Chapitre VII. Entre concert européen et internationalisme prolétarien
p. 331-385
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Texte intégral
1Dans toute sa période socialiste, Francis de Pressensé a continué à faire des questions internationales une préoccupation essentielle, et s'est attaché à intervenir le plus souvent possible sur les affaires du monde. Avant de nous demander dans quelle mesure sa « conversion socialiste » a modifié sa vision des rapports entre les peuples et entre les Etats, essayons d'indiquer quelques-uns des lieux de ses interventions.
Les lieux d'intervention de Pressensé
Une éviction du champ académique bourgeois
2Au cours des années 1890, Francis de Pressensé avait acquis une reconnaissance nationale et internationale dans le domaine des affaires étrangères. Retraçant son parcours en 1914, ses amis de Pro Armenia, Victor Bérard et Pierre Bernus, ont particulièrement insisté sur cette notoriété : « La réputation de Francis de Pressensé, pour être limitée au monde diplomatique, n'en était pas moins considérable. Il était par excellence le grand journaliste d'affaires extérieures1 », écrit Pierre Bernus, alors que Victor Bérard pouvait dire le jour de ses funérailles que « ses confrères du monde entier s'inclinaient devant le maître2 ». Des recherches sont à faire sur l'importance et la nature de sa collaboration à la presse étrangère, à des journaux britanniques, au Journal de Genève etc. En France, en tout cas, jusqu'en 1898, il était le spécialiste le plus notoire des affaires étrangères, celui auquel faisaient appel les revues les plus prestigieuses, ou les plus académiques. Outre le « Bulletin de l'Étranger » quotidien du Temps, Francis de Pressensé a tenu, dans les années qui ont précédé l'affaire Dreyfus, la chronique de « politique extérieure du mois » dans la Revue politique et parlementaire. Nous avons parlé de ses contributions à la Revue des Deux Mondes, à qui il donnait ses analyses les plus fouillées et les plus ambitieuses. Non moins importante a été sa collaboration à la revue Cosmopolis. De janvier 1896 à août 1898, Francis de Pressensé en a été, pour la partie française, le chroniqueur attitré de politique étrangère, y développant une « Revue du Mois », plus approfondie, au style plus littéraire que celle qu'il écrivait dans la Revue politique et parlementaire. La revue Cosmopolis paraissait simultanément à Paris, à Londres et à Berlin. Dirigée par F. Ortmans, elle faisait la part égale aux articles rédigés en anglais en français et en allemand. Revue culturelle et littéraire autant que politique, elle réunissait les intellectuels européens les plus prestigieux. Il suffit de mentionner les collaborations en langue anglaise de Robert-Louis Stevenson et Henry James, de Théodore Mommsen en langue allemande, de Léon Tolstoï en langue... française. Au moment de l'affaire Dreyfus, nous l'avons déjà indiqué, Francis de Pressensé a été simultanément frappé d'une sorte d'ostracisme à la Revue des Deux Mondes, à la Revue politique et parlementaire, et à Cosmopolis. Sa signature disparaît simultanément des trois revues à la fin de l'été 1898, au temps du renvoi de la Légion d'honneur et de la campagne des meetings. Il ne retrouvera jamais le prestige bourgeois et académique qui était le sien à la veille de l'Affaire.
Les tribunes militantes
3Évincé des grandes revues académiques, Pressensé a utilisé pendant toute la dernière partie de sa carrière d'autres tribunes, moins prestigieuses, plus engagées, pour analyser les questions internationales qui lui tenaient à cœur. Il a principalement participé à deux revues militantes de politique étrangère, Pro Armenia et L'Européen. « Il ne s'agissait pas, comme le souligne Gilles Candar, de revues internes au mouvement socialiste, mais d'organes qui sous-tendaient diverses stratégies d'alliance, tant de politique intérieure avec les milieux radicaux ou républicains avancés, que de politique internationale avec des “minorités nationales opprimées”3 ».
Pro Armenia
4Le fondateur de Pro Armenia, et son rédacteur en chef, jusqu'à la suspension de sa parution en août 1908, à la suite de la révolution jeune-turque, a été Pierre Quillard. Nous retrouvons ici, une fois de plus, celui qui a été, sans doute, avec Morhardt, le compagnon le plus proche de Francis de Pressensé, de 1898 à sa mort en 1912. Pierre Quillard a été considéré par ses contemporains comme le champion par excellence de la cause arménienne. Pressensé est présent à ses côtés dès le lancement de la revue, dont le premier numéro paraît le 25 novembre 1900. Il fait partie d'un comité de rédaction particulièrement prestigieux, puisqu'il comprend Georges Clemenceau, Anatole France et Jean Jaurès. Jean Longuet assurait pour sa part le secrétariat de rédaction. La collaboration de Pressensé à Pro Armenia, et son engagement militant en faveur de la cause arménienne, ont été très intenses. Il écrit très régulièrement dans la revue, et participe à de nombreux meetings et congrès. Pendant toute cette période, Pressensé a été en rapports étroits, avec les militants révolutionnaires arméniens. La revue Pro Armenia a pu être présentée par Anahide Ter Minassian comme l'organe de propagande du parti Dachnak en France4. Aux obsèques de Francis de Pressensé, en janvier 1914, on remarque la forte présence d'une délégation du parti Dachnak et de son journal le Droschak, publié à Genève5. Nous nous réservons d'analyser la façon dont Pressensé a posé la question arménienne, et l'ensemble de la question d'Orient. Nous soulignerons simplement sa fidélité permanente à la cause arménienne, par-delà la révolution Jeune-Turque et les guerres balkaniques. C'est lui qui prend l'initiative, avec le grand helléniste Victor Bérard, de relancer la revue en décembre 1912, d'abord sous un titre différent, Pour les peuples d'Orient, puis, à partir de décembre 1913, en reprenant le titre de Pro Armenia.
L'Européen
5L'épisode de L'Européen, pour être plus court, n'en est pas moins également important, d'autant plus qu'il se situe dans une période cruciale des affaires internationales, entre le 10 décembre 1904 et le 10 février 1906. L'Européen avait commencé sa publication le 7 décembre 1901. Il était né sous des auspices à la fois universitaires et dreyfusards, puisqu'un de ses deux directeurs, avec un professeur de l'Université de Leyde, était l'historien Charles Seignobos. Un des buts de la revue était de soutenir la cause finlandaise contre la domination tsariste, et les principaux actionnaires de la revue étaient des patriotes finlandais. Mais la perspective de L'Européen est beaucoup moins centrée sur une seule cause militante que Pro Armenia. Le sous-titre de la revue, qui sera conservé jusqu'à la fin était : « Courrier International Hebdomadaire, Politique, Droit international, Questions sociales, Littérature, Art. » Dès le départ, les liens de la revue avec la Ligue des Droits de l'Homme étaient importants, puisque, outre Charles Seignobos, un autre membre du Comité central de la Ligue, André-Ferdinand Hérold, en était le rédacteur en chef. Après divers aléas, L'Européen avait été réorganisé en décembre 1904, sa direction politique étant désormais assurée par Francis de Pressensé, Pierre Quillard et André-Ferdinand Hérold. L'avis au lecteur qui annonçait la réorganisation dans le numéro du 3 décembre 1904 affirmait la continuité avec les principes qui avaient présidé à la fondation de L'Européen, « défendre la justice internationale et les droits des peuples opprimés, en publiant des informations soumises à l'examen critique; car il n'est point de force au-dessus de la vérité6 ».
6Mais, sans être l'organe d'un parti et sans répudier la méthode critique, L'Européen, dans sa nouvelle orientation, se réclamait bien du « grand idéal socialiste », que formulait Francis de Pressensé dès son premier éditorial, « L'Internationalisme et la Paix ». Si les trois anciens directeurs, Seignobos, Salmerón et Björnson étaient restés à la revue, ils étaient accompagnés au sein du Comité de Patronage par le socialiste belge Emile Vandervelde, et par Anatole France, ami proche de Francis de Pressensé. Cette expérience n'a duré qu'un peu plus d'un an, de décembre 1904 à février 1906, date où paraît l'ultime numéro. Il est frappant de constater que, dans cette période charnière qui marque le passage du PSF à la SFIO, Francis de Pressensé a dirigé deux revues hebdomadaires militantes, L'Européen et La Vie Socialiste, qui se sont interrompues l'une comme l'autre au bout de quelques mois. Dans le cas de L'Européen, il semble bien que le problème financier ait été déterminant avec le retrait à la fin de 1905 des commanditaires finlandais. Mais on peut aussi penser que l'incorporation dans la SFIO a pu inciter Pressensé à ne pas trop jouer les francs-tireurs du socialisme, à ne pas multiplier les interventions dans un espace intermédiaire entre ses deux grands domaines, celui de son parti et de celui de la Ligue des Droits de l'Homme.
7Après 1906, c'est surtout dans la rubrique internationale de L'Humanité qu'il a exercé ses talents de chroniqueur et de spécialiste des questions européennes et mondiales. Il est intervenu par ailleurs à diverses reprises à l'Assemblée, dans les meetings, les congrès du parti socialiste ou de la Ligue des Droits de l'Homme, et ses discours constituent évidemment une autre source essentielle pour connaître sa pensée.
Pressensé et la question d'Orient
La question d'Orient
8Depuis son expérience de jeune diplomate à Constantinople, Pressensé avait suivi avec une particulière attention cette fameuse « question d'Orient » qui constitue un des classiques de la diplomatie du xixe siècle et de nos vieux manuels scolaires. Sa passion pour des problèmes, des contrées et des peuples souvent mal connus de la majorité de ses contemporains avait encore été renforcée par son engagement militant à partir de 1900 pour la cause arménienne. Elle a été évidemment aussi accrue par les multiples crises qui se sont succédées dans le cadre ottoman et balkanique, foyer de tensions majeur de l'Europe entre la fin du xixe siècle et 1914.
9Nous rappellerons simplement ici les événements les plus marquants de cette période de brutale agonie, puis d'effondrement de « l'Homme malade de l'Europe ». Après les massacres d'Arménie entre 1894 et 1896, c'est l'affaire de Crète qui avait, en 1897-1898, retenu l'attention et suscité une crise internationale. L'insurrection s'était développée dans l'île de Crète en 1897, avec le soutien d'un corps expéditionnaire grec. Malgré la victoire militaire turque sur les Grecs, l'Angleterre, la France, la Russie et l'Italie avaient, à la fin de l'été 1898, par l'intervention de leurs flottes, obtenu l'évacuation de la Crète par les troupes ottomanes et décidé la nomination du prince Georges de Grèce comme gouverneur.
10Après 1900, les troubles et les massacres de Macédoine, marqués par l'insurrection de la Saint-Élié le 2 août 1903, sont le prélude à l'embrasement balkanique. Si la révolution jeune-turque de juillet 1908 suscite une grande espérance, en particulier dans la gauche française, enthousiaste de voir les valeurs de 1789 proclamées par le Comité Union et Progrès, les déceptions et les tragédies se succèdent dès lors à un rythme accéléré : rupture rapide entre le nationalisme jeune-turc et les mouvements revendicatifs des différents peuples de l'Empire, reprise des persécutions des Arméniens dès le printemps 1909 ; annexion de la Bosnie-Herzégovine par l'Autriche-Hongrie en octobre 1908 ; guerre italo-turque de Tripolitaine de septembre 1911 à octobre 1912, l'intervention colonialiste italienne déclenchant le processus de démembrement de l'empire ottoman ; première guerre balkanique d octobre 1912 à mai 1913, où Bulgares, Serbes, Monténégrins et Grecs, très provisoirement unis, mettent fin à la domination séculaire des Turcs sur la zone balkanique; puis, enfin, deuxième guerre balkanique, de juin à août 1913, où Serbes, Grecs et Roumains coalisés, obligent les Bulgares, principaux vainqueurs militaires des armées turques, à renoncer à leur rêve d'une grande Bulgarie incluant leurs frères macédoniens.
11Le rappel sommaire de tous ces événements était peut-être utile pour mieux apprécier les positions prises par Francis de Pressensé. Mais il faut tout d'abord insister sur l'importance toute particulière qu'a prise à ses yeux la cause arménienne.
Le révélateur arménien
12La question arménienne a peut-être été aussi décisive pour l'appréhension des questions internationales de Francis de Pressensé que ne l'a été l'affaire Dreyfus pour la politique intérieure. C'est du moins cette idée qui a été soulignée par ceux qui lui ont rendu hommage dans Pro Armenia. Son neveu Pierre Bernus le dit nettement :
« On peut dire que c'est l'Arménie qui transforma ses idées diplomatiques et élargit sa vision du monde. Elle joua dans sa vie un rôle décisif. Par elle, par l'expérience qu'il lui devait, il s éleva à une conception beaucoup plus haute des intérêts généraux de la communauté humaine, et des intérêts particuliers de la France7. »
13Et le grand helléniste Victor Bérard retrouve spontanément pour évoquer cette influence arménienne sur Francis de Pressensé une image sortie de l'Odyssée :
« Mais un jour, l'un des tournants de cette carrière diplomatique l'amena devant la fosse béante, d'où montaient les noires vapeurs du sang arménien. Comme dans le mythe antique, cher à ce cœur d'hellénisant, il sembla que la terrible odeur, le goût même de ce sang qui lui montait aux lèvres, réveillait brusquement en lui une âme de justice et de révolte, que lui avaient transmise, sans doute, les longues générations d'une race de moralistes et de protestataires. Dès lors, il ne fut plus seulement le spectateur, le connaisseur de la politique mondiale, l'avocat-consultant d'un ministre, d'un journal, d'un pays. [...] E de Pressensé fut dès lors le moraliste de la communauté humaine, le porte-parole de la justice internationale et de la morale universelle, - et dès lors les habiles le tinrent pour un mystique, pour un rêveur8. »
14Il faut confronter ces hommages funèbres avec les articles et interventions de Pressensé entre 1900 et 1914 : ses contributions à Pro Armenia confirment-t-elles l'idée d'une sorte de coupure, de profonde transformation dans la façon d'appréhender les questions internationales ? Pour mieux en prendre la mesure, il faut rappeler le point de départ.
15Nous avons dit dans notre deuxième chapitre l'extrême prudence de Francis de Pressensé au cours de la crise arménienne de 1895-1896, et son attitude de suivisme à l'égard de la politique de Gabriel Hanotaux. À cette époque, le premier article qu'il avait donné dans Cosmopolis, en janvier 1896, résumait assez bien la façon dont il appréhendait les questions arméniennes et orientales et le type d'interventions qu'il envisageait. Résumons-les en quelques points. Il ne niait pas la gravité des massacres du Sassoun, mais il se demandait si « l'étrange volte-face » de la politique britannique, avec son abandon du dogme de l'intangibilité de l'empire ottoman, n'avait pas « contribué à transformer en une sorte de Vêpres arméniennes les conflits ordinaires entre Kourdes et Arméniens9 ». Il condamnait « la philanthropie professionnelle - cette philanthropie qui ne rêve que plaies et bosses pour l'amour de l'humanité et qui déclarerait dix guerres plutôt qu'une dans l'intérêt de la paix10 ». Il comptait sur l'indispensable « concert des Puissances » « pour imposer au Sultan son propre salut, pour veiller sur le rétablissement de l'ordre en Turquie d'Asie et pour contrôler l'application des réformes arméniennes ». Mais il insistait sur la nécessité de garder son sang froid, et, par opposition à la « politique de l'hystérie », demandait que l'Europe agisse dans un esprit de « prudence11 », de « modération » et de « calme » pour deux objectifs indissociables, « le maintien de l'intégrité de l'empire ottoman et l'amélioration du sort des populations sujettes, le premier étant la condition du maintien de la paix du monde, et l'autre la condition de la prolongation de l'existence de la Turquie12. »
16Si on le comprend bien, tout en liant ces deux objectifs, il donnait une nette primauté à la paix européenne (et mondiale) sur la question arménienne, qu'il n'envisageait guère comme une grande cause à défendre : « Toute préoccupation qui aurait trait à autre chose qu'à la préservation de la paix du monde et au rétablissement de l'ordre en Turquie d'Asie, écrivait-il ainsi, serait un crime à l'égard de l'Europe et une faute envers la clientèle arménienne des puissances13. » Il insistait enfin sur la nécessité absolue de n'agir qu'en accord avec l'ensemble des puissances, selon la tradition du « concert européen ».
17On peut penser que c'est au temps de sa grande révolte de l'époque dreyfusarde, que Pressensé a senti monter « les noires vapeurs du sang arménien » ; les témoignages et des allusions assez claires de sa part indiquent qu'il a rapidement associé cause arménienne et cause dreyfusarde, les Arméniens lui apparaissant, un peu comme le capitaine Dreyfus, comme les victimes de la « raison d'État », de la coalition des puissants, « de tout ce qui dans un État, constituait la puissance politique militaire et religieuse14 ». Il y a certainement chez Pressensé une rancune toute particulière contre Hanotaux ; on peut penser que la position antidreyfusarde d'Hanotaux, en tout cas son acceptation en 1894 des décisions prises par son collègue ministre de la guerre, Mercier, et son refus par la suite, à la différence de Poincaré, de « soulager sa conscience » en le désavouant, tout cela a contribué, par une sorte d'effet en retour, à faire interpréter par Pressensé l'attitude d'Hanotaux vis-à-vis des massacres arméniens comme une autre forme de passivité ou de complicité tacite. Et ici, c'est un peu sa propre conscience que Pressensé a cru devoir soulager, en prenant en mains une cause dont il avait auparavant fortement minimisé l'importance.
Une vision modifiée
18Le changement de cap de Francis de Pressensé est-il aussi radical pour la politique étrangère et les questions internationales que pour l'attitude religieuse et l'engagement dans la politique française ? A-t-il opéré une sorte de « révolution culturelle » dans sa façon d'envisager les rapports entre les États et entre les peuples, et dans les solutions et les initiatives qu'il proposait, en particulier à propos de la question d'Orient ? Victor Bérard suggérait que le spécialiste de la diplomatie s'était mué en « moraliste de la communauté humaine15 ». Pressensé lui-même aurait reconnu cette transformation : « Il disait lui-même, témoignait Victor Bérard, qu'avant cette rencontre (avec les Arméniens), il n'avait vu le plus souvent dans la politique mondiale que jeux de force et luttes d'intérêt, dont il se passionnait à calculer et à prévoir les alternatives et les résultats16 ». Que Pressensé ait introduit une « plus forte dose d'idéalisme moral », ainsi qu'une plus grande virulence, dans ses interventions, cela n'est pas douteux. En même temps, nous semble-t-il, sa façon d'appréhender les problèmes n'a été que partiellement remodelée, l'ancien coexistant ou resurgissant souvent à côté du nouveau.
19Le nouveau, c'est d'abord la dénonciation véhémente de la passivité des puissances européennes et de beaucoup de diplomates devant les crimes du sultan Abd-ul-Hamid, celui que son ami Pierre Quillard appelle « la bête rouge », et qu'il appelle lui-même dans une de ses chroniques « le grand assassin ».
20Certaines puissances et certains chefs d'État sont particulièrement montrés du doigt. Pressensé n'imagine plus comme en 1896 Guillaume II en chef d'orchestre éventuel du concert européen pour les questions d'Orient, mais il dénonce le mauvais exemple du « Lohengrin impérial, le chevalier du Cygne qui, le premier, a mis sa main gantée d acier dans la main rougie de sang du reclus d'Yldiz-Kiosk17 ! » À un moindre degré, il n'épargne pas non plus le tsar, alors qu'il comptait en 1896 sur notre allié russe pour se faire le protecteur des Arméniens. Il juge nécessaire aussi de balayer devant la porte de la France en dénonçant les complicités de ses représentants, celles en particulier de Constans, ambassadeur à Constantinople de 1898 à 1907, qu'il accuse de s'être fait l'instrument du calife18. L'ancien ministre de l'Intérieur et « tombeur » du général Boulanger avait plutôt une réputation de « dur à cuire » que « d'enfant de cœur », et d'affairiste que d'idéaliste. Pressensé n'a eu de cesse de fustiger, au nom des « forces morales », mais aussi des « intérêts réels du pays », son « réalisme terre à terre », totalement indifférent aux problèmes des nationalités opprimées. Au-delà de l'affairisme d'un ambassadeur, c'est d'ailleurs la tendance générale de toutes les puissances à faire des intérêts matériels l'alpha et l'oméga de toute leur politique vis-à-vis du sultan, que Pressensé condamne à de très nombreuses reprises.
