Préface
p. 7-9
Texte intégral
1C'est une étrange cohorte que celle des oubliés de l'Histoire. Elle est riche, d'âge en âge, en personnages colorés qui ont cheminé hors des normes et des conformismes. Un moment d'exception les sort du lot innombrable des anonymes. Une influence, un rayonnement les distinguent provisoirement. Puis, sous l'effet de la concurrence de rivaux plus heureux, de la malchance posthume de n'avoir pas trouvé promptement leur chroniqueur, ou simplement du tri que la mémoire collective effectue pour laisser place à d'autres qui se bousculent à la porte, ils sont rejetés dans l'obscurité des feuilles jaunies et de l'érudition savante.
2Or il faut savoir gré à la vaillance des auteurs qui bravent l'indifférence pour en extraire une figure enfouie. Car ceux-ci ne bénéficient pas de la curiosité qui, à l'étal des libraires ou des bouquinistes, fait se tendre spontanément la main du chaland vers l'ouvrage consacré à un homme ou une femme illustre. Les contemporains du personnage exhumé, qui en évoquent encore aisément le profil, se font rares ou disparaissent. Des autres il faut piquer la curiosité puis soutenir l'attention, sans l'atout d'une familiarité, même superficielle, avec un grand nom. On exige du biographe en somme qu'il produise ses preuves, en démontrant la légitimité de son effort. Rude défi.
3Et cependant l'historien qui décide de surmonter cet obstacle y trouve des récompenses spécifiques. Car c'est une satisfaction particulière que de réparer une injustice de la mémoire, tout en jetant une lumière nouvelle sur le passé.
4Pour cela il faut bien choisir son héros. Avec celui-ci, pas de risque. Il y a cette présence forte dans le siècle, cette sensibilité vive aux exigences et aux frustrations de son temps. Il y a les séductions du romanesque. Il y a le mystère enfin du contraste entre cette lucidité qui un temps l'illustre et l'exalte et le chagrin final qui l'aveugle, dans l'exil américain.
5Donc je gage qu'au moment de fermer ces pages et de quitter Henri de Kerillis, le lecteur ne se contentera pas du simple plaisir d'avoir été entraîné au long d'un parcours où la vie afflue. Il aura le goût aussi de s'interroger sur l'alchimie originale qui a donné cet éclat et qui a provoqué cet oubli.
6Au départ : une « guerre magnifique » (pour reprendre une expression convenue qui rapproche deux notions jurant pourtant si fort entre elles). Ce fait d'armes à cheval qui paraît inventé pour le cinéma d'Hollywood – unité de lieu et de temps, poignée d'hommes solidaires, chef chevaleresque, folle bravoure... Puis l'escadrille des « Éperviers », et la gloire inédite des combats aériens, au-dessus de la boue des tranchées.
7Plus remarquable encore, après la Victoire, la capacité de perpétuer, en temps de paix, dans un tout autre champ, cette même énergie vitale : quand l'intuition de Kerillis lui fait apercevoir plus rapidement que d'autres les formes nouvelles de la persuasion politique, au temps de la radio, à l'aube de la communication de masse et qu'il sait en rassembler les moyens et en organiser l'efficacité.
8En attendant que survienne, sans pareil, le moment de Munich, avec le grand discours du 4 octobre 1938, et le vote contre les accords, solitaire à droite : noblesse d'un témoignage que bientôt la suite ratifie (on pense à cette phrase paradoxale d'Ibsen que Clemenceau aimait à citer : « L'homme le plus puissant du monde est celui qui est le plus seul »).
9Il a fallu à Kerillis, en cette occurrence, le courage rare de se faire détester dans son camp et parmi son public (dont jusque-là il avait rejoint souvent et flatté quelque fois les étroitesses sociales et les défaillances démocratiques). Nombreux furent -ne caricaturons pas la France du temps, ni ses élites- les antimunichois ; mais presque toujours après un temps de latence, de « lâche soulagement » comme l'écrivit Léon Blum dans un article fameux – en l'associant, il est vrai, à « la honte ». Kerillis au contraire discerna d'un coup la portée du choix fait à Munich, et osa parler sur-le-champ.
10L'étrange est que presque aussitôt après cet apogée d'une vie, tout paraît s'y dérégler. Le prestige que devraient conférer à Henri de Kerillis, après le déclenchement du conflit et après la débâche, sa prescience et sa résolution, ne lui sert de rien. Son itinéraire déraille. Et l'on s'interroge sur cet aveuglement succédant, après 1940, à tant de clairvoyance, sur ce complexe de persécution qui égare son jugement.
11Il faut, certes, faire la part du hasard à laquelle quelque fois l'Histoire, parce qu'elle tend à imposer au passé une logique excessive, a peine à restituer toute sa place. Il faut tenir compte de l'instabilité d'un tempérament dont les blessures de la guerre ont accentué les déséquilibres psychologiques. Il faut évoquer les handicaps d'un acteur que ce livre nous montre à juste titre « plus brillant que cultivé », alors que chez l'homme d'État seule une connaissance sûre de la longue durée permet, dans les périodes d'inaction forcée, de hiérarchiser les événements et de se protéger contre les ravages de l'amertume et du chagrin.
12Mais peut-être l'essentiel est-il ailleurs. N'aperçoit-on pas, dans le « non » du 4 octobre, quelque chose comme le brouillon d'un 18 juin : rupture avec le milieu nourricier, à tous risques, refus des clivages politiques ordinaires, orgueil de voir plus loin que les autres, mélange de raisonnable et d'instinctif, foi dans la vertu d'un cri individuel ? Certes. Seulement on n'est pas là au même niveau de risque personnel, le drame n'a pas encore atteint sa plus haute intensité et Kerillis n'a pas le moyen, en octobre 1938, comme fit de Gaulle au 18 juin, de passer aussitôt du verbe à l'action.
13Si bien qu'en considérant la manière dont après l'Appel de Londres, il semble perdre ses repères, on ne peut se déprendre de l'idée que c'est l'effet direct du sentiment qu'un autre lui a dérobé le rôle historique dont il avait pu rêver. Et que cette frustration, que cette douleur fournissent la principale explication de ses égarements ultérieurs.
14Est-ce par trop réduire cette vie d'homme que de braquer l'attention sur un geste unique ? Il n'en est pas tant qui peuvent justifier pareille fierté... Comprendre comment il put être accompli, cela seul valait bien un livre. Le voici donc, de bonne facture, riche et vigoureux.
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