Conclusion
p. 321-332
Texte intégral
1Dans cette recherche, nous n’avons retenu de l’histoire de la machine à laver que les principales étapes de sa constitution. Une telle démarche aboutit à faire un choix dans le foisonnement des inventions présentées au public. C’est ainsi que nous n’avons pas mentionné telle machine ou telle performance signalée dès les années trente (par exemple, le système de séchage par air pulsé de la Rotolaveuse) ou tout au long des expositions au Salon des Arts Ménagers. Le but de ce travail n’est pas d’établir une liste exhaustive de tout ce qui a été offert au public par les constructeurs1. Beaucoup d’inventions proposées ne se sont pas maintenues parce qu’elles n’étaient pas au point, pour des raisons de coûts et d’environnement, d’usage et d’habitude. La culture du lavage liée à une forme de possession du linge a fait ajourner certaines possibilités techniques tout comme les contraintes techniques ont fait retirer du marché des solutions insatisfaisantes. Avec ces restrictions rendues nécessaires par ailleurs par la difficulté du terrain (dispersion des constructeurs, flou sémantique des textes publicitaires, inexistence d’archives, collections incomplètes d’objets…), on peut néanmoins se poser la question : quelles sont les connaissances qu’une étude sur la machine à laver peut nous apporter et d’une façon générale que peut-elle nous apprendre au-delà de son thème monographique ?
2La plupart du temps, les objets industriels sont étudiés sous l’angle de la technique, de l’économie et de la sociologie au sein de l’activité productive, par la mise en évidence de la relation homme/machine et des modifications qu’ils entraînent sur les aptitudes des travailleurs, des rapports socio-économiques, de l’organisation sociale.
3En nous focalisant sur l’étude de la machine à laver, nous avons essayé de montrer comment l’étude d’un objet d’usage quotidien peut, en remontant à l’histoire de sa constitution, mettre l’accent sur le processus qui a mobilisé le corps social dans la diversité de ses savoirs non seulement dans son activité productive mais aussi dans la complexité de son expérience. Sa réalisation concrète a suivi les chemins de l’organisation industrielle, de l’artisanat à la production de série, puis de masse et de variétés. En même temps elle a puisé dans l’histoire de ses pratiques et ses savoir-faire, des traditions portées par les usagers, en l’occurrence par les femmes, une inspiration qui a soutenu l’effort des constructeurs pour aboutir à un produit d’une grande perfection. Ce faisant, elle a modifié profondément la société française, parce que son usage dans les foyers a participé à l’émancipation des femmes et parce que sa production a transformé aussi l’organisation du travail et les manières de vivre.
4S’intéresser aux différentes dimensions de l’objet industriel nous semble appeler une nécessaire remise en cause de notre façon de le voir jusqu’à présent. L’approche classique de l’objet industriel est marquée encore par des conceptions héritées de la division du travail, avec une forte valorisation de l’aspect intellectuel et une méconnaissance généralisée de la technique, au sens de la technicité comme mode d’être au monde. Elle est inséparable d’une perception étriquée de l’analyse des besoins liée à une conception biologiste de l’homme, du renvoi de l’esthétique à l’univers de loisirs réservé à une élite. Or la technicisation de la société dans sa vie quotidienne, c’est-à-dire dans ses usages et non seulement dans son activité productive, la maîtrise de la fonctionnalité des objets, la diffusion des technologies qui ne se donnent plus à voir mais demandent plutôt à être lues, exigent un renouvellement des problématiques. Nous en citerons, pour notre part, quelques aspects en conclusion de notre recherche sur la machine à laver.