21Mais le principal changement de cap de Pressensé est sans doute l'acceptation désormais explicite de ce qu'il condamnait auparavant avec fermeté, l'action révolutionnaire. Il la justifie comme un ultime recours pour compenser la faillite des Puissances. Il se laisse même aller une fois à réclamer « de la poudre et des balles » : dans la conférence qu'il prononce à Genève en 1902 à l'appel de L'Union des Étudiants arméniens d'Europe, il fait l'éloge de la guerre révolutionnaire que pourraient mener les Arméniens non seulement pour eux-mêmes mais pour tous les États balkaniques, pour le peuple ottoman lui-même : « Dans ces conditions — et si horrible que soit la guerre en soi — un seul moyen de salut demeure, c'est la guerre, la guerre, la guerre à outrance, la guerre au nom de l'Histoire, du passé, et au nom de la Révolution19... » Mais il présente quand même plus souvent l'ultima ratio de la voie révolutionnaire comme une catastrophe qu'il est encore temps d'éviter, que comme le seul moyen de salut.
Plaidoyer pour un sursaut européen
22Dans sa façon d'envisager la question d'Orient à partir de 1900, Pressensé, en réalité, n'a renoncé ni à l'utilisation de la diplomatie traditionnelle ni surtout à l'intervention tutélaire des puissances européennes. Des deux moyens envisageables pour que les crimes s'arrêtent, « l'intervention effective, résolue, d'une diplomatie intelligente », et « la rentrée en scène de la Révolution luttant avec toutes les armes contre un despotisme sans nom20 », il n'a de cesse de conseiller d'utiliser le premier, et de s'adresser pour cela, en particulier, au ministre des Affaires étrangères, Delcassé, et aux responsables de la politique française.
23Pressensé développe tout un ensemble d'arguments pour inciter à l'action. Dès son premier long article dans Pro Armenia, « Abd-ul-Hamid et l'Europe », il insistait sur l'idée que « l'intérêt bien entendu » devait « dicter les résolutions que la conscience paralysée et aveuglée ne sait même plus concevoir », et que c'était un péril mortel que de laisser se développer aux portes de l'Europe, ou à l'intérieur même du continent, des foyers d'incendie. « Trop heureux, écrivait-il, si nous pouvons désormais, en signalant d'avance le péril d'un nouveau pandémonium, en appelant l'attention sur les sourds grondements qui roulent dans les plaines et les monts de l'infortunée Arménie, réveiller le sens politique de l'Europe, et susciter quelque action préventive21. »
24Cette argumentation avait encore plus de force pour les questions balkaniques et la crise macédonienne. Au moment où elle se profile à l'horizon, en février 1903, Pressensé prévoit un scénario assez proche de celui des guerres balkaniques de 1912-1913 : « Il ne faut pas se le dissimuler, si [l'Europe] laisse s'exercer une répression sanglante qui dégénérera bien vite en massacres dans les champs de la Macédoine, il y aura fatalement une guerre bulgare, et s'il y a une guerre bulgare, on peut bien prévoir comment elle commencera, mais nul n'oserait dire jusqu'où elle s'étendra ni comment elle finira. La Serbie, la Grèce se croiront forcées d'y prendre part, d'entrer dans le bal22. »
25Pour éviter que cet incendie n'éclate, il préconisait une action des puissances européennes. Il existait une base juridique pour ce qu'en des termes un peu anachroniques on pourrait appeler le développement de l'ingérence dans les affaires ottomanes. Le traité de Berlin signé le 14 juillet 1878 par le sultan et toutes les puissances européennes comportait plusieurs clauses qui obligeaient le pouvoir ottoman à la protection et à l'égalité de traitement des populations non musulmanes de l'Empire.
26Cette base juridique admise par tous pouvait permettre, et c'est bien sur quoi s'appuyait la diplomatie européenne, d'imposer au sultan des réformes assurant la sécurité et la liberté des populations menacées. Le compte des plans de réformes que le sultan a acceptés et signés, serait d'ailleurs long à faire. Le problème résidait dans leur application, et c'est pour l'obtenir que Pressensé réclamait une action énergique. Comment intervenir ? Pressensé le dit à différentes reprises : on ne peut se contenter de remontrances ou de promesses, l'action diplomatique doit inclure l'usage de la force.
27Dans ses interventions de 1902 et 1903, Pressensé écarte par ailleurs l'objection, qu'il aurait sans doute formulée lui même en 1896, de l'impossibilité d'une action armée à cause de la division des puissances : « L'unanimité des puissances, répond-il, elle est sans doute impossible à réaliser ! [...] Eh bien, il faut savoir s'en passer, et on l'a fait23 ! » S'appuyant sur le précédent de l'affaire de Crète, il n'hésitait pas à recommander une intervention même limitée à « un petit concert », la défense du traité de Berlin donnant, selon lui, aux puissances qui s'engageraient une position juridique et morale inattaquable.
28L'action pour faire respecter les clauses du traité de Berlin garantissant les droits des peuples et des minorités ne représentait toutefois pour Pressensé qu'un objectif à court terme ou qu'une première étape. Il formule ou laisse entendre à diverses reprises des solutions à moyen terme : l'autonomie des zones arménienne et balkaniques, qui seraient placées de facto sous administration internationale (européenne) ; à plus long terme encore, c'est dans le fédéralisme qu'il entrevoit « la solution logique (et définitive) de la question d'Orient » : « Il est nécessaire que ce fédéralisme s'établisse en Orient, sous la suzeraineté d'une confédération, qui empêchera que les petits peuples autonomes tombent sous la domination de prétendants ; et cet avenir de l'Orient, sous la forme fédéraliste, sera sans doute aussi l'avenir de l'Europe24. » Ce n'est pas sur ces visions grandioses à long terme qu'on peut trouver de différences entre Pressensé et les autres défenseurs socialistes des Arméniens et des peuples d'Orient. En revanche des nuances existent en ce qui concerne le rôle de la diplomatie armée, et de l'usage de la force, comme on va le constater à propos de la crise macédonienne.
Les interventions sur la question macédonienne
Le débat de 1903
29À la Chambre, le 10 mars 1903, Pressensé prend la parole sur la question macédonienne après un représentant de la droite Charles Benoist, qui avait dénoncé la politique de Delcassé et appelé à « faire respecter, par la force s'il le faut, le traité de Berlin, pour venir au secours des Chrétiens d'Orient ».
30Pressensé saisit l'occasion pour plaider en faveur des nationalités opprimées par le sultan. Certes, il n'emploie pas l'expression de « défense des peuples chrétiens », mais sur le fond, et sur cette question particulière, il n'est pas si éloigné des chevaliers traditionnels de la chrétienté. Il consacre la plus grande partie de son discours à la Macédoine.
31Intervenant à un moment où les troubles et les premiers massacres avaient commencé, mais quelques mois avant l'éclatement, en août 1903, de l'insurrection de la Saint-Élié, Pressensé annonce l'imminence d'un soulèvement révolutionnaire. Son intervention, longue et fouillée, prend un peu les allures d'un cours sur la question macédonienne destiné à ses collègues députés, qui, on peut le lire en filigrane dans le compte rendu des débats, en ignoraient pour la plupart les rudiments. Pressensé laisse entrevoir sa sympathie pour les révolutionnaires macédoniens de l'ORIM, dont il affirme l'identité culturelle et nationale bulgare, qui était souvent reconnue à l'époque.
32Insistant sur la gravité de l'incendie qui pourrait s'étendre à l'ensemble des Balkans, Pressensé souligne la nécessité d'agir rapidement et énergiquement. Il égratigne en passant le « dogme figé » de l'intégrité, et surtout de l'indépendance de l'Empire ottoman, les populations ne pouvant être, selon lui, protégées que sous un contrôle international permanent. S'il rend hommage à Delcassé pour la question d'Orient, ce n'est pas seulement pour un certain nombre de bonnes paroles, mais pour avoir eu le courage, à la fin de l'été 1898, de ne pas se laisser « hypnotiser » par le dogme de l'unanimité du concert européen, en constituant le « petit concert à quatre » qui avait obligé les Turcs à évacuer la Crète et donné à la question crétoise un début de solution. Bref, Pressensé réclame à Delcassé, dont il salue la bonne volonté, de l'audace, un appel à l'action qu'il justifie par une maxime assez bien frappée : « Ce n'est pas toujours la médiocrité d'une politique qui en fait la sécurité25. »
33Pressensé s'en était par ailleurs pris à la paix armée, réclamant des initiatives pour faire avancer la question du désarmement à la conférence de La Haye. Mais un de ses arguments contre la paix armée et la course aux armements était qu'elles risquaient d'entretenir l'impuissance et l'inaction en Orient : « En effet, chaque puissance armée jusqu'aux dents redoute, si elle vient à agir, que toutes les autres puissances, armées comme elle, ne se précipitent sur elle [...] Nous ressemblons ainsi, en vérité, messieurs, à ces chevaliers du moyen âge, qui, au Mont-Cassel, couverts d'armures pesantes, pourvus d'armes perfectionnées, lourdement montés sur leurs chevaux caparaçonnés étaient embarrassés au point de ne pas pouvoir bouger26. »
34La défense des nationalités de l'empire ottoman, la dénonciation du sultan rouge bourreau des peuples faisaient partie des convictions de tous les socialistes ; le compte rendu du discours de Pressensé note les applaudissements fréquents sur les bancs de l'extrême gauche ; mais celle-ci approuvait-elle pour autant l'appel à l'utilisation de notre flotte de guerre ? Marcel Sembat, qui intervient après Pressensé, met les points sur les i en soulignant qu'il ne saurait être question d'une intervention armée isolée de la France et que Pressensé avait bien parlé d'une action concertée. La droite modérée, par la bouche de Ribot, le premier « patron » de Pressensé, ne manque d'ailleurs pas, dans la suite du débat, de suggérer une contradiction entre le fait de réclamer le désarmement et de prôner l'intervention en Orient. « M. Ribot » aurait même, selon Pressensé, qui résume sa pensée avant de lui répondre, estimé « qu'il y avait une contradiction entre la conduite antérieure et les actes constants des socialistes, et le langage de celui qui avait été hier leur organe à la tribune ». « Nous sommes de ceux qui estiment, rétorque Pressensé, que si l'instrument est suffisant à l'heure actuelle, on peut s'en servir sans jeter de nouveaux millions dans l'abîme sans fond des budgets militaires27. »
35Dans la fin du débat, la question du désarmement a éclipsé celle de l'intervention en Orient, et on a même assisté à une rupture sur ce point au sein du Bloc, puisque Delcassé a exprimé, au grand scandale des socialistes, son scepticisme et sa mauvaise volonté devant le processus de désarmement, refusant de prendre une initiative en faveur de l'ouverture de pourparlers sur le désarmement simultané. Du coup, le vote final se fait entre l'ordre du jour de confiance et d'approbation des déclarations du gouvernement, et l'ordre du jour déposé par Marcel Sembat, qui insiste avant tout sur le désarmement et une politique extérieure « activement pacifique ». Pressensé s'est rallié à l'ordre du jour Sembat, évidemment minoritaire, mais il y a plus qu'une nuance sur la question d'Orient entre les formulations de la motion Sembat et celle qu'il avait lui-même déposée : « [La Chambre] invite également [le gouvernement] à ne pas séparer dans son action diplomatique les réformes nécessaires en Macédoine de celles qui s'imposent avec une urgence pareille en Arménie28 », dit la motion Sembat alors que Pressensé assortit son texte de considérants beaucoup plus fermes : « [La Chambre] [...] considérant qu'il est de son devoir de concourir énergiquement avec les puissances à assurer aux populations opprimées de l'empire ottoman les garanties inscrites au traité de Berlin ; constate que rien n'assure l'exécution des promesses identiques tant de fois prodiguées en vain par la Turquie, et passe à l'ordre du jour29. »
Le dernier avertissement de Cassandre
36Le 7 avril 1908 à la Chambre, c'est le ministre des affaires étrangères du gouvernement Clemenceau, Stephen Pichon, que Pressensé interpelle. Georges Clemenceau, nous l'avons indiqué, avait donné son patronage à Pro Armenia, et y était intervenu à différentes reprises. Pressensé, qui succède à la tribune à Denys Cochin, intervient essentiellement sur la question de Macédoine ; il constate qu'après l'insurrection de 1903, son échec et sa sanglante répression, après le plan de réformes signé par le sultan, rien n'a changé, ou plutôt « tout a considérablement empiré ». Pressensé décrit en quelques mots ce pandemonium : « Oui, c'est un triste spectacle que celui de ces nationalités rivales qui se déchirent sous les yeux et au profit de l'ennemi commun : oui, ce sont des saturnales monstrueuses d'assassinats de Grecs par des Bulgares, de Bulgares par des Grecs, et de Serbes par les uns et par les autres, et de tous par les Albanais et les Turcs. » « Qui nous dit, ajoute-t-il, qu'une flammèche partie de ce foyer d'incendie ne sera pas l'étincelle qui allumera la grande conflagration depuis si longtemps attendue et redoutée en Europe ! » L'objectif de Pressensé dans son intervention est d'appeler, encore et toujours, à l'action. Il s'agit cette fois d'apporter son plein soutien à un plan de réformes et d'intervention proposé par le ministre des affaires étrangères britanniques, Sir Edward Grey. Le plan britannique prévoyait de renforcer fortement les effectifs et les pouvoirs des gendarmes européens qui avaient été installés en Macédoine après 1903. Il demandait en contrepartie le départ d'une partie des troupes ottomanes accusées de participer au pandemonium plutôt que de chercher à l'empêcher. Il réclamait également la nomination d'un gouverneur choisi par les Puissances et non par le sultan. Ce plan s'était heurté à une fin de non recevoir de la plupart des puissances, et en particulier de la France de Clemenceau, qui justifiait ce refus par l'impossibilité d'obtenir l'unanimité sur de telles mesures. Une fois de plus, une fois de plus en vain, Pressensé plaide contre cet « axiome néfaste » de l'unanimité : « L'unanimité n'a jamais existé en Orient pour faire quelque chose, elle a existé uniquement pour empêcher de rien faire. Quand on a voulu faire quelque chose, il a fallu faire de petits syndicats de puissances, de petits concerts dans le grand concert. Ce sont ces petits concerts limités qui seuls ont agi, obtenu des résultats, modifié graduellement le statu quo du Levant30. »
Pandemonium oriental et banqueroute européenne
De la révolution jeune-turque aux guerres balkaniques
37Pressensé ne prévoyait sans doute pas que c'était de ces garnisons ottomanes de Macédoine, dont il dénonçait en avril 1908 le rôle néfaste, que sortirait, quelques semaines après qu'il ait prononcé ces paroles, la révolution jeune-turque. À partir de l'été 1908, les événements se sont enclenchés à grande vitesse, et l'espoir d'une « modification graduelle », sous le contrôle européen, du statu quo du Levant s'évanouit si on peut dire en fumée. C'était bien la voie révolutionnaire, et bientôt guerrière, bref le pandemonium, qui allait l'emporter. Pressensé, comme la gauche, comme les socialistes a mis ses espoirs dans la révolution jeune-turque. Mais il a déchanté assez vite, parlant par exemple lors de son intervention au congrès de la LDH du Havre en 1912 de « tristes désillusions31 ». Cela ne l'empêche pas de chercher des circonstances atténuantes aux révolutionnaires, victimes de la « politique des dépouilles » pratiquée par les puissances européennes.
38Et Pressensé dénonce l'agression italienne en Tripolitaine, une « province toute musulmane », avec la complicité des Puissances. À l'automne 1911, la LDH était d'ailleurs intervenue en tant que telle pour dénoncer cette agression. Lors du meeting de protestation qu'il avait animé avec Pierre Quillard, Jean Longuet et Gustave Rouanet le 7 octobre 1911, Pressensé défendait encore les Jeunes-Turcs, et dénonçait l'attaque qui menaçait la « renaissance pacifique » d'un pays dont « l'existence était nécessaire à la paix et à l'équilibre européen32 ».
39Au printemps 1912, au moment du congrès du Havre, la victoire italienne était à peu près établie, mais Pressensé pouvait croire que le conflit se limiterait à l'Afrique du Nord. Il se montrait pour une fois trop peu alarmiste en pensant que l'incendie n'éclaterait pas « à l'heure présente » dans la péninsule des Balkans. Il n'empêche que le scénario des guerres balkaniques a correspondu assez précisément à ce qu'il avait envisagé à diverses reprises depuis le début du siècle.
40Pressensé n'a pas (ou peu) regretté la disparition de l'empire ottoman d'Europe. En revanche, le scénario de l'éclatement et du déchirement des nationalismes rivaux dans les Balkans allait dans le sens inverse, non de ce qu'il avait prévu, mais de ce qu'il avait espéré avec l'ensemble de l'Internationale socialiste, la formation d'une fédération balkanique. En tout cas, dit Pressensé en 1913, la guerre des Balkans n'a préparé « ni un ordre stable ni une paix solide33 ». Sur ce point, on ne peut que lui accorder raison.
Le primat de la cause arménienne
41Devant l'irrémédiable échec du concert européen, grand ou petit, pour résoudre la question d'Orient, Pressensé a cherché, en tout cas à poursuivre son action en faveur des Arméniens. Prenant l'initiative de relancer, avec Victor Bérard, en liaison avec le parti Dachnak, mais sans la présence de Jaurès, Pro Armenia, il a donné la priorité à la défense de ce peuple, qu'il jugeait d'autant plus menacé que la Turquie avait perdu sa partie européenne. Il refusait du même coup la logique des orientations « anti-impérialistes » du gouvernement jeune-turc : Pressensé continue jusqu'au bout de sa vie, à soutenir l'idée du contrôle international de l'Arménie, dénonçant son refus par le gouvernement jeune-turc, par « étroitesse d'esprit » et « défaut de clairvoyance » : « Si ces prétendus champions de la cause ottomane se rendaient compte le moins du monde de l'intérêt majeur, vital, de l'Empire turc, ils comprendraient l'étroite solidarité qui relie la sécurité de la domination ottomane en Asie avec la concession à l'Arménie de garanties qui ne sauraient se trouver en dehors du contrôle international34. » En même temps, Pressensé est conscient qu'il est impossible de promettre aux Arméniens « l'action concertée et persévérante des puissances », en particulier des deux puissances libérales, qui étaient désignées, selon lui, pour prendre en mains cette cause, la France et l'Angleterre. Certes, il voudrait croire que, même réduit à un duo, le concert européen pourrait encore fonctionner : « Il serait temps encore, écrit-il dans son dernier article, pour Paris et pour Londres, avec la force incomparable que leur donne leur position de dispensateurs uniques du Pactole des emprunts, de renouer le fil de cette négociation, et de rendre à la Turquie, à l'Arménie, à l'Europe entière, y compris les puissances qu'aveugle un réalisme terre-à-terre, le grand service d'un arrangement conforme à la raison et au droit35. » Mais au total, les prévisions de Pressensé dans ses derniers articles de décembre 1913 et janvier 1914 étaient assez sombres : « Ce n'est pas seulement l'Arménie qui a devant elle des jours de souffrance. [...] C'est la Turquie qui, follement, pour s'épargner les lisières bienfaisantes du contrôle ouvre d'elle-même l'ère de son agonie et du partage de son héritage asiatique. C'est l'Europe qui faute d'un peu de courage et de clairvoyance, s'accule fatalement aux conflits et aux périls d'une opération gigantesque de brigandage international auprès de laquelle le partage de la Pologne n'aura été qu'un jeu d'enfant36. »
42Nous avons suggéré que, malgré sa mutation intellectuelle et politique de la fin du xixe siècle, Pressensé, à propos des questions internationales, en tout cas de la question d'Orient avait conservé plus d'un trait de sa structure mentale antérieure. Madeleine Rebérioux et Gilles Candar ont noté sur la question arménienne un certain décalage de ses positions par rapport à celles de Jean Jaurès : « La solution du problème arménien était donc à trouver, écrit Gilles Candar, dans une profonde réorganisation, une démocratisation de l'Empire ottoman. Pour ce faire existait une double attente qui n'allait pas sans contradiction : une intervention de l'extérieur, menée par les grandes puissances dont le rôle civilisateur était implicitement reconnu, ou un effort venu du monde turc, que pouvait incarner le mouvement réformateur des Jeunes Turcs. En somme, se mêlaient des espérances du xixe et du xxe siècle, sans qu'il fût aisé de déterminer laquelle pouvait être la plus opératoire. Francis de Pressensé représenta davantage la première solution plus traditionnelle [...] Jean Jaurès attentif au pluralisme culturel et aux possibilités de régénération des vieilles civilisations asiatiques privilégia progressivement la seconde solution37. » Nous pensons qu'en effet, l'idée de Civilisation (au singulier majuscule), était implicitement présente dans l'esprit de Pressensé et que l'idée même de chrétienté n'était pas tout à fait morte en lui. Que Pressensé soit resté par certains traits non seulement un homme du xixe siècle, mais l'héritier de traditions plus anciennes sur le plan diplomatique, c'est incontestable. En même temps, il a joué, disions-nous, un rôle de Cassandre, il a été la mauvaise conscience de ces diplomates qu'il avait si longtemps fréquentés : il n'a eu de cesse de leur rappeler les implications à la fois politiques et morales qui accompagnaient la prétention des États européens à incarner la Civilisation. Il a prévu, mais il a aussi cherché à empêcher cette rupture du concert européen, cette banqueroute de ceux qui étaient objectivement chargés d'assurer l'ordre, de maintenir la « pax europensis », banqueroute dont on il aurait sans doute vu une conséquence ultime dans le « suicide continental » de 1914.
