtre, et Louis Gabriel-Robinet qui signe quelques mois plus tard, à l'occasion de la visite à Paris des souverains britanniques, un mystérieux reportage intitulé « Comment en plein mois de juillet, on a pu faire pousser les chrysanthèmes qui ornaient la chambre de la reine d'Angleterre au quai d'Orsay » ! Hervé de Kerillis, le frère d'Henri, brillant, cultivé mais antisémite en diable, tient la rubrique d'aviation et fait, à ce titre, de nouveaux reportages à l'étranger, notamment en Libye. Nombre de ces signatures se retrouveront plus tard, après la guerre, au Figaro de Pierre Brisson.
43Raymond Cartier s'impose comme l'homme-clé du journal. Il assure la liaison entre la direction, installée rue de la Paix, et la rédaction qui « campe » provisoirement rue du Croissant. C'est un bourreau de travail : « Il arrivait vers trois heures de l'après-midi pour repartir à quatre heures du matin, se souvient Jean-Jacques Gautier. Il animait l'équipe et procédait de sa petite écriture illisible à un re-writing complet de tous les articles, y compris parfois de l'éditorial, sauf des pages littéraires de Gérard Bauer ».
44Aucun lancement publicitaire de l'Époque n'a pu être réalisé en raison de la rapidité de la décision à faire paraître le journal. Seules quelques annonces à la radio ont fait part de la création du nouveau quotidien. Cependant, 6 000 Parisiens « amis du CPRN » acclament le 9 juin, salle Wagram, la sortie du premier numéro en présence de nombreux représentants des partis nationaux. Jean Legendre, l'un des « piliers » du Centre de propagande, prononce, à cette occasion, une vibrante profession de foi : « Favorisons-nous par principe tel ou tel parti ? Non, nous favorisons celui qui est victime de l'injustice ou de l'arbitraire, membres de la Fédération républicaine, du Parti social français, de l'Alliance démocratique, Radicaux nationaux, tout cela pour nous, ce sont des prénoms. Le nom commun à tous, c'est Républicain national ». Jean Legendre n'ajoute pas que désormais l'Époque est le journal de tous les Républicains nationaux, mais presque. Tous les soutiens sont les bienvenus ; l'enjeu est d'importance. N'hésitant pas à avoir recours aux lecteurs -la recette a déjà fait ses preuves- l'Époque lance un concours qui récompensera ses meilleurs propagandistes, ceux qui auront fait le plus grand nombre d'abonnés au journal.
45H de K n'abandonne pas à ses proches la promotion du nouveau quotidien et donne en modèle aux très dignes auditeurs de la conférence des Ambassadeurs...les militants socialistes : « Voyez ce que des ouvriers pauvres font pour leur journal, surtout pour le Populaire, car l'Humanité, c'est la propagande russe. Le Populaire, c'est vraiment du dévouement et du sacrifice venus des profondeurs de la classe ouvrière. Êtes-vous capables, oui ou non, d'en faire autant ? Voilà la question que je vous pose. Je fais appel à ceux parmi nous qui êtes des amis, je vous demande d'être plus que des amis, d'être des défenseurs, de travailler pour nous. Si nous trouvons 2 000 hommes, femmes ou enfants, peu importe, pour récolter chacun 50 abonnements, soit 100 000 abonnements, la bataille est gagnée. Mais rien qu'ici je crois, on devrait pouvoir en trouver la moitié ! Par conséquent, Mesdames et Messieurs, dès maintenant, dès ce soir, remplissez le petit bulletin qu'on vous a distribué à l'entrée. Ce n'est pas compromettant, vous êtes tous réactionnaires, et si vous ne l'êtes pas, vous le deviendrez. Et puis, vous qui êtes de gauche, lisez l'Époque, grand journal de droite, il faut se lire si on veut se comprendre. Lisez-nous donc... »
La Rocque ou Tardieu
46À défaut de la crise internationale évoquée par Jean-Jacques Gautier pour soutenir la presse -elle n'apparaît pas encore au grand jour- la politique intérieure suffit à nourrir d'amples commentaires. L'élan du Front populaire est brisé. Léon Blum démissionne le 22 juin 1937 ; deux cabinets dirigés par le radical Camille Chautemps lui succéderont jusqu'en mars 1938.