5Nous avons eu l’occasion de relever la place inexistante de l’objet dans l’univers de la recherche, en tous cas, de l’objet en tant que tel, pour des raisons culturelles. La machine à laver est moins noble que l’automobile. Elle focalise moins l’attention dans les thèmes de recherche en sciences sociales. Lorsque les appareils électroménagers y entrent, ils sont souvent étudiés comme des témoins de la condition féminine, variante à peine déguisée de l’étude de la femme, de la femme-objet que l’on solliciterait au moyen d’une publicité qui, au travers d’un discours de modernité, l’enfermerait dans des stéréotypes. Ainsi, les appareils électroménagers n’inventeraient rien. “Ils se contentent de remplacer”. “L’aspirateur remplace le balai, la machine à laver remplace la lessiveuse. L’un et l’autre permettent de faire, avec moins de fatigue, plus vite, mieux, la même chose”2. L’introduction de ces appareils n’aurait rien changé, quant à la conception de l’habitat ou de la condition féminine. “Cuisine, entretien du linge, des personnes, des apparences de la maison, rien n’a changé ; tout, au contraire, est figé par le discours publicitaire”3. L’absence d’implication des femmes dans la conception de ces outillages et maintenant, leur absence de formation quant à leur usage, expliqueraient que “les ménagères, en l’occurrence, deviennent des O.S. servant de machines”4. De la même façon, “les outils et machines offerts à notre époque pour la vie quotidienne en famille, sont plus souvent produits pour servir une politique de consommation que par souci de répondre aux vrais besoins des usagers. D’où l’affluence de gadgets inutiles et venant sur tous les marchés et dans tous les secteurs”5.
6On pourrait relever ainsi de multiples autres exemples d’articles de sociologie s’intéressant à l’objet domestique qui ont fait de la défense de la femme, ou d’un autre stéréotype de la femme à travers son rapport à l’objet, le centre de l’analyse. Ces études ne font que transposer la critique de l’organisation de la production, du rapport de l’homme à la machine, à la sphère de la consommation, en la calant sur le même regret que la femme ne soit pas plus armée que l’O.S. sur la chaîne, pour réparer elle-même son outillage et n’entre pas en possession d’un savoir-faire lui permettant de réagir aux premières opérations de dépannage.
7Pour ces auteurs, que nous citons, mais qui ne sont pas les seuls, la véritable émancipation féminine ne résiderait pas dans la possession des outillages domestiques, mais dans la compréhension de leur usage et dans “l’équilibre du geste et de la pensée”6, c’est-à-dire dans une nouvelle économie domestique, fondée sur “une formation à l’économie quotidienne actuelle et aux techniques qui l’étayent”7. L’objet n’est pas étudié par lui-même mais sert de prétexte à l’étude de la femme-objet et des conditions de son émancipation, comme on étudierait l’ouvrier spécialisé face à sa machine. Un stéréotype remplace un autre.
8Une analyse plus approfondie aurait pu montrer le rôle des femmes dans l’élaboration de la machine à laver, aussi bien dans la transmission de leur savoir-faire séculaire que dans leur activité politique, économique et sociale, à travers des aspects divers. La culture de ces femmes a fait que la machine à laver française n’est pas identique à une autre. Il apparaît même que si leurs exigences quant à l’entretien et à l’usage du linge ont été spécifiques et ont paru, par moment, être la cause du retard de la diffusion de la machine à laver, elles n’ont pas moins abouti à une perfection technique où de nombreuses contraintes ont été prises en compte. Ces contraintes n’ont pas joué nécessairement dans un sens négatif puisque l’économie d’eau et d’énergie, portée par la machine française, et devenue un élément central des préoccupations écologiques, interroge actuellement des constructeurs étrangers sur la validité des techniques françaises. La mondialisation des économies, les mêmes contraintes de coûts et de ressources, face à des différences culturelles, posent la question de la convergence des objets vers une même logique technique essentielle ou celle du maintien des diversités d’usage. La question demeure ouverte, d’autant que l’industrie de la machine à laver s’internationalise.