Une vision socialiste des questions internationales
Perspectives d'ensemble, anticipations
43Pressensé ne s'est pourtant pas contenté de chercher à mettre le vin nouveau socialiste dans les vieilles outres du quai d'Orsay. S'il est marqué par son passé, il n'a pas une pensée ossifiée, et il a réfléchi aux principes et aux perspectives de politique internationale qui pouvaient guider le mouvement socialiste. Il a cherché, en particulier, à synthétiser ses perspectives et ses conclusions dans le premier éditorial qu'il signe le 10 décembre 1904 dans L'Européen, au moment où il prend la direction de la revue38. Ce texte retient d'autant plus l'attention qu'il manifeste un double effort, d'analyse réaliste et programmatique d'un côté, et de perspective à long terme, presque visionnaire, de l'autre. Dans les dernières lignes de ce texte assez court, Pressensé trace en effet une sorte de fresque de l'avenir, ou plutôt des avenirs éventuels de l'humanité.
44Essayons de résumer son argumentation. Son premier souci est de donner, en se servant de l'instrument de la revue qu'il va animer, à « la démocratie socialiste » ce qu'il appelle « une politique étrangère coordonnée, logique, étroitement rattachée aux principes ». C'est un peu à une échelle plus vaste, et pour une tâche bien plus ardue, le souci qu'il avait manifesté à propos de la séparation de l'Église et de l'État, lorsqu'il avait estimé qu'il ne fallait pas se contenter d'une déclaration de principe rituelle, mais qu'il fallait bâtir un plan précis et réaliste pour substituer un nouveau système à l'ancien. La pétition de principe socialiste, c'était l'internationalisme prolétarien, la solidarité des exploités par-delà les frontières, mais aussi le but ultime, l'Humanité, la « vaste République universelle ». L'objectif était donc de dessiner les étapes de la longue marche vers ce but ultime, et en même temps d'en fonder la possibilité sur le mouvement, ou la logique de l'histoire. Les racines du socialisme tel que le conçoit Pressensé sont à la fois morales et scientifiques : « Il n'est pas seulement fondé, écrit-il, sur l'impératif catégorique de la loi morale, il incorpore tous les résultats de l'expérience : il est à la fois science et conscience39. »
45C'est en s'appuyant sur ce double fondement que Pressensé cherche à justifier la lutte pour la paix qu'il considère comme une nécessité primordiale dans la politique internationale du socialisme. La paix est évidemment associée, selon lui, à l'idéal de fraternité internationale des travailleurs, qu'un conflit européen plongerait dans une hécatombe fratricide. Mais encore faut-il qu'elle soit possible, que le capitalisme ne conduise pas irrémédiablement à la guerre, que la nuée puisse se dissiper sans que l'orage n'éclate. C'est bien ce que soutient Pressensé, dans une analyse où on pourrait reconnaître des traces de l'influence de Sombart, en particulier dans l'insistance sur le poids et la présence du nouveau dans l'ancien :
« C'est que notre société capitaliste, toute fondée qu'elle soit sur l'anarchie meurtrière de la concurrence égoïste, n'en est pas moins déjà un essor et comme une ébauche d'organisation - et par là même doit être hostile à l'effroyable désordre de la guerre - et, que, d'autre part, l'évolution qui l'entraîne vers une règle nouvelle, vers le splendide idéal de l'harmonie collectiviste, a déjà esquissé en elle certaines formes embryonnaires de solidarité, ennemies-nées de la barbarie guerrière40. »
46Du coup, Pressensé, très proche là-dessus du point de vue de Jaurès, soutient qu'aucun effort, même le pacifisme bourgeois, même les réalisations les plus modestes, des conférences de La Haye aux conventions internationales des Postes et Télégraphes, ne doit être rejeté ou méprisé par les socialistes.
47Mais Pressensé ne développe pas une vision mécaniste de l'histoire, fût-ce dans une version optimiste : si la guerre n'est pas fatale en régime capitaliste, la paix ne l'est pas davantage. Pressensé insiste évidemment sur les risques de déclenchement d'un cataclysme que contient le régime de la paix armée. Mais il suggère aussi qu'il pourrait exister des formes de paix inacceptables. Ce n'est pas, nous l'avons dit, un pacifiste absolu. Il est significatif de constater que dès le début de cet article, dans la phrase où il affirme la prise de conscience par le socialisme de la nécessité, pour parvenir à son but, du maintien de la paix, il se corrige en précisant : « ou plutôt de l'établissement d'une paix digne de ce nom ». Un peu plus loin, il a même une phrase quelque peu surprenante :
« La paix armée est devenue un tel fléau, elle provoque un militarisme si écœurant, elle déchaîne un nationalisme si répugnant dans ses excès, qui n'ont même pas la circonstance atténuante du péril et de l'ivresse de la poudre, qu'on finit par se demander si tout — même un cataclysme belliqueux n'est pas préférable à cette hideuse comédie41. »
48Pressensé s'affirmait en tout cas convaincu que le maintien du statu quo n'était plus possible, et que de grands événements allaient surgir. Cet homme du xixe siècle, qu'il était à bien des égards, semble avoir eu une conscience assez aiguë qu'il vivait la fin d'une époque, que « les temps étaient mûrs », et qu'un monde radicalement nouveau allait surgir. Il en dessine les traits dans une audacieuse anticipation qui occupe la partie finale de cet éditorial de L'Européen. Comme il arrive pour des textes de fiction, il fonde d'ailleurs sa prévision de l'avenir sur la référence à des situations passées, même assez lointaines. Pressensé compare le xixe siècle (libéral) au xvie siècle (protestant) et décèle pour le xxe siècle un risque de contre-révolution comparable à la contre-Réforme. Il imagine deux possibilités pour une humanité à la croisée des chemins, soit le triomphe de cette contre-révolution, soit la réalisation du socialisme, soit « l'unité écrasante, tyrannique d'un grand empire militariste mondial », soit « la libre et souple unité fédérative du genre humain ». Mais il annonce de toute façon comme inéluctable ce qu'on n'ose appeler la mondialisation :
« Comme au déclin du monde antique, les nations éclatent dans la ceinture trop étroite de leur individualité. Les relations multipliées, les communications incessantes, la formation d'une culture universelle, la solidarité des intérêts, l'usage simultané, de plus en plus général, de deux ou trois langues, l'affaiblissement des antiques préjugés de race, la diminution graduelle de la puissance des Églises, et particulièrement des Églises nationales, la substitution d'un idéal humain à l'idéal purement religieux, tout cela comme au temps d'Alexandre et des grands États helléniques, comme au temps de César et de l'Empire romain, mais avec une force centuplée par les progrès de la civilisation matérielle et morale, milite pour l'unité. Elle sera. La seule question est de savoir sous quelle forme elle sera. Il y eut un jour où l'on put espérer qu'elle se ferait par l'hégémonie d'Athènes dans une incomparable splendeur, sous l'influence libératrice du génie grec, et non par le glaive tranchant et le droit rigide de Rome. Prenons garde de laisser passer une occasion analogue ! Ces heures-là, elles s'envolent vite. Et quel inconcevable deuil si toute la glorieuse évolution de l'humanité moderne devait aboutir, non à une société de justice, de liberté et de paix, mais à un régime majestueux et étouffant de force, d'autorité, de conquête et d'oppression42 ! »
49Il est évidemment intéressant de s'arrêter, un siècle plus tard, à l'aube du xxie siècle, sur cette anticipation du xxe siècle commençant. Le texte est frappant dans ses intuitions comme dans ses approximations. On peut juger que Pressensé a sous estimé la force des identités nationales, comme celle des « antiques préjugés de race ». On ne sait si c'est du côté de l'Allemagne impériale qu'il situait le danger d'un grand empire militariste. L'histoire déjoue souvent les pronostics, mais on peut retenir la conscience qu'avait Pressensé des grands bouleversements qui se préparaient, et le thème de l'unification mondiale qui nous redevient familier, qui semble même plus adapté à notre temps qu'à celui de Pressensé. On peut noter aussi, malgré les inquiétudes, cette adhésion au « progrès », à la « glorieuse évolution de l'humanité moderne ».
50Le passage que nous venons de citer pouvait prêter le flanc au reproche d'irréalisme, d'utopisme, souvent formulé contre Pressensé, contre d'autres socialistes, et tout particulièrement contre Jaurès. Pressensé n'a pas, à notre connaissance, cédé très souvent à la tentation de mettre tous ses verbes au futur, en tout cas au « futur lointain ». Le plus souvent, il s'attache à des faits précis, au moyen de résoudre des problèmes concrets. Dans ses interventions de politique étrangère à l'Assemblée, il se défend souvent de parler comme un idéologue, et se référé à différentes reprises au modèle pragmatique anglo-saxon. Il n'empêche qu'il a cherché à avoir une vision à plus long terme, et qu'il a perçu, en ces toutes premières années du xxe siècle, que le monde entrait dans une ère de bouleversements ; sur ce point, il ne s'est pas trompé. Quelques semaines après cet éditorial de L'Européen, écrit en décembre 1904, éclatait un des préludes aux grandes tragédies de la première partie du xxe siècle, la première révolution russe de 1905.
La Révolution russe
51Francis de Pressensé n'a pas attendu l'éclatement de la révolution de 1905 pour changer de point de vue sur la Russie et sur son souverain. La dénonciation de l'autocratie et des dérives qu'entraînait pour la France l'alliance russe sont une des conséquences de sa grande mutation dreyfusarde. Nicolas II, dont il vantait en 1897 dans la Revue politique et parlementaire la simplicité, la « prévenance courtoise », le « tact43 », est présenté désormais en 1901 dans L'Aurore comme un « pauvre autocrate marionnette, de qui on ne sait si la débilité ou l'omnipotence est plus monstrueuse44 ». Dans Pro Armenia, dont la perspective était de dénoncer le sultan sans faire pour autant le jeu de la Russie, le premier article de Pressensé, en décembre 190045, dénonce la restriction des libertés dont seraient victimes les Arméniens de l'empire russe, comme pour bien signifier que, même pour la question arménienne, il ne fallait pas compter sur le tsar ; il voyait évidemment en lui, au contraire, en 1896, un protecteur naturel des chrétiens d'Orient.
52Toutefois, c'est seulement à partir de 1904, avec la guerre russo-japonaise et les premiers craquements à l'intérieur de l'Empire que les questions de Russie viennent vraiment sur le devant de la scène. Tout au long de l'année 1905, à partir du « dimanche rouge », le 22 janvier, jusqu'à l'insurrection de Moscou, en décembre, et même au cours des premiers mois de 1906, jusqu'à la dissolution de la Douma fin juillet, la révolution russe est au cœur de l'actualité, et suscite en France des débats passionnés dans la presse comme à l'Assemblée. Dans ce contexte, il faut replacer les prises de position de Pressensé au sein d'un collectif, l'ensemble des socialistes, mais plus précisément les responsables du PSF et la rédaction de L'Humanité. Au cours de l'année 1905, ceux qui écrivent sur la Russie dans le journal dirigé par Jaurès sont nombreux, à la mesure du grand nombre d'articles qui portent sur la Révolution, plus de quarante éditoriaux et une trentaine d'articles de fond, sans compter les correspondances, reportages et nouvelles plus brèves. Pressensé est un des éditorialistes sur les questions russes avec Jaurès, Rouanet et Viviani et certains de ses articles sont marquants, comme celui qu'il signe le 29 janvier 1905, après le débat mémorable du 27 janvier à la Chambre où Delcassé avait défendu le tsar et où Jaurès l'avait accusé de se faire « l'avocat d'office de l'égorgement d'un peuple ». Toutefois, les articles de fond sur la Russie de L'Humanité sont rédigés jusqu'à l'été 1905 par Lucien Herr, et ensuite par Léon Rémy et Jean Longuet. C'est plutôt dans les revues qu'il faut chercher les réflexions propres de Pressensé, même si, évidemment, il reste en tant que responsable du domaine international de L'Humanité partie prenante des informations et des analyses qui paraissent dans le quotidien.
53Dans la Vie Socialiste, il faut signaler l'importance du numéro spécial sur la Russie qui paraît le 30 janvier 1905, où Pressensé signe un article surtout consacré au lien entre l'affranchissement politique et l'affranchissement social. Ses articles dans L'Européen sont nettement plus nombreux. Ils constituent le corpus essentiel des réflexions de Pressensé sur la Russie, avec sept contributions majeures entre janvier et décembre 1905. Mais il faut y ajouter l'importante conférence que donne Pressensé le 13 avril 1905 à l'Hôtel des Sociétés Savantes sous les auspices de la Société des Amis du Peuple russe et des Peuples annexés. Nous disposons, avec cette conférence publiée en brochure46, et avec les différents articles, d'une base solide pour examiner les prises de position de Pressensé, dans ce qu'elles ont de commun avec l'ensemble des socialistes, et dans ce qu'elles ont peut-être d'un peu particulier.
Une réinterprétation de l'histoire russe
54Un des premiers points qu'on peut mettre en évidence, nous l'avons déjà suggéré, c'est la différence entre ce que dit Pressensé de la Russie en 1904-1905, et ce qu'il en disait avant l'affaire Dreyfus, dans les années 1890. C'est évidemment le cas à propos du tsar, dont il donne désormais invariablement la même image de fantoche : Nicolas II est une « triste marionnette47 », un « pauvre hère qui grelotte de peur au fond de ses forteresses48 », un « pauvre pantin désarticulé49 ». Pressensé insiste sur la « nullité50 » du « débile reclus de Tsarkoie Selo51 », « petit esprit », « cœur médiocre », « nature molle », « sans énergie52 », et après la publication de ses manifestes, il insiste volontiers sur sa « déloyauté53 » ; la petite touche de pitié qui était présente après la chute de Port-Arthur, où Pressensé parlait de « l'infortuné tsar prisonnier d'une grandeur à la fois scélérate et imaginaire54 » disparaît complètement après les massacres du dimanche rouge. Mais, au-delà, de l'image du souverain, à laquelle Pressensé attache une grande importance, comme l'ensemble des commentateurs et de l'opinion française, il opère une relecture de l'histoire de la Russie et de ses institutions politiques. Une bonne partie de sa conlérence d'avril est consacrée à ce retour sur le passé, véritable leçon d'histoire, comme il en fleurit un certain nombre dans la presse et les revues de 1905. Pressensé contredit très exactement le Bulletin du Jour du Temps qui était paru sous sa responsabilité dans les débuts du rapprochement franco-russe, et qui écrivait, le 28 juillet 1891, que l'autocratie constituait la forme « naturelle » du gouvernement de la Russie et des Russes, « le couronnement naturel de leur histoire, le naturel développement de leur individualité propre et la condition de leur union ». Il souligne désormais que la Russie a connu d'autres voies que la voie du tsarisme autocratique et bureaucratique, qu'elle « n'a pas différé dans son histoire des autres peuples d'Europe55 ». La forme autocratique qu'a revêtue « l'action des grands tsars » comme Pierre le Grand et Catherine II n'est plus présentée par lui comme un « couronnement », mais comme une déviation dans l'histoire de la Russie : « Tout cela s'était tait aux dépens de ses libertés, je dirai même aux dépens de la dignité humaine des sujets du tsar56. »
55Sur certains points, il est vrai, Pressensé reprend presque textuellement ses formules d'avant 1898, en particulier pour comparer l'état d'esprit de la masse profonde du peuple russe avant le dimanche rouge à celui des sujets de Saint-Louis dans la France du xiiie siècle57. Mais on sent qu'il n'éprouve plus la même sympathie ou la même fascination qu'en 1897 pour cette « toi naïve58 ». Lorsqu'il décrit la façon dont les premières décharges du dimanche rouge « renversent à terre et couchent dans le sang l'image du tsar », et aussi les icônes que « le pope Gapone avait voulu qu'on portât devant cette foule en marche59 », c'est pour s'en féliciter et déclarer sous les applaudissements, à propos de l'image du tsar : « Elle ne s'en relèvera pas60 ! »
Le rôle de la violence
56S'il éprouve moins de sympathie pour cette vieille et sainte Russie qui l'avait incontestablement fasciné avant sa mutation, Pressensé valorise du coup dans l'histoire de la Russie tous ceux qui, depuis le début du xixe siècle, se sont dressés contre l'autocratie. Dans le tableau historique qu'il dresse dans sa conférence du mois d'avril, il rend hommage aux Décabristes. Mais il va plus loin en n'éludant pas la question du terrorisme et du nihilisme, jugeant nécessaire de dire le fond de sa pensée sur un des problèmes que, dit-il, « l'on a le plus souvent posé devant nous » : Bien que « n'aimant pas l'usage de la violence », il déclare comprendre le recours aux attentats en l'absence de toute forme de liberté, même la plus élémentaire. « Et alors, s'écrie-t-il, je demande si ce n'est pas seulement le droit, mais le devoir d'un certain nombre de héros, - car il faut les appeler ainsi - de se jeter dans la bataille61...»
57La justification des attentats individuels, qui suscitaient l'indignation de la plus grande partie de la presse française, n'est pas propre à Pressensé, même parmi les socialistes de son courant, qui pourraient sembler les plus hostiles au sein du mouvement ouvrier à l'usage de la violence62. Il nous semble toutefois que Pressensé a un peu plus et un peu plus souvent que d'autres défendu cette forme d'action. Avons-nous ici encore la trace de son compagnonnage avec les anarchistes de 1898-1899 ? Ou ne peut-on pas y voir la conséquence de ses contacts avec les exilés politiques et révolutionnaires ? Il a eu surtout des liens avec les SR, et en particulier, avec E. Roubanovitch, qui sera présent à ses obsèques, où le Comité central du PSR déposera une couronne en hommage à la mémoire de Francis de Pressensé, défenseur des prisonniers russes63. On sait que les SR, les « Amis du peuple », étaient considérés comme les héritiers directs de Zemlia i Volia et de la Narodnaïa Volia, les mouvements responsables des attentats « nihilistes », qui s'étaient particulièrement développés entre la fin des années 1860 et l'assassinat du tsar Alexandre II le 1er mars 1881. Les vifs applaudissements qui éclatent dans la salle des Sociétés Savantes, lorsque Pressensé, à la fin du passage que nous venons de citer, prononce le mot de « héros » suggère qu'un certain nombre de SR étaient présents dans la salle. Sans faire l'éloge, en soi, de la propagande par le fait, Pressensé accepte l'idée de l'utilité politique dans certaines circonstances des attentats. Cela a été le cas, selon lui, de l'assassinat de Plehwe, « mauvais génie du tsarisme » au cours de l'été 1904.