47À droite, au printemps 1937, une tentative de regroupement s'opère : la constitution du « Front de la liberté » destiné à mettre en pièces le Front populaire. André Tardieu, inquiet du rôle croissant du colonel de La Rocque, président du Parti social français (PSF), soutient cette nouvelle coalition dont il espère, peut-être, prendre la tête. Créé après la dissolution des ligues prononcée par le gouvernement Blum, le PSF du colonel de La Rocque se veut le représentant des classes moyennes abandonnées, selon lui, par le parti radical. Lancé en juillet 1936 avec le concours de Jean Mermoz, tout juste de retour d'une traversée de l'Atlantique sud particulièrement périlleuse, le PSF voit son audience s'amplifier chaque jour davantage. Neuf députés se réclament déjà de lui à l'Assemblée nationale et on lui prédit d'éclatants succès aux prochaines élections...
48Dans l'immédiat, le « Front de la liberté » tente d'exister. Un instant attiré par cette tentative de regroupement, La Rocque craint finalement de se faire « récupérer » et de disparaître derrière Tardieu ou Doriot qui en prend en plus en plus la direction. Il préfère donc se tenir à l'écart, jaloux de son indépendance. Kerillis adopte la même attitude de prudence. À son ami bordelais Daniel Lawton, il écrit le 23 juin : « Doriot a manqué de prudence et de psychologie en lançant son Front de la Liberté, tapageuse- ment, comme il l'a fait. Les ouvriers, hier communistes, ne se rallieront jamais à un mouvement où entrent MM. Marin, Taittinger et la fine fleur des ultras conservateurs de France. J'estime que Doriot aurait dû rester prudemment à gauche où il pouvait rassembler du monde qu'il aurait fait rentrer plus tard, au moment psychologique voulu, dans un grand rassemblement national. Quand La Rocque a vu l'erreur commise par Doriot (...) il a fait machine arrière. Je ne peux pas le blâmer. Si une coalition doit réussir, elle doit être précédée d'un gros travail de coulisse. Elle doit être faite avec une prudence qui ne heurte pas les masses et ne provoque pas chez elles des réactions sentimentales violentes ».
49Le souci prioritaire du colonel de La Rocque consiste à trouver un organe de presse susceptible de faire connaître ses idées et publier ses prises de position. Le Jour de Léon Bailby et l'Écho de Paris lui ouvrent largement leurs colonnes. Mais un incident récent, à propos d'une élection partielle, vient d’opposer le président du PSF à l'imposant propriétaire du Jour. Leurs relations s'en trouvent détériorées. Bailby et Kerillis s'inquiètent : leurs journaux vont-ils perdre la clientèle du PSF ? Kerillis favorise les contacts du colonel de La Rocque avec le propriétaire du Jour. Il s'agit de « dissiper les nuages » et de conclure un accord qui inclurait également l'Écho de Paris3
50À défaut d'accord avec Bailby, Kerillis essaie d'orienter La Rocque vers l'achat d'un journal du soir -qui ne ferait donc pas concurrence directement au Jour ni à l'Écho de Paris- la Liberté, dont il détient la majorité des actions au nom d'Henry Simond. Mais le colonel veut posséder un grand journal du matin et non pas une feuille sans audience comme l'est devenue la Liberté. Inquiet de la tournure des événements, Kerillis met en garde son ami : « Je crains que vous ne vous rendiez pas compte des hostilités que vous allez soulever si vous persistez à vouloir devenir un concurrent commercial du Jour et de plusieurs autres (...) Il faut être réaliste, la coalition est inévitable, fatale, certaine. Et elle dépasse les limites de la presse parisienne, soyez-en bien convaincu. Je ne dis pas cela ni pour vous effrayer, ni pour vous menacer, car vous savez bien que personnellement, je ne rentrerai jamais dans la bagarre commerciale, mais pour vous ouvrir les yeux »...