9Par conséquent, une analyse de l’objet qui n’arriverait pas à le concevoir comme la projection de l’intellectualité humaine est tentée de souligner la seule dimension de l’aliénation, celle-ci étant considérée en outre sous la seule caractéristique socio-économique. Cette perception est réductrice de la réalité et de l’histoire. La conception de la machine à laver, tout d’abord, fut loin d’être aisée. Elle mit plus d’un demi-siècle à être réellement au point. La réalisation d’une telle machine résulte de la combinaison de composants et d’adjonction de fonctions, avant que ne soit rendue possible leur intégration. Elle ne devient possible qu’avec l’avancement de l’industrie, comme pour beaucoup d’autres appareils domestiques : possibilité de miniaturisation, réglement en détail des problèmes posés par les effets de la vapeur d’eau chaude, de la lessive, de l’eau de javel, des vibrations sur les matériaux de toutes sortes, les câbles électriques… Comme l’avait souligné G. Simondon puis B. Gille, d’une autre façon, il y a une cohérence d’ensemble dans la structure et le fonctionnement d’une machine ou d’un système technique. En plus du poids de la culture, le rôle des infrastructures nécessaires (électricité, eau courante, logement) a eu aussi son importance. La véritable date de naissance de la machine individuelle est difficile à fixer. Elle prend sa source dans les objets de l’industrie. Siegfried Giedion a cité deux apparitions américaines au cours du XIXème siècle, une dans la blanchisserie industrielle, avec tambour rotatif, en 1850, la deuxième, en 1869, avec le brevet américain n° 94005, du 24 août de la même année. C’est une machine cylindrique, avec une turbine à quatre pales, propulsant un fort jet d’eau dans le linge8.
10En France, sa date de naissance officielle est 1904, en plein essor industriel et dans le développement des rapports marchands et du salariat. L’évolution du nombre des objets domestiques, en premier lieu, de la machine à laver, passe par celle de la société française. Car l’existence sociale de la machine à laver ne se réalise que dans son usage social et celui-ci ne s’étend qu’avec le développement de la production et des échanges. Peut-être, cet outil domestique se serait développé en France, suivant en cela avec quelque retard, l’exemple des Etats-Unis, indépendamment des mouvements économiques et sociaux. Ce qu’on peut dire cependant de la France, c’est que l’irruption des femmes dans l’activité salariée au lendemain de la première guerre mondiale et l’urbanisation qui suivit la seconde guerre, constituèrent un accélérateur du développement de la machine à laver. Un mouvement d’ensemble, dans lequel ont participé l’Etat, des industriels, des femmes et quelques inventeurs passionnés, a contribué à installer en France une industrie d’un haut niveau technologique. L’étude de la machine à laver touche ainsi à l’explication par la théorie économique de la relation entre l’offre et la demande concernant la constitution des marchés. La vision néo-classique de la confrontation d’une courbe de l’offre et d’une courbe de la demande trouve, à notre avis, son pendant dans la vision d’une imposition par l’industrie d’une offre qui serait totalement ignorante des besoins de l’usager. On voit que loin de se construire de façon indépendante, l’offre et la demande entrent dans des rapports d’interdépendance dont seule une analyse sociologique et historique, prenant en compte des données objectives (technologies, analyse de brevets, revenus, prix, contexte industriel et économique…) peut réellement rendre compte. Seule elle pourrait restituer à l’objet industriel l’épaisseur attribuée à l’objet ethnographique. Au-delà de l’apport propre à l’objet lui-même, il y a des déductions relatives au produit en général qui pourraient être tirées, notamment l’évolution de nos rapports à l’objet.
11Si on observe l’histoire de l’humanité depuis ses origines, on constate que le produit s’est développé en quantité et en complexité, à partir de l’époque industrielle. Pendant longtemps, ce qui était contenu dans l’objet, c’était sa fonctionnalité associée de façon positive avec l’allégement de la fatigue physique. Cette caractéristique fondamentale est fondée sur celle de la révolution industrielle : la mécanisation. Le développement du machinisme industriel et sa pénétration dans la sphère de la consommation domestique depuis la seconde guerre mondiale, culminant au cours des “trente glorieuses”, a donné une relative abondance d’objets manufacturés aux sociétés industriellement avancées. Ce qui caractériserait notre époque, de la fin du XXème siècle, ce serait alors le dépassement du caractère manufacturier de l’industrie, autorisé par l’essor de nouvelles technologies : électronique et nouveaux matériaux, nouvelles formes d’énergie faisant que c’est sous l’angle des services rendus par l’objet qu’il faut étudier celui-ci. Ces services ne coïncident plus avec la fonctionnalité qui serait la simple négation de la peine et de l’effort physique. Les nouveaux matériaux ne se donnent pas de façon rigide. Ils sont composés au moment de la conception par le choix des qualités que leur combinaison peut donner au produit. “Ce n’est plus un objet ou une machine que l’on conçoit sachant que l’on dispose de tel ou tel matériau mais bien le couple objet/matériau qui s’élabore conjointement pour la définition d’un nouveau produit… Sous la domination de la forme, les matériaux ont perdu leur identité, et il convient de réhabiliter le toucher, réinventer une interprétation authentique du matériau, mais il faut trouver une sorte de pacte social, une appartenance collective dont les matériaux peuvent être d’utiles médiations”9.