58Dans son historique de l'histoire russe du xixe siècle Pressensé va même un peu plus loin que cet éloge de l'assassinat d'un homme particulièrement détesté. Il semble justifier, en tout cas comprendre, une sorte de « politique du pire », l'assassinat d'Alexandre II au moment où le tsar semblait prêt à faire préparer une constitution :
« Ceux qui ne croyaient pas à cette comédie, ceux qui voyaient que l'on allait tromper une fois de plus le peuple russe, crurent devoir à ce moment supprimer Alexandre II. Ils crurent qu'il était préférable d'avoir une crise de réaction en quelque sorte à ciel ouvert, une crise de réaction brutale, plutôt que de s'engager dans la comédie, dans la diplomatie de ces prétendues réformes64. »
59Il est frappant de constater que Pressensé a aussi réfléchi sur ce type de tactique, que nous appelons, mais qu'il n'appelle pas, « politique du pire », à propos d'un problème plus immédiat à la fin de 1904 et au début de 1905, la poursuite de la guerre avec le Japon après la reddition désastreuse de Port-Arthur. Gilles Candar remarque dans son étude sur « les Socialistes Français et la Révolution Russe de 190565 » que la question de la guerre a divisé en cette fin de 1904 et ce début 1905, juste avant le « dimanche rouge », les socialistes français (en même temps que leurs camarades russes qui étaient les premiers concernés) : « Les "modérés" du PSF de Jaurès se prononçaient pour la paix alors que le PSDF de Guesde et Vaillant affichait une attitude plus martiale en rappelant que “seule la guerre était féconde”66. » Pressensé donne sa position dans l'article qu'il publie dans L'Européen le 14 janvier 1905. Elle n'est ni simple ni unilatérale. D'un côté, il rend hommage à « la véhémence généreuse et raisonnable avec laquelle la Russie vivante se débat contre une guerre odieuse. », et il souligne que « ce grand mouvement antibelliqueux [est] une des forces principales qui coopèrent à détruire l'autocratie et à préparer un régime meilleur67 ». D'un autre côté, il remarque que toujours dans l'histoire de la Russie c'est la guerre qui a déclenché le changement, qu'il y existait une « indissoluble connexité de la guerre et de la révolution ». Du coup, il refuse de condamner le point de vue de la fraction des révolutionnaires russes qui professait après la prise de Port-Arthur cette « opinion hardie que, dans l'intérêt de la Réforme ou de la Révolution, il est bon que la guerre continue encore quelque temps et que les armées du tsar subissent encore quelques défaites retentissantes68 ».
60Pressensé explique la logique de ce point de vue, qu'il rapproche au reste de l'attitude de ceux qui avaient pratiqué les attentats :
« Si donc ils souhaitent [...] que la guerre suive encore son cours et qu'elle porte encore quelques fruits d'amertume pour le Tarisme, c'est qu'ils croient à la nécessité de cette rapide éducation du malheur [...] Je comprends et je respecte ces austères amants de la Révolution, qui préfèrent acheter une plus prompte liberté au prix non seulement des humiliations infligées au sentiment national, mais encore des souffrances imméritées de tant de victimes directes et indirectes de la guerre, - de même que je comprends et je respecte ces logiciens intrépides, toujours prêts à mettre leur propre vie au bout de leur syllogisme et qui, tout en détestant l'usurpation du droit de vie et de mort par une communauté ou par un individu, ne s'en croient pas moins dans une société de meurtre et de dol en droit d'employer à titre exceptionnel contre les tyrans leurs moyens brutaux de contrainte69. »
61Compréhension et respect ne sont pas tout à fait synonymes d'approbation de cette ligne de défaitisme révolutionnaire. Pressensé, qui se refuse à être un donneur de leçons, se montre très légèrement dubitatif, nous semble-t-il : réfléchissant sur le précédent du rôle de la guerre dans la Révolution française, il remarque que si « de prime abord elle sembla servir en effet la cause révolutionnaire, elle finit [...] par dégénérer au profit de César70 ». Au total Pressensé n'écrirait sans doute pas comme le guesdiste Louis Dubreuilh que « seule la guerre était féconde71 », mais il ne semble pas non plus, en tant que socialiste, mais aussi en tant qu'historien, assuré de la validité permanente de l'assertion inverse que « seule la paix serait féconde ».
La lecture de l'actualité révolutionnaire
62Mais ce n'est pas seulement le passé historique, proche ou lointain, de la Russie que Pressensé interprète ou réinterprète. Il réagit par rapport à une actualité brûlante, il cherche, dans ses articles, à en rendre compte, à comprendre et expliquer le grand événement qui le touchait particulièrement en tant que socialiste, mais aussi en tant que spécialiste des affaires internationales, qui n'avait pas oublié l'expérience directe qu'il avait eue du grand pays où éclatait la Révolution.
63C'est aussi, ajoutons-le, en tant que président de la Ligue des Droits de l'Homme que Pressensé réagissait. Représentant « officiel » des principes de 1789, il ne pouvait manquer d'opérer, consciemment ou inconsciemment, la comparaison, parfois presque l'assimilation entre la Révolution russe de 1905 et la Révolution tout court, la Révolution française. Pressensé n'est pas dans ce domaine original. La Révolution française est un prisme de lecture pour tous les Français, cultivés ou moins cultivés, et même au-delà de la France, pour la plupart des acteurs, historiens et témoins de la Révolution de 190572. Nous citons un passage d'un des articles de Pressensé qui nous semble bien caractéristique :
« L'histoire vraiment se répète avec une régularité qui frise la monotonie. On eût dit que le 22 janvier 1905 à Saint-Pétersbourg, c'était le 5 octobre 1789 à Paris, quand la grand'ville, sous le commandement de l'huissier Maillard, se mit en marche, femmes en tête, pour Versailles, afin d'y chercher - dans le naïf espoir de parer à la disette - le boulanger ; la boulangère et le petit mitron. Seulement, les Bourbons, si dégénérés qu'ils fussent ne commencèrent pas, comme les Romanoff, par faire fusiller ceux qui avaient encore foi en eux, et ce ne fut que près de trois ans plus tard, après de rudes secousses, que le 20 juin et le 10 août vinrent creuser entre le trône et la nation, un fossé que rien depuis n'a pu combler. Nicolas II, lui, a mis en un seul jour, et le 5 octobre, et la fuite de Varennes, et le massacre du Champ-de-Mars, et le 20 juin. Fasse le destin que le peuple russe n'ait pas à attendre trop longtemps son 10 août73 ! »
64Un autre aspect des articles de Francis de Pressensé, qui est plus que répandu à l'époque, est sa tendance à faire une histoire par en haut, centrée sur les individus, et en particulier les détenteurs du pouvoir. Cette remarque serait à nuancer, car il est conscient du rôle des masses, de la « puissance révolutionnaire d'un prolétariat en pleine ascension socialiste74 ». Mais il donne peu d'informations sur « les chefs anonymes de ce mouvement universel », faute de sources, ou parce qu'il ne veut pas apparaître comme un donneur de leçons en analysant les lignes politiques opposées des différentes fractions révolutionnaires. La plus grande partie de ses articles est, de fait, consacrée aux réactions et palinodies du tsar, aux intrigues de ses ministres, aux différents rescrits et manifestes etc. Il éprouve par ailleurs le besoin de personnaliser les forces collectives. C'est ainsi que c'est à Witte qu'il attribue la paternité de la formation du capitalisme en Russie. « C'est lui, écrit-il, qui créa de 1894 à 1903 la grande industrie russe75 ».
Une révolution politique libérale ?
65Mais si la façon qu'a Pressensé de rendre compte de l'histoire immédiate est caractéristique de sa culture, à la fois diplomatique et historique, des modes de pensée les plus répandus de son temps, et évidemment des sources d'information dont on disposait le plus facilement, c'est aussi une interprétation implicite du sens de la Révolution qui la sous-tend. Il donne la primauté aux questions politiques et aux réactions de ceux qui détiennent le pouvoir parce qu'il est convaincu que la Révolution russe, si elle a une dimension sociale forte, est d'abord une révolution politique, sur le modèle de 1789, une révolution dont l'objectif premier est l'établissement des libertés individuelles et collectives. Comme l'ensemble de l'équipe de L'Humanité, Pressensé a valorisé, comme symbole de la Révolution, la figure du pope Gapone, le héros du dimanche rouge. Pressensé lui rend hommage, sans se faire, nous semble-t-il, des illusions sur sa pureté absolue. Mais ce qu'il apprécie dans son action est qu'elle ait abouti, bon gré mal gré, à l'évanouissement définitif du mythe « moyenâgeux » du tsar « petit père du peuple76 ». Grâce à l'orientation politique de la pétition du dimanche rouge, que Pressensé appelle « la grande Charte du peuple russe », mais aussi « grâce » à la réponse donnée par les fusils à l'appel confiant et respectueux au tsar de la masse populaire, aurait été déjouée la tentative de Nicolas II « d'opposer aux aspirations constitutionnelles et libérales de la Russie une sorte de démagogie agrarienne et artisane77 ». Dans le texte d'analyse qu'il donne à la Vie Socialiste Pressensé revient sur cette ruine de l'idée de despotisme social : « La Révolution économique, écrit-il, ne peut se séparer et s'isoler de la révolution politique. » « La liberté, ajoute-t-il, même la pauvre liberté trop souvent théorique et fictive de la démocratie représentative et du parlementarisme bourgeois est un outil nécessaire de la justice et de l'affranchissement78. »
66Que la liberté fût indispensable à l'établissement de la justice était une chose. Une autre était de savoir si la révolution russe naissante pouvait aller au-delà de l'obtention de « la pauvre liberté de la démocratie représentative et du parlementarisme bourgeois » et envisager la prise du pouvoir des représentants du prolétariat et l'établissement du socialisme. C'est le grand débat qui a divisé les révolutionnaires russes, en 1905 comme d'ailleurs en 1917, et marqué en particulier l'opposition entre mencheviks qui jugeaient impossible de brûler l'étape de la révolution libérale, et bolcheviks qui prétendaient passer outre, grâce à l'alliance victorieuse des masses ouvrières et paysannes.
67Sur ce débat, qui était connu en France79, Pressensé n'a pas pris de position explicite, à la différence de Jean Longuet qui a soutenu très clairement le point de vue menchevik80 sur « l'impossibilité de transformer actuellement en révolution sociale la révolution politique ». Il nous semble cependant qu'implicitement, Pressensé est très proche de cette position. Pressensé n'a de cesse tout au long des événements de 1905, non seulement au début de l'année, mais même en novembre-décembre, d'appeler tous les adversaires de l'autocratie, bourgeois et ouvriers, à rester unis, à déjouer les tentatives d'un pouvoir aux abois de diviser pour régner. Au sein de cette alliance, il refuse, il est vrai, d'assigner au prolétariat un rôle subalterne. Il souligne au contraire que c'est son intervention qui a été décisive, en Finlande pour arracher la liberté, et en Russie pour obtenir, grâce à la grève générale d'octobre, le manifeste du tsar du 30 octobre qui accordait l'élection de la Douma et semblait accepter « en termes vagues » « le suffrage universel », « les libertés nécessaires » et « le contrôle parlementaire81 ». Et du coup, Pressensé souligne, comme les allemanistes, comme Jaurès, comme la CGT, mais contre les guesdistes, l'efficacité de la grève générale qui « n'est plus une utopie82 ».
68Mais Pressensé ne réclame pas pour autant le passage rapide au stade de la révolution sociale. Analysant la victoire démocratique du peuple finlandais, il formule le vœu que « l'on se garde par-dessus tout de rompre ou de relâcher les liens étroits qui unissent, d'une part la Finlande et la Révolution russe, d'autre part dans le grand-duché, les libéraux constitutionnels et le prolétariat démocrate-socialiste83 ».
69À plus forte raison dans la Russie, où la Révolution démocratique n'avait pas emporté une même victoire, l'union entre tous les adversaires de l'autocratie paraissait-elle indispensable à Pressensé. Il voudra croire le plus longtemps possible, au moins jusqu'à fin novembre 1905, à « l'admirable unanimité avec laquelle tous les éléments, toutes les classes, tous les partis [étaient] associés dans l'œuvre de rénovation84 ». Il sera évidemment déçu à partir de la fin de l'année 1905, après l'échec de l'insurrection de Moscou, puis le reflux et les divisions du mouvement démocratique. Mais l'heure ne sera plus alors à prôner le passage à une étape supérieure de la Révolution, mais à espérer que ses premières conquêtes puissent être maintenues, puis à défendre les victimes de la répression lorsque le pouvoir tsariste rétablira de plus en plus fortement son autorité. Ce sera d'ailleurs une des activités importantes de la LDH et de Pressensé dans les dernières années de sa vie que la défense des prisonniers russes.
L'attention aux minorités nationales
70Un des points particuliers dans les interventions de Pressensé pendant la Révolution russe est sa sensibilité aux droits des minorités nationales, en tout cas des Finlandais des Arméniens, et des Polonais, et à la situation des Juifs. C'est une des diversions du pouvoir, une des tentatives de division contre lesquelles il met le plus en garde. On a là une trace de ses activités de défenseur de la cause arménienne, mais aussi, à propos des Juifs, de ses souvenirs encore frais de l'affaire Dreyfus, et de ses liens avec le Bund, qui sont attestés aussi bien à cette époque que jusqu'à la fin de la vie de Pressensé85. Dès le mois de juin 1905, Pressensé est sensible aux violences qui se produisent à Bakou contre les Arméniens et à Jitomir en Ukraine contre les Juifs. À l'automne 1905, il est encore beaucoup plus inquiet et indigné devant le développement dans de nombreuses villes de Russie d'une vague de crimes, de violences, de pogromes, qui étaient commis en particulier par les Cent Noirs que Pressensé dans un de ses élans d'indignation qualifie d'Apaches et de Houligans. Il sonne véritablement le tocsin et retrouve des accents bibliques pour fustiger ce « sang qui crie à la face du ciel » :
« À l'appel des champions de l ordre, une tourbe ignare, une lie d'esclaves ivres, et qui ne veulent de la liberté ni pour eux ni pour les autres, se sont rués, avec la complicité des autorités sur les intellectuels et les Juifs, offerts en holocauste à la Sainte Patrie et à la Sainte Église. Des scènes indescriptibles se sont déroulées dans les rues des plus grandes villes de la Russie. La bête féroce tapie au fond du cœur de ces primitifs, enlisée dans les bas-fonds d'une civilisation injuste et cruelle comme les fossiles dans certaines • roches a bondi sur les victimes que lui livrait le maître. Femmes enfants vieillards, ont péri avec les raffinements d'une cruauté sadique. Et quand les cadavres ont été entassés, le prêtre, le magistrat et l'officier sont venus contempler l'œuvre de leurs alliés, et le premier a béni les bourreaux86. »
71Par-delà ce tableau assez saisissant, Pressensé semble avoir eu une conscience assez précise et relativement originale par rapport à la plupart des observateurs français de la Russie de cette question des nationalités et des minorités. Il semble assez conscient de la force des antagonismes ou des préjugés contre les minorités existant dans les mentalités populaires : « Il n'est que trop facile, écrit-il, de provoquer l'extermination des Arméniens, des Juifs, la haine des Polonais, des Finlandais, etc., par les sujets orthodoxes et slaves du tsar87 ». C'est un des points d'ailleurs où Pressensé réclame une condamnation et une intervention « de l'Europe », en particulier des autorités françaises.
72Le dernier aspect qu'il faut mentionner à propos de la Révolution russe est qu'elle s'insère dans le débat de politique intérieure et qu'elle a été un des thèmes de la dénonciation, menée de façon de plus en plus véhémente entre avril et juin 1905 par les socialistes, et en particulier par Pressensé, de la conduite de la politique étrangère de la France par Théophile Delcassé. Jusque-là, pourtant, les jugements portés par Pressensé sur celui qui occupait le quai d'Orsay sans discontinuer depuis 1898 avaient été divers, et il lui avait même décerné un certain nombre de « bons points ».
Pressensé et Delcassé
Des jugements nuancés avant 1904
Des débuts plutôt positifs
73Delcassé obtient le portefeuille des Affaires Étrangères dans le gouvernement Brisson le 28 juin 1898. Son accession au quai d'Orsay, où il demeure jusqu'au 6 juin 1905, a donc exactement coïncidé avec la mutation dreyfusarde de Pressensé, dont un des effets a été une prise de distances entre lui et la diplomatie française, dont il était jusque-là la voix officieuse. Toutefois c'est surtout à Hanotaux que Pressensé en a voulu, et du coup, son successeur a été relativement épargné par lui. Nous ne pensons pas que Pressensé ait eu des liens très étroits avec Delcassé. Il est possible toutefois qu'il l'ait côtoyé dans les années 1880, lors de son passage à la Démocratie Française, dont le gambettiste Delcassé était un des collaborateurs. Mais il devait y avoir assez peu d'affinités entre le fils de grands bourgeois parisiens qu'était Pressensé et le provincial Delcassé, venu des « couches nouvelles ».
74Deux aspects des premières initiatives de Delcassé au ministère, à l'automne 1898, ont pu être appréciés de façon positive par Pressensé, même s'il n'a alors que très peu de considération pour le gouvernement de la France. Il s'agit, tout d'abord du règlement pacifique de l'affaire de Fachoda. On a dit tout le mal qu'a pensé le Pressensé dreyfusard de la poussée nationaliste qui s'était cristallisée autour de l'action et de la personne du Commandant Marchand, qu'il a en particulier très violemment dénoncé au moment de son retour en France à la fin du printemps 1899. Mais on peut penser que, de façon plus discrète, le Pressensé antérieur n'était pas très favorable à une initiative qui risquait d'accroître les tensions avec l'Angleterre. Tout en reconnaissant un certain nombre de « griefs légitimes », de la France à l'égard de la politique britannique, le chroniqueur du Temps prône assez clairement l'apaisement. Dans une de ses chroniques de politique étrangère de la Revue politique et parlementaire, Pressensé mettait, par exemple, en garde, en novembre 1897, contre la « tentation dangereuse et funeste » de conclure « contre la Grande-Bretagne » une « sorte de Ligue du bien public continental88 », qui aurait évidemment inclus l'Allemagne.
75Lors de la crise de l'automne 1898, Pressensé est toujours le directeur du service de politique étrangère du Temps. On peut penser qu'il a rédigé lui-même un certain nombre des Bulletins de l'Etranger d'octobre et novembre 1898, mois qui correspondent au point culminant de la crise de Fachoda, et aussi au moment où Pressensé a suspendu très provisoirement sa campagne des meetings. Les articles qui paraissent sur Fachoda dans L'Aurore sont aussi à prendre en compte. Pressensé n'est en principe éditorialiste que sur la politique intérieure, et la plupart des articles sur la crise de Fachoda sont signés par Urbain Gohier. En nous avançant un peu, il nous semble toutefois à certains moments y reconnaître l'influence de Pressensé. Nous dirons en tout cas que la lecture parallèle du Temps et de L'Aurore permet de cerner assez bien la position de Pressensé. Le Temps soutient pendant toute la crise l'action de la diplomatie française, et est très élogieux pour Delcassé, qui « fait preuve de qualités remarquables de dialecticien, de diplomate et d'homme d'État89 », « de sagesse, de fermeté et de tact90 ». L'Aurore, qui utilise plus volontiers le vitriol que la « brosse à reluire », s'en prend essentiellement à Hanotaux, au « guêpier » dans lequel il a mis la France avec « la complicité d'un parlement servile91 ».
76Malgré leur radicale opposition de style et de ton, les deux quotidiens convergent dans l'approbation du règlement pacifique du conflit. « Une rupture entre les deux puissances libérales de l'Occident serait un désastre irréparable pour la cause de l'humanité et du progrès » écrit Le Temps dès le 23 septembre 1898. « Une guerre entre la France et l'Angleterre serait un crime affreux contre l'humanité » renchérit L'Aurore le 25 novembre : « L'Angleterre, ajoute Urbain Gohier, pour une fois aussi enthousiaste que Pressensé pour le pays de l'Habeas Corpus, est la terre sacrée de la liberté, son suprême refuge quand la réaction triomphe sur le continent. » Le règlement pacifique du conflit de Fachoda donne donc satisfaction à Pressensé. Il ne cherche pas à savoir si Delcassé n'était pas à l'origine du projet d'expédition coloniale, en tout cas on ne trouve pas trace dans ses articles d'une telle accusation. Pressensé se contente d'attribuer à Hanotaux les fautes qui, selon lui, avaient été commises, et de reconnaître la sagesse de la solution pacifique mise en œuvre sous l'égide de Delcassé.
77Un autre sujet de satisfaction pour Pressensé, nous l'avons mentionné, est le règlement de la question de la Crète par une politique dynamique des quatre puissances. Si ce sont les Italiens et les Russes qui semblent avoir eu l'initiative du plan d'intervention, Delcassé a pleinement partagé leurs vues92 et soutenu la politique de fermeté. Pressensé lui en a su gré publiquement à diverses reprises.