51Le ton monte. Kerillis alerte à nouveau La Rocque : « Mon cher ami, j'ai cherché en vain à vous accrocher deux fois au téléphone ce matin. Il faut absolument que je vous rencontre le plus tôt possible. Hier j'ai été appelé par Pozzo au téléphone. Il m'a dit que Bailby et lui avaient à me parler d'urgence (...) Personnellement, je pourrais être enchanté de cette bagarre entre le Jour et vous. Mais, dans l'intérêt général, je la déplore. Bailby est une force dont vous avez besoin et un redoutable polémiste qu'il ne faut pas tourner contre vous »4.
52La Rocque ne tient pas compte de cet avis et poursuit son objectif : il rachète le Petit Journal, l'un des « cinq grands » de la presse, et publie son premier numéro le 14 juillet 1937. La réaction ne se fait pas attendre : le lendemain même, l'hebdomadaire Choc publie un article du duc Pozzo di Borgo -ancien ami de La Rocque qui a quitté le PSF avec fracas- accusant le colonel d'avoir touché des fonds secrets. On apprend vite que les « révélations » viennent de l'ancien président du Conseil, André Tardieu qui, cité comme témoin dans le procès qui suivra, confirmera à la barre les confidences faites à Pozzo. Kerillis témoignant à la demande du leader du PSF affirmera : « Entre le serment d'André Tardieu et la parole de La Rocque, je choisis La Rocque ». Cette déclaration contribuera à isoler Kerillis au sein de la droite. On ne lui pardonne pas de défier ainsi le prestigieux André Tardieu qui s'est déplacé de sa retraite du Midi pour venir témoigner.
53À défaut de La Rocque, qui a donc préféré Le Petit Journal, Kerillis confiera imprudemment les destinées de la Liberté à Jacques Doriot, dont le parcours du PCF à l'extrême droite relève d'un grand écart politique rarement égalé. Il ne tardera pas à s'en repentir lorsque Doriot fera de lui l'une ses cibles favorites. Leurs relations cesseront rapidement.
« Epoque disparaîtra si... »
54Quelques mois plus tard, à l'automne 1937, un autre événement mystérieux agite l'opinion publique. Une série d'attentats et de meurtres révèle l'existence d'un groupe secret d'hommes armés, organisés selon des principes militaires et obsédés par un éventuel coup de force communiste, on les appelle les « Cagoulards » du nom de leur organisation clandestine « La Cagoule », dirigée par Eugène Deloncle. Pour Kerillis, ce sont des hommes de bonne foi, des patriotes à l'image du maréchal Franchet d'Espérey qui couvre de son prestige des activités qui ne sont rien moins qu'insurrectionnelles. Si l'on désarme les cagoulards, plaide-t-il, il faut aussi désarmer les communistes « autrement plus dangereux ». Mais quand on apprend que leurs stocks d'armes proviendraient d'Allemagne (l'enquête montrera qu'elles étaient surtout achetées en Italie), le ton de ses articles change : « Il existe peut-être parmi les cagoulards des traîtres plus ou moins conscients. Nous combattons les agents de Moscou. Ils ne sont pas moins dangereux les uns que les autres. Nous serions même presque tentés d'écrire : au contraire ». Kerillis désavoue alors ouvertement le comportement de ces hommes ainsi que la constitution d'arsenaux clandestins « absurde, enfantine, propre à provoquer des réactions violentes des milieux populaires, à servir de prétexte aux révolutionnaires et à créer un climat de guerre civile ». Les « Cagoulards » n'ont pas fini de faire couler l'encre acide de Kerillis !
55Cette attitude suscite des réactions véhémentes de la part des lecteurs de l'Époque : « Kerillis devrait davantage prendre la défense des « Cagoulards », puisque ce sont des « patriotes », comme il le reconnaît lui-même ». Que ne demande-t-il pas la libération du général Du seigneur arrêté parmi les comploteurs et qu'il connaît depuis vingt ans ? En guise de réponse, Kerillis suggère à ses contradicteurs de se retourner « contre ceux qui mobilisaient les nationaux la nuit au bois de Boulogne, contre des rassemblements communistes inexistants et contre des putsch imaginaires ».