12Parce que la fonctionnalité première a été surmontée, qui peut être comprise comme le transfert de gestes humains dans la machine qui les prolonge, la production d’objets obéit à des intérêts plus complexes. Ceux-ci ont été mis en relief par Yves Deforge10. Les nouvelles technologies au nombre desquelles sont les matériaux composites pour la forme et l’électronique pour le mouvement donnent à l’objet des qualités fondées sur la subjectivité des usagers. D’une façon générale, d’autres paramètres fondent la qualité de l’objet, au-delà de la dimension fonctionnelle – qui continue d’exister – et sollicitent une approche cognitive, donnant au design, une place essentielle dans l’industrie, y compris dans les biens les plus courants de la vie quotidienne. Le travail du designer construit alors “un langage de la subjectivité dans lequel les effets de sens et les différences qualitatives perçues individuellement deviennent les nouvelles matrices de la projetation”. Par là, le projet néo-humaniste vise “à replacer l’homme au centre du choix technologique et à rétablir la primauté de la personne dans la conformation du monde construit (…). L’objet cesse d’être le modèle de concrétisation des fonctions, redevient l’entrelacement topologique des modalités de l’expérience (…)… on passe d’un design de l’objet à un design des états sensoriels”11.
13On comprend alors que le monde des objets évolue avec l’évolution des services qui lui sont demandés. D’autres dimensions se greffent sur la fonctionnalité, ce sont celles de la beauté, du confort. Elle enrichit notre compréhension des sociétés industrielles avancées par l’attention portée aux sens et aux valeurs socio-culturelles déposés dans les objets, ainsi que les modalités de production de ces objets actuellement. Ainsi, le travail du designer ne s’inscrit pas dans une relation marchande, mais en jouant “sur la multiplicité des compositions possibles de ces qualités12 de telle sorte qu’elles soient appropriables selon les individus et les groupes sociaux particuliers”, il propose une nouvelle relation à l’objet qui n’est plus celle de l’utilité. L’utilité peut sans doute à ce moment là être conçue dans une acception large, l’esthétique à un moment pouvant être considérée comme supérieure à l’utilité simple d’une fonction d’usage. Cependant, l’image de l’objet traditionnelle est cassée : “non seulement, il est inassignable à une fonction mais pas davantage à un signe ou un message simple. Il ne correspond plus à une logique d’achat traditionnelle pour les objets du quotidien et il échappe aux catégories de la représentation, en particulier la représentation statutaire pour nous introduire dans le monde de la culture”13. L’objet deviendrait beau par lui-même, c’est le service de sa beauté qui est attendu et non de son utilité. L’objet perd de son caractère abstrait, marchand. Il s’individualise car son approche devient singulière. C’est ce qu’a compris la marque de meuble Ikéa en affichant sur les murs en Novembre 1993 une annonce pour une chaise verte, se voulant esthétique : “quoi de plus utile que d’être joli à regarder ?”