De la critique du ministre de Waldeck au ménagement de celui de Combes
78Si Pressensé a jugé de façon plutôt favorable les débuts de Delcassé, et insisté sur un contraste positif par rapport à son prédécesseur, il a ensuite jusqu'en 1902 et son élection de Lyon développé de plus en plus ses critiques contre le chef de la diplomatie française. Elles se développaient dans trois directions. La première, nous l'avons déjà mentionnée, met en cause une politique qui ménage le Vatican, pactise avec lui dans ce que Pressensé présente comme une véritable trahison. Le second type de critique contre Delcassé est de mettre la politique française à la remorque du tsar, ce qui le conduirait à soutenir en Chine une guerre des Boxers que Pressensé condamne fermement, et aussi à manquer d'audace au Levant.
79La troisième critique, serait ne pas faire assez en faveur des peuples d'Orient, et en particulier de l'Arménie. Pressensé n'est pas loin de considérer que Delcassé « reprend, plagie et pratique sourdement [...] la diplomatie de M. Hanotaux93 ».
80Delcassé était bien toujours ministre après les élections de 1902, mais il était cette fois « celui qui détient le portefeuille des affaires étrangères dans le gouvernement Combes ». Dans un premier temps, Pressensé, membre influent de la majorité gouvernementale et de la délégation parlementaires des gauches, principal porte-parole avec Jaurès des « socialistes gouvernementaux » dans les débats de politique étrangère, s'est efforcé de le ménager. C'était d'autant plus aisé que le principal grief qu'il avait formulé contre Delcassé avant 1902, le seul où il ne s'était pas contenté d'une critique mesurée, était de pactiser avec le Vatican. Or la politique menée par le gouvernement Combes a très vite sur ce plan pris une orientation bien différente de celle du gouvernement Waldeck-Rousseau, et Pressensé approuve tant la rupture des relations diplomatiques avec le pape que le rapprochement avec le royaume d'Italie.
81Toutefois, si Pressensé cherche à ménager et à approuver Delcassé, il ne parvient pas, avant 1904, à manifester vraiment de l'enthousiasme, ou simplement une approbation franche et nette. Nous avons dit le « malentendu » du débat du 10 mars 1903 sur la Macédoine et le désarmement, où Pressensé, qui a cherché à soutenir le ministre contre les attaques de la droite tout en plaidant la fermeté sur la question d'Orient, doit, avec ses camarades socialistes se désolidariser du ministre qui a montré mauvaise volonté et réticence devant toute perspective d'action en faveur du désarmement.
L'enthousiasme pour l'Entente cordiale
82L'année 1904 constitue le point culminant des appréciations positives de Pressensé à l'égard de Delcassé. La raison en est claire, c'est la conclusion, le 8 avril, de l'Entente cordiale, que Pressensé a pleinement approuvée. Lorsque le débat vient, assez tardivement, le 10 novembre 1904, à la Chambre sur les termes de l'accord conclu avec l'Angleterre, Pressensé prononce un grand discours pour exprimer sa satisfaction. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, les députés n'étaient pas unanimes pour soutenir Delcassé. La fraction anglophobe de la droite n'avait pas tout à fait désarmé, et un de ses représentants, le député Archdeacon, qui intervient juste avant Pressensé, avait fustigé l'abandon de nos droits sur Terre Neuve et sur l'Égypte, et dénoncé le rapprochement avec « les bourreaux des Indiens, des Irlandais et des Boers94 ». Pressensé, tout au contraire, reconnaît « les mérites de ceux qui ont eu l'honneur de mettre leur signature au bas de cet accord ». Cet accord lui semble naturel, voulu par l'opinion et correspondant à une sorte d'harmonie fondamentale entre les deux grandes démocraties qui sont à la tête des nations libérales de l'Europe95.
83Pressensé ne se contente pas tout à fait, il est vrai de cette déclaration de principe, et il formule quelques légères interrogations sur certaines des clauses de l'accord, et sur la trop faible association du pouvoir législatif à son élaboration. Mais il approuve franchement les accords sur Terre Neuve, sur l'Egypte et sur l'Afrique occidentale. Il va même jusqu'à comprendre et accepter l'accord sur « un terrain particulièrement difficile », celui du Maroc. La reconnaissance par l'Angleterre de la légitimité des intérêts français au Maroc, qui constituait un des points de « l'Entente cordiale », pouvait susciter des interrogations. Ce point sera d'ailleurs au cœur de la polémique quelques mois plus tard. Mais Pressensé, dans son discours de novembre 1904, ne met pas en garde contre d'éventuelles complications internationales sur le Maroc. Il déclare « comprendre et accepter », dans « l'état de fait » créé par le développement des possessions coloniales des grandes puissances d'Europe, que celles-ci aient certains droits pour protéger leurs territoires, et en particulier celui d'exercer « un certain contrôle », « une certaine surveillance » sur leur voisinage. Pressensé insiste seulement, et ce sera un thème qu'on retrouvera pendant plusieurs années à propos du Maroc, sur la nécessité d'une pénétration pacifique, sur le refus d'une conquête militaire. Par la suite, les socialistes, et Pressensé lui-même, seront beaucoup plus soupçonneux à l'égard des intentions pacifiques affichées par les autorités gouvernementales. En novembre 1904, il se contente d'avertir que sur place, la République devra surveiller ses agents, et en particulier les militaires...
84Mais le problème du Maroc était loin d'être au centre du discours de Pressensé, qui se préoccupait avant tout des conséquences de l'accord sur la situation européenne, sur l'équilibre du monde et sur « la cause sacrée de la paix ».
85L'Entente cordiale c'était tout d'abord la paix... avec l'Angleterre, ce qui était loin d'être une évidence dans les années qui avaient précédé. Pressensé consacre une bonne partie de son intervention à faire l'historique de cette brouille qui avait duré selon lui une bonne vingtaine d'années, depuis l'affaire d'Égypte en 1883. Pressensé souligne d'ailleurs que ces tensions franco-anglaises étaient le fruit de la politique quelque peu machiavélique de Bismarck, de même que la rupture à peu près contemporaine entre la France et l'Italie qui avait entraîné la conclusion de la triple Alliance. Inversement, Pressensé constate que le double rapprochement qui venait de s'opérer avec l'Italie et avec l'Angleterre — ce qu'on allait commencer à appeler « le système Delcassé » - représentait ce dont l'Allemagne ne voulait pas. Selon lui, dès la conclusion de l'entente franco-russe, Berlin avait redouté qu'une alliance de ce genre eût pour complément et contrefort une entente qui réunît et réconciliât la France avec les puissances libérales de l'Europe. Et Pressensé suggère le mécontentement actuel de Guillaume II. Ce qui est un peu plus surprenant, c'est qu'il semble plutôt se réjouir, non seulement de cet enterrement définitif du système de Bismarck, mais de ce mécontentement allemand. Il ne semble pas y voir un danger pour la paix. Pressensé voit globalement dans les systèmes d'alliances, Entente Cordiale, et même Triple Alliance, des garanties pour la paix.
86Il est également frappant de constater que dans ce débat de novembre 1904, Jaurès, qui intervient après Pressensé, manifeste un point de vue assez différent. Sans remettre en cause l'Entente cordiale, il y aperçoit davantage un risque de conséquences négatives sur les relations internationales, qui allaient apparaître au reste assez rapidement. Jaurès demandait donc à Delcassé, pour éviter que cet accord puisse être mal interprété, de dire nettement qu'il n'avait pas de valeur de défiance contre l'Allemagne. Il déclarait se méfier de « certaines arrières-pensées », de la tentation de « coaliser les griefs de justice de la France » et les « griefs d'ordre économique » de l'Angleterre contre l'Allemagne. Et Jaurès invitait à ne pas se refuser au « rapprochement nécessaire » avec l'Allemagne, à être prêt « sans aucune question préalable » à coopérer avec elle, le jour où elle le voudrait, à l'établissement de la paix en « renonçant à demander au hasard de la force la réparation d'un crime de la force ».
87Il nous semble, cet épisode en témoigne, que Pressensé a éprouvé un peu plus de difficultés « culturelles » que Jaurès, à envisager ce « rapprochement nécessaire ». On peut penser aussi qu'emporté par son enthousiasme pour l'Angleterre libérale, il a sous estimé le danger pour le maintien de la paix du mécontentement allemand. Dès le printemps 1905, il se retrouve pourtant sur la même longueur d'ondes que son collègue et chef de parti pour dénoncer la politique aventuriste du ministre Delcassé. Ce début d'année 1905 se révèle donc fondamental pour les choix de politique extérieure comme pour ceux de politique intérieure.
Le procureur et l'artisan de la chute de Delcassé
La rupture
88La première rupture entre Delcassé et l'ensemble des socialistes se situe à la fin du mois de janvier 1905, au lendemain du « dimanche rouge ». Pressensé ne joue pas les premiers rôles à la Chambre, mais il participe pleinement au mouvement d'indignation. C'est le 27 janvier, le jour de la déclaration d'investiture que se produit un incident particulièrement violent après que le socialiste Allard se soit étonné que, dans la déclaration qui venait d'être lue, il soit fait encore mention d'une « alliance ou de relations quelconques avec un gouvernement d'assassins ». Comme Delcassé intervient pour « protester contre un langage inqualifiable », il fait l'objet de très violentes interruptions, échouant à prononcer plus d'une phrase à la suite, mais réussissant à minimiser les faits et à affirmer son refus de toute ingérence dans les affaires intérieures de notre allié russe. L'affrontement culmine dans le célèbre échange entre Jaurès et Delcassé : « Je dis que pour l'honneur de la France le ministre des affaires étrangères de notre pays de liberté n'a pas le droit de se faire l'avocat d'office de l'égorgement d'un peuple », à quoi le ministre réplique : « Je suis, monsieur Jaurès, et cela me suffit, l'avocat de mon pays dont je sens trop que vous servez bien mal, en ce moment, les intérêts96. » Deux jours après, dans son éditorial de L'Humanité, Pressensé se situe exactement sur la même position que Jaurès dont il reprend les paroles. Il fustige ave une grande virulence « le petit bonhomme qui parle au nom de la France en oubliant qu'elle est le pays de la Révolution », et qui ose « entreprendre la folle et abominable apologie du crime du tsar97 ». Désormais, la guerre est déclarée. Si Pressensé n'a pas été l'acteur essentiel de la première passe d'armes contre Delcassé sur la Russie, il va en revanche jouer un rôle très important dans la campagne quotidienne qui est menée par les socialistes contre Delcassé d'avril à juin 1905. On peut considérer qu'il a été un procureur, un accusateur public particulièrement virulent et tenace, et qu'il a été au total un des artisans de la chute du ministre.
Face à la crise marocaine
89Le 31 mars 1905, Guillaume II a débarqué à Tanger et dans un discours particulièrement spectaculaire s'est présenté en protecteur de l'Islam, en même temps qu'en garant de l'indépendance du sultan. Le discours a été immédiatement interprété comme un veto à la domination, même « pacifique », de la France sur le Maroc, que le traité d'Entente cordiale du 8 mars 1904 semblait lui avoir reconnue. Devant la tension internationale que déclenche « le coup de Tanger », les socialistes sont au premier rang des défenseurs de la paix, et dénoncent la responsabilité, ou plutôt l'irresponsabilité de Delcassé, véritable « fauteur de guerre ». En avril et mai 1905, Pressensé consacre pour sa part dans L'Humanité98 une bonne dizaine d'éditoriaux vengeurs au cas Delcassé. On peut y ajouter quatre longs articles dans L'Européen, un long discours au débat parlementaire du 19 avril, et plusieurs autres interpellations ou demandes d'explication à la Chambre. Il faudrait encore mentionner des interventions dans la presse étrangère, dont un article en langue anglaise que cite et traduit Denys Cochin, non sans malice, à la Chambre des députés le 12 juillet99. Pressensé est encore revenu sur l'affaire Delcassé au congrès de la LDH de 1906, et de nombreuses fois par la suite. Bref, il a été un adversaire vigoureux et inlassable.
90Que reprochait-il au ministre des affaires étrangères ? Sur la question du Maroc, le reproche essentiel est de ne pas avoir informé officiellement l'Allemagne du contenu de l'accord du 8 avril 1904 avec l'Angleterre, alors même que Delcassé avait pratiqué une ample concertation avec la Russie, avec l'Espagne (assortie d'un marchandage plus ou moins secret), et même avec l'Italie. Cette « faute incroyable », ce « silence incroyable », cette « folle discrétion100 », cette « politique du silence calculé et sournois » serait l'expression d'une hostilité non moins sournoise à l'égard de l'Allemagne. Pressensé, nous l'avons dit, n'avait pas eu la même vigilance que Jaurès au mois de novembre précédent. Mais il met en cause au printemps suivant l'absence totale d'informations dans laquelle Delcassé aurait systématiquement laissé la Chambre. Au fur et à mesure que se développe la crise, c'est toute la politique et la personne même de Delcassé qui sont attaquées avec de plus en plus de force. Le 2 avril, Pressensé avait déjà comparé Delcassé à Napoléon III, une référence qui n'était jamais agréable pour un républicain et fait du Maroc « la grande pensée de son règne » au quai d'Orsay, comme le Mexique avait été la « grande pensée du règne » de Napoléon le petit101. Comme Delcassé continuait à garder le silence, comme s'il n'avait pas entendu les paroles de Guillaume II, Pressensé le compare à un « halluciné négatif102 ». Il dresse de lui un portrait également négatif dans son article de L'Européen du 8 avril. Le développement est à relever, pour un certain nombre de remarques sur la dégénérescence du gambettisme entre les mains des héritiers du grand homme, ou plutôt de « la petite coterie d'hommes qui s'arrogent le monopole du souvenir et du prestige de Gambetta103 ». Il cite le « militarisme imbécile à la Déroulède » mais aussi, pour Delcassé, un « vieux ferment frelaté de germanophobie qui sourdement se mit à lever dans la pâte de l'alliance franco-russe104 ». Comme Jaurès l'avait fait lors du débat de novembre 1904, Pressensé rappelle que Gambetta à la fin de sa vie avait envisagé une négociation nécessaire avec l'Allemagne.
91On sait que la crise de Tanger a été une vraie crise internationale, la première d'une série qui allait se poursuivre jusqu'en 1914, et qu'elle a été l'occasion d'une poussée de nationalisme ou de chauvinisme anti-allemand dans une partie de la presse française, qui a trouvé dans le ministre du Bloc des gauches, Delcassé, un héros inattendu. Sur le plan politique, l'apaisement imposé par Rouvier l'a emporté au détriment de la fermeté qui a été identifiée à la personne de Delcassé. Un des tournants politiques de la crise a été le débat parlementaire du 19 avril. Dans les jours qui avaient précédé, les socialistes, et en particulier Pressensé dans son éditorial de L'Humanité du 16 avril, intitulé « Parlez ou Partez », avaient assez clairement exigé la démission de Delcassé, qui était présenté comme un danger public. Le 19 avril devant les mises en cause répétées de nombreux députés, devant le discours de Jaurès, Delcassé se refuse à prononcer des paroles d'apaisement à l'égard de l'Allemagne, et même à donner des informations, car « le ministre des affaires étrangères n'a pas, lui, le privilège de parler impunément à cette tribune105 ». Cette apologie du silence diplomatique, sinon de la diplomatie secrète, ne pouvait évidemment pas soulever l'enthousiasme des parlementaires. Le débat prend toutefois une tout autre tournure, assez peu favorable à Delcassé, avec l'intervention personnelle du Président du Conseil. Si Rouvier semble officiellement défendre son ministre en revendiquant pour tout le gouvernement la responsabilité de la politique étrangère qui avait été menée, ses propos sont en général interprétés comme un désaveu infligé à Delcassé et une prise en mains des affaires extérieures par le président du Conseil. Rouvier prononce en tout cas des paroles d'apaisement à l'égard de l'Allemagne, évoquant les voisins avec qui « il ne m'en coûte rien de le dire, nous entendons vivre en bonne intelligence106 », affirmant, en même temps que son souci de sauvegarder la dignité de la France, « le vif désir de la nation de vivre en paix107 », et se disant, enfin, prêt à converser et à négocier.
92D'une certaine manière, ces paroles suscitent une détente, et Pressensé, qui intervient l'après-midi, prend acte des engagements du président du Conseil, et, tout en revenant sur les erreurs, les fautes de Delcassé, en fustigeant son mépris du contrôle parlementaire, laisse entendre que lui et ses camarades ne demandaient plus sa démission. Pressensé justifiera cette tactique dans L'Humanité du 23 avril en soutenant que Delcassé mis en tutelle n'était plus dangereux et que le président du Conseil répondait désormais directement de la politique de la France, donnant par exemple des assurances sur la neutralité de la France dans la guerre russo-japonaise, et annonçant le départ des ports d'Indochine des navires russes qui y avaient trouvé refuge. Il n'empêche qu'avec un certain « esprit de l'escalier », il le reconnaîtra lui-même, Pressensé a regretté dès le 30 avril de ne pas avoir poussé l'avantage et ouvert une (aléatoire) crise ministérielle108. C'est que le maintien de Delcassé au Quai a alimenté une sorte de fièvre nationaliste qui s'est étendue jusque dans certains organes de la presse britannique. Il aurait ainsi, selon Pressensé, continué à « fournir prétexte et aliment à la politique de l'empereur d'Allemagne109 », et préparé du coup « les éléments d'un funeste conflit ». On notera que Pressensé est d'autant plus sévère contre les « folles imprudences » de Delcassé qu'il est critique et méfiant à l'égard de Guillaume II, ses foucades, sa politique de « course en zigzag à toute vapeur110 ». Pressensé a donc, avec l'ensemble des socialistes, mais en payant fortement de sa personne, poursuivi la campagne contre Delcassé jusqu'à sa chute.
Un bilan final très négatif
93Le bilan final du « septennat » de Delcassé que Pressensé dresse dans L'Européen le 10 juin 1905, au lendemain de la démission du ministre, reprend l'ensemble des griefs accumulés ; peu d'éléments favorables ressortent désormais, si ce n'est le contraste positif dont avait bénéficié au départ Delcassé en prenant la succession de Gabriel Hanotaux. Pressensé laisse par ailleurs percer un peu de mépris pour celui qu'il considère comme un diplomate de deuxième ou troisième ordre qui aurait eu le tort de se prendre pour un Richelieu ou pour un Bismarck. Citons quelques-uns des reproches : avoir été à la remorque du tsar, en manifestant une sorte de vanité puérile devant les faveurs d'un souverain d'ancien régime ; avoir omis de mettre en garde le tsar contre les dangers d'un conflit avec le Japon, et l'avoir clandestinement soutenu en accueillant ses navires dans nos ports indochinois ; avoir du coup compromis l'entente cordiale, puisque l'Angleterre soutenait le Japon ; ne s'être d'ailleurs rallié que tardivement à l'entente cordiale, et sur la pression de l'opinion ; avoir voulu en revanche utiliser l'entente cordiale, la convention du 8 avril, pour isoler l'Allemagne, et donner ainsi à ce pacte de paix une dimension agressive ; sur le Maroc, on l'a dit, avoir prétendu exclure la seule Allemagne de la notification officielle de la « pénétration pacifique » que la France allait entreprendre ; avoir refusé avec ironie l'idée du désarmement et de l'arbitrage international, pourtant suggéré par le tsar lui-même ; enfin, last but not least, avoir négocié en secret, même du temps du ministère Combes, avec le Vatican, pour préserver quelques bribes du concordat111. Le réquisitoire est plus que sévère. Et Pressensé, interprétant la démission dans le véritable requiem pour Delcassé qu'il publie dans L'Européen, suggère que l'ensemble de ces raisons a déterminé sa chute, et non l'intervention de l'ambassade d'Allemagne112.
94Mais Pressensé avait-il contribué autrement que par ses articles et ses discours à l'éviction de Delcassé ? Il l'a suggéré assez nettement, en particulier dans un débat sur la politique étrangère au congrès de la LDH de 1906, où il répondait à un congressiste qui suggérait qu'à part Gustave Hervé, les socialistes avaient été bien trop passifs pour défendre la paix. Pressensé, qui s'élève évidemment contre un tel reproche, laisse entendre dans sa réponse qu'il aurait exercé une influence directe sur Rouvier, soucieux comme lui d'éviter un affrontement majeur avec l'Allemagne, et conscient de l'image belliciste que pouvait avoir acquise Outre-Rhin Théophile Delcassé. « C'est précisément, ajoute-t-il, grâce aux efforts de Jaurès et aux miens qu'a été obtenu le renversement de Delcassé113. » Pressensé surestime-t-il quelque peu son rôle ? On admet le plus souvent que l'intervention de l'ambassade d'Allemagne a été un des éléments importants qui ont poussé Rouvier à demander la démission de son ministre. En tout cas, la crise de 1905 constitue un tournant pour Pressensé, et elle a contribué à fixer son image de défenseur de la paix européenne en même temps que de plus important porte-parole du parti socialiste pour les questions internationales après Jaurès.
