Prologue
p. 11-13
Texte intégral
14 octobre 1938...« À l'heure où retentit le bruit des moteurs de l'armée allemande dans les montagnes de Bohême... » L'homme qui parle à la tribune de l'Assemblée nationale, quelques minutes après Léon Blum, n'a pas l'habitude de laisser indifférents ceux qui l'écoutent. Il a le regard noir et droit, le geste un peu fébrile, la voix haletante. Incisif mais clair, il agace, il émeut, il trouble. On vitupère du côté de la droite, on applaudit à l'extrême gauche.
2Plus pâle encore qu'à l'ordinaire, l'homme reprend le fil de son discours : « À l'heure, dis-je, où retentit le bruit des moteurs de l'armée allemande, victorieuse sans avoir combattu, dans les montagnes de Bohême ; à l'heure où monte la plainte d'un peuple martyr ; à l'heure où l'armée française se trouve face à face avec l'armée allemande renforcée de quarante divisions... À l'heure où nous payons les fautes lourdes de vingt années d'après-guerre, il ne convient pas d'inviter le peuple à chanter son allégresse ».
3Quatre jours plus tôt, le peuple de Paris est venu acclamer au Bourget les signataires français des accords de Munich : le président du Conseil Édouard Daladier, lucide et résigné, et son ministre des Affaires étrangères, Georges Bonnet. Les deux hommes s'attendaient à tout, au retour de Bavière, sauf à un triomphe. Un triomphe qui masque le désarroi. Un triomphe renouvelé cependant en début de séance, au Palais Bourbon, par les applaudissements nourris de parlementaires debout. Le député de Neuilly, Henri de Kerillis, que certains appellent « le preux », que d'autres dénoncent comme un « agité », un « belliciste » ou un « fou », ne s'est pas levé. « Il m'est impossible, explique-t-il, d'accorder mon vote au gouvernement car ce vote signifierait mon adhésion à la paix de Munich... Cette paix, prévient-il dans le silence tendu et çà et là hostile de la Chambre, consacre le triomphe de Hitler, c'est-à-dire à la fois celui de l'Allemagne et celui du fascisme international. Cette paix fait du IIIe Reich un empire colossal qui va établir, sans obstacle désormais, et par étapes foudroyantes, son hégémonie sur l'Europe ».
4Le député journaliste se fait prophète. Son mérite est de ne pas avoir attendu Munich et le dépeçage de la Tchécoslovaquie, amie et alliée de la France, pour sonner le tocsin. Il a beaucoup voyagé, interrogé, écouté. Il a lu Mein Kampf, pris la mesure de l'appétit de l'ogre nazi, et l'intuition lui a rarement fait défaut. Dès 1936, dans un livre intitulé Français, voici la guerre !, Kerillis écrivait : « ...Nous sentons approcher le cyclone de la guerre, comme les animaux, le poil dressé et les pattes tremblantes, sentent venir les grands cataclysmes naturels... La guerre qui risque d'éclater sera sans doute une guerre mondiale. Elle entraînera dans une lutte impitoyable les peuples qui ont le plus de raisons de se croire à l'abri d'un conflit. Elle rougira de sang le Pacifique et l'Atlantique, la Baltique et la Méditerranée. » En Espagne déjà, les Républicains ne l'ignoraient pas et le criaient en vain, désespérément.
5En ce 4 octobre 1938, Henri de Kerillis, plus seul et plus lucide qu'il ne l'a jamais été, affirme à ses collègues que « Munich » va déclencher l'avalanche : « L'Allemagne est insatiable devant les faibles. L'Allemagne ne respecte que les forts et nous venons de lui montrer que nous ne l'étions pas ! » Son regard se fait plus lourd, son débit plus saccadé, quand il lance, face à cette Assemblée présidée par Édouard Herriot où les absents ne sont que trois : « Aujourd'hui que l'Allemagne dispose d'une masse humaine accrue, aujourd'hui qu'elle a mis la main sur le bastion qui commande les régions du pétrole et du blé, que son potentiel guerrier s'est multiplié, vous croyez qu'elle va devenir douce et conciliante ! Moi je crois qu'elle va devenir exigeante et terrible ».
6Qui pourrait le contredire ? Chacun sent, ou devine, que ce non-con- formiste courageux, assailli de menaces de mort, dit sans doute vrai quand il s'élève contre le « triomphe du fascisme international ». Mais on vient de frôler la guerre de très près quelques jours plus tôt. La guerre ! L'horrible spectre des tranchées et des terres éventrées de 1918, la France exsangue, dévastée et ruinée. « Plutôt l'Allemagne que la mort », entend-t-on. Les Français n'ont pas envie de se battre. Il y a belle lurette que les fleurs sont tombées des fusils. Une majorité de la population est convaincue, ou cherche à se convaincre, qu'apaiser Hitler est encore le meilleur moyen de sauvegarder la paix. Kerillis croit justement le contraire : il lutte à contre-courant de tous ses amis. Il descend de la tribune en refoulant ses larmes, mais la conscience plus légère. Un de ses collègues lui crie : « Allons ! un bon mouvement... Nous allons être plus de 500 !.. Ne fais pas de division ! Vote avec nous ! » Il lui répond : « Vous me menaceriez de douze balles dans la peau, que je voterais quand même contre ce crime ! »
7Il vota « contre » en effet, mêlant sa voix solitaire à celles des 73 communistes et d'un socialiste dissident, Jean Bouhey. Ils furent 535 députés à approuver les accords de Munich.
8Ainsi, Henri Calloc'h de Kerillis, ancien éditorialiste de l'Écho de Paris, fondateur et directeur politique de l'Époque, créateur du Centre de propagande des républicains nationaux, député de Neuilly, achevait de rompre, douloureusement, avec la solidarité de sa caste et de son public. Comment cet homme, fils d'amiral, héritier d'une lignée de petite noblesse bretonne ancrée dans le Médoc, combattant héroïque de la Grande Guerre, l'une des plumes les plus étincelantes et les plus renommées de l'organe du conservatisme pur et pieux, comment donc cet homme, que la raison, la formation, la pression de l'opinion et de ses « amis » auraient dû pousser à voter pour ces accords, a-t-il eu l'audace d'en arriver là, déchiré, seul, mais sûr de sa vérité ?
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