14Ce ne sont là certes que des annonces d’une société différente et les designers pourraient contester l’importance que la société actuelle leur reconnaît, les assignant souvent dans l’industrie, à un “faire-valoir esthétique” plutôt que les sollicitant “pour développer une conscience critique, à entendre au sens large, sur les produits et sur l’évolution de la demande sociale”14. A travers l’évolution de la production d’un objet aussi banal que celle de la machine à laver, il semble qu’on puisse percevoir des signes qui laissent présager l’importance de métiers de services reposant sur la nécessité de concevoir les produits autrement. Une nouvelle approche des produits met à l’ordre du jour le rapport de l’homme à son produit et appelle à une réévaluation des théories du XIXème siècle relative à ce rapport, notamment la théorie marxiste du fétichisme marchand et de l’aliénation. Elle met l’accent sur les conditions d’une désaliénation par la culture technique.
15Pour résumer rapidement la théorie, on dira que Marx distinguait dans le produit marchand une valeur d’usage et une valeur d’échange. Ainsi “la marchandise est d’abord un objet extérieur, une chose qui par ses propriétés satisfait des besoins humains de n’importe quelle espèce”15. L’utilité d’une chose fait de cette chose une valeur d’usage, mais cette valeur d’usage ne se réalise que dans l’usage ou la consommation. La valeur d’usage s’exprime dans une forme et une structure, c’est le soutien matériel de la valeur d’échange. La valeur d’échange apparaît d’abord comme le rapport quantitatif dans lequel deux valeurs d’usage s’échangent.
16Ce qui rend deux valeurs d’usage comparables et échangeables c’est la quantité de travail cristallisée dans la fabrication de ces valeurs d’usage. Pour que ces quantités de travail soient échangeables, il faut qu’elles s’expriment en une unité, c’est leur durée d’utilisation. En effet, le travail lui-même n’est pas homogène, car les qualités naturelles qui œuvrent en donnant une utilité transformant un objet en valeur d’usage, sont hétérogènes. Bien entendu, on peut considérer que le travail utile, qui est une dépense de force humaine, se réfère à une forme plus ou moins développée de l’activité humaine. L’unité de mesure serait une dépense de la force simple que tout homme ordinaire peut faire. Cette force simple est déterminée dans une société donnée. Sur la base de ce travail simple, on évaluerait le travail complexe qui est du travail simple multiplié. En produisant un objet utile, du travail utile diversifié s’y applique, mais dans l’échange, le travail devient un travail abstrait, mesuré par le temps. La marchandise qui s’échange sur le marché semble fonctionner dans un rapport d’échange entre les objets, alors qu’en réalité elle exprime à travers l’historicité du rapport marchand, des rapports entre les hommes. La circulation de la marchandise la constitue en un fétiche pour les hommes car elle masque le mouvement de leurs rapports sociaux.
17Ce schéma, extrêmement simplifié bien entendu, s’appliquait à notre avis, de façon correcte à la période manufacturière où l’organisation de la production était segmentée et le travail productif mesurable en termes relativement simples. Le produit avait peu d’influence sur l’organisation du travail, seulement par l’intermédiaire des outils de travail et leur agencement. Une fois sorti de la sphère de la production, il n’intéressait plus le travailleur, ni dans la consommation à laquelle celui-ci avait un faible accès ni dans son suivi qui était le domaine des services (commercial, après-vente, contrôle centralisé). Objectivation de l’aliénation du travailleur, il fait partie de “l’autre” part, la sphère des marchandises, sur laquelle le travailleur n’a plus de prise.
18L’étude de la machine à laver, de sa genèse à sa diffusion, peut donc apporter une compréhension aux aspects contradictoires de l’ordre de la production, “lieu d’une stratégie économique et politique”, dans lequel “s’enchevêtre aussi un ordre de la consommation”16. Cette dualité d’essence de l’ordre social a donné lieu à une interprétation axée exclusivement sur la manipulation des signes, et accordé à celle-ci la primauté sur la production matérielle. Ainsi, continue J. Baudrillard, “de plus en plus d’aspects fondamentaux de nos sociétés contemporaines ressortissent à une logique des significations, à une analyse des codes et des systèmes symboliques ; cette analyse devant s’articuler sur celle du procès de la production matérielle et technique comme son prolongement”. De façon résumée “nous savons que l’objet n’est rien, et que derrière lui se noue le vide des relations humaines, le dessin en creux de l’immense mobilisation des forces productives et sociales qui viennent s’y réifier”17.