Le défenseur de la paix
Le discours de novembre 1908
95Pressensé a exercé en particulier son rôle de porte-parole des socialistes dans le grand discours de défense de la paix qu'il a prononcé devant la Chambre le 29 novembre 1908.
De nouvelles tensions internationales et intérieures
96Le contexte intérieur et extérieur de l'automne 1908 est différent de celui de 1905. Le Bloc est rompu et l'affrontement est devenu quotidien entre les socialistes et le gouvernement Clemenceau. Au quai d'Orsay, Stephen Pichon, homme de confiance de Clemenceau, imprime à la diplomatie française une orientation un peu différente de celle de Delcassé. La nouvelle tension franco-allemande qui s'est manifestée à propos du Maroc en septembre 1908, malgré le « règlement » de principe de la conférence d'Algésiras, n'apparaît plus avec le recul de l'histoire comme une crise aussi grave que celles de 1905 et de 1911. Il n'y a pas eu de hiatus entre le ministre des affaires étrangères et le président du Conseil pour négocier un règlement pacifique et aboutir à une convention qui n'était pas encore signée à la fin du mois de novembre 1908, lorsque Pressensé prend la parole devant la Chambre. Mais le contexte de l'état des relations internationales et des opinions publiques est nettement plus tendu qu'n 1905. Le 7 octobre 1908, l'Autriche-Hongrie a annexé la Bosnie, première étape du démembrement par les puissances européennes de la Turquie qui se déclenche au lendemain de la révolution jeune-turque ; cette initiative a suscité l'amertume de la Russie, d'autant plus que la France a laissé faire et signifié au gouvernement du tsar que ses intérêts vitaux n'étaient pas en jeu. Par ailleurs, depuis l'été 1907 et le congrès de l'Internationale à Stuggart, la mobilisation contre la guerre des représentants du prolétariat européen semblait s'organiser. La motion de Stuggart, sur l'insistance de Jaurès, reconnaissait l'utilité de l'arbitrage international, au moment-même où la conférence de La Haye cherchait à l'organiser. Mais la motion de Stuggart demandait surtout que, si une guerre menaçait d'éclater, le prolétariat et ses représentants fassent tous leurs efforts pour l'empêcher « par tous les moyens qui leur paraîtraient les mieux appropriés ». L'opinion « patriote » française n'avait pas relevé le vague de la formule, qui masquait les divergences entre socialistes, en particulier à propos de la grève générale, mais y voyait simplement un projet délibéré de sabotage de la défense nationale. Lorsque Jaurès, rendant compte du congrès de Stuggart au Tivoli Hall, insiste sur l'arbitrage international et la fédération autour du prolétariat de toutes les forces de paix, c'est la phrase où il envisageait la « guerre à la guerre » comme ultime recours contre un gouvernement agresseur qui refuserait l'arbitrage qui est mise en exergue114. Les polémiques se sont d'autant moins apaisées au cours de l'année 1908 que nous sommes au point culminant des affrontements entre le gouvernement Clemenceau et les grévistes, les « sans patrie de la CGT ». La célèbre affiche « Gouvernement d'assassins » de février 1908 dénonçait d'ailleurs non seulement la répression intérieure mais des crimes au Maroc. Elle avait fait l'objet de poursuites judiciaires. Par ailleurs, en décembre 1907, Gustave Hervé, que Jaurès et Pressensé, malgré leurs divergences avec lui, n'ont jamais voulu désavouer, a été condamné à un an de prison pour ses articles de la Guerre Sociale contre le « brigandage marocain ».
Un discours qui fait sensation
97Dans ce contexte agité, Pressensé monte à la tribune de la Chambre le 26 novembre 1908, à l'occasion de la discussion du budget des affaires étrangères. Il doit souffrir d'une crise de goutte, car il s'excuse de se présenter à elle dans un « singulier appareil ». Mais son état de santé ne lui enlève nullement sa combativité. Le début de l'intervention se déroule toutefois sans trop de fracas. Pressensé revient sur la dernière crise marocaine, l'affaire aujourd'hui un peu oubliée des déserteurs de la Légion étrangère : une rixe avait éclaté le 23 septembre 1908 à Casablanca entre trois légionnaires allemands déserteurs, accompagnés par le consul d'Allemagne, et des gendarmes français. L'incident avait entraîné quelques jours de tension diplomatique, que les contemporains et la presse avaient pris fort au sérieux. Pressensé, qui raisonne en fonction du précédent de la guerre de 1870, dit avoir craint vivement que « pour le point d'honneur », pour « un incident misérable, presque grotesque, on ait pu envisager de nous jeter dans la guerre ». « Il aurait été possible, s'écrie-t-il, que cette fois encore, ce grand pays, cette grande démocratie, ce grand prolétariat fut jeté sans le vouloir et sans le savoir dans une grande guerre115 ! » Nous avons dit qu'il ne croyait ni à la fatalité ni à l'impossibilité de la guerre pour des causes structurelles. Mais, comme il croit du coup à la responsabilité - ou à l'irresponsabilité — des décideurs, et aux manipulations possibles des opinions, il redoute un « scénario » de catastrophe, une guerre déclenchée sur un coup de fièvre, de « surexcitation artificielle116 ». La première partie de son discours ne suscite pas d'indignation, même s'il en profite pour égratigner le rôle occulte et néfaste joué, selon lui, auprès de notre diplomatie, par certains publicistes officieux. Il en a, il le dira explicitement dans d'autres occasions, mais les députés et le ministre le comprennent fort bien à mots couverts, à son successeur au Temps, André Tardieu, qu'il accuse de manipuler ou déformer les dépêches pour mettre en œuvre une sorte de « bluff belliqueux ».
98Mais là où les propos de Pressensé prennent de l'ampleur, et prêtent à davantage de contestation, c'est lorsqu'il aborde le fond du problème, celui des relations franco-allemandes, car c'est sur « la trame permanente d'une tension entre la France et l'Allemagne que peuvent se produire de pareils incidents117 ». Ce discours de novembre 1908 est sans doute, du moins dans ses interventions à la Chambre, celui où Pressensé plaide le plus explicitement pour un rapprochement franco-allemand, pour une réconciliation avec « la patrie de Bach, de Goethe, de Kant, de Beethoven, de Wagner et de Karl Marx118 ». Pressensé revient sur les relations franco-allemandes depuis 1871, en affirmant que si l'Allemagne n'avait pas voulu d'une autre guerre, nos gouvernements ne l'avaient pas non plus réellement envisagée, tout en le laissant croire, et en laissant se développer le « poison » du chauvinisme et du nationalisme dans la culture populaire. Ce thème n'était pas tout à fait nouveau dans sa bouche. Rapporteur du budget des affaires étrangères en 1905, il avait déjà suscité l'émoi d'une partie de ses collègues en affirmant que, depuis 1871, aucun gouvernement français n'avait voulu la revanche, et que la vraie formule, était l'inverse de celle qu'on citait d'habitude : « En parler toujours, n'y penser jamais. »
99Mais si le plaidoyer pour le rapprochement franco-allemand suscite des murmures, ce n'est pas lui qui déchaîne la tempête. Le scandale survient lorsque l'orateur commence à développer l'idée que, pour s'opposer à une « guerre sacrilège », qui serait un « crime de lèse-nation » aussi bien que de « lèse-humanité », il fallait compter désormais sur la force du prolétariat. Le tumulte se déclenche en particulier au moment où Pressensé déclare que « le prolétariat conscient et organisé est foncièrement antimilitariste », et ajoute-t-il, « si les mots n'ont pas changé de sens [...], le militarisme étant une honte, un fléau et un péril, il a raison d'être antimilitariste119 ». Et Pressensé, accusé d'antipatriotisme, développe alors une défense des antipatriotes hervéistes et cégétistes tout à fait comparable à celle qu'il développait lors de ses meetings dreyfusards en faveur des anarchistes. Par certains côtés, il révèle d'ailleurs dans ses arguments une culture personnelle surprenante pour un socialiste : défendant les antimilitaristes et les antipatriotes, il explique que tout grand parti a le droit, « et même la nécessité » d'avoir « à la fois son avant-garde et ses enfants perdus », et que même le grand parti républicain « a revendiqué les exagérations forcenées de certaines pensées et de certains actes ». Il a alors cette formule à propos du 14 juillet : « Ne célébrons-nous pas chaque année, comme la fête nationale, ce glorieux 14 juillet, qui fut en fait une émeute de soldats débauchés et déserteurs120 ? » Ce rappel quelque peu teinté de culture « contre-révolutionnaire » a frappé Georges Sorel qui l'a fait figurer dans son pamphlet, La révolution dreyfusienne. On notera aussi, qu'il se compare à M. Thiers au moment où son discours se termine dans de vives réclamations, des exclamations et rumeurs prolongées à gauche, au centre et à droite, bref le chahut: généralisé : «Thiers a recueilli lui aussi des murmures en 1870 » déclare-t-il. Il faut dire que Pressensé, dans sa péroraison finale, avait joué les Cassandre, prévoyant une guerre catastrophique, quelle que fût son issue :
« Faites que l'histoire n'ait pas à écrire : la République, elle aussi, a jeté la France dans la pire des aventures ! Je dis la pire des aventures, parce qu'elle ne peut aboutir qu'à deux issues presque également douloureuses : ou faire de la France une Pologne livrée aux convoitises de tous ( Vives réclamations), ou faire du pays de la Révolution je ne sais quel bas empire césarien courbé sous la botte stupide d'un soldat heureux (Applaudissements à l'extrême gauche. — Vives protestations à gauche, au centre et à droite. — Bruit)121. »
100Pressensé avait également suscité une très forte indignation dans l'hémicycle lorsqu'il avait ajouté à sa justification de I'antimilitarisme du prolétariat cette déclaration à propos de l'antipatriotisme : « le prolétariat en a assez du patriotisme professionnel et du patriotisme d'affaires122 », déclaration qui est évidemment comprise par ses adversaires comme une adhésion intégrale aux thèses antipatriotes. Ce n'était pas sur le fond la position de Pressensé, qui prônait, comme Jaurès, la conciliation entre patriotisme véritable et internationalisme, et l'acceptation d'une guerre défensive. Mais même lorsqu'il développe cette idée, Pressensé trouve le moyen de provoquer les protestations indignées pour une phrase qu'il ne réussit pas à achever :
« Je sais que le jour où il y aura une guerre qui sera légitime et nécessaire, le jour où il faudra réellement recourir à la violence pour se défendre de la violence injuste, le jour où ce sera l'intégrité et l'indépendance morale et matérielle de la France qui seront menacées, vous le savez tous, ce serait encore dans les rangs de ce prolétariat internationaliste... et non pas parmi les dispensés et les francs-fileurs de la bourgeoisie123... »
101Pressensé était lui-même l'exemple qu'il n'y avait pas eu que des « francs-fileurs » dans la bourgeoisie en 1870-1871. Une partie des réactions d'indignation, ou d'exaspération, que Pressensé pouvait susciter tenait à ses origines de classe : il était perçu comme une sorte de renégat de la bourgeoisie. C'est bien là ce que lui signifie dans le débat de novembre 1908, son vieux mentor du temps de ses débuts en politique au journal Le Parlement, Alexandre Ribot, qui, intervenant après Pressensé, le met violemment et personnellement en cause, lui rappelant ses positions du temps jadis. La réplique, venue des bancs de la gauche radicale, que Pressensé s'était attirée quand il avait lancé son avertissement « au nom du prolétariat » est également significative : « Vous n'en êtes pas, M. de Pressensé124 ! » Le discours de novembre 1908 a certainement pesé dans la carrière de Pressensé. Son antipatriotisme supposé est un des éléments de sa « conduite au Parlement » qui a été dénoncé par ses ennemis, nous l'avons signalé, au moment de la campagne électorale lyonnaise de 1910.
Une pleine légitimité socialiste
102Inversement, Pressensé a acquis par ses positions de l'époque, et par ce discours en particulier, un prestige et une situation forte au sein du parti socialiste unifié. Il est significatif que ce discours ait été édité en brochure par la librairie du parti socialiste, sous un titre, Le Parti Socialiste et la Guerre, qui signifiait clairement qu'il parlait au nom de tous. C'est d'ailleurs ce que lui signifie Edouard Vaillant, au moment où il achève son discours sous les huées : « Vous avez parlé au nom du Parti socialiste125 ! » On peut sourire de constater que cette phrase de reconnaissance, presque d'adoubement en socialisme, donnée à Pressensé par le chef historique de la Commune, suit immédiatement dans le compte rendu des débats, et dans la brochure du parti socialiste qui les reproduit intégralement, la dernière phrase, déjà citée qu'avait prononcée Pressensé : « Thiers a recueilli, lui aussi, des murmures en 1870126 ! » Il n'empêche que Pressensé était désormais accepté, non seulement par les amis de Jaurès, dont il était un des plus éminents, mais par l'ensemble du parti, ou à peu près, en tout cas, avec Vaillant, par un des chefs du PSDE par un de ceux qui jusqu'en 1905 avaient été les plus méfiants à l'égard des bourgeois dreyfusards qui s'étaient proclamés socialistes. Ce prestige, cette position de force de Pressensé dans la SFIO sont attestés par d'autres indices ; ainsi au congrès de Brest de 1913, c'est le discours de Pressensé qui clôt le débat, particulièrement animé évidemment, sur « la loi de trois ans et les armements », et le congrès décide que ce discours, très vivement applaudi, sera immédiatement imprimé en brochure de propagande et commandé dans toutes les fédérations. Dans ce parti que dominait désormais de plus en plus Jaurès, Pressensé était presque son alter ego, en tout cas son second le plus direct pour les questions de politique étrangère et la défense de la paix.
Face à la montée des périls
103Pressensé a poursuivi après 1908 ses réflexions et ses interventions dans les directions qu'il indiquait alors. Dépourvu de tribune à l'assemblée, Pressensé a participé entre 1910 et 1914, et surtout au cours de l'année 1913, marquée par la campagne contre les trois ans, à de nombreux meetings et réunions publiques. Il n'est pas intervenu seulement devant un public de socialistes et de militants ouvriers. Un texte important pour comprendre les analyses de l'état du monde faites par Pressensé dans la période qui précède immédiatement cette « grande guerre » qu'il ne verra pas, est le rapport qu'il présente au congrès du Havre de la LDH en 1912. Ce long discours qui occupe toute une matinée de séance est d'autant plus intéressant qu'il ne s'inscrit pas dans un contexte polémique, la LDH réduite en nombre étant désormais presque unanime derrière son président, et que Pressensé y cherche non à rompre des lances mais à faire le bilan de sa réflexion personnelle. Le rapport est intitulé « la politique internationale et coloniale de la France », mais la perspective va au-delà, Pressensé dessinant une vaste fresque de l'état du monde.
L'état du monde : éveil révolutionnaire et faillite des puissances
104Dans son rapport du Havre, Pressensé est sensible à un phénomène spectaculaire, le déclenchement presque simultané depuis 1908 de mouvements révolutionnaires en Orient, dans différentes parties de ce que l'on n'appelait pas encore le Tiers Monde, en Turquie, en Perse, « et maintenant en Chine ». Et cet éveil révolutionnaire était d'autant plus remarquable, selon lui, qu'il se faisait au nom même des valeurs « occidentales », les principes de 1789, la déclaration des Droits de l'Homme. Mais Pressensé fustigeait en retour une sorte de trahison de ces valeurs par les puissances européennes : « À l'heure où l'Occident affecte de traiter de pures fictions verbales, s'indignait-il, quelques-unes des choses pour lesquelles nos pères ont lutté, ont versé leur sang et sont morts, il voit l'Orient, l'antique et immobile Orient, prendre au sérieux, lui, ces mêmes principes et essayer de se fonder sur eux pour recouvrer sa liberté et garantir son indépendance127. »
105Pressensé présente comme une véritable trahison l'action des puissances européennes contre ces mouvements d'émancipation : en Perse, « ce mouvement a été écrasé par la complicité de l'Angleterre et de la Russie ». En Chine, les puissances ne se préoccupent que de leurs zones d'influence économique « pour réduire la Chine à un état de vassalité, sous un protectorat qui serait un condominium et deviendrait bien vite un pandemonium128 ». Enfin, évidemment, en Turquie, la révolution jeune-turque a déclenché la curée, le partage des dépouilles entre des puissances qui avaient respecté l'intégrité ottomane quand il s'agissait de la dictature sanglante d'Abd-ul-Hamid. Si la France n'était pas directement impliquée en Perse, elle l'était davantage en Chine, et en Turquie. Surtout, par sa politique de conquête militaire du Maroc, contraire aux promesses pacifiques d'Algésiras, la France, comme l'avait déclaré Jaurès à la Chambre, le 14 décembre 1911, avait « fourni sa part d'initiative et d'exemple dans cet abaissement de la signature et la loyauté internationale ». Cette conquête coloniale, selon Pressensé, était déjà presque anachronique, elle se justifiait moins encore qu'en 1880, et moins encore à l'égard de nations musulmanes, qui ne sont « à aucun degré des races inférieures » mais « des races qui ont simplement une civilisation différente129 ». Pressensé, comme quelques-uns en ce début du xxe siècle, a senti le réveil du monde musulman : « Il me paraît, déclare-t-il, que nous sommes en train, nous nations civilisées, démocratiques et libérales, de nous dresser un compte, qui, à un certain moment, sera singulièrement à notre désavantage à l'égard des nations musulmanes130. »
106Pressensé condamne donc, dans un long développement désapprobateur, cette conquête marocaine, qui a suscité depuis 1905 une menace permanente d'affrontement avec l'Allemagne. Il voyait bien que grâce aux accords franco-allemands du 9 novembre 1911, le différend était en passe d'être surmonté. Mais on note surtout la tiédeur du satisfecit qu'il accordait à Caillaux, à qui on ne pouvait « savoir gré » que « dans une certaine mesure131 » d'être parvenu à cet accord. On a dit que le faible soutien accordé à celui qui incarnait malgré tout le courant le plus désireux de paix au sein du parti radical, a été lié pour les socialistes à des considérations de politique intérieure, à l'opposition de Caillaux à l'instauration de la Représentation Proportionnelle. Mais il vient aussi de la dimension de marchandage qu'avait prise l'accord et, au-delà, de la difficulté qu'éprouvaient beaucoup de socialistes, à accepter que l'on puisse aller vers la paix en s'alliant avec un homme issu du monde de la finance. Qu'en était-il de Pressensé ?
Guerre et capitalisme
107C'est un aspect intéressant de son intervention de 1912 que de constater que Pressensé semble avoir poussé un peu plus loin qu'en 1905, ou même 1908, sa réflexion de socialiste sur les rapports entre la guerre et les données économiques. Plus exactement, il cherche à greffer les relations internationales sur ce qu'il appelle « le principe général du régime qui prévaut132 ». Il n'est pas vraiment dans l'orthodoxie marxiste lorsqu'il rattache les guerres de l'ancien régime, non à un soubassement économique, mais à la forme « patrimoniale », « dynastique » « domestique133 » que prenaient les rapports entre États et entre souverains. En revanche, parlant du xixe siècle, il se rapproche de la distinction entre stade classique et stade impérialiste du capitalisme. Il met d'abord en évidence ce qu'il appelle « la période commerciale134 », qui correspond à l'ère du libéralisme, et des orientations pacifiques symbolisées par Cobden et l'école de Manchester. La situation contemporaine lui paraît plus dangereuse que la période commerciale : les nations européennes se préoccupent désormais non plus de l'ouverture de marchés accessibles à tous, mais de l'acquisition de sphères d'influence exclusives, du monopole des banques, chemins de fer, mines, canaux, ce qui est une occasion constante de conflits135.