56Quel que soit le sujet traité, Kerillis ne modifie jamais un mot de ses articles pour s'adapter à la sensibilité de ses lecteurs. Jamais les conseils de ses amis ou les récriminations de ses correspondants ne le feront changer de ligne de conduite. Advienne que pourra ! L'incompréhension s'accroît encore à cette occasion entre Kerillis qui dénonce le danger allemand partout où il peut le traquer, et la droite politique traditionnelle hantée avant tout par le péril communiste.
57Le tirage de l'Epoque ne s'en ressent pas trop dans les premiers temps. Il atteint 92 000 exemplaires au début de 1938, un chiffre toutefois insuffisant pour assurer l'équilibre financier de l'entreprise. Aussi, le 4 février, l'article quotidien d'H de K porte en titre : « l'Époque disparaître le 6 mars si... » Il y expose les difficultés financières du journal. Les ventes sont encore trop basses, la publicité n'a pas le rendement escompté. Une seule recette-miracle : la souscription !
58Le lendemain, sous le même titre-choc « l'Époque disparaîtra le 6 mars... », il publie « une lettre aux industriels » pour leur demander des fonds, puis le surlendemain... « Une lettre aux pauvres » : « Voyez comment les choses se passent à la CGT. Avec des souscriptions de quelques francs mobilisés sur de maigres salaires, l'organisation centrale arrive à disposer de sommes considérables ». Un sou et un sou... permettent bientôt de récolter les deux millions de francs indispensables à la survie du journal dont le capital a déjà disparu aux 4/5e en dix mois.
59Quelques semaines plus tard, l'Écho de Paris est mis en liquidation. Le vénérable journal n'a pas résisté au départ de ses meilleures plumes. Kerillis et Pironneau annoncent qu'ils vont faire une offre d'achat lors de l'adjudication. On imagine l'émotion qui anime les deux amis : reprendre l'Écho de Paris, un rêve ! Mais Léon Bailby, déjà propriétaire du Jour fait une offre supérieure. Le caractère « sentimental et moral » de l'opération perd alors sa signification, constate Kerillis dans une lettre ouverte à son concurrent chanceux : « Puisque vous avez voulu, par la force de l'argent, empêcher que les deux drapeaux de l'Écho de Paris et de l'Époque flottent à côté au fronton de ce journal, nous retirons notre offre d'achat ». Kerillis qui saura toujours, avec une honnêteté pointilleuse, utiliser au mieux, et même faire fructifier les fonds qui lui sont confiés, n'a pas l'âme d'un marchand. Bailby achète, pour 1,4 million de Francs l'Écho de Paris, qui sera finalement absorbé par le Jour en mars 1938. À partir de cette date, les relations entre Bailby et H. de K., jusque là courtoises, ne cesseront de se détériorer.
60Emmanuel Pironneau, le frère d'André, qui met sa compétence financière au service de l'Époque, constate vite que le décalage s'accroît chaque jour entre le prix de revient du journal et les recettes des annonces publicitaires. D'autres ressources sont nécessaires. Kerillis continue donc à solliciter ses amis, modestes ou puissants, pour assurer la survie du journal : « L'Époque est pauvre, très pauvre ; la plus pauvre de toute la presse. Mais elle est indépendante, libre, la plus indépendante et la plus libre. Aussi étale-t-elle sa pauvreté comme un titre de gloire ».
61Se souvenant des analogies constatées jadis aux Etats-Unis entre la propagande politique et la publicité commerciale, il conseille à ses lecteurs d'acheter en priorité chez les annonceurs du journal... et d'inciter les commerçants et les industriels à y passer leur publicité. Pour allécher les annonceurs potentiels, l'Époque lance une enquête afin de démontrer « la qualité, la répartition et le pouvoir d'achat de ses lecteurs ». On sait ainsi que 5 603 personnes ayant répondu au questionnaire possèdent une voiture dont 29,57 % « d'une certaine marque française » et 4 % « d'une marque franco- étrangère ». On apprend également que 2 621 femmes portent uniquement des bas de soie, 2 144 des bas de fil, 446 des bas de coton et 1 329 des trois sortes, ou encore que 71 % de ces lecteurs possèdent un récepteur de radio dont 13,62 % d'une seule marque...