19Or, on l’a vu, aussi bien dans le travail que dans la consommation, le travailleur a maintenant un autre accès à la marchandise. Il est directement impliqué dans sa production et dans sa consommation. Tout concourt à ce qu’il soit actif sur son usage, sur le monde des objets. En ce sens, la théorie du signe, soubassement des recherches sur le rejet de la consommation et des objets, au nom de la désaliénation, nous semble assez désuète dans sa forme, elle est la transposition des théories de la période manufacturière, mais s’avère insuffisante pour fournir des concepts critiques permettant d’analyser notre époque. On pourrait objecter que, dans la réalité contemporaine, l’émergence de l’esthétique permet aux industriels de déplacer l’aliénation en utilisant l’exigence de la forme pour vendre un contenu sans utilité, c’est-à-dire, au fond, allant jusqu’à vendre seulement son emballage esthétique qui tient lieu d’objet. Cela ne change rien à la réalité des tendances nouvelles qui se font dans le monde des objets. Cette constatation suscite l’idée selon laquelle la question de l’aliénation ne s’épuiserait pas dans la seule analyse des rapports socio-économiques. Ceux-ci déterminent bien entendu le premier niveau de l’aliénation dans laquelle la relation de production prime sur la relation d’usage, notamment dans la phase manufacturière et dans un certain état de développement des sociétés. L’autre aliénation réside “dans cette méconnaissance de la machine, qui n’est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non-connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture”18. C’est l’aliénation technique entraînée par la perte de connaissance de ses propres actes et l’absence de maîtrise sur le monde des objets. Cette perte de maîtrise s’aggrave du fait de l’importance prise aujourd’hui par la prépondérance d’un univers construit par l’homme et non plus donné par la nature.
20Renversant donc la perspective de l’aliénation, par le prolongement de la question de la technique, nous dirons que, par son travail, l’homme a intercalé entre lui et la Nature un monde d’objets. Si la Nature fut sa préoccupation première, l’homme n’a pas encore, pour de nombreuses raisons, modifié son regard sur sa propre création qui continue à le dominer. Pour qu’il en soit pleinement maître, il faudrait que comme producteur et comme consommateur, il soit culturellement actif de sa propre production. Il faut qu’il y ait “une méthodologie d’accès à l’objet industriel qui prend la culture technique du technicien et peut être une culture générale retrouvée”19.
21Etre culturellement actif, ce n’est pas nécessairement savoir bricoler sur tous les appareils dont on a l’usage – ce ne serait pas possible, étant la tendance de nos sociétés à spécialiser nos activités devant la complexité et l’immensité des champs du savoir – mais comprendre que le monde des objets contient notre réalité humaine et que les objets techniques se sont construits sur une grande espérance humaine20. Si on considère l’histoire de la machine à laver et de sa mise à la disposition des femmes, certainement cet objet condense un aspect de l’espoir émancipateur de celles-ci, à commencer par l’entretien du linge qui fut l’une des plus lourdes tâches ménagères.