108On peut penser que, même s'il en présentait quelques idées dans une forme relativement « populaire » et « psychologique », en parlant de « la grande industrie fiévreuse » ou des « poires qu'on ne daigne plus se partager », Pressensé était informé des travaux contemporains menés en Allemagne, en particulier ceux d'Hilferding sur Le Capital Financier. Pressensé rattache en tout cas à cette situation économique nouvelle la manipulation des opinions par le « patriotisme d'affaires », et aussi la course aux armements et les dangers de la paix armée. Pressensé ne considérait pas pour autant que cette modification des « comportements économico-politiques » depuis l'époque de Cobden rendait toutes les diplomaties agressives au même degré. Il citait même le cas du président Taft, président « très réaliste » (et célèbre pour sa diplomatie du dollar) d'une nation « affligée au plus haut degré du régime capitaliste136 », qui avait pris l'initiative de signer des conventions d'arbitrage avec l'Angleterre et la France. Mais Pressensé ne s'est pas interrogé publiquement sur la division éventuelle du capitalisme et des milieux d'affaires entre forces de paix et intérêts bellicistes. Pour Pressensé l'économie, n'était pas, ne devait pas être, en dernière instance déterminante. Le capitalisme ne rendait pas, selon lui la guerre fatale, mais il n'envisageait pas en sens inverse que l'argent puisse être le nerf de la paix. Il rêvait d'une grande politique qui « ne se ferait pas à la corbeille », d'une diplomatie qui aurait la force de se dégager de la sphère des intérêts privés pour s'adosser à la recherche d'un « grand progrès universel ». Pressensé appelait son pays à se placer au premier rang dans cette direction, et fustigeait la pusillanimité dont ses représentants, et en particulier Pichon en 1908, auraient fait preuve dans les conférences de La Haye. Le programme que Pressensé a développé au congrès du Havre était tout à fait compatible avec celui de « pacifistes bourgeois » comme d'Estournelles de Constant, ou avec les thèses du mouvement de La Paix par le Droit, voire de la Fondation Carnegie : organisation systématique et simultanée du désarmement, traités d'arbitrage « perpétuels, obligatoires et universels137 », et non facultatifs et limités, comme dans l'embryon qui était sorti de la Conférence de La Haye. Il se situait tout à fait dans la lignée de ce qui deviendra après 1918 l'esprit de Genève et de la SDN. II est vrai qu'il y ajoutait un élément supplémentaire, la « force du prolétariat organisé », même si dans le cas précis de ce congrès du Havre, c'est un ligueur qui complète sur ce point l'exposé de son président, peut être soucieux comme il le sera l'année suivante au moment de la campagne contre les trois ans, de distinguer son intervention en tant que président de la Ligue de son militantisme socialiste.
109Pressensé faisait en tout cas son travail de président de la Ligue des Droits de l'Homme en se plaçant ainsi au niveau des principes, en appelant les dirigeants politiques à défendre l'intérêt général et le « progrès universel », tout en récusant l'opposition entre idéalisme et réalisme : « Je prétends comme il advient le plus souvent que la politique que l'on flétrit du nom d'idéaliste parce qu'elle est fidèle à l'idéal, est en même temps la plus réaliste et la plus avantageuse138. » Cette affirmation pourrait évidemment susciter bien des débats.
La bataille contre la loi des trois ans : le congrès de Brest
110L'idéalisme de Pressensé n'était, en tout état de cause, pas éthéré. Il nous semble, en particulier, qu'au sein de son parti, au cours de la grande bataille menée en 1913 contre la loi des trois ans, et en particulier au moment du congrès de Brest, qui sera le dernier point de son action publique que nous aurons l'occasion d'examiner, il a défendu une position réaliste, cherchant à éviter les surenchères maximalistes, et la mise en avant par le parti socialiste de thèmes qui pourraient le couper de ses alliés potentiels.
Objectifs et débats du congrès
111Le congrès de Brest du parti socialiste se tient des 23 au 25 mars 1913, soit quinze jours après qu'Aristide Briand ait déposé sur le Bureau de la Chambre des députés, le projet de loi d'allongement du service militaire de deux à trois ans que reprend son successeur Louis Barthou. C'est le congrès de Brest qui décide de lancer le parti dans une grande campagne contre la loi des trois ans. L'enjeu du congrès était l'accord de tous les socialistes pour donner la priorité absolue à cette campagne, mais aussi la définition des bases sur lesquelles elle serait menée. La motion sur laquelle la discussion s'est développée a été présentée par Compère-Morel. Elle invitait le congrès à « donner mandat au groupe socialiste parlementaire et à la Commission administrative permanente de mener dans le Parlement et dans le pays l'action la plus énergique et la plus résolue pour l'entente franco-allemande, l'arbitrage international, les milices nationales et contre la loi de trois ans139 ». Elle reprenait les perspectives de l'Armée Nouvelle ex. correspondait aux orientations voulues par Jaurès. Celui-ci n'a toutefois pas cherché à en être le principal avocat, laissant à Pressensé le soin de conclure et de faire la synthèse.
112Le point le plus discuté a été la question de l'entente franco-allemande. La motion reprenait la perspective de la déclaration commune des partis socialistes allemand et français qui avait été publiée le 1er mars. Elle réclamait en particulier l'ouverture de négociations de désarmement entre les deux pays. Le texte soumis au congrès de Brest n'éludait pas la question d'Alsace-Lorraine, mais en la formulant avec une certaine prudence, en se solidarisant avec les socialistes alsaciens qui « traduisant le vœu de la population entière de l'Alsace-Lorraine ont affirmé ne vouloir à aucun prix d'une revanche qui mettrait la France et l'Allemagne aux prises140 ».
113Avant l'intervention de Pressensé, les deux orateurs les plus notables ont été Edouard Vaillant et Gustave Hervé. Vaillant exprimait son plein accord avec la perspective de la motion pour se saisir du « plus beau terrain de combat qu'ait jamais eu le Parti socialiste141 ». Il se situait exactement dans la perspective jaurésienne (et « pressensienne ») en demandant de rapprocher « dans une union toujours plus intime la France avec l'Allemagne et l'Angleterre, les trois grands facteurs de civilisation et de progrès142 ». L'ancien leader blanquiste et allié de Guesde au PSDF était désormais devenu au sein du parti unifié un allié de poids pour Jaurès.
114L'intervention de Gustave Hervé posait des problèmes autrement délicats. Le bouillant directeur de la Guerre Sociale proposait au vote du congrès une motion complémentaire de celle de Compère-Morel, mais qui déplaçait considérablement le terrain de luttes envisagé. La motion Hervé se centrait sur la question d'Alsace-Lorraine considérée comme « la seule cause véritable de tension franco-allemande et le seul obstacle à une réconciliation entre les deux nations143 ». Hervé proposait donc, comme riposte au projet de loi de trois ans, que le Parti socialiste demande au gouvernement français d'entamer des négociations avec le gouvernement allemand pour conclure une entente où la France renoncerait officiellement à toute guerre de revanche en échange d'une « complète autonomie avec constitution républicaine pour l'Alsace-Lorraine, au sein de l'État fédéral allemand144 ». Les négociations devraient aussi décider la limitation des armements et l'arbitrage obligatoire. À propos de l'Alsace-Lorraine, Hervé s'appuyait non seulement sur le manifeste du parti socialiste alsacien que citait la motion Compère-Morel, mais sur la position commune « des trois partis alsaciens » qu'il présentait de façon un peu aventurée comme « le manifeste des Alsaciens-Lorrains ». Il y avait eu en fait une réunion commune à Mulhouse de représentants du Centre catholique, des Démocrates Libéraux et des Socialistes qui avait voté une motion refusant une guerre de revanche et réclamant l'autonomie. Mais ce n'était pas là encore une déclaration officielle qui aurait été présentée devant le Landtag de l'Alsace, et prise en compte par lui. Et, bien sûr, c'était opérer un saut qualitatif que de donner à ces importants partis le monopole de l'opinion de tous les Alsaciens-Lorrains. Certaines approximations des informations d'Hervé suscitent d'ailleurs au congrès des débats et rectifications.
115Mais l'essentiel n'était pas là : il était dans cette proposition de « prendre le taureau par les cornes145 », de considérer le règlement de la question d'Alsace-Lorraine comme le préalable à l'entente franco-allemande, et, « profitant de l'agitation contre les trois ans146 », de centrer la campagne des socialistes français sur la revendication de l'autonomie alsacienne dans le cadre allemand. On perçoit en même temps que Gustave Hervé avait déjà bien amorcé sa célèbre mutation, puisqu'il déclarait : « Si le gouvernement allemand refuse, nous saurons alors de quel côté est la civilisation [...], et, (si la guerre éclatait], je saurais alors ce qui me resterait à faire147. »
L'intervention décisive de Pressensé
116Le discours de Pressensé va recadrer et en même temps clôturer le débat. On peut le considérer après coup comme une sorte de testament. C'est en tout cas la dernière grande synthèse publique de Pressensé sur les affaires internationales et la question de la Paix et de la Guerre. On y retrouve nombre des thèmes qui lui étaient chers, et que nous avons mentionné dans l'analyse de son rapport de l'année précédente au congrès du Havre de la LDH, ou de ses articles sur la question d'Orient. On se limitera ici à ce qu’il y avait de plus nouveau, le débat sur les trois ans et sur la question d'Alsace-Lorraine. Pressensé explique et justifie la motion Compère-Morel et rend hommage au soutien apporté par Vaillant à cette grande campagne dans laquelle allait se lancer le parti pour « la liberté, la démocratie, la paix et la civilisation148 ». Mais il insiste sur la nécessité de faire preuve de réalisme, d'utiliser, tout en se tenant sur le « large terrain défini par ces camarades », des arguments supplémentaires, des arguments fondés sur une information exacte, sur des faits précis. Il s'agissait en particulier, de contrer ce qu'il considérait comme une campagne de désinformation, de « mensonges et d'inexactitudes149 », menée par les partisans de la loi de trois ans, avec le soutien habituel d'une « certaine presse », que ce soit sur la question des mesures militaires allemandes, ou même de l'état de l'opinion en France. Pressensé a quelques phrases assez cinglantes sur l'opération « Agathon », cette enquête qui avait présenté sous des traits belliqueux les « jeunes gens d'aujourd'hui » :
« Un autre trait de cette campagne, qui a véritablement quelque chose de prodigieux, c'est de voir qu'on espère nous imposer, non pas seulement les aspirations vagues des jeunes gens et des enfants, mais qu'on prétend même formuler en leur nom les mesures que nous devons voter. On vient nous dire qu'ils ont étudié ces questions et qu'ils ont constaté que le seul moyen de parer au danger est de faire telles ou telles choses. Eh bien vraiment, est-ce que la France consentira à être gouvernée par les vagissements des crèches ou les plébiscites des potaches ? Consentirons-nous à accepter comme authentiques et comme véridiques ces plébiscites150 ?... »
117Par ailleurs, sur la question des décisions militaires allemandes, l'augmentation des effectifs des appelés dans l'armée d'activé, Pressensé remarquait qu'en présentant comme irrévocables des mesures qui étaient encore à l'étude, les partisans de la loi de trois ans avaient mené du point de vue de la défense nationale une « politique de Gribouille151 », car, « en présence de ce qui se prépare et se fait en France, l'effort allemand ira jusqu'à ses dernières limites152 ». Mais Pressensé n'éludait pas la question de fond, c'est-à-dire le sens de ces mesures et la réalité du danger allemand. Sans nier tout danger, il insistait sur « ce qui est historiquement une vérité », à savoir que « cette Allemagne [qu'on] accuse volontiers de méditer de vouloir se jeter comme un brigand sur nous » était « restée pendant quarante-deux ans sans tirer l'épée du fourreau153 ». Pressensé n'affirmait pas catégoriquement, comme le dira par exemple Anatole France au cours de la campagne sur les trois ans en juin 1913, qu'il était « certain que l'Allemagne ne désire pas la guerre154 », mais, en s'appuyant sur l'histoire, il demandait qu'on lui fasse crédit. La question de la lucidité, de la légitimité cette position, qui était aussi celle de Jaurès, renvoie à tout le débat historiographique sur les origines de la première guerre mondiale, dans lequel nous n'entrerons pas ici.
118Pressensé expliquait en partie l'augmentation des forces militaires de l'Allemagne par le poids d'une démographie croissante, pour un pays dont « la loi fixe un certain rapport entre le chiffre des effectifs et celui de la population ». En tout cas, soulignait-il, « on n'a pas le droit d'en aggraver le sens qui peut être fâcheux, dangereux, et menaçant, mais sans que d'une mesure non exclusivement dirigée contre nous on ait le droit de faire une sorte d'attaque directe contre la France155 ». Et la loi de trois ans lui semblait une réponse de toute façon inadaptée, une « rivalité imbécile » sur un terrain où était « vaincu d'avance » « un pays de trente-huit millions d'habitants qui ne grandit pas156 ».
119Pressensé demandait donc que dans la campagne socialiste, le projet des trois ans soit discuté « avec exactitude et précision », et aussi que, pour assurer la défense nationale et « donner satisfaction à ce qu'il pouvait y avoir de réel dans les préoccupations et les inquiétudes du pays157 », les socialistes ne se contentent pas de mettre en avant leurs principes, mais suggèrent des mesures transitoires et concrètes. Les principes, l'idéal complet socialiste, c'étaient les milices, un idéal « pratique et réalisable », « mais peut-être difficile à réaliser du premier coup dans les circonstances politiques actuelles158 ». Les mesures concrètes pouvaient s'appuyer sur les dimensions démocratiques de la loi de 1905, et Pressensé déclarait possible d'envisager l'utilité de certaines mesures financières afin d'améliorer notre défense de l'Est, « à la condition expresse que tout cela soit prouvé, démontré159 ». Bref, c'était une plateforme de rassemblement très large, sans surenchère ou dérapages verbaux, où un souci affiché de la défense nationale accompagnait la dénonciation d'une loi chauvine aux objectifs intérieurs réactionnaires, que proposait Pressensé au nom de son parti. C'est bien sur cette base que la campagne socialiste sera menée avec une pétition qui recueillera fin juin 1913 plus de 700 000 signatures et les grands meetings qui soulèveront les masses comme celui du Pré-Saint-Gervais le 25 mai 1913. Il n'est pas douteux que le discours de Pressensé corresponde rigoureusement à la ligne souhaitée par celui qui allait conduire la campagne, Jaurès. On retrouve dans le congrès de Brest la convergence entre Pressensé et Jaurès que nous avons notée à divers moments, comme à la veille de l'unification lors du congrès de Rouen de 1905.
120Mais il y a un dernier point que nous voudrions mettre en évidence dans l'intervention de Pressensé, c'est la véritable opération de « déminage » à laquelle il se livrait par rapport à la proposition de Gustave Hervé concernant I'Alsace-Lorraine. Pressensé, s'il relevait quelques imprécisions dans ce qu'avait dit Hervé, était pour l'essentiel d'accord pour apprécier comme importante la prise de position des trois partis alsaciens, pour considérer que le refus d'une guerre de revanche et la revendication de l'autonomie correspondaient à l'opinion de la population d'Alsace-Lorraine et qu'il fallait s'en réjouir. Mais il refusait nettement que le parti socialiste français se lançât dans une grande campagne sur l'autonomie de I'Alsace-Lorraine, ou fit de cette question un des thèmes majeurs de sa campagne contre les trois ans : « Ce n'est pas nous qui pouvons, déclare-t-il, soit au point de vue extérieur soit au point de vue intérieur, poser une sorte d'ultimatum à l'Allemagne160. » Pressensé et Jaurès savaient bien qu'une campagne menée sur le thème de l'autonomie de l'Alsace-Lorraine dans le cadre allemand serait reçue comme une provocation en France, surtout dans ce climat d'exaspération de 1913 où les accusations de trahison et les appels au meurtre n'étaient que trop fréquents. Pressensé le dit nettement :
« Nous ne le pouvons pas, d'abord parce qu'en France si nous montions à la tribune du Parlement pour demander que cette question soit posée à l'Allemagne, nous ferions dévier dès maintenant ce grand mouvement qui s'est déchaîné dans ce pays contre les lois militaristes, nous remettrions dans la bouche de nos adversaires les paroles que nous y avons si souvent entendues, et ce n'est pas à nous, à l'heure actuelle, de faire dévier la campagne que nous menons161. »
121Pressensé ajoutait comme deuxième argument que l'Alsace-Lorraine voulait « reconquérir son autonomie par elle-même », les libertés n'ayant « de valeur que lorsqu'on les a conquises soi-même162. » Enfin, du point de vue extérieur, Pressensé avait la conviction que toute demande de négociation sur l'Alsace de la part du gouvernement français, a fortiori pour exiger la reconnaissance par l'Allemagne d'une autonomie assortie d'une constitution républicaine dans le cadre du Reich (!) ne pouvait qu'entraîner une fin de non recevoir de la part de Berlin, et probablement un refus brutal et dédaigneux. Hervé le savait certainement aussi, et c'est pour cela que Pressensé mettait en garde contre les conséquences que le bouillant directeur de la Guerre Sociale se disait prêt à tirer d'un éventuel refus allemand :
« Il disait que si l'Allemagne, comme c'est vraisemblable, répondait à cette espèce d'ultimatum de la part de la France au sujet de l'Alsace-Lorraine par un refus de nos propositions, elle se mettrait dans un état d'infériorité morale à l'égard de la France et que nous saurions désormais ce que nous aurions à faire. Quant à moi, je ne peux pas admettre qu'on simplifie à ce point le problème. Il n'y a pas que la question de l'Alsace-Lorraine qui joue un rôle essentiel dans l'état de belligérance de l'Europe entière, il y a d'autres questions dans lesquelles la France ne peut pas prétendre qu'elle a les mains tout à fait pures163. »
122Et Pressensé citait en particulier la conquête militaire du Maroc, contraire aux engagements de pénétration pacifique pris par la France.
123L'intervention de Pressensé a été efficace. Si Hervé n'a pas retiré sa motion, elle a été ajournée, renvoyée à l'examen de la commission administrative. La position de Gustave Hervé n'a donc pas été prise en compte par le parti socialiste, et la campagne sur la loi des trois ans s'est développée sur les bases prévues.
124Mais si la position défendue par Presensé à propos de l'Alsace-Lorraine au congrès de Brest a reçu un large soutien dans son parti, elle lui a valu une dénonciation particulièrement véhémente, celle de Charles Péguy.
Péguy contre Pressensé
125Les pages célèbres de L'Argent, suite, ont été publiées au lendemain du congrès de Brest164, et sont, au moins pour les nombreux passages qui concernent Pressensé, une réaction directe à ses propos. On retient en général de L'Argent, suite, la formule : « Celui qui ne se rend pas a raison contre celui qui se rend165 », mais aussi l'extrême violence déployée contre Jaurès, et l'appel (en temps de guerre) à appliquer contre lui « la politique de la Convention nationale », la guillotine, et « le tambour de Santerre » pour « couvrir cette grande voix166 ». Mais Pressensé fait aussi partie de ces « mauvais bergers » que Péguy envisage de « supprimer s'il le fallait en temps utile167 ». C'est même contre lui, « le vidame », « le plus cafard de toute la bande168 », que se développe la plus grande partie de la diatribe. Péguy rend hommage, c'est vrai, dans un passage que nous avons eu l'occasion de citer, au courage militaire de Pressensé au temps de l'Affaire. Mais c'est pour ajouter que « depuis qu'il fut rendu aux loisirs de la paix, [...] cette grosse barrique a tenu constamment des positions et des situations de déséquilibre intellectuel et même mental où un mètre cube le plus carré n'arriverait pas à se mettre sur son derrière169 ». Il fallait citer ces paroles de polémique brutale, assez peu glorieuses de la part de l'auteur du Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc, avant de s'intéresser aux questions de fond.