62Kerillis est à la fois meurtri et fier d'avoir été à l'origine du départ de l'Écho de Paris et de la création de l'Époque, « son journal ». Mais il lui faut relever ce nouveau défi pour pouvoir alerter l'opinion, dénoncer l'Allemagne belliqueuse, et provoquer le sursaut des Français. Il ne peut se taire ou risquer –en écrivant dans un autre journal– de voir sa plume contrôlée, voire censurée. Il n'a pas le choix. Seul un journal dont il a la maîtrise totale lui assure cette liberté indispensable.
Notes de bas de page
1 Une polémique a opposé Thierry Wolton, auteur du livre Le grand recrutement (paru en 1993) aux enfants de Pierre Cot, décédé en 1977. Le journaliste, qui a eu accès à de nombreuses archives à Moscou, aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en France, assure que l'ancien ministre socialiste a entretenu des relations avec les services spéciaux de l'URSS. Cette affirmation est niée par un comité d'historiens (constitué à la demande des enfants de Pierre Cot) qui soutient que « Pierre Cot n'a pas été un agent soviétique ».
2 Le premier article signé de François Mitterrand paraît le 4 juillet 1936 : c'est un billet d'humeur qui relate la participation de son auteur aux chahuts contre un professeur. Un an plus tard, le 2 juillet 1937, François Mitterrand prend congé de ses lecteurs : il vient d'être diplômé de sciences politiques
3 Les contacts et discussions sur ce sujet se poursuivent au moins depuis l'automne précédent. La Rocque, à plusieurs reprises, a fait part à Kerillis de son mécontentement devant l'attitude du Jour. Il lui semble indispensable d'acquérir une totale indépendance dans ce domaine, mais la situation de la presse fait redouter à Léon Bailby et à Henry Simond l'apparition d'un concurrent visant le même public.
4 Le 4 juin encore, Kerillis rend compte au colonel de la Rocque des propos tenus par un personnage mystérieux, dénommé « l'intéressé » (Bailby selon toute vraisemblance) au cours d'un déjeuner réunissant, outre H de K, plusieurs patrons de presse : Pironneau, Bauër et Hutin. « La conversation est venue immédiatement sur votre nouveau journal et « l'intéressé » a été plus que menaçant. La thèse est que vous avez été « fait par la publicité des grands journaux » et, qu'en fondant à votre tour un journal, vous devenez un concurrent pour ceux qui ont été à l'origine de votre succès. Vous voulez ruiner vos bienfaiteurs. Dès lors, on fera la levée des boucliers. On aura votre peau. Je n'exagère rien et surtout je ne moucharde rien. À deux reprises, j'ai demandé si j'étais autorisé à vous répéter les propos tenus. À deux reprises, il m'a répondu : « Je vous le demande. Mon cher ami, vous voyez le danger. Nous sommes devant une puissance. Vous connaissez son étroite intimité avec Tardieu et Laval, ses moyens d'action sur nos confrères et sur les agents de publicité. Je tremble en pensant aux conséquences d'une déclaration de guerre, pour le PSF comme pour vous-même. J'éprouve quelque malaise à insister, car vous pouvez croire qu'étant moi-même journaliste, je suis intéressé à vous faire renoncer à vos projets. Et c'est d'ailleurs vrai. Mais puisque ceux qui connaissent nos relations d'amitié s'adressent à moi, je suis bien obligé de vous faire savoir ce qu'ils me chargent de vous dire et ce qui se prépare. Réfléchissez ! Attention ! »
Kerillis précisera enfin au colonel de la Rocque dans un autre courrier : « Je me ferais une joie de vous remettre, sans aucune contre-partie, la majorité des actions de la Liberté que je tiens, en considérant que je rends un service à mon pays en aidant, dans la mesure où je le peux, le Parti Social- Français. Par contre, comme vous le savez, le journal est actuellement chargé de quelques dettes se montant à 1 700 000Francs, mais aucune de ces dettes n'est exigible immédiatement, et M. Henry Simond, le principal créancier, a dit à votre collaborateur, M. Ottavi, qu'il considérait que toutes les créances passées seraient en fait annulées par des abattements conjugués avec un échelonnement des paiements sur de longues années. Ceci revient à dire que pratiquement, si vous le voulez, la Liberté est à votre disposition pour rien du tout. »
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008