Quelques étapes de la machine à laver Diffusion des idées et des techniques
Dates | USA et Grande-Bretagne | France |
1751-1765 | Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert | |
1782 | idée du tambour rotatif sans usage de la vapeur | |
1831-1840 | brevet : machine à laver individuelle à tambour | lessiveuse industrielle (Duvoir) |
1846 | our old faithful | |
1851 | machine à laver de James T. King (eau bouillante et vapeur, 2 cylindres) | |
1860 | utilisation de la force centrifuge | |
1870 | lessiveuse domestique (vapeur) | |
1878 | brevet : essorage (moteur à 2 régimes) | |
1880 | machine à laver avec tambour intérieur en tôle percée | |
1889 | petit moteur électrique de Nicolas Tesla | |
1900-1920 | Machine à laver manuelle | Date officielle de naissance de la machine à laver à usage domestique. Ouverture d’une rubrique à l’Office National de la Propriété Industrielle, consacrée à cet objet (1904). Machine à agitateur, à manivelle. Utilisation de la vapeur. |
1920-1936 | machine à laver à bac unique (moteur à régime haut et bas) | Matériau : bois, cuivre, acier. Energie : bois, gaz, charbon. Mécanique : force physique, vapeur. Machine à tambour, Machine à tambour, à manivelle. Machine à laver Peugeot (bois, charbon). Machine à laver électrique (Easy, Conord, Riby, Edel, La Flamande, Alo, Calor). |
1939 | machine à laver automatique (brevet Wales) | acier, gaz, électricité ; Adaptation des moteurs aux machines à laver |
1949-1960 | machines à agitateur, machines à pulsateur | En général machine à laver semi-automatique avec inverseur et sélecteur (Laden, Vedette). Lavage par dépression (Baby), pulsateur (Hoover) – essorage à rouleaux, essorage hydraulique, tâtonnement sur les principes. Juxtaposition de techniques, puis choix du tambour rotatif, de l’ouverture par le haut, problèmes de l’essorage. Machine semi-automatique : recherche de l’automaticité de chaque fonction. |
1960-1980 | perfectionnement des automatismes | Machine automatique, avec enchaînement des fonctions. Vedette, Laden : automatiques, dimensions étroites. Suspension de la cuve, avec amortisseurs et ressorts, programmateur. Moteur PM avec passage progressif des vitesses et vitesses variables. |
après 1980 | début d’interrogation sur les problèmes écologiques aux Etats-Unis. | Machine avec électronique incorporée, cuve en polypropylène. Possibilité d’automatisation intégrale avec choix des programmes (pesage, température…) par la machine. |
Notes de bas de page
1 De ce point de vue, un livre consacré aux expositions du Salon des Arts Ménagers, depuis sa naissance, est plus complet. Cf. Jacques Rouaud, 60 ans d’Arts ménagers, édit. Syros, t. I et II, 1989 et 1993. Mais il se présente plutôt comme une description des objets présentés que leur analyse.
2 Pierre Belleville, “Pour une nouvelle économie domestique”, in Culture Technique, n° 3, Spécial Foyer, p. 11, op. cit.
3 id., p. 12.
4 id., p. 13.
5 Thérèse Evrard-Chéron, “Pour une nouvelle économie domestique”. Culture Technique, op. cit., p. 25.
6 id., p. 25.
7 Jean-Pierre Belleville, op. cit., p. 22.
8 Siegfried Giedion, op. cit., p. 455.
9 Arnaud Sompairac, arch. dplg, avec la collaboration de Christiane Louis et les conseils de Licia Bottura, Architecture, Design, Industrie, Vers de nouvelles pratiques de conception, contrat de recherche n° 70922, réalisé dans le cadre du Plan Lieux de Travail et Constructions Publiques, Direction de l’Architecture et de l’Urbanisme, Ministère de l’Equipement, du Logement, de l’Aménagement du Territoire et des Transports, Juin 1988.
10 Cf. Chapitre I.
11 Arnaud Sompairac, op. cit., p. 112, citant A. Petrillo, “Lettre sur le design primaire”, in Il Lingotto primario, CT Castelli, Arcadia Edizioni, 1985.
12 “Qualités objectives de la matière : son grain, sa température, son poids, ses capacités mécaniques, son aspect fini… avec un éventail très large de choix esthétiques et techniques”, in Arnaud Sompairac, op. cit., p. 125-126.
13 Arnaud Sompairac, op. cit., p. 126.
14 id., p. 30.
15 Marx, Le Capital, Livre I, Première section, “La marchandise et la monnaie”, Editions Sociales, 1959, p. 51.
16 Jean Baudrillard, La société de consommation, op. cit., p. 29-30.
17 Idem. p. 316.
18 Gilbert Simondon, op. cit., pp. 9-10.
19 Gilbert Simondon, op. cit., Postface, Question vive n° 6, p. 309.
20 John Hart, Préface au livre de G. Simondon, op. cit., p. II.
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