126Péguy met en cause ce qu'il considère comme le refus catégorique de Pressensé, exprimé au congrès de Brest face aux demandes d'Hervé, que l'on parle de I'Alsace-Lorraine et d'admettre même qu'il y ait une question d'Alsace-Lorraine. Il voit dans cet abandon des Alsaciens une contradiction absolue par rapport aux positions affichées par Pressensé pour les autres peuples :
« Ou bien que l'on continue à nous parler de tous les peuples opprimés (c'est mon système et je n'ai pas besoin de dire que pour moi c'est beaucoup plus qu'un système), et alors que l'on nous parle aussi des Alsaciens-Lorrains. Ou bien que l'on ne nous parle pas des Alsaciens-Lorrains (c'est le système de M. Francis de Pressensé), mais alors que l'on ne nous parle pas non plus des autres peuples... Mais ce qui n'est pas tenable c'est la position de M. Francis de Pressensé, de venir toujours nous parler de tous les peuples (il a fait sa carrière là-dedans, et sa fortune politique), et de ne pas vouloir que l'on parle des Alsaciens-Lorrains170. »
127Péguy voit l'explication de cette « incohérence » de Pressensé, qui aurait commencé à se manifester lors de son élection de 1902, dans la peur qu'aurait Pressensé de la force à l'échelle nationale et internationale. Il défendrait les peuples opprimés à condition que « l'oppresseur ne soit pas fort ». C'est pour cela, selon Péguy, qu'il avait déclaré à Brest que La Pax Germanica était dure, mais que c'était « tout de même une paix171 ». Bref, il le soupçonne d'entrer dans le, système de « la paix à tout prix », un système, selon Péguy radicalement contradictoire avec celui des droits de l'homme, qui nécessite de faire la guerre pour la justice :
« Dans le système paix, la paix vaut tant que ce n'est point l'acheter trop cher que de la payer de n'importe quelle iniquité. Dans le système Droits de l'Homme, le droit vaut tant que ce n'est point l'acheter trop cher que de le payer de n'importe quelle guerre172. »
128Et Péguy ajoute une référence qui a probablement lait bondir Pressensé s'il a lu ce pamphlet, en opposant le « système Pressensé » pour qui « l'honneur est moins cher que la vie » à la « doctrine cornélienne » formulée dans le vers : « Mais d'autant que l'honneur est plus cher que le jour173. »
129Si le texte de Péguy pose des problèmes de fond, des problèmes « classiques » par rapport au pacifisme et aux droits de l'homme, il nous semble quand même qu'il porte à faux contre Pressensé. Pressensé n'est pas, nous croyons l'avoir montré, un pacifiste absolu, un partisan de la paix à n'importe quel prix. Péguy, pour sa part, est le contraire d'un pacifiste absolu, mais un contraire « symétrique » : il raisonne en logicien de l'absolu, en termes de tout ou rien. Pas Pressensé. Péguy simplifie, c'est le moins que l'on puisse dire, sa position sur l'Alsace-Lorraine. Même en 1913, même dans ses meetings avec les anarchistes du temps de l'Affaire, Pressensé n'a jamais nié l'existence du problème de l'Alsace-Lorraine, ni la réalité de « l'attentat commis contre le droit des gens en 1871174 », comme il disait dans son discours sur la Paix de 1908. Mais il établissait des différences entre la situation des Alsaciens-Lorrains et les situations, pour lui beaucoup plus dramatiques, d'autres peuples ou minorités. Ce n'est parce que la Turquie était moins forte que l'Allemagne qu'il se consacrait davantage aux Arméniens, mais parce que ceux-ci étaient massacrés.
130Pour la question de l'Alsace-Lorraine, nous pensons que Pressensé, qui avait des liens familiaux et amicaux étroits avec l'Alsace, où il se rendait chaque été, était convaincu qu'en effet « le temps y avait fait son œuvre175 » et que la population n'y voulait à aucun prix du déclenchement d'une guerre de revanche pour l'arracher à l'Allemagne, une guerre qui serait surtout vécue par elle comme une guerre fratricide. Il avait dit assez nettement dans son discours de 1908 que l'important n'était pas un changement de drapeau mais le fait que l'Alsace puisse retrouver son rôle historique d'intermédiaire culturel, pour « tendre la main par-dessus le Rhin à tout ce que la science et l'art allemands peuvent offrir à l'art et à la science français176 ». Pressensé avait bien dit à Brest que si « la pax germanica » avait été parfois « une paix pénible et douloureuse », elle « était quand même une paix177 ». Mais faut-il en conclure qu'il était prêt à accepter n'importe quelle paix, à n'importe quel prix ? Nous ne le pensons pas. La paix allemande n'était pas pour lui le mal absolu. Certes, il a souvent critiqué Guillaume II, le militarisme allemand, les limitations de la démocratie au sein du Reich, comme plus anciennement le Kulturkampf et ses atteintes à la liberté de conscience, mais il n'a jamais assimilé le régime du deuxième Reich à celui du sultan rouge, ou même du tsar autocrate, pour les droits de l'homme, les libertés intérieures, comme pour la situation des minorités. La somme de ses articles et interventions, avant même son virage socialiste, attesterait que, s'il a certainement éprouvé moins de sympathie pour elle que pour l'Angleterre libérale, si sa culture, sauf pour la musique, l'attirait moins que nombre d'intellectuels de sa génération du côté du Rhin, et si le souvenir de la guerre de 1870 a été particulièrement fort chez lui, il a toujours situé l'Allemagne du côté de la Civilisation, une notion qu'en homme cultivé de son temps, il ne remettait pas en cause. Il fallait donc en finir, il le dit très explicitement en tout cas après 1905, avec la détestable conception de « l'ennemi héréditaire178 », et travailler à organiser l'Europe : entre le concert européen du xixe siècle et le rêve futur de l'internationalisme prolétarien, de la fédération européenne, il croyait à la possibilité d'une entente entre les trois piliers du progrès que représentaient les trois pays européens les plus développés, l'Angleterre, la France, et l'Allemagne. C'est cet espoir qui s'est effondré, pour près d'un demi siècle, au cours de l'été 1914.
Notes de bas de page
1 P. Bernus, « Francis de Pressensé », Pro Armenia, 10 février 1 014, p. 3.
2 Discours de Victor Bérard », Pro Armenia, 10 février 1914, p. 2.
3 G. Candar, Jean Longuet, op. cit., p. 171.
4 A. Ter-Minassian, La Question arménienne, Roquevaire, Parenthèses, 1983, p. 165.
5 Pro Armenia fait état de multiples condoléances d'intellectuels et d'étudiants arméniens venues de toutes les parties du monde : Boston, Le Caire, Alexandrie, Bakou, Leipzig, Saint-Pétersbourg, etc. Pro Armenia, 10 février 1914, p. 9-10.
6 « À nos lecteurs », L'Européen, 3 décembre 1904.
7 P. Bernus, « Francis de Pressensé », Pro Armenia, 10 février 1914, p. 3.
8 « Discours de Victor Bérard », Pro Armenia, 10 février 1914, p. 2.
9 F. de Pressensé, « Revue du mois », Cosmopolis, janvier 1896, p. 211.
10 Ibid., p. 211-212.
11 Ibid.
12 Ibid., p. 214-215.
13 Ibid., p. 215. C'est nous qui soulignons.
14 Il lait le rapprochement de façon explicite dans la conférence qu'il prononce à Genève le 10 février1902 pour l'Union des Étudiants arméniens d'Europe : « La conférence de M. Francis de Pressensé, »Pro Armenia, 25 février 1902, p. 51.
15 « Discours de Victor Bérard », Pro Armenia, 10 février 1914, p. 2.
16 Ibidem.
17 « Discours prononcé par Francis de Pressensé au Théâtre du Château-d'Eau, à Paris le 15 février 1903 », Pro Armenia, 10 février 1914, p. 13.
18 F. de Pressensé, « Abd-ul-Hamid et l'Europe », Pro Armenia, 25 janvier 1901
19 « La conférence de M. Francis de Pressensé », Pro Armenia, 25 février 1902, p. 51.
20 Ibidem.
21 F. de Pressensé, « Abd-ul-Hamid et l'Europe », Pro Armenia, 25 janvier 1901.
22 « Discours prononcé par Francis de Pressensé au Théâtre du Château-d'Eau, à Paris le 15 février 1903 », Pro Armenia, 10 février 1914, p. 13.
23 « Discours de M. de Pressensé », Pro Armenia, 25 juillet 1902, p. 138.
24 « La conférence de M. Francis de Pressensé », Pro Armenia, 25 février 1902, p. 52.
25 Journal Officiel, Débats Parlementaires, « Chambre des Députés, séance du 10 mars 1903 », p. 1 091.
26 Ibid., p. 1 090.
27 Ibid., « Chambre des Députés, séance du 11 mars 1903 », p. 1 113.
28 Ibid., p. 1 112.
29 Ibid.
30 « Au parlement français » (séance du 7 avril 1908, reproduction du texte paru au Journal officiel daté du 8 avril), Pro Armenia, n° 179, avril 1908, p. 1270.
31 BOLDH, 31 août 1912. p. 906. (débat du 27 mai 1912 : « La politique internationale et coloniale de la France »).
32 Cité par Cilles Candar, G. Candar, Jean Longuet, op. cit., p. 155.
33 F. de Pressensé, « Moment décisif », Pro Armenia, 10 décembre 1913.
34 Ibidem.
35 F. de Pressensé, « Suprême Occasion », Pro Armenia, 10-25 janvier 1914.
36 F. de Pressensé, « Moment décisif », Pro Armenia, 10 décembre 1913.
37 G. Candar, Jean Longuet, op. cit., p. 176-177.
38 F. de Pressensé, « L'Internationalisme de la Paix », L'Européen, 10 décembre 1904.
39 Ibid., p. 1.
40 Ibid., p. 2.
41 Ibid.
42 Ibid., p. 2-3.
43 F. de Pressensé, « La politique extérieure du mois », Revue politique et parlementaire, 10 février 1897.
44 L'Aurore, 20 avril 1901.
45 F. de Pressensé, « Le tsar et les Arméniens », Pro Armenia. 25 novembre 1900.
46 F. de Pressensé, Les Révolutions russes, Paris, Société des Amis du Peuple russe et des Peuples annexés, 1905, 31 p.
47 F. de Pressensé, « La Fin du Tsarisme », L'Européen, 28 janvier 1905.
48 Ibidem.
49 F. de Pressensé, « Le tsar, la Révolution et la guerre », L'Européen, 11 mars 1905.
50 F. de Pressensé, « La Fin du Tsarisme », L'Européen, 28 janvier 1905.
51 F. de Pressensé, « L'agonie du Tsarisme », L'Européen, 3 juin 1905.
52 Ibidem.
53 F. de Pressensé, « La révolution en Russie », L'Européen, 25 novembre 1905.
54 F. de Pressensé, « Port-Arthur, la Paix et les Puissances », L'Européen, 14 janvier 1905.
55 F. de Pressensé, Les Révolutions russes, op. cit., p. 5.
56 Ibidem.
57 Ibid., p. 10.
58 Ibid., p. 20.
59 Ibid., p. 21.
60 Ibid.
61 Ibid., p. 9.
62 Voir par exemple : L. Herr, « L'attentat du Kremlin - Les justes représailles », L'Humanité, 18 février 1905.
63 La liste des 38 couronnes déposées avec leurs inscriptions lors des obsèques de Pressensé figure dans le rapport de police en date du 22 janvier 1914, signé du préfet de police Hennion, qui a été conservé dans le dossier Pressensé (fonds dit du Panthéon) : AN F7 15 9931. Il n'y a pas de couronnes du POSDR, ni de sa fraction menchevik, ni de sa fraction bolchevik.
64 Ibid., p. 11.
65 G. Candar, « les Socialistes Français et la Révolution Russe de 1905 », Bulletin de la société d'études jaurésiennes n° 131, janvier-mars 1994.
66 Ibid., p. 5.
67 F. de Pressensé, « Port-Arthur, la Paix et les Puissances », L'Européen, 14 janvier 1905.
68 Ibidem.
69 Ibid.
70 Ibid.
71 L. Dubreuteh, « La guerre féconde », Le Socialiste. 25 décembre 1904.
72 Voir P. Truchot, La presse et l'opinion publique françaises face à la révolution russe de 1905, mémoire de maîtrise, Université de Nantes, 2000.
73 F. de Pressensé, « La Fin du Tsarisme », L'Européen. 28 janvier 1905.
74 F. de Pressensé, « Le tsar, la Révolution et la guerre », L'Européen, 11 mars 1905
75 F. de Pressensé, Les Révolutions russes, op. cit., p. 17.
76 Ibidem.
77 F. de Pressensé, « La fin du tsarisme », L'Européen, 28 janvier 1905
78 F. de Pressensé, « France, Russie, Révolution », La Vie Socialiste, 30 janvier 1905.
79 Voir ce qu'en dit Gilles Candar, qui signale en particulier que le Socialiste, organe guesdiste, avait publié les principaux documents du IIIe congrès du POSDR. Voir G. CANDAR, « les Socialistes Français et la Révolution Russe de 1905 », op. cit., p. 8.
80 G. Candar, Jean Longuet, op. cit., p. 147.
81 F. de PressensÉ, « La révolution russe », L'Européen, 4 novembre 1905.
82 Ibid., 28 janvier 1905.
83 F. de Pressensé, « Russie et Finlande », L'Européen, 11 novembre 1905.
84 F. de Pressensé, « La révolution en Russie », l'Européen, 25 novembre 1905.
85 Comme pour les Arméniens, comme pour les SR les fleurs et la présence aux obsèques en sont la preuve.
86 F. de Pressensé, « Russie et Finlande », L'Européen, 11 novembre 1905.
87 Ibidem.
88 Revue politique et parlementaire, 10 novembre 1897.
89 Le Temps, 24 octobre 1898.
90 Ibid., 6 novembre 1898.
91 L'Aurore, 25 novembre 1898.
92 C'est ce qu'il indique dans un télégramme en date du 23 septembre 1898 adressé à Paul Cambon. AD, Ambassade de Constantinople, E 243, « Événements de Candie ».
93 F. de Pressensé, « Après la sommation », Pro Armenia, 10 février 1902.
94 Journal Officiel, Débats parlementaires, Chambre des députés, 2e séance du 10 novembre 1904p. 2 260.
95 Ibid., p. 2 368.
96 Journal Officiel, « Débats parlementaires, Chambre des députés, séance du 27 janvier 1905 », p. 76.
97 F. de Pressensé, « France, Russie, Tsarisme », L'Humanité, 29 janvier 1905.
98 F. de Pressensé, « La grande pensée de M. Delcassé », L'Humanité, 2 avril 1905.
99 Journal Officiel, Débats parlementaires, Chambre des députés, 2e séance du 12 juillet 1905, p. 2902.
100 F. de Pressensé, » La folle discrétion », L'Européen, 19 avril 1905.
101 F. de Pressensé, « La grande pensée de M. Delcassé », L'Humanité, 2 avril 1905.
102 F. de Pressensé, « Doit-il le dire ? », L'Humanité, 9 avril 1905.
103 F. de Pressensé, « Le Maroc, l'Allemagne et M. Delcassé », L'Européen, 8 avril 1905.
104 Ibidem.
105 Journal Officiel, « Débats parlementaires, Chambre des députés, 1re séance du 19 avril 1905 », p. 1 547.
106 Ibid., p. 1 549.
107 Ibid.
108 F. de Pressensé, « Delcassé contra Mundum », L'Humanité, 30 avril 1905.
109 F. de Pressensé, « Delcassé : et après ? », L'Européen, 10 juin 1905.
110 Journal Officiel, Débats parlementaires, Chambre des députés, 2e séance du 19 avril 1905, p. 1 554.
111 C'est cette dernière accusation que citait avec un peu d'ironie Denys Cochin, porte-parole de la droite catholique dans le débat du 12 juillet 1905 à la Chambre.
112 E de Pressensé, « Delcassé : et après ? », L'Européen, 10 juin 1905.
113 BOLDH, 1906, p. 854.
114 Jaurès avait dit commentant la motion de l'Internationale : « l'Internationale vous dit que le droit, le devoir des prolétaires, c'est de ne pas gaspiller leur énergie au service d'un gouvernement de crime, c'est de retenir le fusil dont les gouvernements d'aventure auront armé le peuple, et de s'en servir, non pas pour aller fusiller de l'autre côté de la frontière des prolétaires, mais pour abattre révolutionnairement le gouvernement de crime ! » Sur le contexte de l'atmosphère de ce discours, voir le livre de Marcelle Auclair. Pour la rupture du Bloc sur le thème du patriotisme, et les réactions très hostiles des radicaux, voir la synthèse de Madeleine Rebérioux. M. Auclair, La vie de Jaurès, Seuil, 1954, p. 534-536. M. Reberioux, La République radicale ?, op. cit., p. 115.
115 F. de Pressensé, Le Parti socialiste et la Guerre, Librairie du Parti socialiste. Paris, 1909, p. 18.
116 Ibid., p. 7.
117 Ibid., p. 12.
118 Ibid., p. 12-13. On remarquera qu'il n'a pas mis Luther dans son Panthéon des grands hommes d'Outre-Rhin.
119 Ibid., p. 18. C'est nous qui soulignons.
120 Ibid., p. 19.
121 Ibid., p. 24. Pressensé prévoyait aussi que « M. Clemenceau » pouvait être amené à « jeter ou à laisser glisser la France vers de nouveaux Metz et de nouveaux Sedan ». Sur ce point, il s'est trompé.
122 Ibid., p. 20.
123 Ibid., p. 22.
124 Ibid., p. 24.
125 Ibid., p. 25.
126 Ibid.
127 BOLDH, 31 août 1912 p. 904-905. (Le congrès de 1912, cinquième séance lundi 27 mai 1912 matin, « La politique internationale et coloniale de la France »).
128 Ibid., p. 906.
129 Ibid., p. 902.
130 Ibid., p. 903. Un des résultats du congrès du Havre a été de décider de mener une action de la LDH contre le système de l'indigénat en Algérie. Elle aboutit en avril 1913 à la publication d'un rapport signé par Célestin Bouglé assorti de propositions qui seront débattues au congrès de-mai 1913. Voir le BOLDH. 1913, p. 473-480 et 725-735.
131 Ibid., p. 900.
132 Ibid., p. 912.
133 Ibid., p. 912-913.
134 Ibid., p. 913.
135 Ibid., p. 914.
136 C'est l'expression qu'il emploie au congrès de Brest du pari socialiste en 1913, où il reprend ses analyses de 1912 sur certains points. Voir :xe congrès national du parti socialiste unifié, Brest, 23-24-25 mars 1913, (Compte rendu sténographique). Paris, Au siège du Conseil National, 1913, p. 303.
137 Ibid., p. 930.
138 Ibid., p. 928.
139 xe congrès national du parti socialiste unifié, Brest, 23-24-25 mars 1913 (Compte rendu sténographique), Paris, Au siège du Conseil National, 1913, p. 239.
140 Ibidem.
141 xe congrès national du parti socialiste unifié.... op. cit., p. 240.
142 Ibid., p. 242.
143 Ibid., p. 255.
144 Ibid., p. 256.
145 Ibid., p. 259.
146 Ibid., p. 256.
147 Ibid., p. 260.
148 Ibid., p. 307.
149 Ibid., p. 291.
150 Ibid., p. 292.
151 Ibid., p. 291.
152 Ibid.
153 Ibid., p. 293.
154 Cité par : J. Levaillant, L'évolution intellectuelle d'Anatole France, op. cit., p. 790.
155 Ibidem.
156 Ibid., p. 295.
157 Ibid.
158 Ibid., p. 298.
159 Ibid., p. 299.
160 Ibid., p. 288.
161 Ibid.
162 Ibid.
163 Ibid., p. 289.
164 Le « neuvième cahier de la quatorzième série » est daté du 22 avril 1913. Il est visible qu'il a été rédigé, au moins pour la partie sur Pressensé, Jaurès, et Hervé, en réaction au congrès de Brest, auquel Péguy fait ailleurs explicitement allusion. Nous citons le texte dans l'édition de La Pléiade : C. Péguy, Œuvres en prose 1909-1914, Gallimard, 1961.
165 Ibid., p. 1 239.
166 Ibid., p. 1 238 et 1 240.
167 Ibid., p. 1 238.
168 Ibid., p. 1 233.
169 Ibid., p. 1 234.
170 Ibid., p. 1 245.
171 Ibid., p. 1 252.
172 Ibid., p. 1 253.
173 Ibid., p. 1 248.
174 F. de Pressensé, Le Parti socialiste et la Guerre, op. cit., p. 12.
175 xe Congrès national du parti socialiste unifié..., op. cit., p. 287.
176 F. de Pressensé, Le Parti socialiste et la Guerre, op. cit., p. 12.
177 xe congrès national du parti socialiste unifié..., op. cit., p. 293.
178 En particulier dans son discours de 1908 où il dit : « Nous ne croyons pas que les peuples soient condamnés à tourner éternellement dans un cercle qui ne se ferme jamais, qui commence peut-être aux invasions d'Arioviste, qui se continue par la guerre de trente ans, qui se poursuit par Rosbach, auquel a répondu Iéna, auquel a répliqué Sedan, auquel pourrait répondre encore je ne sais quelle bataille future ! » F. de Pressensé, Le Parti socialiste et la Guerre, op. cit., p. 13.
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